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Date : 20061129

Dossier : T‑908‑06

Référence : 2006 CF 1439

ENTRE :

IVAN TULUPNIKOV

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE GIBSON

 

Introduction

[1]               Les présents motifs font suite à l'audience d'un appel interjeté en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté[1] (la Loi) contre la décision, en date du 4 avril 2006, par laquelle un juge de la citoyenneté (le juge) a rejeté la demande de citoyenneté canadienne du demandeur au motif qu'il ne remplissait pas [TRADUCTION] « la condition de résidence prévue à l'alinéa 5(1)c) de la Loi ».

 

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est né en Union des Républiques socialistes soviétiques le 13 août 1975. Il est citoyen de la Fédération de Russie et n'a pas d'autre citoyenneté.

 

[3]               Les parents du demandeur ont divorcé. Sa mère s'est remariée à un citoyen canadien et, à toutes les époques pertinentes, elle et son mari vivaient au Canada.

 

[4]               Le demandeur affirme qu'il est entré au Canada pour y rester le 19 septembre 1998 en vertu d'une autorisation d'étude. Il affirme en outre que, avant cette date, il était entré au Canada à plusieurs reprises en vertu de visas valides. Il est resté au Canada jusqu'à la fin de décembre 2000 grâce à une nouvelle autorisation d'étude. Le 23 décembre 2000, il est devenu résident permanent du Canada.

 

[5]               Avant d'obtenir le statut de résident permanent, il a étudié dans divers établissements canadiens, dont l'Université McGill à Montréal, qui lui a décerné un diplôme de maîtrise en architecture. Après avoir obtenu sa résidence permanente, il a travaillé pour divers employeurs ayant leur siège au Canada.

 

[6]               Le 18 août 2001, le demandeur s'est marié à Toronto. Il a déposé une demande de parrainage de sa femme en tant que membre de la catégorie du regroupement familial, et, en vertu de ce parrainage, elle est devenue résidente permanente du Canada le 29 septembre 2003.

 

[7]               Le demandeur a demandé la citoyenneté canadienne le ou vers le 22 novembre 2003. Il soutient qu'il avait accumulé au total 840 jours de présence effective au Canada entre le 22 novembre 1999 et le 22 novembre 2003.

 

DÉCISION CONTRÔLÉE

[8]               Le juge a interrogé le demandeur le 9 novembre 2005. À la fin de l'entretien, le juge l'a invité à produire d'autres documents pour étayer sa demande. Le juge et le demandeur ont tous deux signé la formule utilisée pour enregistrer cette demande de documents, formule qui contenait la déclaration suivante :

[TRADUCTION] Je prends acte du fait que si je ne produis pas les documents en question, ma demande de citoyenneté sera rejetée par un juge[2]

 

M. Tulupnikov a donné suite à la demande de documents du juge, mais ce dernier, apparemment insatisfait des pièces produites, en a réclamé d'autres, que le demandeur lui a communiquées. C'est ensuite que la décision contrôlée a été rendue.

 

[9]               Le juge écrit ce qui suit dans la décision contrôlée[3] :

[TRADUCTION] L'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté exige l'accumulation d'au moins trois ans de résidence au Canada dans les quatre ans qui ont précédé la date de la demande de citoyenneté, cette durée étant calculée de la manière prévue à ce paragraphe de la Loi. Or vous déclarez dans votre demande que vous avez été effectivement présent au Canada 748 jours pendant la période pertinente, et absent 515 jours. Il vous manque donc 347 jours pour atteindre le minimum de 1 095 jours que prévoit l'alinéa 5(1)c) de la Loi (votre nombre total de jours au Canada est de 1 263 selon votre demande en date du 22 novembre 2003).

 

S'il est vrai que la présence effective de 748 jours dont parle le juge est inférieure à celle déclarée par le demandeur et notée plus haut, cette différence est sans conséquence. La différence entre les 748 jours de présence effective et les 1 263 jours passés au Canada s'explique par le fait que chaque jour de présence antérieur à l'obtention de la résidence permanente ne compte que pour moitié.

