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Date : 20070103

 

Dossier : T-1548-06

 

Référence : 2006 CF 1493

 

ENTRE :

 

LES LABORATOIRES SERVIER,

ADIR, ORIL INDUSTRIES,

SERVIER CANADA INC.,

SERVIER LABORATORIES (AUSTRALIA) PTY LTD

et SERVIER LABORATORIES LIMITED

 

demanderesses

et

 

APOTEX INC.

et

APOTEX PHARMACHEM INC.

 

défenderesses

 

Restriction concernant la publication :

 

Voici la version publique des motifs mis sous scellés en date du 13 décembre 2006, par suite de l’ordonnance rendue le 3 janvier 2007.

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

 

LA JUGE SNIDER

 

[1]        Les demanderesses (collectivement Servier ou les demanderesses) ont présenté une requête en vue d’obtenir contre les défenderesses (collectivement Apotex ou les défenderesses) une injonction interlocutoire les empêchant d’utiliser, de fabriquer, de vendre, de distribuer, d’exporter et de fournir le composé périndopril et tout autre sel de ce produit acceptable sur le plan pharmaceutique, et d’en faire de quelque façon que ce soit le commerce au Royaume-Uni, au Canada et en Australie, au motif que ces activités constitueraient une contrefaçon du brevet canadien n1,341,196 (le brevet 196). Les demanderesses vendent ce composé sous la marque de commerce déposée COVERSYL. Dans une ordonnance rendue le 29 novembre 2006 (2006 CF 1443), le juge Simon Noël a accordé aux demanderesses une injonction provisoire relativement aux produits de périndopril destinés au marché australien.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[2]        La question primordiale dont je suis saisie est celle de savoir si les demanderesses ont droit au recours en equity qu’est l’injonction interlocutoire. Comme l’établit clairement la jurisprudence pertinente (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; American Cyanamid c. Ethicon Ltd., [1975] C.A. 396, le droit à une injonction repose sur l’établissement de tous les éléments d’un critère à trois volets.

 

[3]        Les questions dont je suis saisie sont donc les suivantes :

 

1.      Y a-t-il une question sérieuse à juger?

 

2.      Les demanderesses subiront-elles un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée?

 

3.      La prépondérance des inconvénients favorise-t-elle les demanderesses?

 

[4]                    De plus, les défenderesses soulèvent la question de savoir si la requête devrait être rejetée parce que : a) les demanderesses ne se présentent pas à la Cour en étant elles‑mêmes sans reproche et b) les demanderesses ont tardé à présenter la requête.

 

[5]                    Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu qu’il y a lieu de rejeter la requête.

 

CONTEXTE

[6]        Les demanderesses sont des sociétés affiliées. ADIR est propriétaire du brevet 196. Oril Industries est le fabricant du périndopril, un inhibiteur utilisé pour traiter l’hypertension et les maladies cardiovasculaires connexes, vendu dans le monde entier sous la marque de commerce COVERSYL. COVERSYL est le plus important produit de Servier à l’échelle mondiale; il est homologué dans plus de 120 pays et plus de 500 autorisations de mise en marché ont été accordées.

 

[7]        Le brevet 196, intitulé « Procédé de préparation d’imino diacides substitués », a été délivré le 6 mars 2001 et doit expirer le 6 mars 2018.

 

[8]        Les défenderesses sont toutes deux situées en Ontario; elles sont des sociétés affiliées qui font partie du groupe de sociétés Apotex. Apotex fabrique des comprimés de périndopril dans ses installations en Ontario et, d’après certains éléments de preuve, elle exporte une partie de sa production.

 

[9]        Le 26 octobre 2006, les demanderesses ont obtenu une copie du Australian Pharmaceutical Benefits Schedule (tableau australien des prestations pharmaceutiques ou PBC), le formulaire de remboursement de médicaments utilisé en Australie entré en vigueur le 1er décembre 2006, où le périndopril générique est apparu pour la première fois. Dans le PBC du 1er décembre 2006, trois marques de périndopril générique étaient mentionnées. Pour les trois marques, GenRx Ltd Pty (GenRx), une société australienne qui vend exclusivement le périndopril fabriqué par Apotex, était désignée comme vendeur.

 

[10]      Même si le brevet australien pour le périndopril a expiré le 1er octobre 2006, les demanderesses revendiquent dans une action intentée contre GenRx des droits sur le procédé breveté. GenRx, distributeur et vendeur de produits pharmaceutiques génériques et société affiliée d’Apotex, a obtenu une autorisation de mise en marché des autorités de réglementation australiennes pour la commercialisation et la vente du périndopril erbumine générique en comprimés de 2 mg, 4 mg et 8 mg, à compter du 1er décembre 2006. Tous les comprimés de périndopril qui seront vendus par GenRx sont fabriqués au Canada par Apotex et contreferaient le brevet canadien 196 des demanderesses. À l’heure actuelle, GenRx a reçu trois envois de périndopril d’Apotex et a déjà expédié plus de 1,6 million de comprimés de périndopril aux deux autres marques maison désignées comme vendeurs de périndopril dans le PBC du 1er décembre 2006. La preuve montre que GenRx a l’intention de vendre du périndopril générique à un prix réduit de 45 %. De plus, les comprimés de périndopril ont été distribués dans plus de 39 entrepôts partout en Australie et seront ensuite distribués dans plus de 5 000 pharmacies au pays.

 

[11]      Au Canada, Apotex sollicite une autorisation réglementaire en vue de commercialiser et de vendre le périndopril générique en comprimés de 2 mg, 4 mg et 8 mg. Selon la liste de brevets soumise par Servier Canada Inc. (Servier Canada) à Santé Canada conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement sur les AC), le brevet 196 est inscrit pour les formes posologiques de 2 mg et de 4 mg de COVERSYL, mais non pour la forme posologique de 8 mg. Ainsi, pour ce qui est des comprimés de 8 mg, Santé Canada semble considérer que le Règlement sur les AC ne s’applique pas. Nous ne savons pas très bien quand cet autre litige sera résolu. Par conséquent, Apotex pourra commercialiser et vendre des comprimés de 8 mg de périndopril au Canada, peut-être dans un délai aussi court que quatre à six mois à partir d’aujourd’hui. Toutefois, il est peu probable qu’Apotex puisse vendre des comprimés de 2 mg et de 4 mg avant un certain temps.

 

[12]      Pour faciliter la compréhension du contexte dans lequel la requête a été présentée, voici un résumé des mesures prises par les demanderesses.

 

[13]      Au Royaume-Uni, deux des demanderesses – Les Laboratoires Servier (LLS) et Servier Laboratories Limited (Servier UK) – ont intenté une action en contrefaçon de brevet contre les défenderesses (et d’autres sociétés affiliées) en ce qui concerne des brevets pour COVERSYL délivrés au Royaume-Uni. LLS et Servier UK ont obtenu, le 8 août 2006, une injonction interlocutoire interdisant aux défenderesses en cause dans l’action intentée au Royaume-Uni de vendre du périndopril erbumine générique dans ce pays. La date du début du procès a été fixée au 21 février 2007.

