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Date : 20061219

Dossier : IMM-7565-05

Référence : 2006 CF 1521

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2006

En présence de monsieur le juge Beaudry

 

 

ENTRE :

KOUAMI KOMAHE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               En vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le demandeur demande le contrôle judiciaire de la décision défavorable que Mme Sharon Nester, agente d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a rendue le 2 novembre 2005.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[2]               Les questions soulevées en l’espèce se résument comme suit :

a)      L’agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les nouvelles preuves présentées étaient inadmissibles au sens de l’alinéa 113a) de la Loi?

b)      L’agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur manifestement déraisonnable lorsqu’elle a conclu, subsidiairement, que les nouvelles preuves n’avaient guère de valeur probante?

c)      L’agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas l’audience envisagée par l’alinéa 113b) de la Loi et l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement)?

 

[3]               La réponse aux deux premières questions est positive. Il n’est pas nécessaire de répondre à la troisième question. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

LE CONTEXTE

[4]               Le demandeur est né le 16 novembre 1968 à Lomé (Togo). Il est devenu membre d’un parti politique de l’opposition, le Comité d’action pour le renouveau (CAR).

 

[5]               Il est venu au Canada le 21 juillet 2002 pour la conférence de la Journée mondiale de la jeunesse à Toronto et a demandé l’asile après la conférence, le 8 août 2002, à Winnipeg (Manitoba).

 

[6]               Le demandeur a déclaré qu’il craignait pour sa vie non seulement en raison de ses activités politiques en tant que membre du CAR, mais plus précisément parce qu’il avait signé, le 9 juin 2002, une pétition en ligne qui demandait à la communauté internationale d’imposer des sanctions contre le régime militaire au Togo. Le demandeur soutient que, le même jour, il a reçu deux appels de menaces. Il s’est donc enfui de son domicile sans aviser qui que ce soit, pas même sa femme qui était enceinte, et s’est réfugié chez le père Paul Koumako, qui habitait à Aneho à environ 45 km de Lomé.

 

[7]               Cette nuit-là, la femme du demandeur a été battue par des hommes qui s’étaient rendus chez lui à sa recherche. Elle a été hospitalisée au Centre hospitalier universitaire de Tokoin-Lomé, du 10 au 18 juin 2002. Elle a été attaquée à nouveau le 21 août 2002 parce qu’elle était incapable de préciser où son mari se trouvait. Le demandeur croit donc qu’il ne peut pas retourner au Togo, parce que si les gens qui le recherchent ont été capable de battre sa femme pour savoir où il se cachait, alors ces gens le tortureraient ou le tueraient s’ils le retrouvaient.

 

[8]               L’audition de la demande d’asile du demandeur a eu lieu par téléconférence à Calgary (Alberta), le 7 novembre 2003, et M. Michel Faure a rejeté la demande le 13 février 2004. La Commission a conclu que le demandeur n’était pas crédible parce qu’il aurait inventé son récit au sujet de ses activités politiques. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. Le 25 juin 2004, la Cour a rejeté sa demande.

 

[9]               Le 5 mai 2004, le demandeur a présenté une demande d’ERAR à Winnipeg (Manitoba), dans laquelle il mentionnait qu’il risquait d’être exposé à une menace à sa vie s’il retournait au Togo. Le demandeur soutient qu’il recevrait le traitement qui est réservé aux personnes qui se voient refuser l’asile et aux opposants au régime militaire qui sont renvoyés au Togo. En particulier, le demandeur attire l’attention sur le retour forcé du soldat Kpabré, le 11 mars 2004, après que les Pays-Bas eurent rejeté sa demande d’asile. Des policiers du régime ont arrêté le soldat à son retour, et l’ont torturé et jeté en prison. On a refusé que des représentants d’un organisme de défense des droits de la personne lui rendent visite.

