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Date : 20070116

Dossier : T-1523-05

Référence : 2007 CF 36

Ottawa (Ontario), le 16 janvier 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROBERT L. BARNES

 

 

ENTRE :

FIONA JOHNSTONE

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Fiona Johnstone, est une inspectrice des douanes au service de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) depuis 1998. Elle travaille à l’aéroport international Pearson (Pearson) à Toronto. Son mari travaille également à Pearson en tant que surintendant des douanes.

 

[2]               L’horaire normal des employés des douanes à Pearson est constitué de quarts de travail rotatifs permettant de fournir un service 24 heures par jour. Un employé à temps plein travaille 37,5 heures par semaine.

 

[3]               En janvier 2003, Mme Johnstone a pris un congé de maternité. Elle est retournée au travail un an plus tard. Parce que Mme Johnstone et son mari travaillaient tous deux selon des horaires de quarts différents, il leur était en fait à peu près impossible de trouver des services de garde qui répondent à leurs besoins. En conséquence, Mme Johnstone a demandé un accommodement sous la forme de trois quarts de travail fixes de 12 heures chacun par semaine, pour qu’elle puisse faire appel à un service de garde pendant qu’elle était au travail. 

 

[4]               La politique d’accommodement de l’ASFC prévoit, pour les travailleurs dont les responsabilités parentales entrent en conflit avec l’horaire de quarts rotatifs, des quarts fixes, mais dont le nombre total d’heures ne peut excéder 34 par semaine. Conformément à sa politique, l’ASFC a répondu à la demande d’accommodement présentée par Mme Johnstone en lui offrant des quarts de travail fixes d’au plus 10 heures, jusqu’à 4 jours par semaine, mais dont le total n’excédait pas 34 heures. Quand Mme Johnstone a pris en compte les dépenses nécessaires pour se rendre à Pearson pour une demi‑journée de travail payé, elle a conclu que les quatre heures supplémentaires par semaine ne seraient pas rentables. Pour cette raison, elle a accepté trois quarts de 10 heures chacun par semaine.

 

[5]               Mme Johnstone n’était pas satisfaite de la politique de l’ASFC exigeant qu’elle accepte un emploi à temps partiel afin d’avoir des quarts de travail fixes. Elle s’est plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et a soutenu que la politique de l’ASFC la rendait victime de discrimination fondée sur sa situation familiale. Elle a aussi affirmé que l’ASFC n’exige pas que tous ses employés handicapés travaillent à temps partiel quand ils ont besoin de quarts fixes pour des raisons médicales.

 

[6]               La Commission a nommé une enquêteuse pour examiner la situation de Mme Johnstone. L’enquêteuse a mené enquête et a recommandé que la Commission nomme un conciliateur afin de régler la plainte de Mme Johnstone et que, si la plainte n’était pas réglée, l’affaire soit portée devant le Tribunal des droits de la personne.

 

[7]               Les parties ont eu l’occasion de répondre au rapport de l’enquêteuse et les deux l’ont fait. Le 11 octobre 2005, la Commission a rejeté la plainte de Mme Johnstone et c’est de cette décision que Mme Johnstone demande réparation dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Le rapport de l’enquêteuse

[8]               Le rapport de l’enquêteuse expose en détail la preuve examinée. L’enquêteuse s’est fondée sur les conclusions suivantes pour recommander à la Commission d’examiner la plainte de Mme Johnstone :

1.         Mme Johnstone avait demandé un accommodement lui permettant de satisfaire son besoin légitime de faire garder son enfant;

2.         Mme Johnstone connaissait la politique de l’ASFC selon laquelle les employés demandant des quarts de travail fixes pour des raisons familiales devaient accepter de travailler à temps partiel;

3.         Mme Johnstone avait demandé à l’ASFC de répondre à ses besoins en matière de garde d’enfant en lui accordant trois quarts de travail par semaine d’une durée de 12 heures chacun;

4.         L’ASFC avait répondu à la demande de Mme Johnstone en l’obligeant à se conformer à sa politique d’emploi à temps partiel comptant au maximum 34 heures par semaine;

5.         Mme Johnstone semble ne pas avoir eu d’autre choix que de demander du travail à temps partiel et d’accepter l’offre de l’ASFC afin d’obtenir des quarts de travail fixes;