 

[14]      Le 25 août 2006, LLS, ADIR et ORIL Industries ont intenté au Canada une action en contrefaçon du brevet 196 contre les défenderesses. Il est allégué dans la déclaration qu’Apotex fabriquait du périndopril au Canada pour importation au Royaume‑Uni, ce qui constitue une contrefaçon du brevet 196. Cette action est à la base de la présente requête visant à obtenir une injonction.

 

[15]      Le 12 septembre 2006, les autorités françaises de réglementation ont obtenu un document intitulé « Perindopril Erbumine Summary of Physico-chemical Analyses » ([traduction] « Résumé des analyses physico-chimiques pour le périndopril erbumine »), daté de 2004, après avoir effectué une saisie pour contrefaçon. Ce document indiquait que le périndopril générique qui devait arriver sur le marché français était fabriqué par Apotex Pharmachem Inc. à Brantford, en Ontario. Vu les renseignements obtenus en France, une déclaration modifiée datée du 3 novembre 2006 a été déposée afin d’ajouter Servier Canada, Servier Laboratories (Australia) Pty. Ltd. (Servier Australia) et Servier UK à titre de codemanderesses. La déclaration modifiée alléguait de nouveaux faits pertinents, notamment qu’Apotex contrefaisait le brevet 196 en fournissant sur divers marchés du périndopril fabriqué au Canada.

 

[16]      Le 8 novembre 2006, les demanderesses ont déposé un avis de requête en vue d’obtenir une injonction interlocutoire empêchant les défenderesses d’utiliser, de fabriquer, de vendre, de distribuer, d’exporter et de fournir le composé périndopril ou d’en faire le commerce de quelque façon que ce soit, et elles ont demandé qu’un jugement soit prononcé avant le 1er décembre 2006 concernant cette requête. Dans le cas où la demande d’injonction interlocutoire ne pourrait pas être entendue et qu’un jugement ne pourrait pas être rendu avant le 1er décembre 2006, les demanderesses ont demandé à la Cour d’accorder une injonction provisoire.

 

[17]      Le 21 novembre 2006, la déclaration a été modifiée une troisième fois. Un paragraphe ayant trait à la situation en Australie a été modifié et étoffé.

 

[18]      La requête des demanderesses visant à obtenir une injonction provisoire a été entendue le 24 novembre 2006 à Ottawa. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, le juge Noël a accueilli cette requête. L’injonction provisoire prend fin le 13 décembre 2006.

 

ANALYSE

a) La question sérieuse

[19]      La première question à poser concernant le critère à trois volets est celle de savoir si les prétentions des demanderesses soulèvent une question sérieuse. En ce qui a trait à la gravité de la question à juger, la Cour suprême du Canada a dit dans RJR-MacDonald, précité, aux pages 337 et 338 :

 

Les exigences minimales ne sont pas élevées […] Une fois convaincu qu’une réclamation n’est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire.

 

[20]      Les exigences minimales à respecter sont très peu élevées en ce qui concerne la question sérieuse. Dans d’autres litiges, où des injonctions interlocutoires ont été demandées relativement à des matières pharmaceutiques, on a aussi adopté la norme du « futile ou vexatoire » (voir, par exemple, Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc. (1993), 51 C.P.R. (3d) 170, à la page 181 (C.F. 1re inst.).

 

[21]      Les demanderesses allèguent essentiellement que les défenderesses contrefont le brevet 196 en fabriquant, vendant et exportant une forme générique de périndopril. Pour ce qui est de la question sérieuse, les demanderesses invoquent la présomption de validité contenue à l’article 45 de l’ancienne Loi sur les brevets (laquelle régit ce brevet). Elles soulignent également que ce brevet en particulier a été analysé très minutieusement lors des procédures en conflit de priorité qui ont précédé l’octroi du brevet 196. Elles font ensuite référence à l’ordonnance du juge Nadon qui, selon elles, confirme que l’objet du brevet 196 a été inventé par les inventeurs désignés. Finalement, elles soutiennent que M. Bernard Sherman, l’âme dirigeante d’Apotex, a en effet admis, lors du contre‑interrogatoire sur son affidavit, qu’Apotex contrefait le brevet 196. Les demanderesses font valoir qu’il s’agit d’une « question très sérieuse ».

 

[22]      Les défenderesses ont présenté une importante preuve par affidavit qui, selon elles, montre que les demanderesses ne répondent pas aux exigences d’une question sérieuse. Elles soulèvent plusieurs préoccupations concernant la requête des demanderesses. Un des premiers arguments qu’elles invoquent est que, puisque les demanderesses sollicitent des injonctions mandatoires (l’obligation de déclarer le produit de la vente de périndopril et une ordonnance prescrivant le retour de tous les produits exportés du Canada), la norme applicable est la « preuve suffisante à première vue » (Aetna Financial Services Ltd. c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2).

 

[23]      En termes généraux, les défenderesses ont invoqué d’autres arguments, notamment :

 

  • Certaines des demanderesses n’ont pas qualité pour intenter l’action, car elles n’exercent pas leurs activités au Canada et n’ont pas la permission expresse de la brevetée, ADIR, en vertu de laquelle les droits sont créés au Canada.

 

  • La demande est prématurée, en particulier au Canada où Apotex ne possède à l’heure actuelle aucune autorisation pour la vente du médicament générique.

 

  • Le brevet est invalide pour au moins trois motifs différents, soit « Imprécision : inutilité », « Imprécision : absence de prédiction valable » et « Paternité de l’invention ».

 

[24]      Les défenderesses font remarquer que les demanderesses n’ont présenté aucune preuve d’expert pour réfuter la preuve par affidavit ou les autres éléments de preuve qu’elles ont soumis. Par conséquent, elles soutiennent que la demande des demanderesses est sans fondement et qu’il n’y a aucune question sérieuse.

 

[25]      Il ressort clairement de la jurisprudence que ce n’est pas à l’audience sur une requête en injonction interlocutoire qu’il faut décider de façon définitive du bien‑fondé d’une demande. Certes, il peut y avoir des cas où la demande présentée est tellement dépourvue de logique ou de bien‑fondé qu’elle peut être qualifiée de futile et de vexatoire. À mon avis, ce n’est pas le cas en l’espèce. Une question concernant la validité d’un brevet qui a fait l’objet d’à un examen minutieux dans le passé et pour lequel la paternité de l’invention a été confirmée par la Cour est une question sérieuse. Cette décision ne devrait être prise qu’après un examen beaucoup plus approfondi de l’ensemble de la preuve qui sera présentée dans le cadre d’un procès.

