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Date : 20061206

Dossier : T-341-02

Référence : 2006 CF 1465

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

 

ENTRE :

LILLY ICOS LLC et

ELI LILLY CANADA INC.

demanderesses

et

 

PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(Re : Appel par la défenderesse d’une ordonnance du protonotaire)

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Il s’agit de l’un de trois appels interjetés de décisions du protonotaire qui ont été entendus lors de séances ordinaires de requêtes. Le présent appel porte sur la nature « confidentielle » des communications entre des inventeurs et des agents de brevets au Royaume-Uni (R.-U.) et sur la question de savoir si ce privilège s’applique ou devrait s’appliquer dans le présent litige.

 


II.         CONTEXTE

[2]               Dans son action, la demanderesse (Lilly) cherche à faire invalider le brevet canadien no 2,163,446 qui a été délivré à la défenderesse (Pfizer) pour le médicament connu sous le nom de Cialis. À l’interrogatoire préalable, Pfizer a refusé de répondre aux questions visant la divulgation et la production de communications entre les inventeurs et leurs agents de brevets au R.-U. au motif que ces communications sont confidentielles au R.-U. et que ce privilège devrait être reconnu au Canada.

 

[3]               Lilly a présenté une requête pour obliger Pfizer à répondre à ces questions (notamment). Dans une ordonnance datée du 6 mars 2006, le protonotaire Lafrenière a ordonné à Pfizer de répondre aux questions. Il s’agit de l'appel que Pfizer a interjeté de cette ordonnance.

 

[4]               Le protonotaire Lafrenière a conclu que Pfizer n’avait pas établi le caractère confidentiel des communications entre les inventeurs et leurs agents de brevets au R.-U. relativement à la présente action. Il a statué en outre que la preuve de Pfizer ne permet pas de conclure que les communications devraient être protégées au titre du critère à quatre volets établi par Wigmore en matière de communications confidentielles (Evidence in Trials at Common Law, vol. I, MacNaughton Revision, paragraphe 2285).

 

III.       ANALYSE

A.        La norme de contrôle

[5]               Le présent appel soulève deux questions : la législation du R.‑U. s’applique-t-elle (ou devrait-elle s’appliquer par courtoisie judiciaire) de manière à exclure la preuve? La preuve devrait‑elle être incluse au motif qu’elle est confidentielle en vertu du critère établi par Wigmore?

 

[6]               La conclusion du protonotaire Lafrenière porte sur une question de droit. Les parties s’entendent pour dire, et je partage leur avis, que la norme de contrôle applicable à la décision contestée est celle de la décision correcte. (Voir Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd. (C.A.), [1993] 2 C.F. 425.)

 

B.         Le privilège existant au Royaume-Uni

[7]               Le privilège allégué découle de l’article 280 de la Copyright, Designs and Patents Act 1988 du Royaume-Uni, dont voici le texte :

[traduction]

 

280. – (1) Le présent article s’applique aux communications afférentes à toute question concernant la protection d’une invention, d’un dessin, d’un renseignement technique, d’une marque de commerce ou de service, ainsi qu’à toute question concernant la commercialisation trompeuse.

 

(2) Toute communication décrite au paragraphe (1) :

a) soit entre une personne et son agent de brevets,

b) soit en vue d’obtenir des renseignements demandés par une personne afin de donner instructions à son agent de brevets, ou en vue de répondre à une telle demande,

est protégée de la divulgation dans toute poursuite judiciaire intentée en Angleterre, au pays de Galles ou en Irlande du Nord au même titre qu’une communication entre un client et son avocat ou, selon le cas, qu’une communication faite en vue d’obtenir des renseignements demandés par une personne afin de donner instructions à son avocat, ou en vue de répondre à une telle demande.

(3) Pour l'application du paragraphe (2), « agent de brevets » désigne :

a) un agent de brevets enregistré ou une personne figurant sur la liste européenne;

b) une société de personnes autorisée à se présenter comme un cabinet d’agents de brevets ou comme un cabinet qui offre des services d’avocat dans le domaine des brevets européens;

c) une personne morale autorisée à se présenter comme un agent de brevets ou comme une société qui offre des services d’avocat dans le domaine des brevets européens.

(4) Il est entendu qu’en Écosse, les règles de droit qui protègent les communications de la divulgation dans le cadre de poursuites judiciaires s’appliquent aux communications décrites dans le présent article.

 

[8]               Pfizer s’appuie sur plusieurs précédents américains pour soutenir que la courtoisie judiciaire exige que les tribunaux canadiens reconnaissent le privilège existant au R.-U. Elle invoque plus particulièrement la décision SmithKline Beecham c. Apotex, 2000 U.S. Dist. LEXIS 13607 (N.D. III. 2000), dans laquelle la Cour de district des États-Unis a jugé que la conclusion d’un juge selon laquelle certains documents provenant du R.-U. bénéficiaient du privilège édicté dans la loi du R.-U. n’était [traduction] « pas clairement erronée ou contraire à la loi ».

 

[9]               Dans la décision SmithKline, la Cour de district des États-Unis a reconnu que les communications avec des agents de brevets locaux des États-Unis n’étaient pas protégées par le privilège du secret professionnel de l’avocat. Elle a néanmoins estimé que, dans l’affaire dont elle était saisie, le fait de refuser ce privilège porterait atteinte aux principes de courtoisie judiciaire et de prévisibilité qui découlent des fonctions exercées par ces agents dans leur pays ou aux attentes créées sous le régime de leur loi nationale.