 

[10]           Le juge formule ensuite des observations assez détaillées, et défavorables, sur les documents produits par le demandeur. Après quoi, sous le titre [TRADUCTION] « Décision », le juge conclut dans les termes cités plus haut. Le juge note aussi qu'il a examiné la possibilité de recommander l'exercice du pouvoir discrétionnaire de dispense sous le régime des paragraphes 5(3) ou 5(4) de la Loi et qu'il a en fin de compte décidé de ne pas le faire. Sa conclusion à cet égard n'est pas en litige devant notre Cour.

 

ANALYSE

La norme de contrôle

[11]           Il n'est pas contesté devant la Cour que la norme de contrôle applicable à un appel tel que celui‑ci est celle de la décision raisonnable simpliciter[4]. J'estime établi, à la suite d'une analyse pragmatique et fonctionnelle de l'affaire, que rien ne justifie qu'on s'écarte ici de cette norme.

 

Les questions de fond

[12]           L'avocat du demandeur a mis en litige devant la Cour les questions de savoir si le juge avait omis : 1) de choisir clairement et d'appliquer un critère approprié pour établir si le demandeur avait rempli la condition de résidence que prévoit l'alinéa 5(1)c) de la Loi; 2) de prendre en considération la totalité de la preuve dont il disposait avant de décider si le demandeur remplissait la condition de résidence; et 3) de justifier par des motifs suffisants sa conclusion que le demandeur ne remplissait pas cette condition.

 

Le choix et l'application d'un critère approprié et la prise en considération de la totalité de la preuve

[13]           Ma collègue la juge Layden‑Stevenson formule les observations suivantes au paragraphe 4 de la décision Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5] :

Parce que la « question » de la divergence d'opinions dans la jurisprudence de la Cour fédérale, en ce qui a trait à l'obligation de résidence imposée par la Loi, émerge inévitablement des arguments présentés en appel des décisions rendues en matière de citoyenneté, je crois qu'il est utile de distinguer entre les affaires où cette question est valable et celles dans lesquelles elle ne l'est pas. À mon avis, la « question » portant sur la divergence d'opinions dans la jurisprudence de la Cour fédérale n'est pas pertinente quant à savoir si un appelant a établi une résidence au Canada. Dans Goudimenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) […], l'appelant a soutenu que ses périodes d'absence pour des raisons d'études devraient être assimilées à des périodes de résidence. Au paragraphe 13, j'ai déclaré :

 

Le problème que pose le raisonnement de l'appelant est qu'il ne tient pas compte de la question préliminaire, soit l'établissement de sa résidence au Canada. Si le critère préliminaire n'est pas respecté, les absences du Canada ne sont pas pertinentes.  Canada (Secretary of State) c. Yu […]; Affaire intéressant Papadorgiorgakis […]; Affaire intéressant Koo […]; Affaire intéressant Choi […] Autrement dit, à l'égard des exigences de résidence de l'alinéa 5(1)c) de la la Loi, l'enquête se déroule en deux étapes. À la première étape, il faut décider au préalable si la résidence au Canada a été établie et à quel moment. Si la résidence n'a pas été établie, l'enquête s'arrête là. Si ce critère est respecté, la deuxième étape de l'enquête consiste à décider si le demandeur en cause a été résident pendant le nombre total de jours de résidence requis. C'est à l'égard de la deuxième étape de l'enquête, et particulièrement à l'égard de la question de savoir si les périodes d'absence peuvent être considérées comme des périodes de résidence, qu'il y a divergence d'opinions au sein de la Cour fédérale.

[Renvois omis.]

 

 

[14]      S'il est vrai que la décision qui fait l’objet de l’appel ne dit pas expressément que le demandeur a établi la résidence au Canada devant le juge, j'estime que cette conclusion y est implicite, et ma constatation à cet égard n'était pas en litige. Donc, le juge a abordé directement la deuxième étape de l'analyse, soit le point de savoir si la résidence du demandeur remplissait le critère du nombre total de jours. C'est à cet égard que se pose la question de la divergence d'opinions des membres de notre Cour, illustrée par les décisions Affaire intéressant Pourghasemi[6], Affaire intéressant Papadogiorgakis[7] et Affaire intéressant Koo[8].

 

[15]      Ma collègue, la juge Heneghan, écrivait ce qui suit au paragraphe 4 de la décision Hsu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[9] :

La jurisprudence sur les appels en matière de citoyenneté a clairement établi qu'il existe trois critères juridiques permettant de déterminer si un demandeur a démontré qu'il était un résident selon les exigences de la Loi sur la citoyenneté […] Voir à cet égard l'affaire Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) […] Selon la décision rendue dans cette affaire, le juge de la citoyenneté peut soit calculer de façon stricte le nombre de jours de présence physique, soit examiner la qualité de la résidence, soit analyser la centralisation au Canada du mode de vie du demandeur.