6.         La politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixes ne permet pas à ceux qui demandent un accommodement pour des raisons autres que médicales de demeurer des employés à temps plein et, à cet égard, semble établir une différence entre les catégories d’employés ayant des besoin particuliers;

7.         L’argument de l’ASFC selon lequel elle n’avait pas à tenir compte davantage des besoins particuliers de Mme Johnstone parce que celle-ci n’avait pas demandé de quarts de travail fixes pour un emploi à temps plein est circulaire, car sa politique ne lui permettait pas d’accéder à une telle demande;

8.         La preuve de l’ASFC portant sur les difficultés de fonctionnement qui découleraient d’une approche plus libérale sur les quarts de travail fixes n’est qu’une [traduction] « présomption issue d’impressions »;   

9.         La politique de l’ASFC sur les accommodements pour raisons familiales peuvent avoir des répercussions négatives sur les employées parce que ces demandes sont plus souvent présentées par des femmes que par des hommes;

10.       Il semble que Mme Johnstone ait été indirectement l’objet de discrimination du fait de la politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixes, car elle a été « obligée » de travailler à temps partiel en raison de sa situation familiale;

11.       La relégation de Mme Johnstone au statut d’employée à temps partiel pourrait avoir des conséquences négatives à long terme sur son droit à une pension.

 

[9]               L’enquêteuse a également noté l’importance que pourrait avoir le dossier de Mme Johnstone, car il pourrait constituer, pour des affaires semblables ultérieures, un précédent [traduction]  « concernant la question des accommodements pour des raisons familiales ».

 

La décision de la Commission

[10]           La Commission n’a pas suivi la recommandation de son enquêteuse et a rejeté la plainte de Mme Johnstone. Dans sa lettre envoyée à Mme Johnstone, la Commission a présenté les motifs suivants à l’appui de sa décision :

·                   elle est convaincue que la défenderesse avait satisfait à la demande de la plaignante, qui désirait des quarts de travail fixes pour s’acquitter de ses obligations parentales;

 

·                   la preuve montre que la plaignante a accepté la modification à son horaire et n’a pas demandé de travail à temps plein;

 

·                   compte tenu du fait que la politique de la défenderesse permet aux employés se trouvant dans une situation comme celle de la demanderesse d’être dégagés de l’obligation de travailler 37,5 heures par semaine selon des quarts rotatifs en leur laissant à la place travailler 34 heures par semaine selon des quarts fixes, la Commission n’est pas convaincue que les conséquences de la politique de la demanderesse constituent une atteinte grave à la capacité de la plaignante de s’acquitter de son devoir de parent ou de la discrimination fondée sur la situation familiale.

 

La question en litige

[11]           La question devant moi est de savoir si la Commission a commis une erreur en rejetant la plainte de Mme Johnstone à l’étape de l’examen préalable. Pour trancher cette question, il faut d’abord procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle afin de déterminer la norme de contrôle applicable.

 

Analyse

La norme de contrôle

[12]           La Commission a pris sa décision de rejeter la plainte de Mme Johnstone à l’étape de l’examen préalable en vertu du pouvoir que lui confère l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, modifiée. Les tribunaux se sont prononcés de nombreuses fois sur cet aspect de la compétence de la Commission et l’ont assez bien défini. Au paragraphe 53 de l’arrêt Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, [1996] A.C.S. no 115, la Cour suprême a défini le rôle de la Commission à l’examen préalable de la manière suivante :

La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi.  Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire.  Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée.  Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête.  L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante.  Le juge Sopinka a souligné ce point dans Syndicat des employés de production du Québec et de L’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la p. 899 :

L’autre possibilité est le rejet de la plainte.  À mon avis, telle est l’intention sous‑jacente à l’al. 36(3)b) pour les cas où la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d’un tribunal en application de l’art. 39.  Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

 

 

Il ressort clairement du passage ci‑dessus que la tâche principale de la Commission à l’étape de l’examen préalable est de déterminer si la preuve est suffisante pour que la plainte passe à la prochaine étape : voir aussi Coupal c. Canada (Procureur général), [2006] A.C.F. n325, 2006 CF 255, au paragraphe 26.