 

[10]           Le demandeur a présenté les documents suivants à l’appui de sa demande d’ERAR :

a)      « Brigade des recherches – Convocation », datée du 15 décembre 2003 : une photocopie d’une page du document original convoquant la mère du demandeur, Mme Akouavi Amou, à une adresse précise à Lomé;

b)      « Fiche d’identification pour l’arrestation de l’individu recherché par la brigade des recherches », datée du 6 décembre 2003 : une photocopie d’une page du document original décrivant ses renseignements personnels et biographiques ainsi que les raisons de son arrestation (raisons politiques);

c)      « Avis de recherche », daté du 23 août 2002 : une photocopie de deux pages du document original qui comprend les noms de 48 personnes recherchées. Le nom du demandeur (no 31) se trouve à la page deux, accompagné de sa photographie (troisième rangée, troisième colonne). On demande au public de dénoncer ces individus, qui sont recherchés pour des raisons politiques, au poste de police local. L’avis de recherche est signé : « Le chef du Centre de traitement et de recherche »;

d)      La carte d’identité d’Assimou Laza : une photocopie de la carte d’identité originale. Le gendarme Laza, cousin du père Koumako, est l’homme qui aurait aidé le demandeur à quitter Lomé, et aurait été chargé de trouver, photocopier et envoyer les trois premiers documents de la liste des nouvelles preuves présentées dans la demande d’ERAR;

e)      Le connaissement de EMS, Ghana Post Company Limited (société de messagerie au Ghana) pour l’envoi des documents par messagerie au demandeur : une photocopie de l’original, qui montre que le père Koumako a envoyé les documents au demandeur le 7 mai 200 (le dernier chiffre est illisible);

f)        Une copie d’un article de la « Diastode » daté du 14 mai 2004, tirée d’Internet : un article portant sur l’emprisonnement d’un demandeur d’asile togolais qui, après s’être vu refuser l’asile aux Pays-Bas, a été renvoyé au Togo et y a été emprisonné. Selon un membre de la famille du prisonnier, les autorités ont refusé que des représentants d’un organisme de défense des droits de la personne lui rendent visite.

 

[11]           Le demandeur a aussi présenté avec les nouveaux éléments de preuve un exposé circonstancié à l’appui de l’ERAR, dans lequel il expliquait la pertinence des documents et comment il les avait obtenus. Le passage suivant est particulièrement important en l’espèce; le demandeur décrit en français comment il a appris l’existence de la fiche d’identification pour l’arrestation et de l’avis de recherche (page 36 du dossier du tribunal) :

En Février 2004, le père Koumako m'informa que son cousin Mr Laza, le gendarme, a trouvé des dossiers troublants sur moi. Mr Laza a dit au Père qu'il fera tout pour faire la copie des dossiers. En Mai 2004, le Père m'informa que Mr Laza a pu faire la copie et je lui ai demande (sic) de me les envoyer. Le Père m'a envoyé : […]

 

[L’exposé décrit par la suite la fiche d’identification pour l’arrestation, l’avis de recherche et la carte d’identité du gendarme Laza.]

 

 

[12]           Le 2 novembre 2005, l’agente d’ERAR a avisé le demandeur par lettre que sa demande d’ERAR était rejetée. Il s’agit en l’espèce du contrôle judiciaire de cette décision.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[13]           Dans la section de la décision intitulée [traduction] « Analyse d’ERAR », l’agente d’ERAR a noté qu’elle avait pour mandat de n’examiner que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande d’asile ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’ils soient présentés à la Section de la protection des réfugiés (SPR) avant que la décision défavorable ne soit rendue le 25 juin 2005. En fait, la décision a été rendue le 13 février 2004.

 

[14]           L’agente d’ERAR a noté que l’exposé circonstancié n’était pas daté et elle en a ensuite résumé le contenu. Fait important, la partie de l’exposé citée ci-dessus, qui décrit les nouveaux éléments de preuve et qui explique comment le demandeur les a obtenus, n’est pas mentionnée dans le résumé de l’agente d’ERAR. L’agente a décrit les nouveaux documents présentés par le demandeur et a conclu :

[traduction]

1.      L’avis de recherche du 23 août 2002 est antérieur à l’audience devant la SPR du 7 novembre 2003.

 

2.      La fiche d’identification pour l’arrestation, datée du 26 décembre 2003, est antérieure à la décision défavorable que la SPR a rendue en février 2004.

