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Date : 20061130

Dossier : T-442-06

Référence : 2006 CF 1450

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROBERT L. BARNES

 

 

ENTRE :

MICHELLE COLLIER

appelante

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie de l’appel formé par Michelle Collier à l’encontre d’une décision défavorable du Bureau de la citoyenneté rendue le 10 janvier 2006. Il s’agit du deuxième appel de Mme Collier concernant sa demande de citoyenneté canadienne, présentée le 19 septembre 2003. Il est fondé sur le paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi).

 

Historique procédural

[2]               Tout au long de la présente instance s’est posée la question de la résidence de l’appelante au Canada et, plus précisément, la question de savoir si cette dernière s’est conformée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, lequel exige qu’elle ait résidé pendant trois ans au Canada au cours des quatre ans précédant la demande de citoyenneté.

 

[3]               Il n’est pas contesté que, depuis son arrivée au Canada avec sa famille en 1999, Mme Collier a résidé ailleurs la plupart du temps. Entre 1998 et 2002, elle a vécu surtout en Floride où elle fréquentait l’Université South Florida grâce à une bourse d’athlétisme. Après 2002, elle a fait partie d’équipes professionnelles de volleyball de divers pays et, à l’été 2003, elle s’est entraînée avec l’équipe féminine canadienne de volleyball. C’est sur la recommandation de Volleyball Canada qu’elle a présenté sa demande de citoyenneté, dans l’espoir de jouer pour le Canada.

 

[4]               Le Bureau de la citoyenneté a rejeté la demande de Mme Collier dans une première décision, concluant que l’appelante n’avait pas vécu [traduction] « régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada pendant la période de résidence exigée. Il a décrit ainsi le critère qu’il a appliqué :

[traduction] Dans l’affaire Koo (Re), [1992] A.C.F. no 1107, après avoir recensé les décisions interprétant l’exigence relative à la résidence énoncée dans la Loi sur la citoyenneté, la juge Reed a indiqué qu’il est maintenant bien établi que la jurisprudence n’a pas pour effet d’exiger la présence physique du demandeur pendant toute la période de 1095 jours, et elle a conclu que le critère applicable peut être formulé ainsi : le Canada est-il le lieu où le demandeur « vit régulièrement, normalement ou habituellement? » ou, en d’autres termes, s’agit-il du pays où ce dernier a centralisé son mode d’existence?

 

[5]               Le juge Paul Rouleau a infirmé cette décision en appel parce que, selon lui, le Bureau de la citoyenneté n’avait pas correctement appliqué les six facteurs relatifs à la résidence énumérés dans Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286; (1992), 59 F.T.R. 27 : voir Collier c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1866, 2005 CF 1511. Le juge avait relevé plusieurs erreurs dans l’application des facteurs énumérés dans Koo, mais celle qui le préoccupait le plus concernait l’omission d’indiquer un pays de référence avec lequel l’appelante avait des liens plus étroits qu’avec le Canada. Il a jugé que le Bureau de la citoyenneté avait commis une erreur en considérant que la carrière de l’appelante pouvait être substituée au pays de référence. Il a clos ses motifs sur la conclusion suivante :

19     Compte tenu de la façon dont j'ai interprété les facteurs de la décision Koo dans la présente affaire, je suis convaincu que la décision rendue contre l’appelante doit être cassée. L'affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour que la demande soit examinée conformément aux motifs exposés dans la présente ordonnance.

 

 

Dans son ordonnance, le juge Rouleau a inclus une directive au même effet, enjoignant au Bureau de la citoyenneté de réexaminer la demande « en tenant compte des présents motifs de l'ordonnance ».

 

[6]               Lors du réexamen de la demande de Mme Collier, le Bureau de la citoyenneté n’a pas appliqué la décision Koo, précitée, mais s’est plutôt appuyé sur la décision rendue par le juge Francis Muldoon dans Pourghasemi (Re) (1993), 62 F.T.R. 122, [1993] A.C.F. no 232, qui posait une équivalence stricte entre la résidence et la présence physique au Canada. Suivant ce facteur, la durée de la résidence de l’appelante n’était pas suffisante. Le Bureau de la citoyenneté a subsidiairement appliqué le critère un peu plus souple qui avait été formulé dans Papadogiorgakis (Re), [1978] A.C.F. no 31, [1978] 2 C.F. 208, mais il a également jugé la demande non fondée en vertu de ce facteur, car Mme Collier n’avait pas établi sa résidence au Canada avant d’aller étudier en Floride et elle ne l’avait pas fait avant de revenir au Canada au mois de mai 2003.