 

[13]           Bien que dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113, [1998] A.C.F. n1609, la Cour d’appel fédérale ait fait observer que la cour procédant au contrôle ne doit pas « interv[enir] à la légère » dans une décision prise lors de l’examen préalable, elle a également affirmé qu’une telle décision doit être étayée par des motifs perceptibles : voir l’arrêt Gee c. Canada (Ministre du Revenu national), [2002] A.C.F. n12, 2002  CAF 4, au paragraphe 13, et la décision Kidd c. Autorité aéroportuaire du Grand Toronto, [2004] A.C.F. n859, 2004 CF 703, au paragraphe 22, conf. par [2005] A.C.F. n377, 2005 CAF 81. La Cour d’appel fédérale a également noté que lorsqu’une plainte est rejetée à l’examen préalable, « la décision est d’autant plus importante » et nécessite par conséquent un contrôle attentif : voir Sketchley c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. n1403, 2004 CF 1151, au paragraphe 51. J’ajouterais que si la Commission rejette une plainte sans motifs convaincants et va à l’encontre des conclusions et de la recommandation de son propre enquêteur, la décision doit faire l’objet d’un contrôle particulièrement attentif.

 

[14]           En l’espèce, la Commission a rejeté la plainte de Mme Johnstone en s’appuyant sur le fait que cette dernière avait accepté les conditions d’accommodement de l’ASFC et en affirmant que la politique sur les quarts de travail fixes contestée n’était pas discriminatoire. Le premier de ces motifs est très factuel tandis que le second soulève une question de droit. 

 

[15]           Habituellement, les conclusions factuelles de la Commission font l’objet d’un degré considérable de retenue judiciaire. La jurisprudence en fait état, comme tout récemment dans l’arrêt Sketchley, [2005] A.C.F. n2056, 2005 CAF 404, qui décrit en détail l’analyse pragmatique et fonctionnelle devant être appliquée aux décisions prises par la Commission à l’examen préalable. La question dans Sketchley était une question de droit (soit de savoir si une politique d’emploi en particulier était discriminatoire), mais l’exposé détaillé des facteurs pragmatiques et fonctionnels qu’y fait la Cour d’appel est utile pour déterminer la norme de contrôle qui sera applicable en l’espèce aux motifs qu’avait la Commission de rejeter la plainte de Mme Johnstone. 

 

[16]           Il est difficile d’évaluer en l’espèce le degré de retenue dont il faut faire preuve envers la conclusion factuelle de la Commission selon laquelle Mme Johnstone a accepté les conditions d’accommodement offertes par l’ASFC, car cette dernière a rejeté la conclusion contraire tirée par sa propre enquêteuse. La Commission devait faire ses propres inférences à partir des conclusions de fait de l’enquêteuse pour en arriver à cette conclusion et il est possible de soutenir que, pour ce faire, la Commission n’était pas mieux placée que la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire. Néanmoins, j’estime qu’il faut appliquer la norme de la décision raisonnable à cet aspect de la décision, conformément aux arrêts Gee, précité, au paragraphe 13, et Gardner c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. n1442, 2005 CAF 284, au paragraphe 21, ainsi qu’aux décisions MacLean c. Marine Atlantic Inc., [2003] A.C.F. n1854, 2003 CF 1459, au paragraphe 42, et Megerdoonian c. Banque canadienne impériale de commerce, [2004] A.C.F. n1310, 2004 CF 1063, au paragraphe 8. 

 

[17]           La décision de la Commission selon laquelle Mme Johnstone n’avait pas établi à première vue qu’il s’agissait de discrimination ressemble beaucoup à la question soumise à la Cour dans l’arrêt Sketchley, précité. Dans cette affaire, la Commission avait rejeté une plainte à l’étape de l’examen préalable en concluant que la politique de l’employeur établissant une différence entre les employés handicapés n’était pas discriminatoire à première vue. La Cour d’appel avait affirmé que cette décision reposait sur une question de droit précise et distincte. Ce genre d’analyse abstraite sur le droit devrait faire l’objet dans le cadre du contrôle judiciaire d’un degré de retenue moins élevé que celui applicable à une question très factuelle. La Cour d’appel a fait également observer que, lorsque la Commission rejette une plainte à l’étape de l’examen préalable, elle rend une décision définitive qui touche aux droits et, lorsqu’elle le fait sur une question de droit, sa décision doit être contrôlée selon un degré de retenue moins élevé (voir le paragraphe 80).  