 

3.            Rien ne permet d’affirmer qu’il n’était pas raisonnablement possible de présenter ces documents au moment où la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur.

 

4.      Compte tenu de l’importance de ces documents, on s’attendrait à ce que le demandeur les ait obtenus et présentés à la SPR.

 

5.      Le gendarme Laza aurait pu les faire envoyer au demandeur par le père Koumako à temps pour l’audience de la SPR.

 

[15]           L’agente d’ERAR a ensuite expliqué que même si l’obtention de ces documents avait respecté les termes de l’alinéa 113a), elle aurait conclu qu’ils n’avaient guère de valeur probante quant à savoir s’il était recherché par les autorités au Togo, parce que :

1.      Les photos de l’avis de recherche étaient de très mauvaise qualité, au point qu’il était impossible de distinguer la forme de la tête ou les traits du visage; il était impossible d’identifier le demandeur sur cette photo;

 

2.      Il y avait une erreur d’orthographe du mot « Quelle », qui avait été écrit « Qu’elle », dans la fiche d’identification pour l’arrestation;

 

3.      La fiche d’identification pour l’arrestation porte le numéro 345BR/RY/03Y à la page un, alors qu’au haut de la page de la convocation de la Brigade des recherches, le numéro 4345 est écrit à la main.

 

[16]           L’agente d’ERAR a ensuite examiné le document de convocation et a conclu que ce document aussi était antérieur à la décision de la Commission et que rien ne permettait de penser que le demandeur n’aurait pas raisonnablement pu se procurer ce document au moment où sa demande d’asile a été rejetée. De plus, en raison d’une incohérence apparente entre le numéro inscrit à la main au haut de la page du document de convocation et le numéro inscrit sur la fiche d’identification pour l’arrestation, l’agente d’ERAR a conclu que le document n’avait guère de valeur probante pour ce qui était d’établir que les autorités au Togo recherchaient le demandeur.

 

[17]           En ce qui a trait au connaissement, l’agente d’ERAR a déduit que, si ce document a été inclus, alors [traduction] « le père Paul [Koumako] sait comment envoyer du courrier rapidement et, par conséquent, il est raisonnable de croire qu’il aurait pu envoyer ces documents au demandeur avant que la SPR rende sa décision ».

 

[18]           L’agente d’ERAR a ensuite examiné l’article de la « Diastode ». Comme il était daté du 14 mai 2004 et que [traduction] « [le demandeur] n’était par conséquent pas en mesure de l’obtenir avant que la Commission rejette [la demande] en février 2004, [l’article] satisfait donc au critère de nouvelle preuve établi à l’alinéa 113a). » Elle a examiné le cas du demandeur d’asile décrit dans l’article et elle a conclu que le demandeur ne se trouvait pas dans la même situation. Elle a déclaré (page 10 du dossier du tribunal) :

[traduction]

[…] La SPR a conclu que son appartenance au parti politique CAR n’était pas crédible. Il n’a présenté aucune preuve supplémentaire à l’appui de cette allégation.

 

[19]           Le demandeur d’asile dont l’article parlait était, en revanche, bien connu avant de quitter le Togo, en raison de son [traduction] « comportement récalcitrant au sein des forces policières » et aussi du fait qu’il avait déserté.

 

[20]           L’agente d’ERAR a ensuite examiné diverses sources d’informations d’intérêt public et a conclu que [traduction] « la preuve publique la plus récente démontre que, selon la prépondérance de la preuve, dans le cours normal des choses, un demandeur d’asile togolais qui est renvoyé dans son pays ne risque pas d’être exposé à des préjudices et qu’il n’y a pas de risque grave qu’il se trouve personnellement ciblé par les autorités gouvernementales ».

