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Date : 20070116

Dossier : T-2138-06

Référence : 2007 CF 39

Winnipeg (Manitoba), le 16 janvier 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La présente requête est présentée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire visant une instruction (le décret) donnée par le gouverneur en conseil à la Commission canadienne du blé (la CCB) en application du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. 1985, ch. C-24, et ses modifications (la Loi). Le décret interdit à la CCB d’engager des fonds, « de façon directe ou indirecte, notamment à des fins de publicité, de publication ou d’étude de marché, pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques » et de verser des fonds « à quiconque – personne ou entité – pour lui permettre de prôner le maintien de [ces] pouvoirs monopolistiques ».

 

[2]               La CCB sollicite une ordonnance fixant une date pour l’instruction accélérée de la demande ainsi qu’un échéancier pour les autres étapes nécessaires pour que l’affaire soit entendue dans les plus brefs délais, et désignant un juge responsable de la gestion de l’instance pour superviser le traitement de la demande.

 

[3]               En l’espèce, la question en litige est donc de savoir si la Cour doit s’écarter des délais prescrits à la Partie 5 des Règles des Cours fédérales (1998) (les Règles) et, plus spécifiquement, aux articles 307, 308, 309, 310 et 314.

 

LES FAITS

[4]               La CCB est un organisme de commercialisation créé par la Loi. En vertu de la Loi, la CCB contrôle, sauf dans la mesure permise par règlement, le marché interprovincial et l’exportation du blé et de l’orge au Canada, ainsi que la commercialisation interprovinciale et les exportations du blé et de l’orge cultivés dans la région désignée.

 

[5]               La mission de la CCB, énoncée dans la Loi, est d’organiser la commercialisation du grain. Pour ce faire, la CCB dispose de pouvoirs de réglementation exceptionnels sur les producteurs de céréales et sur d’autres entreprises commerciales du secteur de la manutention, du transport, de la transformation et du système de commercialisation du grain (article 5 de la Loi).

 

[6]               À la suite des modifications apportées à la Loi en 1998, le conseil d’administration de la CCB assume l’entière responsabilité de la direction et de l’administration des affaires de la CCB. Auparavant, la CCB était dirigée par trois à cinq commissaires nommés par le gouvernement fédéral. Le conseil compte maintenant dix administrateurs directement élus par les producteurs, quatre administrateurs nommés par le gouverneur en conseil et un président directeur général nommé par le gouverneur en conseil après consultation du conseil.

 

[7]               À la suite des élections fédérales tenues au début de 2006, le gouvernement a indiqué son intention de mettre en œuvre ce qu’on appelle de diverses façons le « système mixte », le « choix du mode de commercialisation » ou une CCB « facultative ». L’objectif est de donner aux producteurs de céréales de l’Ouest canadien la liberté de prendre leurs propres décisions en matière de commercialisation et de transport, y compris le choix de recourir ou non à la CCB.

 

[8]               Le 5 octobre 2006, le gouvernement a pris le décret C.P. 2006‑1092 qui vise à interdire à la CCB d’engager des fonds, « de façon directe ou indirecte, notamment à des fins de publicité, de publication ou d’étude de marché, pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques » et de verser des fonds « à quiconque – personne ou entité – pour lui permettre de prôner le maintien [des] pouvoirs monopolistiques » de la CCB.

 

[9]               Dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagne le décret, publié dans la Gazette du Canada, Partie II, Vol. 140, no 21, il est dit :

Or, il est crucial que la Commission, en tant qu’organisme à régie partagée, ne mine pas les orientations stratégiques du gouvernement fédéral. Le décret donnant instruction à la Commission de ne pas consacrer de fonds pour prôner le maintien de son monopole, permet de garantir que celle-ci exerce ses attributions et activités d’une manière qui ne va pas à l’encontre de ces orientations.

 

 

[10]           Le décret a été pris en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi qui prévoit que le gouverneur en conseil peut, par décret, donner des instructions à la CCB sur la manière d’exercer ses activités et ses attributions.