[Renvois omis.]

 

 

[16]      Les trois critères définis par la juge Heneghan équivalent aux critères respectifs des décisions Pourghasemi, Papadogiorgakis et Koo mentionnées plus haut.

 

[17]           Il n'est pas contesté devant la Cour que, si le juge de la citoyenneté peut choisir d'appliquer l'un ou l'autre des trois critères, il ne lui est pas permis de les « fusionner ». L'avocat du demandeur soutient que le juge a commis une erreur justifiant que j'accueille le présent appel en ne précisant pas sur lequel des trois critères il se fondait et, en outre, en [TRADUCTION] « fusionnant » le critère Pourghasemi avec des éléments des deux autres critères. L'avocat fait valoir qu'en formulant une conclusion basée sur le compte strict des jours, puis en présentant des observations à la fois détaillées et défavorables sur la preuve documentaire du demandeur, le juge a manifestement [TRADUCTION] « fusionné » les critères.

 

[18]           Je ne souscris pas à cet argument. À la fin de son entretien avec le demandeur, le juge était manifestement arrivé à la conclusion qu'il ne pourrait accueillir sa demande sur le fondement du compte strict des jours. Comme je l'ai dit plus haut, il a alors invité le demandeur à produire d'autres documents et l'a avisé que, s'il ne le faisait pas, sa demande de citoyenneté canadienne devrait être rejetée. Le juge a ensuite examiné les autres documents produits et, comme en témoigne sa lettre de décision, il a manifestement constaté qu'ils ne suffisaient pas à étayer une décision favorable au demandeur suivant l'un ou l'autre des critères plus souples. Par conséquent, ce qui est selon moi manifeste au vu de la lettre de décision, il est revenu au critère du compte strict des jours pour rejeter la demande de citoyenneté. Il n'a pas [TRADUCTION] « fusionné » ou confondu les critères. En outre, je ne vois aucun motif de conclure que le juge aurait omis de tenir compte d'aucun des éléments de preuve documentaire produits devant lui.

 

Insuffisance des motifs

[19]           Se fondant sur le raisonnement de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick adopté par le juge Pelletier dans la décision Boyle c. Nouveau-Brunswick (Commission de la santé, de la sécurité et de l'indemnisation des accidents au travail)[10], qui porte qu'il ne suffit pas d'énumérer les éléments de preuve pris en considération, mais que l'exposé des motifs doit expliquer aux parties les raisons de la décision du tribunal et doit en outre être suffisant pour permettre à une cour d'appel de remplir sa fonction, l'avocat du demandeur soutient que la lettre de décision ici examinée ne constitue tout simplement pas un exposé de motifs satisfaisant. Je me reporterai encore une fois à la décision Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[11], au paragraphe 13 de laquelle la juge Layden-Stevenson propose les observations suivantes :

Dans R. c. Sheppard […], la Cour suprême du Canada a analysé la question de la validité des motifs. Bien que l'arrêt ait été rendu dans un contexte de droit criminel, les principes énoncés dans Sheppard peuvent être adaptés, au besoin, pour convenir au contexte d'un certain nombre d'affaires. La Cour suprême du Canada a décidé que l'obligation de donner des motifs est liée à leurs fins, qui varient selon le contexte. Pour des fins d'appel en matière de citoyenneté, je considère applicables les assertions suivantes énoncées dans Sheppard et adaptées au présent contexte :

 

a)        Prononcer des décisions motivées fait partie intégrante du rôle du juge.

b)       Il ne faut pas laisser le demandeur dans le doute quant à la raison pour laquelle sa demande est rejetée.

c)       Il se peut que les motifs s'avèrent essentiels aux avocats des parties pour les aider à évaluer l'opportunité d'interjeter appel et à conseiller leurs clients à cet égard.

d)       Chaque omission ou lacune dans l'exposé des motifs ne constituera pas nécessairement un moyen d'appel.