 

[21]           Lorsqu’elle a examiné les conditions générales du pays, l’agente d’ERAR a noté que la situation s’améliorait au Togo et que le gouvernement avait pris des mesures pour garantir des élections libres et honnêtes. Le demandeur n’avait présenté aucune preuve démontrant qu’il avait en effet été menacé du fait de sa participation à un parti politique ou qu’il serait menacé simplement parce qu’il est un demandeur d’asile qui a été renvoyé dans son pays.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES

[22]           L’article 113 de la Loi prévoit la procédure d’acceptation de nouvelles preuves dans le cadre d’une demande d’ERAR. Les dispositions pertinentes de cet article sont les suivantes :

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

[. . .]

 

 

 

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;[. . .]

[23]           Les passages applicables du Règlement comprennent les dispositions suivantes :

Observations

Submissions

161. (1) Le demandeur peut présenter des observations écrites pour étayer sa demande de protection et peut, à cette fin, être assisté, à ses frais, par un avocat ou un autre conseil.

 

161. (1) A person applying for protection may make written submissions in support of their application and for that purpose may be assisted, at their own expense, by a barrister or solicitor or other counsel.

 

Nouveaux éléments de preuve

New evidence

(2) Il désigne, dans ses observations écrites, les éléments de preuve qui satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 113a) de la Loi et indique dans quelle mesure ils s’appliquent dans son cas.

(2) A person who makes written submissions must identify the evidence presented that meets the requirements of paragraph 113(a) of the Act and indicate how that evidence relates to them.

Facteurs pour la tenue d’une audience

Hearing — prescribed factors

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

 

ANALYSE

La norme de contrôle

[24]           L’affaire en l’espèce soulève de nombreuses questions, qui nécessitent chacune une analyse distincte de la norme de contrôle applicable dans le contexte d’une décision d’agent d’ERAR. Ma collègue la juge Eleanor Dawson a examiné une affaire qui comportait plusieurs questions et je m’en remets à l’excellent résumé qu’elle a fait des diverses normes de contrôle aux paragraphes 23 et 24 de la décision Demirovic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1560 (1re inst.), 2005 CF 1284 :

23     En ce qui concerne la norme de contrôle applicable aux décisions des agents d’ERAR, dans la décision Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n540 (1re inst.), au paragraphe 19, le juge Mosley, après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, a conclu que « la norme de contrôle applicable aux questions de fait devrait être, de manière générale, celle de la décision manifestement déraisonnable; la norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit, celle de la décision raisonnable simpliciter; et la norme applicable aux questions de droit, celle de la décision correcte ». Le juge Mosley a aussi souscrit à l’observation du juge Martineau dans la décision Figurado c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F. no 458 (1re inst.), au paragraphe 51 : lorsque la décision d’un agent d’ERAR est examinée « globalement et dans son ensemble », la norme de contrôle applicable devrait être celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette jurisprudence a été suivie par la juge Layden-Stevenson dans la décision Nadarajah c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F. no 895 (1re inst.), au paragraphe 13. Pour les motifs exposés par mes collègues, je reconnais que telle est la formulation correcte de la norme de contrôle applicable.

 

24     Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable simpliciter, la cour saisie de la demande de contrôle doit vérifier si la décision en cause est étayée par des motifs qui eux‑mêmes reposent sur des preuves solides. Est déraisonnable la décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un « examen assez poussé »; la cour saisie de la demande de contrôle doit conclure que les conclusions tirées découlent logiquement des preuves (voir l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56). La décision n’est déraisonnable que si « aucun mode d’analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (voir l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 55). Une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n’est pas convaincante aux yeux de la cour saisie de la demande de contrôle.

 

 

 

[25]           Je ne mentionnerai donc les normes de contrôle applicables que brièvement alors que j’aborderai chacune des questions.

