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Date : 20061208

Dossier : T‑1979‑05

Référence : 2006 CF 1473

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

ENTRE :

SANOFI‑AVENTIS CANADA INC. et

SANOFI‑AVENTIS DEUTSCHLAND GmbH

requérantes

et

 

NOVOPHARM LIMITED et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

 

 

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

[1]               Les requérantes ont déposé, dans le cadre de la présente procédure concernant la délivrance d’un avis de conformité, une requête en récusation en vertu de laquelle je ne devrais plus prendre part aux procédures engagées ni entendre la prochaine requête de l’intimée visant à obtenir le rejet des procédures. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’ai décidé de ne pas me récuser.

 

[2]               La présente instance concerne la délivrance d’un avis de conformité. Suivant le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), une telle procédure est engagée par voie de demande, est réglée par procédure sommaire et doit prendre fin dans les vingt‑quatre (24) mois suivant la date à laquelle elle a été engagée. Cette procédure, qui paraît simple, n’a pas, en pratique, donné de très bons résultats. Les questions en litige portent notamment sur la validité d’un brevet ou sa contrefaçon, des questions particulièrement complexes, surtout lorsqu’il s’agit de drogues et de médicaments, car elles nécessitent que l’on fasse appel à des preuves d’experts extrêmement pointues. De gros intérêts sont habituellement en jeu. Une société pharmaceutique innovatrice peut s’apercevoir qu’un médicament générique qui se vend très bien a été lancé et réduit considérablement sa part de marché ainsi que la rentabilité de son entreprise. Il se peut que plus d’un médicament générique arrive sur le marché; l’ordre dans lequel ils sont commercialisés et la puissance commerciale du fabricant de produits génériques peuvent alors revêtir une importance capitale. Il n’est pas rare que des millions de dollars soient ainsi en jeu et chaque jour de retard dans la mise en marché d’un produit générique peut avoir une importance cruciale tant pour la société innovatrice que pour le fabricant de produits génériques.

 

[3]               C’est pourquoi les procédures engagées devant la Cour en matière d’avis de conformité donnent lieu à des batailles juridiques âprement contestées, avec force requêtes de nature procédurale, abondance de questions soulevées, de tactiques et de stratégies. La société innovatrice et le fabricant de produits génériques participent à ces débats. Les enjeux sont très élevés. Si, au bout du compte, c’est la société innovatrice qui a gain de cause, le fabricant de produits génériques se verra empêcher de commercialiser le produit en question. Si, par contre, c’est le fabricant de produits génériques qui obtient gain de cause, il pourra prendre pied sur le marché au risque, cependant, d’être visé par des actions en contrefaçon du brevet en question ou d’autres brevets. Le principe de la chose jugée ne s’applique pas à de telles actions, de sorte que l’issue d’une procédure relative à un avis de conformité ne peut pas être invoquée dans une action en contrefaçon de brevet. Le Règlement permet cependant au fabricant de produits génériques de poursuivre la société innovatrice en dommages‑intérêts s’il peut être établi qu’elle s’est servie, d’une façon irrégulière, de la procédure relative à l’avis de conformité pour retarder l’entrée sur le marché du fabricant de produits génériques.

 

[4]               En l’espèce, la société innovatrice me demande, par voie de requête, de me récuser, en invoquant l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. On hésite à se prononcer sur son propre cas, mais c’est cependant la procédure qui semble être prévue. C’est au juge concerné qu’il appartient de décider s’il convient ou non qu’il se désiste. Le critère applicable en matière de récusation n’est pas en cause en l’espèce; c’est celui qui a été récemment énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, au paragraphe 60 :

60     En droit canadien, une norme s’est maintenant imposée comme critère de récusation. Ce critère, formulé par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, précité, p. 394, est la crainte raisonnable de partialité :

 

... la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

 

[5]               Il n’est pas question en l’espèce de partialité réelle mais bien de crainte raisonnable de partialité. Aux paragraphes 35 et 36 de leur mémoire, les requérantes ont exposé avec précision leur position à cet égard :

[traduction]

35.       En l’espèce, Sanofi‑Aventis ne prétend pas qu’il y a partialité réelle mais plutôt une crainte raisonnable de partialité. Il est clair que la probité du juge Hughes n’est pas en cause.

 

36.       La question est de savoir si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il y aurait diminution de la confiance en l’intégrité de l’administration de la justice si le juge Hughes devait se prononcer sur la présente requête. Le critère consiste à se demander si une personne raisonnable, sensée et bien informée, pourrait croire que le juge Hughes, consciemment ou inconsciemment, ne rendrait pas une décision juste sur la requête.

 

[6]               Il convient à cette étape d’examiner le contexte de la présente instance ainsi que d’autres affaires.

 

[7]               Avant le début des présentes procédures, l’intimée, Novopharm, a envoyé une lettre, appelée avis d’allégation dans le Règlement, dans laquelle elle a précisé qu’elle entendait solliciter la permission de commercialiser au Canada un médicament contenant du ramipril. Novopharm a allégué que la commercialisation au Canada du médicament en question ne contreferait pas certains brevets que, par souci de concision, je vais appeler les brevets 089, 948, 549 et 387. Novopharm a par ailleurs allégué l’invalidité de deux de ces brevets, à savoir les brevets 549 et 387. C’est pourquoi les demanderesses ont engagé les présentes procédures en faisant valoir que ces allégations n’étaient pas fondées.