e)       L'exposé des motifs joue un rôle important dans le processus d'appel. Lorsque les besoins fonctionnels ne sont pas comblés, la cour d'appel peut conclure qu'il s'agit d'une erreur de droit, suivant les circonstances de l'affaire, et suivant la nature et l'importance de la décision rendue en première instance.

f)        Le juge n'est pas tenu à une quelconque norme abstraite de perfection.

g)       Le juge s'acquitte de son obligation lorsque ses motifs sont suffisants pour atteindre l'objectif visé par cette obligation, c'est‑à‑dire lorsque, compte tenu des circonstances de l'espèce, sa décision est raisonnablement intelligible pour les parties et fournit matière à un examen valable en appel de la justesse de la décision du juge.

h)       Les juges sont certes censés connaître le droit qu'ils appliquent tous les jours et trancher les questions de fait avec compétence, mais cette présomption a une portée limitée. Même les juges très savants peuvent commettre des erreurs dans une affaire en particulier, et c'est la justesse de la décision rendue dans une affaire en particulier que les parties peuvent faire examiner par un tribunal d'appel.

i)        Lorsque la décision du juge de première instance ne suffit pas à expliquer le résultat aux parties, et que la cour d'appel s'estime en mesure de l'expliquer, l'explication que cette dernière donne dans ses propres motifs est suffisante. Une nouvelle audience n'est alors pas nécessaire.

[Renvoi omis.]

 

 

[20]           Je retiens en particulier l'alinéa f) de la citation qui précède :

Le juge n'est pas tenu à une quelconque norme abstraite de perfection.

 

 

 

[21]           L'exposé des motifs de la décision ici examinée n'atteint pas « une quelconque norme abstraite de perfection », mais ce n'est pas là le critère applicable. J'estime que cet exposé suffit à remplir chacune des conditions énumérées ci‑dessus. En résumé, l'exposé des motifs démontre clairement et en peu de mots la conclusion du juge que, suivant le critère du compte strict des jours, c'est‑à‑dire le critère Pourghasemi, la demande de citoyenneté canadienne du demandeur doit être rejetée. Le fait que le juge propose ensuite des observations détaillées sur la preuve documentaire produite par le demandeur n'est pas pertinent à l'égard de sa décision, sauf dans la mesure où ces observations servent à expliquer pourquoi le juge a décidé, ou peut-être s'est estimé contraint, d'écarter les critères de la « qualité de la résidence » ou de la « centralisation […] du mode de vie », qu'il lui était loisible d'appliquer à la place de celui du compte strict des jours. Le fait que le juge ait ensuite déclaré, sans se référer à sa conclusion fondée sur ce dernier critère, qu'il ne pouvait accueillir la demande de citoyenneté du demandeur au motif que ce dernier n'avait pas rempli la condition de résidence prévue à l'alinéa 5(1)c) de la Loi ne suffit absolument pas, s'il crée même tant soit peu de confusion, à justifier que la Cour accueille le présent appel.

 

[22]           Bref, j'estime entièrement suffisant l'exposé fait par le juge des motifs de sa décision, même s'il n'atteint pas tout à fait une « norme abstraite de perfection ».

 

Conclusion

[23]           Pour les motifs qui précèdent, que j'ai exposés en résumé aux avocats à la clôture de l'audience, le présent appel sera rejeté.

 

 

« Frederick E. Gibson »

Juge

 

 

Le 29 novembre 2006

Ottawa (Ontario)

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑908‑06

 

INTITULÉ :                                       IVAN TULUPNIKOV

 

demandeur

et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ  ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 21 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE GIBSON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 29 NOVEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen Green

 

POUR LE DEMANDEUR

Tamrat Gebeyehu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Green and Spiegel

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 



[1] L.R.C. 1985, ch. C‑29.

[2] Dossier du tribunal, page 091.

[3] Dossier du tribunal, pages 085 à 088.

[4] Voir Tshimanga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2005] A.C.F. no 1940 (QL), 2005 C.F. 1579, aux paragraphes 12 et suivants.

[5] [2002] A.C.F. no 1415 (QL); 2002 CFPI 1067.

[6] [1993] A.C.F. no 232.

[7] [1978] 2 CF 208.

[8] [1993] 1 CF 286.

[9] [2001] A.C.F. no  862 (QL); 2001 CFPI 579.

[10] [1996] A.N.‑B. no 291.

[11] Supra, note 5.

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