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Date : 20061120

Dossier : IMM-7519-05

Référence : 2006 CF 1402

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2006

En présence de monsieur le juge Paul U.C. Rouleau

 

 

ENTRE :

CARLTON ANTHONY WILLIAMS

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rendue le 22 novembre 2005 qui accueillait la demande du défendeur d’annuler le sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le demandeur. Le 7 juillet 2006, la juge Layden-Stevenson a accueilli la demande d’autorisation de contrôle judiciaire.

 

[2]               Les faits ayant donné lieu à la présente demande sont les suivants. Le demandeur, né en 1966, est citoyen de la Jamaïque et est arrivé au Canada vers l’âge de dix ans. On lui a accordé le statut d’immigrant reçu le 11 février 1981. Il n’a pas la citoyenneté canadienne.

 

[3]               Le demandeur n’a eu aucun contact avec son père depuis ce temps et tout porte à croire que ce dernier est décédé récemment. Les deux sœurs et la mère du demandeur habitent au Canada et sont arrivées à peu près en même temps que lui. Il est raisonnable de croire qu’aucun autre membre de la famille du demandeur n’habite encore en Jamaïque.

 

[4]               Depuis son arrivée au Canada, le demandeur a accumulé au moins 50 déclarations de culpabilité, entre autres pour agression, agression sexuelle, défaut de se conformer, tentative d’introduction par effraction, trafic de stupéfiants, harcèlement et défaut de comparaître. Le demandeur a aussi une dépendance à la cocaïne épurée et il souffre d’une maladie mentale. En 1990, on a diagnostiqué qu’il était atteint de schizophrénie paranoïde ainsi que d’un trouble de la personnalité. Le caractère antisocial du demandeur le pousse généralement à des réactions agressives et hostiles envers les autres. Il souffre souvent aussi d’épisodes psychotiques et de délires paranoïdes au cours desquels il croit que des tiers veulent lui faire du mal et qu’ils peuvent lire dans sa pensée.

 

[5]               Le 3 juillet 2002, une mesure d’expulsion a été ordonnée contre le demandeur. Cependant, le 22 avril 2003, la commissaire de la SAI Daniele A. D’Ignazio a accordé un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion pour une période de quatre ans à certaines conditions. Elle a rendu cette décision principalement au motif qu’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que le demandeur réussisse à remplir et à respecter des engagements précis et rigoureux. Le témoignage qui a été présenté à la SAI attestait que le demandeur avait l’appui de sa famille et qu’il avait fait des progrès importants en ce qui a trait à la compréhension de sa maladie mentale et de son traitement.

 

[6]               Le 30 août 2005, le ministre a présenté une demande d’annulation du sursis, en vertu du paragraphe 68(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, parce que le demandeur n’avait pas respecté les conditions suivantes :

 

  • Se présenter en personne à Citoyenneté et Immigration.
  • Faire des efforts raisonnables pour obtenir un emploi à temps plein et le conserver, et signaler sans délai tout changement d’emploi au Ministère.
  • Poursuivre la psychothérapie avec le Dr Freidman ou un autre psychiatre qualifié.
  • Faire des efforts raisonnables pour que sa maladie mentale et sa dépendance à la drogue ne l’amènent pas à se comporter de façon dangereuse pour lui-même et pour autrui et pour éviter de commettre d’autres infractions.
  • Ne pas fréquenter sciemment des personnes qui ont un casier judiciaire ou qui sont impliquées dans des activités criminelles.

 

 

 

[7]               Après la présentation de la demande du ministre, le demandeur a été déclaré coupable de deux actes criminels de voies de fait sur un agent de la paix et il a été jugé non responsable criminellement pour cause de troubles mentaux à l’égard de deux autres accusations de même nature. Dans une décision datée du 18 mars 2005, la Commission ontarienne d’examen (COE) a ordonné la détention du demandeur au Centre de santé mentale de la rue Queen, centre à sécurité moyenne, ainsi que la création à son intention d’un programme de détention sous garde et de réadaptation.

 

[8]               Dans sa décision, la SAI a cherché à déterminer si le demandeur avait violé les conditions de son sursis et, le cas échéant, si cela justifiait l’annulation du sursis. La SAI a tiré un certain nombre de conclusions qui favorisaient l’annulation du sursis :

 

§         À sa libération dans la société canadienne, le demandeur ne sera pas capable de respecter les conditions qui lui seront imposées.

§         Le demandeur ne prendra pas ses médicaments et n’aura pas recours à son réseau de soutien.

§         Le demandeur ne sera pas capable de se comporter de façon à ce que sa maladie mentale et ses tendances à la violence ne l’entraînent pas à commettre d’autres crimes.