 

[8]               Sanofi‑Aventis était également partie dans d’autres procédures engagées devant la Cour concernant la délivrance d’un avis de conformité pour plusieurs des mêmes brevets. Dans Aventis Pharma Inc. c. Pharmascience Inc., 2006 CF 898, la Cour a statué qu’Aventis (prédécesseur de Sanofi‑Aventis) n’avait pas démontré que l’allégation de non‑contrefaçon avancée par Pharmascience n’était pas fondée en ce qui concerne le brevet 948. Autrement dit, Sanofi‑Aventis n’avait pas réussi à prouver que le produit générique de Pharmascience contrefaisait le brevet 948. Dans Aventis Pharma Ltd. c. Apotex Inc. 2005 CF 1461, confirmée par la Cour d’appel fédérale le 2 novembre 2006, 2006 CAF 357, la Cour a statué que Sanofi‑Aventis n’avait pas démontré que le produit générique d’Apotex contrefaisait le brevet 089.

 

[9]               Deux autres procédures relatives à la délivrance d’un avis de conformité se profilent déjà, avec cette fois le Laboratoire Riva Inc., un autre fabricant de produits génériques. Dans le cadre de ces procédures, il s’agit notamment de savoir si Sanofi‑Aventis peut établir que l’allégation de non‑contrefaçon avancée par Riva à l’égard de plusieurs brevets, dont les brevets 089 et 948 qui ont déjà fait l’objet de décisions de la Cour concernant d’autres fabricants de produits génériques, en l’occurrence Pharmascience et Apotex, est fondée.

 

[10]           Je précise, en ce qui concerne les deux procédures auxquelles Riva est partie, que j’ai agi, à une certaine époque, pour Riva en qualité d’avocat inscrit au dossier, et que j’ai signé l’un des avis d’allégation. Je n’ai joué aucun rôle dans l’interrogatoire des témoins de Sanofi‑Aventis. Cela fait un an et demi que j’ai été assermenté en tant que juge de la Cour.

 

[11]           S’il existe, entre la présente procédure impliquant Novopharm et la procédure engagée contre Riva, un élément commun, c’est le même que dans les jugements rendus par la Cour dans des affaires impliquant Pharmascience et Apotex, c’est‑à‑dire a‑t‑il été établi que l’allégation du fabricant en question voulant qu’il ne contreferait pas les brevets 089 ou 948 n’était pas fondée?

 

[12]           Il convient de souligner en ce qui concerne la requête qui va prochainement être entendue, et qui est une des procédures dont il m’est demandé de me récuser, qu’il n’est aucunement question de la validité d’un brevet. La validité d’un brevet peut, dans certains cas, être mise en cause dans le cadre d’une action réelle. Cependant, il ne s’agit en l’espèce que d’une action ordinaire en matière de brevets, dans le cadre de laquelle la Cour peut effectivement invalider un brevet ou certaines de ses revendications par un jugement rendu en matière réelle et opposable non seulement aux parties en instance, mais au brevet lui‑même.

 

[13]           La contrefaçon, par contre, exige une analyse des faits quant à ce que le contrefacteur allégué fait ou affirme qu’il fera. Il s’agit d’une décision sur les faits que la Cour doit rendre dans chaque cas précis en se fondant sur la preuve qui a été produite. Cette décision est alors appliquée aux revendications du brevet en cause, telles qu’interprétées par la Cour, afin de déterminer si l’allégation de non‑contrefaçon est fondée.

 

[14]           La question de la contrefaçon est donc une question mixte de fait (ce que le contrefacteur allégué fera ou est en train de faire) et de droit (interprétation de la revendication) : voir Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, au paragraphe 67.

 

[15]           Dans Apotex, précitée, au paragraphe 25, la Cour fédérale a considéré que la revendication du brevet 089 qui est en cause en l’espèce vise l’utilisation du ramipril dans le traitement de l’hypertrophie. Cette interprétation n’a pas été contestée. Le jugement a par ailleurs été confirmé en appel.

 

[16]           Dans Pharmascience, précitée, la Cour fédérale, au paragraphe 3 de ses motifs, a interprété le brevet 948 comme visant l’utilisation du ramipril combiné à un antagoniste du calcium pour la prévention et le traitement de la pneumonie. Encore une fois, il s’agit d’une interprétation qui n’a pas été contestée.

 

[17]           J’ai lu le mémoire déposé par Sanofi‑Aventis dans le cadre de sa requête en rejet des procédures qui doit être entendue prochainement, et je constate que l’interprétation des revendications des brevets 089 et 948 qui est avancée au paragraphe 23 de ce document n’est pas incompatible avec les conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans les décisions Apotex et Pharmascience, précitées. Je souligne également que, dans ce même mémoire, Sanofi‑Aventis fait valoir, notamment aux paragraphes 60 et 92, que les conclusions relatives à la contrefaçon sont axées sur les faits, chaque cas devant être examiné séparément.