 

[26]      De plus, je ne crois pas que les demanderesses doivent satisfaire à une norme plus stricte que celle de la « preuve suffisante à première vue ». Je reconnais que cette ligne de pensée est acceptée dans une certaine jurisprudence. Cependant, j’estime que la plus récente décision relativement à cette question a été rendue dans Bande de Sawridge c. Canada, 2004 CAF 16, [2004] 3 R.C.F. 274, aux paragraphes 43 à 46, 316 N.R. 332, où la Cour d’appel fédérale a rejeté l’application d’une norme plus stricte dans le contexte d’une injonction interlocutoire. Selon moi, dans des cas comme celui-ci, la norme demeure celle énoncée dans RJR-MacDonald.

 

[27]      Compte tenu du dossier dont je dispose, je suis convaincue qu’il existe une question sérieuse. Toutefois, je ne suis pas persuadée (et je n’ai pas besoin de l’être) qu’il existe une « question très sérieuse ».

 

[28]      Cela dit, il doit être clair qu’il ne s’agit, en aucune façon, d’un jugement sur la quantité ou la qualité de la preuve présentée par l’une ou l’autre des parties. Je n’ai pas à conclure que les demanderesses ont soulevé une « question très sérieuse » (ou peu sérieuse). Je dis simplement que les demanderesses ont soulevé des questions répondant aux exigences minimales de la question sérieuse dans le contexte d’une demande visant à obtenir une injonction.

 

b) Le préjudice irréparable

[29]      Le deuxième volet du critère exige que les demanderesses établissent qu’elles subiraient un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée. Le juge James Russell a donné un aperçu utile de la nature du préjudice irréparable dans la récente affaire Aventis Pharma S.A. c. Novopharm Ltd., 2005 CF 815; conf. par 2005 CAF 390, 40 C.P.R. (4th) 210, aux paragraphes 59 à 61 (C.F.) :

 

Comme le juge Kelen l’a fait remarquer au paragraphe 25 de la décision Pfizer Ireland Pharmaceuticals, il est de jurisprudence constante qu’une injonction interlocutoire ou une injonction provisoire ne peut être accordée que dans les cas où l’existence d’un préjudice irréparable a été établie au moyen de preuves claires. Les demanderesses doivent présenter une preuve « claire et non spéculative » démontrant qu’elles subiront un préjudice irréparable en raison de l’introduction de la Novo-énoxaparine de Novopharm sur le marché.

 

Il est également bien entendu que le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. Comme la Cour suprême l’a fait observer, dans RJR-MacDonald, c’est un « préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (p. 341).

 

De plus, la difficulté à calculer précisément les dommages ne constitue pas un préjudice irréparable, pourvu qu’il existe une manière raisonnablement exacte de mesurer ces dommages. Voir Merck & Co. c. Nu-Pharm Inc (2000), 4 C.P.R. (4th) de 464, à la p. 476, par. 32 (C.F. 1re inst.).

 

[30]      Ainsi qu’il a été mentionné, les demanderesses sollicitent une injonction pour le Canada, l’Australie et le Royaume-Uni. Elles doivent établir un préjudice irréparable pour chacun de ces pays, car chacun dépend de faits qui lui sont propres. Cependant, même si je conclus qu’un préjudice irréparable n’a pas été démontré pour un ou deux pays, une injonction limitée aux autres pays peut être accordée.

 

i) Le préjudice irréparable au Royaume-Uni

[31]      Je vais commencer par la situation au Royaume-Uni.

 

[32]      À mon avis, les demanderesses n’ont pas démontré l’existence d’un préjudice irréparable en ce qui a trait au Royaume‑Uni. Comme nous en avons discuté plus haut, la Haute Cour de justice, Chambre de la Chancellerie, Tribunal des brevets, a accordé une injonction qui est en vigueur au Royaume-Uni depuis le 8 août 2006. L’injonction ordonne aux quatre sociétés affiliées d’Apotex et désignées comme défenderesses dans l’action décrite plus haut de ne pas [traduction] « écouler, offrir d’écouler ou importer leur périndopril erbumine générique au Royaume‑Uni ». Si je comprends bien, cette injonction sera en vigueur jusqu’au procès pour contrefaçon alléguée de brevet, qui devrait commencer le 21 février 2007.

 

[33]      Tant et aussi longtemps que l’injonction est en vigueur, les demanderesses ne peuvent subir aucun préjudice au Royaume-Uni du fait des activités d’Apotex au Canada. Si LLS et Servier UK obtiennent gain de cause au procès au Royaume-Uni, l’injonction deviendra permanente. Si elles perdent leur procès, la situation sera évidemment différente et il ne sera pas interdit à Apotex de vendre au Royaume-Uni du périndopril fabriqué au Canada. Cependant, nous ignorons ce que feraient les défenderesses. Apotex pourrait décider de fabriquer le médicament en Inde, où elle a apparemment des installations de fabrication. Elle pourrait aussi décider de renoncer au marché du Royaume‑Uni. À mon avis, il est prématuré de présumer que Servier UK, si elle perd son procès, subirait un préjudice attribuable à la fabrication de périndopril par Apotex au Canada, qui contreferait le brevet 196. Il n’est certainement pas nécessaire ni équitable d’accorder une injonction, à l’heure actuelle, pour traiter de cette situation hypothétique.

 

[34]      Le reste de la discussion concernant cette question déterminante porte sur la situation existant sur les marchés canadien et australien.

 

ii) La preuve des demanderesses

[35]      Les demanderesses soutiennent que le préjudice irréparable qu’elles subiraient si Apotex lançait son périndopril générique sur les marchés canadien et australien pour ensuite le retirer est clair et ne tient pas de la conjecture. Elles font valoir que les dommages ne seront pas quantifiables, puisqu’il n’existe aucune manière raisonnable de les mesurer, particulièrement en ce qui concerne les pertes après le procès. Elles fondent ces arguments presque exclusivement sur le témoignage de M. Jerry Hausman, professeur d’économie au M.I.T.

 

[36]      M. Hausman est spécialisé en économétrie et en microéconomie appliquée. Il affirme que [traduction] « L’une des principales fonctions de l’économétrie est d’analyser des données afin de prévoir le comportement des consommateurs et des entreprises sur un marché donné ». Il n’y a aucun doute que M. Hausman est éminemment qualifié dans le domaine. Les demanderesses lui ont demandé d’examiner quels seraient les résultats économiques si Apotex lançait une version générique de COVERSYL sur les marchés du Royaume-Uni, de l’Australie et du Canada et si elle devait ensuite retirer ce produit parce que les demanderesses auraient eu gain de cause dans leur procès. On lui a demandé d’examiner si ces résultats causeraient un préjudice irréparable aux demanderesses.