 

 

 

[9]               La SAI a conclu qu’il fallait examiner les critères énoncés dans la décision Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4, et tenir compte des principes de justice fondamentale dans le contexte de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et de la décision Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3.

 

[10]           Lorsqu’elle a examiné les facteurs énoncés dans la décision Ribic, la SAI a comparé les preuves présentées au cours de l’audience et les preuves qui avaient été présentées lorsque le sursis avait été accordé. Elle a alors noté que le demandeur faisait régulièrement défaut de prendre ses médicaments et de consulter son psychiatre. De plus, la preuve présentée par les personnes chargées d’évaluer l’état de santé du demandeur attestait qu’il continuait de présenter une menace pour la sécurité publique et qu’il était inconscient de ses antécédents d’agressivité ou des détails de son comportement criminel antérieur.

 

[11]           En ce qui a trait à son établissement au Canada, les efforts vaillants de ses sœurs, de sa mère et même de son avocat ont été notés, mais ils n’ont pas réussi à exercer une influence marquée sur son comportement. Bien que la SAI ait conclu que les membres sa famille seraient évidemment émotionnellement perturbés si le demandeur était renvoyé du Canada, rien ne donnait à penser qu’ils subiraient personnellement une rude épreuve.

 

[12]           La SAI a tout de même noté que le demandeur pourrait éprouver des difficultés s’il était renvoyé en Jamaïque. À ce sujet, elle a examiné la question dans le contexte de la décision Romans c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 3 R.C.F. 139 (Romans II). Elle a conclu que les conditions des personnes souffrant de troubles mentaux en Jamaïque étaient bien pires qu’au Canada. Cependant, pour déterminer si le renvoi respectait les principes de justice fondamentale, la SAI a conclu qu’elle devait mettre en balance cette conclusion et le danger que le demandeur pose pour les citoyens canadiens.

 

[13]           La SAI a conclu que même si un résident permanent est renvoyé pour grande criminalité dans l’intérêt de la protection de la société canadienne, les difficultés que le demandeur pourrait éprouver à l’étranger ne peuvent pas être considérées séparément et qu’elles doivent être examinées conformément aux autres facteurs énoncés dans la décision Ribic. Le renvoi n’est pas conforme aux principes de justice naturelle que lorsque le processus de pondération requis par l’article 7 de la Charte confirme que les difficultés qu’un résident permanent pourrait éprouver à l’étranger sont nettement disproportionnées par rapport à l’intérêt qu’a le gouvernement à le renvoyer.

 

[14]           En se fondant sur ces conclusions, la SAI a notamment déclaré que même si le demandeur ferait face à de sérieuses difficultés, rien ne donnait à penser qu’il serait torturé, mais, d’après les conclusions tirées dans la décision Roman, il se retrouverait probablement à la rue et serait victime d’agressions verbales et physiques. La SAI a de plus noté que le seul document portant sur la situation du pays qui avait été présenté était une lettre du consulat général dans laquelle il était affirmé que l’établissement psychiatrique principal de la Jamaïque n’était pas en mesure de répondre aux besoins du demandeur. Bien que la preuve attestât que le demandeur souffrirait plus en Jamaïque qu’au Canada, sa situation ne « choquerait [pas] la conscience » des Canadiens compte tenu du danger que le demandeur présente à la sécurité publique au Canada.

 

[15]           La SAI a noté que le demandeur serait relâché dans la société puisque la COE avait ordonné que le demandeur soit transféré de la Division des programmes médico-légaux du Centre de santé mentale de Penetanguishene au Centre de toxicomanie et de santé mentale à sécurité moyenne de Toronto pour qu’il y suive un programme de réadaptation et de libération temporaire. Par conséquent, la SAI a conclu que les inconvénients du renvoi du demandeur en Jamaïque ne seraient pas nettement disproportionnés par rapport à l’intérêt légitime du gouvernement de protéger la sécurité des Canadiens. Il ne s’agissait donc pas d’un manquement aux principes de justice fondamentale.

 

[16]           Compte tenu de ces conclusions, la SAI a accueilli la demande du ministre présentée en vertu du paragraphe 68(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a annulé le sursis.