 

[10]           La loi du R.-U jouit en droit canadien d’un statut anachronique en raison de l’article 17 de la Loi sur la preuve au Canada en vertu duquel les lois du Parlement impérial ne sont pas considérées comme des lois étrangères devant être prouvées. Ce statut, toutefois, n’a pas pour effet d’incorporer le droit du R.-U dans le droit canadien et, en l’espèce, il établit un privilège qui n’est pas reconnu en droit canadien. Le droit canadien n’admet pas le privilège susmentionné entre un agent de brevets et son client, et rien ne justifie la reconnaissance ad hoc d’un tel privilège.

 

[11]           La courtoisie judiciaire entre pays n’oblige pas le Canada à reconnaître un privilège qui n’a pas cours en droit canadien. C'est particulièrement vrai à l’égard d’un privilège qui, s’il a été invoqué, n’a jamais été reconnu dans une loi.

 

[12]           Même si la décision américaine devait être retenue, ce que, en toute déférence, je ne suis pas disposé à faire, Pfizer n’a présenté aucun élément de preuve quant au rôle des agents de brevets dans le cas présent ni quant aux attentes découlant du droit local. La preuve dont elle disposait a manifestement convaincu la Cour de district des États‑Unis que les agents de brevets du R.‑U. [traduction] « agissaient plus ou moins à titre d’avocats » (voir à la page 74 de la décision).

 

[13]           Le protonotaire Lafrenière a indiqué que le privilège énoncé dans la loi du R.-U. se limitait aux poursuites intentées en Angleterre, au pays de Galles, en Irlande du Nord et en Écosse. Il le décrit comme une règle de preuve qui ne confère pas un privilège absolu ni ne prétend empêcher la divulgation dans d’autres ressorts. Je souscris à la conclusion du protonotaire Lafrenière. Il est intéressant de constater que ce « privilège » ne s’étend pas à des dépendances de la Couronne situées à proximité du Royaume-Uni comme les îles Anglo-Normandes ou l’île de Man. Cela dénote l’intention du législateur de restreindre le « privilège » à l’intérieur de limites géographiques précises.

 

[14]           Il n’y a aucune preuve quant au rôle joué par les agents de brevets et aucune preuve n’indique que ceux‑ci s'attendaient à l’existence d’un privilège. Compte tenu du libellé sans équivoque de la disposition législative, il serait difficile, en l’absence d’une preuve solide, de conclure que l’on s’attendait à ce que le privilège soit applicable à l’extérieur de l’Angleterre, du pays de Galles, de l’Irlande du Nord et de l’Écosse.

 

[15]           Je ne vois pas comment l’on pourrait démontrer l’existence d’une obligation de courtoisie en l’absence d’un privilège semblable au Canada et à la lumière des limites bien définies de la portée territoriale de la disposition législative du Royaume-Uni.

 

[16]           Pfizer a choisi d’offrir ses produits sur le marché canadien; ce faisant, elle est assujettie aux contraintes tout comme elle profite des avantages du régime juridique canadien lorsqu’elle engage des poursuites ou est elle-même poursuivie au Canada.

 

C.        Le critère de Wigmore et les communications confidentielles

[17]           Le critère parfois appelé critère de Wigmore ne crée pas un privilège mais expose un principe selon lequel certains renseignements doivent être reconnus comme confidentiels et protégés de la divulgation d’une manière quelconque, en tout ou en partie ou suivant les modalités de l’ordonnance d’un tribunal.

 

[18]           Le critère de Wigmore requiert l’examen de quatre éléments :

·                    la communication doit avoir été transmise confidentiellement, avec l’assurance qu’elle ne serait pas divulguée;

·                    le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties;

·                    les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment;

·                    le préjudice que subiraient les rapports par la divulgation de la communication doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une juste décision.

 

[19]           L’existence des éléments du critère de Wigmore est établie, du moins en partie, sur la base d’un dossier factuel qui aborde chacun des quatre points.

 

[20]           Le protonotaire Lafrenière a eu raison de conclure qu’il ne réexaminerait pas la question du privilège de l’agent des brevets dans un vide factuel. C’est particulièrement vrai au regard des deux premiers éléments du critère qui exigent la preuve des circonstances de la communication et de la nature des rapports entre les parties concernées, y compris, éventuellement, les attentes des parties quant à la nature et à la portée de toute restriction à la divulgation.

 

[21]           Il n’y a aucun élément de preuve permettant de justifier la prétention de confidentialité en l’espèce.

 

 

 

IV        CONCLUSION

[22]           Pour ces motifs, l’appel de la décision rendue sur cette question par le protonotaire Lafrenière le 6 mars 2006 est rejeté avec dépens, quelle que soit l’issue de la cause.

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que l’appel de la décision rendue sur la question en l’espèce par le protonotaire Lafrenière le 6 mars 2006 soit rejeté avec dépens, quelle que soit l’issue de la cause.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-341-02

 

INTITULÉ :                                                   LILLY ICOS LLC et

                                                                        ELI LILLY CANADA INC.

                                                                        c.

                                                                        PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LES 29 ET 30 MAI 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 6 DÉCEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Donald Cameron

Josée Gravelle

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Christine M. Pallotta

Christopher G. Tortorice

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

OGILVY RENAULT s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

BERESKIN & PARR

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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