 

[18]           En l’espèce, la Commission n’était pas convaincue que la diminution des heures travaillées par Mme Johnstone due à la politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixes constituait une [traduction] « atteinte grave » à sa capacité de s’acquitter de son devoir de parent ou que cette politique causait une discrimination fondée sur la situation familiale. Comme dans l’arrêt Sketchley, précité, la conclusion considérant comme non discriminatoire la politique d’emploi de l’ASFC est fondée sur une question de droit précise et abastraite et, par conséquent, est susceptible de contrôle selon la décision correcte.

 

La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que Mme Johnstone avait accepté les conditions d’accommodement proposées par l’ASFC?

 

[19]           La décision de la Commission va clairement à l’encontre de la conclusion de l’enquêteuse, selon qui Mme Johnstone n’avait eu d’autre choix que de demander du travail à temps partiel à cause de la politique d’accommodement de l’ASFC sur les quarts de travail fixes demandés pour des raisons familiales.

 

[20]           L’enquêteuse a conclu que Mme Johnstone s’était renseignée et savait que, selon la politique de l’ASFC, elle devait accepter un travail à temps partiel afin d’obtenir des quarts fixes. C’est dans ce contexte qu’elle a demandé du travail à temps partiel, soit trois quarts de travail par semaine d’une durée de 12 heures chacun, qu’elle s’est vu offrir 34 heures par semaine sur 4 jours et qu’elle a finalement accepté de travailler 30 heures par semaine sur 3 jours. L’enquêteuse a refusé de croire que cet échange établissait que Mme Johnstone avait fait un choix. Elle a plutôt conclu que l’ASFC avait tout simplement imposé à Mme Johnstone sa politique en vigueur et que celle‑ci l’avait acceptée à contrecœur.

 

[21]           Par contre, selon la décision de la Commission, l’ASFC a accédé à la demande de Mme Johnstone qui voulait des quarts fixes, celle-ci a accepté le nouvel horaire et elle n’a pas demandé de travail à temps plein. 

 

[22]           De toute évidence, les positions de l’enquêteuse et de la Commission ne concordent pas et ne peuvent se concilier.

 

[23]           La décision de la Commission à cet égard pose un certain nombre de problèmes. D’abord, la Commission n’explique pas comment elle en est venue à une conclusion contraire à celle de l’enquêteuse, malgré la preuve considérable étayant la conclusion de cette dernière, selon laquelle Mme Johnstone avait essentiellement été forcée d’accepter du travail à temps partiel. Il faut également souligner que l’ASFC n’a jamais soutenu que le résultat aurait pu être différent si Mme Johnstone avait simplement demandé du travail à temps plein et, en fait, les observations soumises par l’ASFC à la Commission donnent à penser que sa politique sur les quarts de travail fixes demandés pour des raisons familiales ne laisse place à aucune souplesse. Bien au contraire, l’enquêteuse avait noté que l’ASFC défendait sa politique en soutenant que [traduction] « seuls les employés ayant des besoins spéciaux pour des raisons médicales peuvent demeurer des employés à temps plein tout en travaillant à des quarts fixes » et que [traduction] « pour les besoins des opérations, les employés à temps pleins doivent travailler à différents quarts ». L’ASFC a également soutenu qu’elle aurait probablement à faire face à une augmentation du nombre de congés de maladie si elle permettait aux employés de travailler à des quarts fixes tout en demeurant à temps plein. Il me semble que si l’ASFC avait été prête à s’écarter de sa politique exigeant du travail à temps partiel en échange de quarts de travail fixes, elle en aurait informée l’enquêteuse.  