 

[37]      En termes généraux, M. Hausman a conclu que la commercialisation et la vente de périndopril générique par Apotex dans ces trois pays auraient les conséquences financières suivantes :

 

  • Les demanderesses perdraient un pourcentage important de la part du marché occupée par COVERSYL.

 

  • Si le médicament générique d’Apotex était subséquemment retiré du marché, les demanderesses ne récupéreraient pas toute la part du marché occupée par COVERSYL en raison de la concurrence d’autres inhibiteurs génériques de l’ECA.

 

  • Servier serait immédiatement obligée de diminuer le prix de son COVERSYL et, après le retrait par Apotex, elle ne pourrait pas ramener son prix à ce qu’il aurait été si le produit générique n’avait pas été mis sur le marché.

 

  • Les demanderesses seraient obligées de réduire considérablement leur personnel de vente et leurs activités de promotion dans chacun des pays.

 

  • Les demanderesses diminueraient leurs activités de recherche et de développement.

 

[38]      Après avoir examiné la situation pour chacun des pays touchés, M. Hausman a conclu que [traduction] « les dommages de Servier ne seront pas quantifiables, puisqu’il n’y a, et qu’il n’y aura, aucun moyen valable de mesurer les dommages à l’aide de l’économétrie ou de méthodes statistiques ». Dans la formulation de son opinion, M. Hausman a souligné plusieurs fois la difficulté de prédire les dommages au cours des 12 années qui s’écouleront avant l’expiration du brevet 196.

 

[39]      Les seuls autres témoignages pertinents invoqués par les demanderesses relativement à la question du préjudice irréparable au Canada et en Australie étaient ceux de M. Yves Langourieux, directeur général des activités internationales de Servier International (responsable des activités au Canada, aux États‑Unis et en Europe), et de M. Michael Sumpter, président-directeur général de Servier Canada Inc. (Servier Canada).

 

[40]      En réponse à la preuve produite par les demanderesses concernant cette question, les défenderesses ont présenté une preuve d’expert par affidavit, c’est-à-dire les affidavits de Stephen R. Cole (Canada), Aidan M. Hollis (Canada), David Matthew (Royaume-Uni) et Philip Williams (Australie). Tous ces experts possèdent d’importants titres de compétence relativement à la question visée par leur témoignage. De manière générale, ces experts ont examiné les hypothèses sous‑jacentes aux conclusions de M. Hausman. Dans la mesure où ils réussissent à me convaincre que ces hypothèses sont sans fondement, l’affirmation des demanderesses selon laquelle leurs dommages ne peuvent pas être quantifiés du point de vue monétaire ou auxquels il ne peut pas être remédié est sérieusement ébranlée. Plutôt que de résumer leurs témoignages, je vais y faire référence, au besoin, tout au long de mon analyse.

 

iii) La vulnérabilité de Servier

[41]      Les demanderesses soulignent l’importance de COVERSYL pour leurs sociétés et font valoir que c’est ce qui les distingue des autres sociétés pharmaceutiques qui n’ont pas satisfait aux exigences minimales du préjudice irréparable. En fait, dans ses observations orales, l’avocat a dit que les demanderesses sont « trop dépendantes » à l’égard du COVERSYL. Examinons les chiffres présentés en preuve en ce qui a trait au Canada et à l’Australie.

 

Marché

% de tous les produits de Servier

% de croissance de Servier

Diminution prévue après la mise sur le marché du produit générique

Australie

XXX

XXX

XXXXX en 1 à 2 ans

Canada

XXX

XXX

XXXXX en 18 mois

 

 

[Données supprimées par suite de l’ordonnance rendue le 3 janvier 2007]

 

[42]      Lors du contre-interrogatoire, M. Millichamp, l’auteur d’un affidavit présenté par Apotex, a reconnu que GenRx s’attend à s’approprier 17 % du marché australien du périndopril dans un délai d’un an. La diminution de la taille du marché, de l’ordre de 50 % à 90 %, a été avancée par M. Hollis, un autre expert d’Apotex, qui a jugé cette chute [traduction] « assez radicale ». L’avocat des demanderesses a décrit la perte potentielle de marché au Canada comme un [traduction] « effondrement catastrophique ». Les demanderesses soutiennent également que cette perte de marché au Canada rendrait Servier, qui exerce ses activités de façon autonome, incapable du point de vue financier de réaliser toute activité de promotion.

 

[43]      Je ne crois pas que les défenderesses contestent les pourcentages indiqués plus haut. En fait, au moins deux de leurs experts reconnaissent cette perte. M. Hollis et M. Cole ont effectué leurs calculs en fonction de pertes de marché de cette envergure. J’estime que les chiffres représentant les pertes de marché indiqués ci-haut sont susceptibles de devenir réalité après la mise en marché du périndopril générique d’Apotex. Toutefois, la question que je dois trancher n’est pas celle de savoir si le pourcentage de perte de marché est élevé mais si les conséquences de cette perte de marché sont irréparables.

 

[44]      Les demanderesses font référence à une certaine jurisprudence où des injonctions ont été accordées dans des cas où les ventes d’un produit breveté représentaient une part importante des ventes totales des demanderesses. Dans Chic Optic Inc. c. Safilo Canada Inc. (2004), 35 C.P.R. (4th) 396 (Cour sup. du Québec), le produit breveté représentait 80 % des ventes de la demanderesse. Dans Alkot Industries Inc. c. Consumers Distributing Co. Ltd. (1986), 4 F.T.R. 270, 11 C.P.R. (3d) 276 (C.F. 1re inst.), 30 % des ventes étaient attribuables au produit breveté. Enfin, dans Allergan Pharmaceuticals Inc. et al. c. Bausch & Lomb Inc. et al. (1985), 7 C.P.R. (3d) 209, 35 A.C.W.S. (2d) 342 (C.F. 1re inst.), une injonction a été accordée contre la défenderesse dans un cas où une « importante » part du marché était occupée par le produit breveté de la demanderesse. Compte tenu de leur dépendance envers le COVERSYL, les demanderesses allèguent que la perte de ce marché sera permanente. Les demanderesses font ensuite référence à la jurisprudence établissant qu’une injonction devrait être accordée lorsque le demandeur est en mesure de prouver qu’il subira une perte de marché permanente (voir, par exemple, Procter & Gamble Inc. et al. c. Colgate‑Palmolive Canada Inc. (1995), 61 C.P.R. (3d) 160 (C.F. 1re inst.), Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. (1989), 22 C.P.R. (3d) 493 (C.F. 1re inst.), avec modification quant aux dépens (1989), 26 C.P.R. (3d) 461 (C.A.F.), Cabot Corp. et al. c. 3M Canada Inc. (1987), 15 C.P.R. (3d) 247 (C.F. 1re inst.).