 

[18]           Dans la mesure où il existe un élément commun par rapport à Riva, les conclusions que l’on me demandera de tirer dans le cadre de la présente procédure, en particulier sur la requête qui doit être entendue prochainement, seront axées, en ce qui concerne chacun des fabricants de produits génériques, sur les faits particuliers de l’affaire.

 

[19]           Les tribunaux ont souvent fait preuve de prudence dans les cas où s’est posée la question du risque de partialité et, pour des raisons de convenance, ils ont confié le dossier à un juge différent au moindre signe d’une crainte de partialité; toutefois, il s’agit uniquement d’une question de commodité, les décisions en ce sens ne fixant aucunement la jurisprudence. En l’espèce, les demanderesses n’ont fait qu’évoquer un risque de partialité, dans une lettre envoyée à la Cour, en milieu d’après‑midi, la veille du jour où je devais entendre plusieurs requêtes dont l’audition était prévue depuis déjà plusieurs semaines.

 

[20]           Si on examine la jurisprudence, l’arrêt Arsenault‑Cameron c. Île‑du‑Prince‑Édouard, [1999] 3 R.C.S. 851, de la Cour suprême du Canada est révélateur. Au paragraphe 2, la Cour suprême a dit :

Le critère applicable à la crainte de partialité tient compte de la présomption d’impartialité. Une réelle probabilité de partialité doit être établie.

 

[21]           Aux paragraphes 73 à 75 de la décision rendue par la Cour fédérale dans Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1998] 3 C.F. 3, le juge Teitelbaum rappelle la solennité du serment judiciaire et l’impartialité qui en découle.

 

[22]           Dans l’arrêt Wewaykum, précité, la Cour suprême rappelle, au paragraphe 59, un de ses arrêts antérieurs, Bertram, affirmant que le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge. Ainsi que nous l’avons indiqué plus haut en citant le paragraphe 60 de l’arrêt Wewaykum, la crainte de partialité doit à la fois être « raisonnable » et être le fait d’« une personne sensée et raisonnable ». Il ne s’agit aucunement de se placer dans l’optique d’une personne cynique, capricieuse, soupçonneuse à l’excès, paranoïaque ou perfectionniste, ainsi que l’a rappelé le juge en chef adjoint MacKinnon, à la page 679 de Re Currie (1984), 14 D.L.R. (4th) 651 (C.A. Ont.).

 

[23]           En ce qui concerne la présumée crainte « raisonnable » de partialité, Sanofi‑Aventis invoque la possibilité que je puisse tirer en l’espèce des conclusions de fait et de droit susceptibles d’avantager une de mes anciennes clientes de l’époque à laquelle j’exerçais la profession d’avocat, ancienne cliente actuellement impliquée dans des affaires où sont en cause deux des mêmes brevets. J’ai déjà souligné qu’en matière de contrefaçon de brevet, les conclusions de fait dépendent spécifiquement des faits de la cause. Or, en l’occurrence, l’interprétation de la revendication n’est nullement contestée. Les allégations formulées en l’espèce semblent relever davantage de la catégorie décrite par le juge en chef adjoint MacKinnon qu’être celles d’une personne raisonnable.

 

[24]           Il convient de laisser les juges faire leur travail sans craindre des allégations déraisonnables de partialité. Les juges se sont engagés par serment à exercer leurs pouvoirs et attributions consciencieusement et fidèlement. Les avocats plaidants ont eux aussi des obligations tant envers leurs clients qu’envers la Cour. Ils devraient être encouragés, lorsque l’occasion s’y prête, à échanger la toge de l’avocat pour celle du juge et à exercer consciencieusement et fidèlement leurs nouvelles fonctions. Ainsi que l’a dit la Cour suprême au paragraphe 4 de l’arrêt Arsenault‑Cameron, précité, en invoquant une décision de la Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud : « [...] aucune demande de récusation ne pouvait être fondée sur le lien qui unit l’avocat à son client, à moins que l’avocat n’ait conseillé une partie au litige devant être tranché ».

 

[25]           La requête en récusation est rejetée avec dépens.

 

ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS :

1.                  La requête est rejetée.

2.                  L’intimée a droit aux dépens de la requête.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                             T‑1979‑05

 

INTITULÉ :                                                            SANOFI‑AVENTIS CANADA INC. et al.

                                                                                 c.

                                                                                 NOVOPHARM LIMITED et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 7 DÉCEMBRE 2006

 

ORDONNANCE ET

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                       LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                           LE 8 DÉCEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gunars A. Gaikis

J. Sheldon Hamilton

Mark G. Biernacki

POUR LES REQUÉRANTES

 

 

Jonathan Stainsby

Mark Edward Davis

Neil Fineberg

POUR L’INTIMÉE

NOVOPHARM LIMITED

 

 

Personne n’a comparu

POUR L’INTIMÉ

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Smart & Biggar

Toronto (Ontario)

POUR LES REQUÉRANTES

 

 

Heenan Blaikie LLP

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉE

NOVOPHARM LIMITED

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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