 

[24]           Selon moi, la décision de la Commission à cet égard souffre de la même faiblesse qu’avait relevée la Cour dans les décisions Moore c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. n18, 2005 CF 13, et Kidd, précitée, où le juge Richard Mosley a noté au paragraphe 22 :

22     Il y a lieu de signaler que, dans l'affaire Maclean, la décision de la Commission contredisait le rapport de l'enquêteur qui estimait que la plainte du demandeur méritait une enquête plus poussée. La Cour a rappelé qu'il est de jurisprudence constante que la Commission n'est pas liée par les recommandations de l'enquêteur et qu'il faut donc présumer que la Commission a tenu compte de ces recommandations pour en arriver à sa décision. Je ne conteste pas le droit de la Commission de se dissocier des recommandations de l'enquêteur et je reconnais que la Commission est présumée avoir examiné le rapport et les recommandations de l'enquêteur. Toutefois, lorsque les motifs ne permettent pas de connaître le raisonnement suivi par la Commission pour décider de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de déclarer une plainte recevable après l'expiration du délai de prescription d'un an, l'existence d'une recommandation contradictoire formulée par un enquêteur fait ressortir encore plus le fait que la décision n'est pas suffisamment motivée.

 

 

Comme dans l’arrêt Gardner, précité, l’absence de motifs expliquant le rejet par la Commission de la conclusion de l’enquêteur place la cour qui siège en révision dans une position très désavantageuse. Cependant, au contraire de Gardner, je me trouve dans l’impossibilité de déduire comment la Commission en est venue à sa conclusion et je conviens que Mme Johnstone en serait réduite à émettre des hypothèses quant aux motifs de la Commission. Par conséquent, je conclus que la décision de la Commission est déraisonnable et déficiente, car elle n’expose pas les motifs étayant la conclusion selon laquelle Mme Johnstone a volontairement accepté les conditions d’accommodement de l’ASFC. 

 

La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les conséquences de la politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixes ne constituaient pas une atteinte grave à la capacité de Mme Johnstone de s’acquitter de son devoir de mère ou de la discrimination fondée sur la situation familiale?

 

[25]           Il semble également y avoir des faiblesses fondamentales dans l’analyse par la Commission des questions de droit soulevées par la plainte de Mme Johnstone. J’ai utilisé le mot « semble » dans la phrase précédente délibérément. Il est impossible de savoir exactement ce que pensait la Commission en affirmant qu’elle n’était pas convaincue que les conséquences de la politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixes constituaient une atteinte grave à la capacité de Mme Johnstone de s’acquitter de son devoir de mère ou de la discrimination. 

 

[26]           Il semble que la Commission ait perdu de vue le fait que c’était la politique de l’ASFC sur les quarts de travail rotatifs qui était à première vue discriminatoire, et pas nécessairement sa politique sur les quarts fixes, qui est une mesure d’accommodement. L’enquêteuse l’a noté en faisant expressément référence à la décision Brown c. Canada (Ministère du Revenu national, Douanes et Accises), [1993] D.C.D.P. no 7, qui avait déjà conclu que la politique de l’ASFC sur les quarts de travail rotatifs à Pearson était à première vue discriminatoire pour ce qui est de ses répercussions négatives sur la vie familiale. La conclusion de la Commission donne à penser qu’elle a examiné la politique sur les quarts de travail fixes pour déterminer si elle était discriminatoire, alors qu’elle aurait plutôt dû examiner si la politique permettait à l’ASFC de s’acquitter de son obligation d’offrir des mesures d’accommodement.

 

[27]           Si la Commission était d’avis que la politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixes devait avoir des conséquences discriminatoires pour que la plainte de Mme Johnstone passe à l’étape suivante, elle a commis une erreur de droit. Une telle interprétation fusionnerait incorrectement les questions de discrimination à première vue et d’accommodement. En l’absence d’une décision suivant laquelle la politique même sur les quarts de travail fixes était discriminatoire à première vue, il fallait décider si la politique permettait de tenir compte des besoins familiaux de Mme Johnstone en lui évitant des difficultés injustifiées. Le fardeau de la preuve pour cette question incombait à l’ASFC et non à Mme Johnstone, de sorte que l’affirmation de la Commission selon laquelle elle n’était [traduction] « pas convaincue » soulève la question de savoir si ce fardeau a été incorrectement imposé à Mme Johnstone :  voir Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, [1999] A.C.S. no 46, à la page 39.