 

[45]      Il est difficile d’évaluer dans l’abstrait les conséquences des pourcentages indiqués plus haut. Même si ces pourcentages semblent élevés, les demanderesses sont-elles en mesure sur le plan financier d’absorber la perte de marché temporaire et de financer des mesures qui permettraient d’atténuer leurs pertes? Sans cette information, il me serait très difficile de conclure que le préjudice pour les demanderesses serait irréparable ou qu’elles subiraient une perte de marché permanente. Autrement dit, les répercussions de ces pertes sur une organisation ne peuvent être évaluées que dans le contexte de sa situation financière. Même si tous les préjudices ne peuvent pas être mesurés sur le plan financier, en l’espèce, la situation financière des demanderesses constitue un élément clé de l’analyse. En fait, il m’apparaît très étrange que les dossiers financiers n’aient pas été remis à M. Hausman et que celui‑ci ait tout de même pu affirmer que les demanderesses subiraient un préjudice irréparable.

 

[46]      Pour des raisons évidentes, Apotex a demandé l’accès aux dossiers financiers des demanderesses lors du contre-interrogatoire de M. Langourieux. Lorsqu’elle a déposé son mémoire final des faits et du droit concernant la présente requête, Apotex ne disposait toujours pas des renseignements demandés. Les dossiers ont été fournis à l’avocat des défenderesses après la date limite pour la présentation de leur mémoire final et ils ont été remis le matin de l’audition de la requête. Il n’y a eu aucune possibilité de contre-interroger M. Langourieux (ou un représentant compétent de la société) sur le contenu des dossiers financiers. Malgré le délai dans lequel ces renseignements ont été fournis et à cause de leur importance pour la question du préjudice irréparable, j’ai permis que les dossiers financiers soient présentés aussi tardivement.

 

[47]      Après examen des dossiers financiers, je ne peux pas dire que le groupe d’entreprises Servier est une simple organisation familiale. La seule lecture des états financiers sous forme d’états consolidés en date du 30 septembre 2005 montre que les liquidités du groupe d’entreprises Servier étaient supérieures à [données supprimées par suite de l’ordonnance rendue le 3 janvier 2007].

 

[48]      En un mot, les états financiers n’appuient pas l’allégation [traduction]« d’effondrement catastrophique ». En particulier, ils révèlent deux points faibles dans la position des demanderesses. Premièrement, je ne peux accepter, à partir des données financières finalement fournies avec réticence, que les demanderesses ne peuvent pas se permettre de poursuivre les activités de promotion pour le COVERSYL pendant les trois ou quatre années qui précèderont le procès. Compte tenu de l’ensemble des ressources financières des demanderesses, le fait de continuer à payer le personnel des ventes en Australie et au Canada ne les placerait pas dans une situation difficile. La question de savoir si elle décident de poursuivre la réalisation d’activités de promotion est une autre question abordée plus loin.

 

[49]      Deuxièmement, les dossiers financiers contiennent des renseignements qui minent les allégations des demanderesses selon lesquelles chacune de leurs sociétés affiliées doit être autonome sur le plan financier. Puisque le COVERSYL représente une part si dominante de leurs ventes au Canada et en Australie, elles allèguent qu’une perte des revenus provenant des ventes du COVERSYL rendrait difficile, voire impossible, sur le plan financier, la poursuite du financement des activités de promotion. [Supprimé par suite de l’ordonnance rendue le 3 janvier 2007] Cela remet en question le poids que j’accorde à toute déclaration concernant l’autonomie financière ainsi que le témoignage de M. Hausman dans lequel il a formulé ces hypothèses.

 

[50]      À la lumière des renseignements financiers qui me sont présentés et ayant examiné les affaires Chic, Alkot ou Allergan, précitées, je ne peux pas conclure que la situation dans laquelle se trouveraient les demanderesses sera semblable à celles des demanderesses dans ces affaires.

 

iv) La réduction des prix et le calcul des dommages

[51]      La jurisprudence établit clairement que la difficulté de calculer précisément les dommages ne constitue pas un préjudice irréparable, pourvu qu’il existe une manière raisonnablement exacte de mesurer ces dommages lors de leur évaluation (Merck, précité à la page 186; Merck & Co. c. Nu‑Pharm Inc. (2000), 4 C.P.R. (4th) 464, au paragraphe 32 (C.F. 1re inst.); Aventis Pharma S.A. c. Novopharm Ltd., précité, au paragraphe 61).

 

[52]      Il est important de souligner que la Cour n’est pas invitée à mesurer les dommages au moment où elle accorde l’injonction. Les dommages ne sont calculés qu’une fois que la partie a gain de cause. Il y aurait alors deux périodes différentes pour les calculer. Premièrement, il y aurait la période pour laquelle la Cour évaluerait les dommages « rétroactifs », soit la période comprise entre la date de mise en marché du périndopril générique et la date à laquelle l’injonction permanente serait prononcée. Deuxièmement, il y aurait un calcul des dommages « futurs » entre la date du jugement et la date d’expiration du brevet. On demande souvent aux tribunaux de faire ces types d’évaluations. Lors du contre‑interrogatoire, M. Hausman a reconnu que les calculs les plus difficiles, pour ce qui est de prédire le futur, seraient effectués à la fin du procès. Par cette déclaration, il admet implicitement que les dommages rétrospectifs des demanderesses pourraient être calculés.

 

[53]      La question de la capacité de quantifier les dommages se résume donc au fait de savoir si les demanderesses subiront après le procès un préjudice qui ne peut être quantifié de façon raisonnable de manière à offrir un recours suffisant en dommages-intérêts. M. Hausman affirme que les demanderesses subiront un tel préjudice irréparable.

 

[54]      Les demanderesses allèguent que la plus grande difficulté lors de l’évaluation des dommages proviendra d’une réduction du prix du COVERSYL à la suite de la mise en marché du périndopril générique. Elles font valoir qu’elles seront obligées de réduire le prix du COVERSYL pour pouvoir soutenir la concurrence sur le marché canadien. Une fois le prix réduit, il ne sera pas possible par la suite de le ramener à ce qu’il était avant la mise en marché du produit générique d’Apotex. Puisqu’il s’agit d’un médicament breveté, le prix du COVERSYL est contrôlé par le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (CEPMB) et le CEPMB limite habituellement les augmentations de prix à l’indice des prix à la consommation (IPC). Les demanderesses soutiennent donc que si elles obtiennent gain de cause au procès, le CEPMB ne leur permettra pas de ramener le prix du COVERSYL à ce qu’il était auparavant. Pendant le reste de la durée du brevet (jusqu’en 2018), le montant attribuable à cette réduction permanente de prix ne peut pas être calculé. Des allégations similaires sont avancées concernant l’Australie.