 

Les questions en litige

[7]               L’appelante a invoqué plusieurs motifs pour contester la deuxième décision du Bureau de la citoyenneté. Elle soutient que le Bureau n’a tenu qu’une brève audience, de pure forme, et qu’il a manqué à son obligation d’agir équitablement. Elle fait valoir également que le Bureau a erré en appliquant en même temps diverses approches en matière d’évaluation de la durée de la résidence, comme cela avait été le cas dans l’affaire Canada c. Wall, [2005] A.C.F. no 146, 2005 CF 110, par. 22. Enfin, elle affirme que le Bureau ne s’est pas conformé à la directive donnée par le juge Rouleau de procéder au réexamen conformément à son énoncé des facteurs de la décision Koo.

 

Analyse

[8]               Je ne puis accepter l’argument de l’appelante voulant qu’elle n’ait pas eu droit à une audience équitable ou que le Bureau de la citoyenneté ait commis une erreur dans l’application du critère de résidence qu’il avait retenu. Rien au dossier ne permet d’établir que Mme Collier n’a pas pu se faire entendre. Bien que cette dernière ait fait état, dans son affidavit, d’éléments de preuve qu’elle voulait soumettre au Bureau de la citoyenneté, elle ne déclare pas qu’on lui a refusé la possibilité de le faire. Son affidavit donne l’impression qu’elle attendait qu’on lui pose des questions sur certains points et que, ces questions n’ayant pas été formulées, elle n’a pas fourni d’elle-même les renseignements. Il lui incombait d’étayer sa demande, et l’on ne saurait reprocher au Bureau de la citoyenneté de ne pas avoir prédit quels renseignements elle jugeait importants et de ne pas les lui avoir extirpés. Si l’appelante avait besoin de plus de temps, elle aurait tout simplement dû le demander.

 

[9]               L’argument de Mme Collier selon lequel le Bureau de la citoyenneté a mélangé les critères juridiques applicables en matière de résidence n’est pas fondé lui non plus. Le Bureau de la citoyenneté n’a fait qu’appliquer subsidiairement deux des trois critères reconnus concernant la résidence, mais il ne les a pas combinés ou confondus. En fait, le Bureau a rendu sur le fond une décision réfléchie, exhaustive et conforme à la jurisprudence appliquée.

 

[10]           Le problème, en l’espèce, découle du fait qu’aucune décision de notre Cour ou du Bureau de la citoyenneté n’a uniformisé la démarche applicable pour établir la durée de la résidence. Si l’ordonnance du juge Rouleau n’avait pas donné instruction au Bureau d’appliquer les facteurs de la décision Koo, il n’y aurait rien eu à reprocher au Bureau. En effet, notre Cour a statué que le Bureau de la citoyenneté est libre de choisir celui des trois critères reconnus par la jurisprudence qu’il appliquera : voir Rizvi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 2029, 2005 CF 1641, par. 12; Eltom c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1979, 2005 CF 1555, par. 28 et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Wall, [2005] A.C.F. no 146, 2005 CF 110, par. 11-13.

 

[11]           Comme le juge Rouleau avait donné instruction d’appliquer le critère de la décision Koo à la demande de Mme Collier, toutefois, le Bureau de la citoyenneté n’avait plus la latitude de retenir les deux critères restants ou l’un de ceux‑ci. En tant que tribunal d’instance inférieure, le Bureau de la citoyenneté est tenu d’obtempérer aux directives de notre Cour, qu’il les approuve ou non. La règle fondamentale du stare decisis qu’a énoncée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Woods Manufacturing Co. Ltd. v. The King, [1951] R.C.S. 504, à la p. 515, s’applique en l’espèce :

[traduction] Il faut ajouter ceci. Il est fondamental, pour assurer la bonne administration de la justice, que l’autorité des décisions soit scrupuleusement respectée par tous les tribunaux qui sont liées par elles.  Sans cette adhésion générale et constante, l’administration de la justice sera désordonnée, le droit deviendra incertain et la confiance dans celui‑ci sera ébranlée.  Il importe plus que tout que le droit, tel qu’il a été énoncé, y compris l’interprétation faite par notre Cour des décisions du Comité judiciaire, soit accepté et appliqué comme l’exige notre tradition; et même au risque de nous tromper, tous les juges étant faillibles, nous devons préserver totalement l’intégrité des rapports entre les tribunaux. S'il y a lieu de pousser plus loin l'examen ou la révision de ces règles, l'initiative doit venir de notre Cour ou du Comité judiciaire.