 

[11]           Le 4 décembre 2006, la CCB a déposé devant la Cour un avis de demande de contrôle judiciaire du décret. Il y est notamment allégué que le décret excède les pouvoirs conférés au gouverneur en conseil par le paragraphe 18(1) de la Loi et qu’il contrevient à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[12]           Le 4 janvier 2007, la CCB a présenté une requête pour accélérer l’instruction de sa demande de contrôle judiciaire. Ainsi qu’il est mentionné dans le mémoire de la CCB, la question à trancher est de savoir s’il existe des circonstances urgentes ou d’autres raisons valables justifiant une ordonnance prévoyant l’instruction accélérée et établissant un échéancier pour les autres étapes de la demande. Quant à la nécessité que la présente instance soit instruite à titre d’instance à gestion spéciale, elle dépend de la réponse à la première question.

 

L’ANALYSE

[13]           Le paragraphe 8(1) des Règles des Cours fédérales prévoit que la Cour peut proroger ou abréger tout délai prévu par les Règles. Il ne précise pas les facteurs déterminant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de proroger ou d’abréger un délai. Toutefois, les parties s’entendent sur les facteurs dont il faut tenir compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Le défendeur les résume très bien dans les quatre questions suivantes :

-         L’instance est-elle vraiment urgente ou le requérant souhaite-t-il simplement que la question soit réglée rapidement?

 

-         Le défendeur subira-t-il un préjudice si on accélère l’instance?

 

-         L’instance deviendra-t-elle sans objet si aucune décision n’est rendue avant un événement particulier?

 

-         Le fait d’accélérer l’instance entraînera-t-il l’annulation d’autres audiences?

 

Pearson c. Canada, [2000] A.C.F. no 246 (C.F.) (Q.L.); Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd. (1998), 228 N.R. 355, A.C.F. no 859 (CAF) (Q.L.); Esquega c. Canada (Procureur général), 2006 CF 297 (C.F.); Del Zotto c. Canada (Ministre du Revenu national) (2000), 257 N.R. 56, (CAF).

 

[14]           Avant d’appliquer ces facteurs aux faits de la présente espèce, je m’empresse d’ajouter que le fardeau de la preuve incombe à la partie qui demande la modification du délai prévu par les Règles. Même si une demande de contrôle judiciaire doit être traitée plus rapidement qu’une action, la règle de droit exige néanmoins que les parties disposent du temps nécessaire pour préparer leurs dossiers et leurs arguments. Le compromis dont il est question à la Partie 5 des Règles ne doit pas être modifié sans que l’affaire ait été bien examinée au préalable. Ainsi que le protonotaire Roger Lafrenière l’a écrit dans Gordon c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2004 CF 1642, au paragraphe 17 :

L’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales établit un régime de contrôle judiciaire des tribunaux administratifs fédéraux. Dans ce cadre, l’article 18.4 dispose que « la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire. Les délais prescrits par les Règles sont conçus en vue de donner aux parties un temps suffisant pour préparer leurs moyens, de sorte que la Cour puisse trancher correctement l’affaire dont elle est saisie et ainsi rendre justice aux parties tout en atteignant l’objectif de statuer à bref délai. Toute dérogation à ces prescriptions - en particulier l’abrégement des délais - doit être exceptionnelle.

 

[15]           La CCB a soutenu que l’affaire est urgente, car le décret l’empêche de réaliser son mandat et de remplir ses obligations. Il est allégué que le personnel de la CCB a de la difficulté à appliquer le décret et qu’il doit souvent obtenir des avis juridiques avant d’émettre des communications externes ou de publier des rapports. De plus, les employés semblent avoir peur de communiquer ouvertement avec les producteurs et le public, ne sachant pas ce qu’ils peuvent dire et ne pas dire.

[16]           La CCB allègue également que si le plébiscite sur la commercialisation de l’orge a lieu avant que la Cour n’ait établi la validité du décret, la demande de la CCB deviendra en partie sans objet. À ce propos, il faut souligner que vendredi dernier, le 12 janvier 2007, le ministre a annoncé que la période de scrutin commencera par l’envoi des bulletins de vote le 31 janvier et que la date limite pour les retourner, le cachet de la poste faisant foi, sera le 6 mars 2007. Par conséquent, la demanderesse est d’avis que les producteurs ont le droit de recevoir tous les renseignements pertinents dont ils peuvent disposer pour prendre une telle décision, ce qui ne sera pas le cas si la demande de contrôle judiciaire est entendue après la date de dépôt prévue des bulletins de vote.

[17]           Cet argument comporte au moins trois problèmes. D’abord et avant tout, la Cour ne dispose d’aucune preuve selon laquelle les producteurs ne pourront prendre une décision éclairée si la CCB n’est pas autorisée à prendre position et à faire campagne, ni même à communiquer avec les producteurs pour expliquer les avantages du système actuel. Ce débat se poursuit depuis fort longtemps et d’autres sources d’information (y compris les médias) garantissent qu’il y aura un débat d’idées ouvert et transparent.