 

[28]           La politique sur les quarts de travail fixes aurait aussi pu être discriminatoire à première vue, en ce sens qu’elle aurait pu être plus contraignante que la politique applicable à d’autres catégories d’employés ayant besoin de quarts fixes : voir l’arrêt Sketchley, précité, au paragraphe 91. En l’espèce, des preuves, relevées par l’enquêteuse de la Commission, démontraient que l’ASFC établissait une distinction entre les cas fondés sur des raisons médicales et le cas fondés sur des raisons familiales en n’exigeant pas que tous ses employés bénéficiant d’accommodement pour des raisons médicales travaillent à temps partiel. Il n’y a pas de réponse satisfaisante à cette question dans le dossier soumis à la Cour et la Commission ne semble pas l’avoir examinée quand elle a rejeté la plainte. Si elle l’a effectivement examinée, elle se devait au moins de fournir une certaine explication ou analyse, car il pouvait s’agir d’une preuve importante que la politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixe était en soi discriminatoire ou, à titre subsidiaire, que l’ASFC n’avait pas tenu compte des besoins familiaux particuliers de Mme Johnston et ne lui avait pas évité des difficultés injustifiées. Après tout, si des exceptions à la règle du travail à temps partiel peuvent être admises pour des raisons médicales, il pourrait être difficile de refuser la même solution dans les cas où il y a discrimination sous une autre forme. 

 

[29]           Il semble également que la Commission a accepté une observation de l’ASFC selon laquelle la politique sur les quarts de travail fixes devait constituer une [traduction] « atteinte grave » à la capacité de Mme Johnstone de s’acquitter de son devoir de mère. L’utilisation par la Commission du critère de l’« atteinte grave » semble avoir été tirée de l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans H.S.A.B.C. c. Campbell River & North Island Transition Society, [2004] B.C.J. no 922, 2004 BCCA 260, 240 D.L.R. (4th) 479, où la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a défini ainsi les obligations légales de l’employeur relativement aux accommodements demandés pour des raisons familiales :

[traduction]

[39]                  Si l’expression « raisons familiales » n’est pas indéfinissable, la définition se situe quelque part entre les deux extrêmes défendus par les parties. Un comportement constituera ou non à première vue de la discrimination fondée sur la situation familiale selon les circonstances propres à chaque cas. Dans les cas habituels où l’employeur n’est pas de mauvaise foi et où la convention collective ou le contrat d’emploi ne comprend aucune disposition à ce sujet, il me semble qu’il y a discrimination à première vue quand un changement dans les conditions d’emploi imposé par l’employeur a pour effet de porter gravement atteinte à la capacité de l’emploé de s’acquitter d’un devoir ou d’une obligation importante à l’égard d’un enfant ou d’un autre membre de sa famille. Je crois que dans la vaste majorité des situations où il existe un conflit entre les nécessités du travail et une obligation familiale, il serait difficile d’établir la discrimination à première vue.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

L’arrêt Campbell River, précité, a été critiqué pour avoir fusionné le critère préliminaire de discrimination à première vue et l’analyse, à la deuxième étape, relative à l’exigence professionnelle justifiée (EPJ). Aux paragraphes 119 à 121 de la décision Hoyt c. CN, [2006] D.C.D.P. no 33, la membre du Tribunal Julie Loyd a rejeté la méthode adoptée dans Campbell River, pour les motifs suivants :

119     La Cour d'appel de la Colombie-Britannique, dans l'arrêt Health Sciences Assn. of British Columbia c. Campbell River and North Island Transition Society, [2004] B.C.J. no 922, a formulé de façon différente la preuve nécessaire pour établir une preuve prima facie. La Cour d'appel a statué que les paramètres de la situation de famille en tant que motif de discrimination dans le code en matière de droits de la personne de la Colombie-Britannique ne doivent pas être établis de façon trop large puisque cela pourrait causer [traduction] « de la perturbation ou des torts sérieux » sur le lieu de travail. La Cour a indiqué qu'une preuve prima facie est établie [traduction] « lorsqu'une modification d'une condition d'emploi imposée par un employeur entraîne une perturbation grave à l'égard d'une importante obligation parentale ou autre obligation familiale de l'employé ». Le juge Low a fait remarquer que la preuve prima facie serait difficile à établir dans des cas de conflit entre les exigences de travail et les obligations familiales.