 

[55]      L’une des conclusions fondamentales de M. Hausman – de laquelle découle la plus grande partie du préjudice que subiraient les demanderesses – était que les demanderesses réduiraient le prix du COVERSYL après la mise en marché du périndopril générique.

 

[56]      En ce qui concerne le Canada, M. Cole et M. Hollis font valoir que les demanderesses pourraient s’implanter sur le marché avec leur propre marque pseudo-générique de périndopril. Au lieu de réduire le prix du COVERSYL pour faire concurrence au périndopril générique d’Apotex, le prix du pseudo-générique pourrait être fixé de manière à être concurrentiel. Si je comprends bien, après avoir examiné la preuve, une telle stratégie aurait deux conséquences. Premièrement, les demanderesses conserveraient au moins une partie du marché du périndopril. Deuxièmement – un élément crucial en l’espèce – l’utilisation d’un pseudo-générique au lieu de la réduction du prix du COVERSYL permettrait d’éviter que les demanderesses ne soient pas en mesure d’augmenter leur prix à celui qu’il aurait été sans la mise en marché du produit générique. Il est vrai que le prix des médicaments au Canada ne peut être augmenté que selon des augmentations annuelles modérées conformément au CEPMB. Il s’ensuit que, si le prix du COVERSYL est réduit au cours de la période précédant le procès, les demanderesses ne pourront pas immédiatement augmenter le prix du médicament de marque de manière à le ramener à ce qu’il était avant la mise en marché du produit générique. Toutefois, si le pseudo-générique de Servier Canada est approuvé et que son prix est concurrentiel, le prix du COVERSYL ne sera pas différent de celui qu’il aurait été si Apotex n’avait pas été présente sur le marché.

 

[57]      La situation en Australie, telle que décrite par M. Williams, est plus complexe. Néanmoins, je conclus que des stratégies similaires de protection de prix pourraient être suivies dans ce pays.

 

[58]      Même si M. Hausman fait seulement allusion à cette possibilité, il semble avoir rejeté cette solution de rechange avec peu ou pas d’arguments.

 

[59]      Je ne dispose d’aucun élément de preuve permettant de croire que cette solution – qui, à première vue, et selon les experts d’Apotex, est logique – n’aiderait pas les demanderesses. En réalité, certains éléments montrent que Servier Australia a pris au moins quelques mesures pour commencer à vendre en Australie un pseudo-générique appelé PERINDO. Même s’il y avait désaccord sur la question de savoir si Servier Australia pouvait immédiatement commencer à vendre le PERINDO, sa marque pseudo-générique, la preuve est insuffisante pour établir qu’elle a pris des mesures qui lui permettraient de le faire.

 

[60]      Je ne dispose d’aucun élément de preuve concernant la raison pour laquelle Servier Canada ne pourrait pas accéder au marché canadien avec son propre pseudo-générique de marque.

 

[61]      M. Hollis, un des experts des défenderesses, est économiste et est actuellement professeur agrégé en économie à l’Université de Calgary. Il ressort d’un examen de son curriculum vitae qu’il a une expérience considérable dans les activités des marchés pharmaceutiques, ayant notamment agi à titre de témoin dans trois affaires relatives à des brevets pharmaceutiques. Bien que l’étendue de son expérience ne soit pas équivalente à celle de M. Hausman, sa crédibilité générale est rehaussée par le fait que son expérience concerne le marché canadien. M. Hollis n’est pas d’accord avec les principales hypothèses de M. Hausman; en particulier, il n’est pas d’accord sur les points suivants :

 

  • Servier réduirait le prix du COVERSYL si Apotex lançait un périndopril générique.

 

  • Servier réduirait ses frais de promotion en l’absence d’une injonction interlocutoire.

 

  • Le manque à gagner dans les rentrées de fonds découlant de la concurrence faite par le produit générique serait si important qu’il compromettrait la poursuite des activités de Servier au Canada.

 

[62]      À cette étape de mon analyse, la recherche de M. Hollis sur les prix des médicaments cardiovasculaires dans le formulaire des médicaments de l’Ontario est particulièrement pertinente. M. Hollis a constaté que, dans tous les cas sauf un, le médicament de marque affichait exactement le même prix avant et après le lancement du produit générique. Lors de son contre‑interrogatoire, M. Hollis a répété ses conclusions selon lesquelles [traduction] « pour presque tous les autres produits de la catégorie cardiovasculaire en Ontario, le prix du médicament de marque n’a pas diminué après le lancement du produit générique ». M. Hollis a dit également lors du contre‑interrogatoire qu’il croyait que [traduction] « Servier maintiendrait sans doute son prix pour le COVERSYL pendant les cinq années au complet [avant le procès] et continuerait de le vendre à ce prix ». Cette conclusion, fondée sur une étude réelle du marché ontarien, contredit directement le point de vue hypothétique de M. Hausman. Je préfère le témoignage de M. Hollis sur ce point.

 

v) Les activités de promotion et le mode de conservation

[63]      Les demanderesses soutiennent que, face à la mise en marché du périndopril générique d’Apotex, elles réduiront de façon draconienne la commercialisation active du COVERSYL. Il s’agissait d’un autre fait accepté et invoqué par M. Hausman. Comme l’a déclaré M. Hausman, [traduction] « Face à une perte de marché irréversible, les sociétés de marque ont l’habitude de réduire considérablement ou d’éliminer pratiquement la commercialisation de leur produit après la mise en marché d’un produit générique à cause de la nouvelle situation économique et des habitudes de prescription des médecins […] ». Il affirme que les conséquences de cette diminution des activités de promotion seraient irréparables.

 

[64]      Plus haut, j’ai abordé la question de savoir si les demanderesses pouvaient se permettre de continuer de financer ces activités; je ne suis pas convaincue qu’elles ne le peuvent pas. Mais il reste la question soulevée par M. Hausman, soit celle de savoir si, sans égard à la viabilité financière, une entreprise réduirait ses activités de promotion face à la mise en marché d’un produit générique.

 

[65]      Les experts des défenderesses ne sont pas d’accord avec cette hypothèse. En particulier, M. Cole a très bien exposé un scénario dans lequel Servier Canada maintiendrait le prix du COVERSYL, lancerait un produit pseudo-générique et poursuivrait ses activités de promotion comme elle le fait à l’heure actuelle. M. Cole a appelé ce modèle le « mode de conservation ». Selon lui, [traduction] « il est tout à fait conforme au bon sens et au sens des affaires pour les demanderesses d’adopter le mode de conservation même si cela signifie qu’au cours de la période préalable au procès, elles devront faire la promotion de leur produit auprès des médecins, ce qui peut entraîner pour Apotex des ventes dans les pharmacies ».