 

 

Le juge Marshall Rothstein a rendu une décision analogue dans l’affaire Canada (Commissaire de la concurrence) c. Superior Propane Inc., [2003] 3 C.F. 529, [2003] A.C.F. no 151, 2003 CAF 53, alors qu’il siégeait à la Cour d’appel fédérale : 

[54] Le principe du stare decisis est évidemment bien connu des avocats et des juges. Les tribunaux inférieurs doivent suivre le droit tel qu'il est interprété par une juridiction supérieure du même ordre de juridiction. Ils ne peuvent refuser de le faire : Canada Temperance Act (The), Re, [1939] O.R. 570 (C.A.), à la page 581, conf. par [1946] 2 D.L.R. 1 (C.P.); Woods v. The King, [1951] R.C.S. 504, à la page 515. Ce principe s'étend à l'obligation pour les tribunaux administratifs de suivre les directives qui leur sont données par une juridiction supérieure, comme en l'espèce. Lors du réexamen, le tribunal administratif a l'obligation de suivre les directives de la cour de révision.

 

[12]           La directive de notre Cour de réexaminer la demande de Mme Collier « conformément aux motifs exposés » dans l’ordonnance n’était pas un simple caprice. Ce n’est pas parce que le juge de la citoyenneté ayant procédé au réexamen avait une conception du droit différente de la juge qui avait rendu la première décision qu’il pouvait passer outre à la directive du juge Rouleau d’appliquer les facteurs énumérés dans Koo

 

[13]           La démarche suivie n’aurait pas prêté le flanc à la critique en l’absence de directive judiciaire car, alors, le juge de la citoyenneté aurait été libre de retenir n’importe lequel des critères reconnus pour évaluer la résidence. Toutefois, le juge Rouleau a, de toute évidence, estimé que la juge de la citoyenneté ayant rendu la première décision avait eu raison de retenir les six facteurs énoncés dans la décision Koo, mais il a conclu que l’application de ces facteurs était entachée d’erreurs susceptibles de révision. Il est certain que, s’il avait renvoyé l’affaire à cette juge pour réexamen, on aurait attendu et exigé d’elle qu’elle applique de nouveau ces six facteurs à la preuve. Ce n’est pas parce que l’affaire a été renvoyée à un autre juge qu’elle peut être traitée d’une autre façon.

 

[14]           Indépendamment du fait que le juge Rouleau ait considéré la décision Koo comme la décision faisant autorité, il y avait la valeur ajoutée de la cohérence à assurer à l’application du droit dans une même affaire. La directive formulée par le juge Rouleau offrait à Mme Collier l’avantage de la cohérence, en dépit de la diversité des façons d’aborder l’exigence de la résidence prévue par la Loi. Le système d’octroi de la citoyenneté ne suscitera pas la confiance si le traitement d’une même demande donne lieu à l’application de différents critères en raison de l’existence de conceptions juridiques différentes au sein du Bureau de la citoyenneté.

 

[15]           Je ne veux d’aucune façon critiquer par là la deuxième décision rendue sur le fond par le Bureau de la citoyenneté. De fait, cette décision renferme une analyse méticuleuse et rationnelle du droit et elle se fonde en outre sur une grille d’analyse reconnue par la jurisprudence de notre Cour. Toutefois, lorsque notre Cour donne instruction au Bureau de la Citoyenneté d’appliquer le droit d’une certaine façon dans un cas donné, ce dernier est tenu de se conformer à la directive, en vertu du principe du stare decisis. Bref, le deuxième juge de la Citoyenneté ne pouvait passer outre à la directive du juge Rouleau d’appliquer les principes de la décision Koo à la preuve, et le défaut d’y obtempérer constitue une erreur de droit.

 

[16]           Malheureusement, il faut renvoyer l’affaire une fois de plus au Bureau de la citoyenneté pour qu’il la réexamine conformément à la directive initiale du juge Rouleau. Pour écarter toute incertitude au sujet du critère à appliquer, j’ordonnerais que l’affaire soit renvoyée à la première juge de la citoyenneté qui devra procéder au réexamen suivant la directive du juge Rouleau.

 

[17]           Compte tenu des difficultés auxquelles Mme Collier s’est heurtée pour que sa demande soit correctement examinée, je suis d’avis qu’il est indiqué de lui accorder les dépens du présent appel, que j’établis à 750 $ incluant les débours.


 

JUGEMENT

            LA COUR renvoie la présente demande au premier juge de la citoyenneté pour qu’il la réexamine conformément aux directives du juge Rouleau

 

            ET ELLE adjuge à l’appelante les dépens établis à 750 $ comprenant les débours.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.

 


 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-442-06

 

INTITULÉ :                                       MICHELLE COLLIER

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 28 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 30 NOVEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

SILVIA VALDMAN

 

POUR L’APPELANTE

TATIANA SANDLER

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SILVIA VALDMAN, OTTAWA

 

POUR L’APPELANTE

JOHN H. SIMS, c.r.

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

POUR L’INTIMÉ

 

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