 

120     Avec déférence, je ne souscris pas à l'analyse de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique. Les codes en matière de droits de la personne, en raison de leur statut de « loi fondamentale », doivent être interprétés de façon libérale afin qu'ils puissent mieux réaliser leurs objectifs (Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpson-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, à la page 547, Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, aux pages  1134 à 1136; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, aux pages 89 et 90). Il serait, à mon avis, inapproprié de choisir un motif de distinction illicite et de lui donner une définition plus restrictive..

 

121     À mon humble avis, les préoccupations définies par la Cour d'appel, à savoir la perturbation grave et les torts sérieux sur le lieu de travail, peuvent être des questions appropriées à examiner suivant l'analyse de l'arrêt Meiorin, et en particulier suivant le troisième volet de l'analyse, à savoir la nécessité raisonnable. Dans le contexte de l'évaluation de l'importance de la contrainte, il se peut qu'une mesure d'accommodement donne lieu à des questions comme la perturbation grave sur le lieu de travail et l'effet grave sur le moral des employés, qui sont des facteurs appropriés (voir l'arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne), [1990] 2 R.C.S. 489, aux pages 520 et 521). Il appartient à l'employeur d'établir au cas par cas l'existence d'une contrainte excessive. Une simple crainte que la mesure d'accommodement entraînerait une contrainte excessive n'est pas un motif approprié, à mon humble avis, pour écarter l'analyse.

 

 

À mon avis, les réserves exprimées ci‑dessus sont légitimes. Bien que les affaires où il est question de raisons familiales puissent soulever des problèmes uniques qui ne se retrouvent peut-être pas dans d’autres affaires de droits de la personne, rien ne justifie clairement qu’il faille considérer ce type de discrimination comme secondaire ou moins important : voir les arrêts ONA c. Orillia Soldiers Memorial Hospital (1999), 169 D.L.R. (4th) 489, 42 O.R. (3d) 692, [1999] O.J. no 44 (C.A.), au paragraphe 44, et Colombie-Britannique c. BCGSEU, précité, aux paragraphes 45 et 46. J’ajouterais également que limiter la protection dans les affaires fondées sur des raisons familiales aux situations où l’employeur a changé les modalités d’emploi est excessivement restrictif, car le changement en cause survient généralement au sein de la famille et non au travail (par exemple, la naissance d’un enfant, une maladie chez un membre de la famille, etc.). L’affirmation de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt Campbell River, précité, selon laquelle il n’y a discrimination à première vue que lorsque l’employeur change les conditions d’emploi me semble inapplicable et, à mon humble avis, erroné en droit. 

 

[30]            En adoptant apparemment le critère de l’atteinte grave pour déterminer s’il y avait discrimination fondée sur la situation familiale, la Commission a aussi omis de se conformer aux précédents permettant clairement d’établir s’il y a discrimination à première vue. Il n’est écrit nulle part dans ces précédents qu’il est nécessaire que le plaignant établisse qu’il y a « atteinte grave » à ses droits. La méthode à adopter a été confirmée récemment dans l’arrêt Sketchley, précité, au paragraphe 86, où la Cour d’appel a affirmé :

[86] Je dois commencer par rappeler les principes fondamentaux du critère établi dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, (Meiorin), en vertu duquel les affaires concernant les droits de la personne doivent être tranchées. Au départ, il incombe au plaignant d’établir qu’il y a eu discrimination à première vue. Une preuve prima facie est celle qui « porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley) c. Simpson Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536, à la page 558). La preuve ayant été faite, il incombe ensuite à l’employeur de démontrer que la discrimination est une exigence professionnelle justifiée (EPJ).

 

 

Des conclusions en ce sens ont été tirées dans la décision Canada c. Ministre du Revenu national, [2004] 1 R.C.F. 679, [2003] A.C.F. n1627, 2003 CF 1280, au paragraphe 15, et dans l’arrêt Morris c. Canada (Forces armées canadiennes), [2005] A.C.F. n 731; 2005 CAF 154, où le juge John Evans a conclu au paragraphe 27 :

En d'autres termes, la définition juridique de la preuve prima facie n'exige pas que la Commission soumette un type particulier de preuve afin d'établir les faits nécessaires en vue de démontrer que le plaignant a été victime d'un acte discriminatoire selon la définition figurant dans la Loi. L'alinéa 7b) exige uniquement que l'on défavorise une personne en cours d'emploi pour un motif de distinction illicite.