[18]           Même si j’étais prêt à reconnaître que la CCB possède une expertise unique et qu’elle a dans ses archives des études et de données qui risquent de ne pas être diffusées par d’autres participants lors du plébiscite à venir, je ne crois pas que cela suffirait à rendre urgente sa demande de contrôle judiciaire. Sans entrer dans la question du bien-fondé des arguments de chacune des parties au sujet des conséquences du décret, il est juste d’affirmer que la demanderesse n’a pas agi comme si sa demande était urgente. Premièrement, au lieu de déposer sa demande de contrôle judiciaire dans le délai de 30 jours prescrit par le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, elle a attendu environ 60 jours après avoir été informée du décret.

[19]           La CCB savait qu’un plébiscite sur l’orge se tiendrait au début de 2007, car le ministre l’avait annoncé pour la première fois le 31 octobre 2006. Même si elle était au courant, la CCB a déposé sa demande de contrôle judiciaire environ 34 jours après cette annonce. Même si je convenais que ce délai peut être expliqué par le fait que la CCB a d’abord cru qu’elle pouvait continuer de remplir ses obligations légales tout en se conformant au décret et qu’elle était préoccupée par le fait d’engager une procédure judiciaire contre le gouvernement pendant la période d’élection de certains des membres de son conseil, il n’en demeure pas moins que la CCB a attendu un autre mois après le dépôt de sa demande de contrôle judiciaire pour présenter la présente requête visant à obtenir une instruction accélérée de la demande. Il est donc juste de dire que la demanderesse, à cause de son propre retard, a elle-même créé une fausse urgence.

[20]           Mais ce n’est pas tout. La demanderesse allègue que sa demande deviendra en partie sans objet si elle n’est pas entendue avant le plébiscite sur l’orge. Par conséquent, elle propose, par le projet d’échéancier qu’elle joint à son avis de requête, que sa demande soit entendue en priorité les 15 et 16 février 2007, ou le plus tôt possible après ces dates. Si une audience est tenue les 15 et 16 février 2007, elle aura lieu au milieu de la période de scrutin pour le plébiscite sur l’orge. Si, au bout du compte, le juge qui entend cette demande complexe le 15 ou le 16 février décide de surseoir au prononcé de sa décision, cette dernière sera probablement rendue vers la fin de la période de scrutin, ou après.

[21]           Enfin, une autre raison me pousse à rejeter la requête de la demanderesse. Pour que l’audience puisse avoir lieu le 15 ou le 16 février, le délai prévu pour les diverses procédures devrait être écourté considérablement. Étant donné la complexité de la présente demande et puisqu’elle soulève une question d’ordre constitutionnel, j’estime que le défendeur subirait un préjudice grave si on exigeait de lui qu’il dépose ses affidavits et termine ses contre-interrogatoires dans un délai d’une semaine, puis qu’il prépare son dossier et son argumentation dans les deux semaines qui suivent. En plus d’entraver la capacité du défendeur de répondre aux arguments de la demanderesse, cela affecterait la capacité de la Cour de se prononcer sur cette question importante et complexe à la lumière d’arguments complets des deux parties.

[22]           Pour toutes ces raisons, je conclus qu’il n’y a aucun motif convaincant qui permet de s’écarter des délais prescrits par la Partie 5 des Règles. La requête de la demanderesse visant à obtenir une ordonnance fixant une date pour l’instruction accélérée de la demande et un échéancier pour les autres étapes est donc rejetée. Compte tenu de cette décision, il n’y a pas lieu de désigner un juge responsable de la gestion de l’instance pour superviser le traitement de la demande.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête visant à obtenir une ordonnance fixant une date pour l’instruction accélérée de la demande et une ordonnance désignant un juge responsable de la gestion de l’instance soit rejetée, avec dépens.

 

 

 

                                                                                                            « Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-2138-06

 

INTITULÉ :                                                  LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ

                                                                       c.

                                                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          LE 15 JANVIER 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :             LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 16 JANVIER 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

J.L. McDougall, c.r.

Matthew Fleming

 

POUR LA DEMANDERESSE

D.N. Abra, c.r.

Steve Vincent

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fraser Milner Casgrain, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Hill Abra Dewar

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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