 

[66]      Les demanderesses soutiennent que je devrais préférer le « modèle » présenté par M. Hausman, selon lequel les activités de promotion cessent et les entreprises réduisent le prix du médicament de marque au lieu de lancer un produit pseudo-générique. Elles invoquent en partie ce qu’elles appellent les meilleures compétences de M. Hausman. Elles soulignent également les exemples donnés par M. Hausman concernant d’autres médicaments (ZESTRIL et TRITACE au Royaume-Uni, RENITEC en Australie et MONOPRIL au Canada) et ajoutent que M. Cole n’a pu fournir aucun exemple d’application de son mode de conservation.

 

[67]      Je n’accepte pas le premier argument relatif aux compétences pertinentes des experts. M. Hausman, bien qu’il soit très compétent, a peu d’expérience en ce qui concerne les litiges et les marchés canadien et australien. Lors du contre-interrogatoire, il n’a pu répondre à certaines questions simples concernant les systèmes de réglementation de ces deux pays. M. Cole, en revanche, exerce ses activités au Canada et il a une vaste expérience des questions directement liées à celles que je dois trancher. De la même façon, M. Williams a une expérience directe en Australie (même si elle est quelque peu limitée en matière de propriété intellectuelle).

 

[68]      Ma plus grande préoccupation relativement au témoignage de M. Hausman concerne ses hypothèses sous‑jacentes ainsi que le fait qu’il n’a pas abordé certaines questions essentielles. Comme il a été indiqué plus haut, M. Hausman écarte la poursuite éventuelle des activités de promotion parallèlement au lancement d’un produit pseudo-générique; bref, il ne traite pas du mode de conservation décrit par M. Cole.

 

[69]      Les demanderesses reprochent à M. Cole de ne pas proposer d’exemples d’une application réussie du mode de conservation. Cependant, examinons les exemples fournis par M. Hausman. Les défenderesses soulignent que, dans chacun de ces cas, le brevet visant le médicament de marque était sur le point d’expirer lorsque le produit générique a été lancé sur le marché. La situation dans laquelle se trouvent les demanderesses est extrêmement différente puisque l’expiration du brevet n’est pas prévue avant 2018. Après un procès dans trois ou quatre ans, les demanderesses auraient le monopole continu du COVERSYL pendant huit ou neuf ans.

 

[70]      En ce qui concerne la possibilité d’une réduction des activités de promotion, M. Hollis reconnaît que les sociétés fabriquant des médicaments de marque ont l’habitude de réduire leurs frais de promotion après le lancement d’un produit générique. Toutefois, il est d’avis que cette façon de faire ne s’applique que dans le cas de sociétés qui prévoient une concurrence permanente d’un produit générique, à cause de la perte permanente de l’exclusivité.

 

[71]      À mon avis, cette opinion est pleine de bon sens. Je conviens qu’il serait raisonnable de réduire ou d’éliminer les activités de promotion lorsqu’un brevet vient à expiration. Pourquoi le titulaire d’un brevet continuerait-il de commercialiser un produit pour lequel il est sur le point de perdre les droits exclusifs? Une grande partie de ces activités bénéficierait logiquement aux sociétés de médicaments génériques prêtes à se lancer sur le marché au moment de l’expiration. Ainsi, la réduction des activités de promotion du MONOPRIL, par exemple, dont les droits de brevet au Canada étaient sur le point d’expirer, était logique. Cependant, on ne peut dire la même chose si les produits génériques ne pourront pas accéder au marché avant plusieurs années. Il s’agit de la situation dans laquelle se trouvent les demanderesses. Comme les demanderesses s’attendent à conserver l’exclusivité du COVERSYL pendant neuf ou dix autres années après le procès, la suppression de leurs activités de promotion ne peut pas être un comportement rationnel en affaires.

 

[72]      Ainsi, je conclus que la conclusion de M. Hausman concernant la perte de marché est fondée sur une hypothèse incomplète et erronée quant à la suppression des activités de promotion. Par conséquent, sa conclusion de préjudice irréparable est considérablement ébranlée.

 

 

vi) Résumé sur la question du préjudice irréparable

[73]      En résumé, les demanderesses n’ont pas réussi à me convaincre qu’elles subiraient un préjudice irréparable si l’injonction demandée n’était pas accordée. Il n’y a aucun doute que M. Hausman a fourni une analyse très complète de la question. Son opinion à elle seule constitue le fondement de l’injonction provisoire accordée par le juge Noël. Toutefois, lorsqu’on les considère à la lumière des points de vue des experts des défenderesses, je suis très préoccupée par certaines hypothèses de M. Hausman et, de ce fait, par ses conclusions. Pour les motifs que j’ai expliqués, je préfère les points de vue exprimés par les experts des défenderesses.

 

[74]      Ma conclusion est étayée par plusieurs décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale dans lesquelles plusieurs arguments similaires ont été présentés. En particulier, je fais référence à la décision du juge Russell dans Aventis Pharma, précitée, dans laquelle la demanderesse a présenté plusieurs arguments similaires à ceux qui m’ont été soumis. En présence de faits similaires et – au moins dans une certaine mesure, des mêmes arguments – le juge Russell n’a pas conclu à un préjudice irréparable.

 

c) La prépondérance des inconvénients

[75]      Puisque j’ai conclu que les demanderesses n’avaient pas satisfait au volet du critère concernant le préjudice irréparable, je n’ai pas à examiner la prépondérance des inconvénients.

 

d) L’ADPIC

[76]      Les demanderesses ont présenté un argument intéressant relativement à l’accord de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) intitulé Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), 1869 R.T.N.U. 299. Le Canada est un pays signataire de l’ADPIC, qui est l’objet de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce, L.C. 1994, ch. 47. En vertu de l’article 41 de l’ADPIC, le Canada doit faire en sorte que sa législation comporte des procédures destinées à permettre une action efficace contre tout acte de contrefaçon de brevet, y compris des mesures correctives rapides qui constituent un moyen de dissuasion contre toute contrefaçon ultérieure. Conformément à l’article 50, les autorités judiciaires doivent être habilitées à ordonner l’adoption de mesures provisoires rapides et efficaces pour éviter la contrefaçon. Les demanderesses soutiennent que la pratique des tribunaux canadiens de refuser des injonctions interlocutoires dans presque tous les cas est incompatible avec l’ADPIC. Les demanderesses sont particulièrement préoccupées par le délai qui s’écoule avant qu’un jugement soit rendu sur le fond d’une action en contrefaçon de brevet et, ensuite, le délai avant que le montant des dommages-intérêts soit calculé.