 

 

[31]           Sur cette question, j’accepte l’analyse juridique exposée au paragraphe 38 du mémoire des faits et du droit de la demanderesse, où il est écrit :

[traduction]

La demanderesse soutient que le contexte en l’espèce n’est pas différent et que le même critère préliminaire concernant la discrimination doit être appliqué. À cet égard, soulignons que, selon la LCDP, toute discrimination est contraire à la Loi. Il n’y a aucun pouvoir discrétionnaire et un plaignant n’a pas à subir un certain degré ou niveau de discrimination pour obtenir la protection de la LCDP. Ainsi, le fait que la demanderesse ait subi des répercussions négatives en raison de la politique du défendeur suffit à établir qu’il y a à première vue discrimination et, en appliquant un critère plus rigoureux à la discrimination fondée sur la situation familiale, la Commission a commis une erreur de droit.

 

 

[32]           Il me reste une dernière réserve quant à la façon dont la Commission a traité la plainte de Mme Johnstone. L’enquêteuse de la Commission a recommandé que la plainte passe à la prochaine étape, en partie parce qu’elle croyait qu’elle soulevait une importante question relative aux droits de la personne, dont la résolution pourrait favoriser le développement du droit. Cet avis a évidemment été rejeté par la Commission, mais il constituait néanmoins une observation pertinente. 

 

[33]           Le droit n’est pas bien établi en ce qui concerne l’équilibre entre les intérêts divergents du travail et les accommodements accordés pour des raisons familiales. Par exemple, on peut sans doute présumer sans craindre de se tromper que de nombreux employés considèrent les quarts de travail rotatifs comme un aspect indésirable de leur emploi. En conséquence, certains employeurs versent une prime de quart compensant les conditions moins agréables du travail. Si telle avait été la situation de Mme Johnstone, elle aurait eu beaucoup de difficulté à réclamer une prime qu’elle ne méritait pas. Il en est ainsi parce que le droit établit clairement qu’il n’est pas considéré discriminatoire de rémunérer selon différents taux les employés assurant des services différents : voir l’arrêt ONA, précité, aux paragraphes 26 et 27. 

 

[34]           En l’espèce, cependant, la politique de l’ASFC reléguait Mme Johnstone au statut d’employée à temps partiel en contrepartie de quarts de travail fixes. Cette politique ne semble pas avoir été conçue pour motiver les employés ne bénéficiant pas d’accommodement. Au contraire, il semble qu’elle vise à décourager les employés comme Mme Johnstone de demander un accommodement sous la forme de quarts de travail fixes. Le but d’une politique ou norme d’emploi peut être un facteur important lorsqu’il s’agit de déterminer si elle est discriminatoire : voir l’arrêt  ONA, précité, aux paragraphes 28 à 31. 

 

[35]           Une question importante soulevée par la plainte de Mme Johnstone est donc de savoir s’il est acceptable juridiquement de diminuer le nombre d’heures de travail d’un employé demandant un accommodement, pour combattre la perception qu’un avantage en milieu de travail n’existe pas à titre compensatoire (par exemple, éviter les quarts de travail rotatifs) ou pour décourager les employés qui pourraient demander un accommodement pour des raisons familiales. Bien sûr, il ne revient pas à la Cour de trancher cette question, mais l’omission par la Commission de l’examiner soulève un doute de plus relativement au caractère correct de sa décision de rejeter sommairement la plainte de Mme Johnstone. 

 

[36]           Finalement, pour les motifs que j’ai exposés, je conclus que la décision de la Commission de rejeter la plainte de Mme Johnstone ne peut être confirmée. Par conséquent, j’annulerai cette décision et je renverrai l’affaire à la Commission pour qu’un autre commissaire l’examine de nouveau sur le fond. Ce nouvel examen sera effectué conformément aux présents motifs.

 

[37]           La demanderesse a droit à 1750 $ à titre de dépens, y compris les débours.

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                T-1523-05

 

INTITULÉ :                                                               FIONA JOHNSTONE

                                                                                    c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 27 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 16 JANVIER 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Raven                                                             POUR LA DEMANDERESSE

 

Joseph Cheng                                                               POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne                                         POUR LA DEMANDERESSE

& Yazbeck LLP / s.r.l.

Avocats

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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