 

 

 

1.  L’agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les nouvelles preuves présentées étaient inadmissibles au sens de l’alinéa 113a) de la Loi?

 

[26]           L’agente d’ERAR devait interpréter l’alinéa 113a) et l’appliquer aux nouvelles preuves que le demandeur avait présentées. Il s’agit donc d’une question mixte de fait et de droit et la décision raisonnable simpliciter est la norme de contrôle applicable. En d’autres mots, je ne devrais intervenir que si je suis convaincu que les conclusions de l’agente d’ERAR étaient logiquement invalides.

 

[27]           L’avocat du demandeur soutient que les conclusions de l’agente d’ERAR étaient illogiques et qu’elles sont par conséquent invalides. Il précise qu’il ressortait de la preuve présentée à l’agente que le demandeur avait pris connaissance de l’existence des documents seulement en février 2004. La décision défavorable de la Commission a été rendue le 13 février 2004. Par conséquent, le demandeur a reçu l’appel l’informant de l’existence des documents soit immédiatement avant, soit immédiatement après, la décision de la Commission. Comme les documents ont été envoyés après que la Section de la protection des réfugiés eut rendu sa décision, le demandeur ne pouvait pas présenter les documents avant la décision.

 

[28]           De plus, comme la date de la décision et la date de l’appel téléphonique étaient très rapprochées, la déclaration de l’agente d’ERAR selon laquelle les documents étaient raisonnablement accessibles ne s’applique pas au demandeur. Si le demandeur a pris connaissance de l’existence des documents après que la décision eut été rendue, il lui était évidemment impossible de prendre des mesures pour présenter les documents à la Commission avant qu’elle rende sa décision. L’agente d’ERAR a donc imposé la norme du caractère raisonnable à quelqu’un d’autre que le demandeur, en l’occurrence le père Koumako et le gendarme Laza. L’agente a commis une erreur de droit en utilisant le critère de l’accessibilité raisonnable pour juger du caractère raisonnable du comportement de tiers plutôt que du comportement du demandeur.

 

[29]           Le défendeur est d’avis qu’il était raisonnable que l’agente d’ERAR s’attende à ce que le demandeur ait tenté d’obtenir le plus de preuves possible à l’appui de sa demande auprès du père Koumako et du gendarme Laza. Le demandeur n’a présenté aucune preuve à l’agente d’ERAR qui montrait qu’il avait informé le père Koumako ou le gendarme Laza, avant que la SPR rende sa décision, qu’il avait besoin de documents à l’appui de sa demande.

 

[30]           Par conséquent, s’il y avait eu des preuves que le demandeur avait tenté d’obtenir des documents à l’appui de sa demande auprès du père Koumako et du gendarme Laza avant la décision de la SPR, alors ces documents auraient pu être considérés comme étant de « nouvelles preuves ». Cependant, comme il n’avait présenté à l’agente d’ERAR aucune preuve démontrant qu’il ne pouvait pas raisonnablement se procurer les documents avant la décision de la SPR, il était raisonnable que l’agente conclue que les documents n’étaient pas de « nouvelles preuves ».

 

[31]           Le Règlement impose au demandeur l’obligation d’expliquer pourquoi les preuves présentées avec une demande d’ERAR constituent de « nouvelles preuves ». Dans Immigration Law and Practice, 2e édition, à la page 9-327, Lorne Waldman écrivait :

[traduction]

Le paragraphe 161(2) du Règlement prévoit que le demandeur doit préciser dans ses observations les éléments de preuve qui satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 113a). Par conséquent, lorsque le demandeur présente ses observations, il doit aussi expliquer pourquoi les preuves présentées satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 113a), c’est-à-dire pourquoi il s’agit de nouvelles preuves ou de preuves qui n’étaient pas accessibles ou de preuves qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentées.