 

[77]      Je ne vois aucune application de l’ADPIC dans la présente requête. Je ne suis pas convaincue qu’en n’accordant pas d’injonction contre les défenderesses, la Cour contrevient aux obligations prévues à l’article 41. Nulle part dans l’ADPIC le Canada ne s’engage à accorder immédiatement une injonction lorsqu’une partie allègue la contrefaçon d’un brevet. L’ADPIC ne vise certainement pas à écarter la nécessité d’entendre les défendeurs dans le cadre d’une requête en injonction. Même si je reconnais que certaines actions en matière de brevets se sont déroulées lentement devant nos tribunaux, une fois qu’un procès est terminé et que la contrefaçon a été établie, les réparations habituelles que sont l’injonction permanente et l’octroi de dommages-intérêts sont conformes aux obligations imposées par l’ADPIC.

 

[78]      Deuxièmement, je n’accepte pas l’allusion que font les demanderesses à la « pratique » de refuser des injonctions interlocutoires. Pour des motifs clairement exposés, les tribunaux canadiens ont établi une norme élevée à laquelle les demandeurs doivent satisfaire pour qu’une injonction soit accordée. Dans tous les cas où une injonction a été demandée, le tribunal a pris soin d’évaluer la preuve en fonction du critère établi dans notre jurisprudence. Je ne peux pas croire que l’ADPIC exige quoi que ce soit d’autre.

 

[79]      Aucun des deux arrêts invoqués par les demanderesses n’est utile. Dans Merck & Co. c. Apotex Inc., 2006 CAF 323, aux paragraphes 117 à 124, 152 A.C.W.S. (3d) 142, la Cour d’appel fédérale a ordonné qu’un produit contrefait soit remis et « détruit de manière à ce que soit respectée l’obligation du gouvernement du Canada en vertu de l’ADPIC ». Dans Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2001] 1 C.F. 495, 10 C.P.R. (4th) 65, la référence à l’ADPIC par la Cour d’appel fédérale concernait l’interdiction de discrimination quant au domaine technologique. Je considère qu’aucun de ces arrêts ne s’applique au critère établi dans RJR-MacDonald ou ne le modifie.

 

e) Les autres questions

[80]      Étant donné que j’ai conclu que les demanderesses ne satisfont pas aux exigences du critère à trois volets, il n’y a pas lieu d’examiner les autres questions soulevées par les défenderesses. En particulier, je refuse de décider si les demanderesses ont engagé cette procédure au Canada et cette requête en étant elles‑mêmes sans reproche et si, dans la négative, cela constituerait un obstacle justifiant que l’injonction interlocutoire qu’elle sollicitent soit refusée.

 

[81]      Il n’est pas nécessaire non plus que j’examine si les demanderesses ont tardé à présenter cette requête à un point où ce délai pourrait aussi être considéré comme un obstacle à la présentation de la requête.

 

CONCLUSION

[82]      À plusieurs reprises, les demanderesses et leurs déposants, notamment M. Hausman, ont présumé que l’instruction de la présente affaire au Canada commencerait dans un délai de 3 à 7 ans. Comme j’en ai informé les parties au début de leurs observations orales, la Cour est disposée à fixer la date du procès au mois de février 2008 et à collaborer, dans la mesure du possible, pour que cette date soit respectée. En supposant qu’elle le sera, les hypothèses des demanderesses surestiment la période pendant laquelle le périndopril générique serait sur le marché, avec les conséquences que cela entraîne sur la preuve relative au préjudice irréparable.

 

[83]      Malgré cela, je souhaite préciser que l’analyse que j’ai effectuée dans les présents motifs ne repose pas sur le fait que le procès aurait lieu aussi tôt qu’en 2008. Aux fins de la présente requête, j’ai accepté l’hypothèse des demanderesses d’un délai de trois à quatre ans avant le procès (mais pas plus long). Même si je crois que des parties motivées pourraient respecter cette date hâtive d’un procès en 2008, j’estime qu’il serait imprudent de ma part d’évaluer la question du préjudice irréparable en fonction de cette date.

 

[84]      Pour ces motifs, une ordonnance rejetant la requête visant à obtenir une injonction interlocutoire sera rendue.

 

 

                                                                                                            « Judith A. Snider »

                                                                                                __________________________

                                                                                                                        Juge

 

 

Ottawa (Ontario)

Le 3 janvier 2007

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1548-06

 

INTITULÉ :                                       LES LABORATOIRES SERVIER et al.

                                                            c.

                                                            APOTEX INC. et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             LES 6 ET 7 DÉCEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 3 JANVIER 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Judith Robinson

Daniel A. Artola

Joanne Chriqui

Jonathan J. Cullen

 

POUR LES DEMANDERESSES

Harry B. Radomski

Andrew Brodkin

Ben Hackett

Nando De Luca

Lindsay Hill

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault, s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans, s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

 

ANNEXE A

des

Motifs de l’ordonnance datée du 3 janvier 2007

 

Dans

 

LES LABORATOIRES SERVIER,

ADIR, ORIL INDUSTRIES,

SERVIER CANADA INC.,

SERVIER LABORATORIES (AUSTRALIA) PTY LTD

et SERVIER LABORATORIES LIMITED

 

 

et

 

 

APOTEX INC.

et

APOTEX PHARMACHEM

 

T-1548-06

 

 

[41]      Les demanderesses soulignent l’importance de COVERSYL pour leurs sociétés et font valoir que c’est ce qui les distingue des autres sociétés pharmaceutiques qui n’ont pas satisfait aux exigences minimales du préjudice irréparable. En fait, dans ses observations orales, l’avocat a dit que les demanderesses sont « trop dépendantes » à l’égard du COVERSYL. Examinons les chiffres présentés en preuve en ce qui a trait au Canada et à l’Australie.

 

Marché

% de tous les produits de Servier

% de croissance de Servier

Diminution prévue après la mise sur le marché du produit générique

Australie

XXX

XXX

XXXXX en 1 à 2 ans

Canada

XXX

XXX

XXXXX en 18 mois

 

 

[Données supprimées par suite de l’ordonnance rendue le 3 janvier 2007]

 

[47]      Après examen des dossiers financiers, je ne peux pas dire que le groupe d’entreprises Servier est une simple organisation familiale. La seule lecture des états financiers sous forme d’états consolidés en date du 30 septembre 2005 montre que les liquidités du groupe d’entreprises Servier étaient supérieures à [données supprimées par suite de l’ordonnance rendue le 3 janvier 2007].

 

 

[49]      Deuxièmement, les dossiers financiers contiennent des renseignements qui minent les allégations des demanderesses selon lesquelles chacune de leurs sociétés affiliées doit être autonome sur le plan financier. Puisque le COVERSYL représente une part si dominante de leurs ventes au Canada et en Australie, elles allèguent qu’une perte des revenus provenant des ventes du COVERSYL rendrait difficile, voire impossible, sur le plan financier, la poursuite du financement des activités de promotion. [Supprimé par suite de l’ordonnance rendue le 3 janvier 2007] Cela remet en question le poids que j’accorde à toute déclaration concernant l’autonomie financière ainsi que le témoignage de M. Hausman dans lequel il a formulé ces hypothèses.

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