 

[32]           Ainsi, un fardeau existe bel et bien pour le demandeur qui décide de présenter de nouvelles preuves avec sa demande d’ERAR. Bien que le défendeur soutienne que le demandeur ne s’est pas acquitté de ce fardeau, et que l’agente d’ERAR avait donc raison de rejeter la preuve, je ne suis pas du même avis. Le demandeur a bien présenté des observations en français expliquant pourquoi la preuve ne pouvait pas être présentée à l’audience devant la SPR :

 

En Février 2004, le père Koumako m'informa que son cousin Mr Laza, le gendarme, a trouvé des dossiers troublants sur moi. Mr Laza a dit au Père qu'il fera tout pour faire la copie des dossiers. En Mai 2004, le Père m'informa que Mr Laza a pu faire la copie et je lui ai demande (sic) de me les envoyer. Le Père m'a envoyé : […]

 

[L’exposé décrit par la suite la fiche d’identification pour l’arrestation, l’avis de recherche et la carte d’identité du gendarme Laza.]

 

 

 

[33]           Le demandeur explique clairement que ni lui, ni le père Koumako n’avaient connaissance de l’existence des documents avant février 2004. De plus, le demandeur avait présenté des lettres du père Koumako, qui faisaient partie des documents divulgués qu’il avait présenté à l’audience devant la Commission. La page 68 du dossier du tribunal montre que les documents 3 et 4 étaient des lettres du père. En effet, ces lettres ont même été mentionnées dans le dernier paragraphe de la décision de la Commission, à la page 66 du dossier du tribunal.

[34]           De plus, les pages 68 et 69 du dossier du tribunal montrent que le demandeur a présenté près de 40 documents à l’appui de sa demande d’asile à l’audience devant la SPR, y compris des rapports d’hôpitaux (décrivant les attaques contre sa femme, son neveu et sa nièce), sa carte d’identité du CAR, une attestation de l’ami qui l’avait invité à se joindre au parti, qui confirme que le demandeur était membre du parti CAR, etc. L’argument du défendeur sur la question serait plus convaincant si le demandeur n’avait pas vraiment fait d’efforts pour présenter des preuves corroborantes à l’appui à l’audience et qu’il utilisait vraiment l’ERAR pour se donner une seconde chance d’obtenir l’asile.

 

[35]           En l’espèce, les faits démontrent que le demandeur a fait preuve de diligence en ce qui a trait à l’obtention de preuves à l’appui de sa demande d’asile et qu’il a présenté de nouvelles preuves seulement parce qu’il a eu connaissance de l’existence de ces documents trop tard pour les présenter à la SPR. Compte tenu de l’importance qu’une décision d’ERAR peut avoir et des répercussions importantes qui peuvent résulter d’un examen défavorable, il ne semble pas approprié d’appliquer une interprétation extrêmement restreinte de l’alinéa 113a) et d’exclure ainsi des preuves qui pourraient justifier une demande de protection. C’est pourquoi je conclus que les conclusions de l’agente d’ERAR à ce sujet sont susceptibles de révision.

 

2.  L’agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur manifestement déraisonnable lorsqu’elle a conclu, subsidiairement, que les nouvelles preuves n’avaient guère de valeur probante parce qu’elles n’étaient pas crédibles?

 

[36]           La décision manifestement déraisonnable est la norme de contrôle applicable à l’examen des nouveaux documents : cet examen reposant nécessairement sur des faits. De plus, l’agente d’ERAR a exprimé des réserves quant à la crédibilité des nouveaux documents. Par conséquent, la Cour n’interviendra que si je suis convaincu que, vu la preuve dont elle était saisie, l’agente d’ERAR ne pouvait pas tirer les conclusions qu’elle a tirées. Mon collègue le juge Yvon Pinard a répété cette règle dans la décision Bilquees c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 157, [2004] A.C.F. no 205 (1re inst.) (QL), au paragraphe 7 :

L’agent ERAR a conclu, comme le Tribunal avant elle, que les demandeurs n’étaient pas crédibles. L’évaluation de la crédibilité est une question de fait et il n’appartient pas à cette Cour de se substituer à la décision de l’agent ERAR à moins que le demandeur puisse démontrer que sa décision est fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments à sa disposition (voir l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7). L’agent ERAR possède une connaissance spécialisée et a le pouvoir d’apprécier la preuve dans la mesure où ses inférences ne sont pas déraisonnables (Aguebor c. Canada (M.E.I.) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)) et ses motifs sont énoncés de façon claire et compréhensible (Hilo c. Canada (M.E.I.) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.)).

 

 

[37]           Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, l’agente d’ERAR n’a accordé que peu de valeur probante, voire aucune, aux trois nouveaux documents parce que, essentiellement, ils n’étaient pas crédibles. L’avocat du demandeur soutient que cette conclusion est manifestement déraisonnable parce que, subsidiairement, l’agente d’ERAR a déclaré que les deux premiers documents, qui attestent que le demandeur était recherché par les autorités, n’auraient guère de « valeur probante » pour établir que le demandeur était recherché par les autorités au Togo.

 

[38]           Bien que l’agente eût tiré ses conclusions en termes de valeur probante, il s’agissait en fait d’une conclusion sur la crédibilité. L’avis de recherche (document no 1) affiche le nom et la photo du demandeur, et affirme que le demandeur et d’autres personnes sont recherchés pour des raisons politiques. La fiche d’identification pour l’arrestation (document no 2) affiche le nom du demandeur, sa date et son lieu de naissance, le nom de ses parents, sa profession et son lieu de résidence. Elle affirme que la personne mentionnée est recherchée pour des raisons politiques. Finalement, le demandeur fait valoir que tous les renseignements personnels qui se trouvent sur la fiche d’identification correspondent à ceux qui se trouvent dans son formulaire de renseignements personnels (FRP). Ainsi, la possibilité que la fiche d’identification et le FRP concernent des personnes différentes n’est pas réaliste.

 

[39]           Le défendeur n’a pas abordé le sujet, sauf en ce qui a trait à la question de l’audience. Je considère que le rejet de l’agente d’ERAR au sujet des documents est quelque peu superficiel. J’en donnerai seulement deux exemples : dans la fiche d’identification pour l’arrestation, l’agente a noté une erreur d’orthographe du mot « Qu’elle » au lieu de « Quelle ». Elle a aussi mentionné que le numéro de la fiche d’identification pour l’arrestation commençait par « #345… » alors que sur un autre document présenté par le demandeur, « No 4345 » était écrit à la main et était encerclé. Cette analyse microscopique est manifestement déraisonnable.

 

3.  L’agente d’ERAR a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas l’audience envisagée par l’alinéa 113b) de la Loi et l’article 167 du Règlement?

 

[40]           Comme la Cour l’a mentionné au paragraphe 3 ci-dessus, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

 

[41]           Le demandeur propose la question suivante pour la certification :

[traduction]

 

L’expression « normalement accessible » à l’alinéa 113(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés signifie-t-elle normalement accessible pour le demandeur en raison de ce que le demandeur aurait raisonnablement pu faire ou peut-elle signifier normalement accessible pour le demandeur ou une autre personne que le demandeur en raison de ce que cette autre personne aurait raisonnablement pu faire?

 

[42]           Le défendeur s’oppose à la certification de la question.

 

[43]           La Cour est d’accord avec le défendeur, qui soutient que la question ne transcende pas l'intérêt des parties au présent litige.

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen devant un autre agent d’ERAR.

2.         Aucune question n’est certifiée.

 

« Michel Beaudry »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7565-05

 

INTITULÉ :                                       KOUAMI KOMAHE c.

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ                                      ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 6 décembre 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Beaudry

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 décembre 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas                                                                             POUR LE DEMANDEUR

                                                                                               

 

Dayna S. Anderson                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas                                                                             POUR LE DEMANDEUR

Winnipeg (Manitoba)

 

John Sims, c.r.                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

 

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