 

[17]           Le demandeur demande maintenant l’annulation de cette décision au motif que la SAI a incorrectement conclu que le demandeur serait relâché dans la collectivité où il commettrait probablement d’autres infractions. Cette conclusion était fondée sur une compréhension erronée de la compétence de la Commission ontarienne d’examen. Il soutient que la COE ne peut relâcher une personne sans supervision que si cette personne ne constitue pas un danger important pour la sécurité des Canadiens. Le demandeur allègue que la SAI n’a pas tenu compte de la compétence et des obligations de la COE et qu’elle a simplement supposé qu’il serait relâché alors qu’il pose encore un danger pour les Canadiens ou qu’il serait relâché sans une évaluation appropriée de son état. Subsidiairement, il soutient que si la SAI a correctement tenu compte des pouvoirs de la COE, elle n’a pas tenu compte du fait que la Commission a une capacité limitée en ce qui a trait à sa libération.

 

[18]           De plus, le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur dans son analyse à savoir si son renvoi respecterait les principes de justice fondamentale, conformément à l’article 7 de la Charte. Il allègue que la norme par rapport à laquelle la SAI doit examiner l’application des principes de justice fondamentale est le risque de traitements cruels et inusités qu’il subirait à son retour en Jamaïque.

 

[19]           Le défendeur soutient que la SAI peut tirer ses conclusions quant au danger que le demandeur pose pour les Canadiens, peut importe la décision de la COE, et qu’elle ne doit pas déférer au pouvoir discrétionnaire de la COE, parce qu’elle limiterait son propre pouvoir discrétionnaire et que les critères énoncés dans la décision Ribic perdraient tout leur sens. Il soutient de plus que rien ne garantit que la COE détiendra le demandeur de façon indéterminée et que s’il était déclaré que le demandeur présente un danger, mais non un danger important, pour les Canadiens, la COE n’aurait plus le pouvoir de le détenir.

 

[20]           En ce qui a trait à la Charte, le défendeur soutient que la SAI a correctement évalué les intérêts du demandeur par rapport à ceux des Canadiens. Il fait remarquer que seules les difficultés auxquelles le demandeur ferait face en Jamaïque militaient en sa faveur, mais que ce n’était pas suffisant pour surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi, compte tenu de tous les antécédents du demandeur. Il soutient aussi que l’article 12 de la Charte ne s’applique pas à la présente demande puisque le demandeur n’a pas prouvé qu’il subirait des peines ou des traitements cruels et inusités ou que son renvoi est si excessif qu’il outragerait la décence publique et qu’il choquerait la conscience des Canadiens.

 

[21]           J’accueillerai la demande et je renverrai l’affaire à la Section d’appel de l’immigration pour les motifs suivants.

 

[22]           Dans sa décision, la SAI a écrit au paragraphe 36 :

 

Les seules conditions que le tribunal pourrait imposer à l’intimé pour susciter une confiance quelconque en une issue favorable seraient d’ordonner sa détention dans un établissement psychiatrique et, lorsqu’il obtiendrait son congé, de le faire comparaître de nouveau devant la SAI, qui pourrait alors évaluer, au moment pertinent, la situation quant à sa réadaptation éventuelle, son renvoi ou les conditions qui pourraient accompagner un autre sursis. Une telle issue, qui pourrait être façonnée de façon à convenir à tous les intéressés, ne relève pas de la compétence du tribunal. Le traitement de l’intimé ainsi que la date et le mode de libération de l’intimé relèvent de la compétence provinciale accordée à la Commission ontarienne d’examen en vertu de la Loi sur la santé mentale (Ontario). Pour autant que le tribunal le sache, il n’existe aucun mécanisme sûr pour ramener l’intimé devant la SAI lorsqu’il sera remis en liberté. À défaut, le tribunal estime que l’intimé n’a pas établi qu’il sera, lorsqu’il obtiendra son congé du milieu institutionnalisé qui assure maintenant la sécurité du public, en mesure de prendre soin de lui-même ou qu’un tiers pourra prendre soin de lui, de sorte qu’il ne constitue pas un danger pour le public canadien.

 

 

 

[23]           À mon avis, la SAI a mal interprété la compétence générale que lui accorde l’article 68 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Peu importe la décision de la COE, la SAI continue d’avoir compétence sur l’affaire pour la durée du sursis. Le paragraphe 68(2) prévoit que la Commission « impose les conditions […] qu’elle estime indiquées » lorsqu’elle accorde un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Par conséquent, il n’y a aucune raison pour laquelle la SAI ne peut pas imposer une condition selon laquelle, lorsque M. Williams sera relâché par la COE, sous conditions ou non, il devra se présenter à la SAI de la façon qu’elle juge appropriée afin de convaincre la Section que sa réadaptation et sa situation ne posent aucun danger pour les Canadiens. Rien n’empêche la SAI d’imposer une telle condition, tant qu’elle le fait d’une façon qui respecte les principes d’équité et de justice naturelle. Compte tenu de ce qui est en jeu, je ne crois pas que M. William s’opposera à l’obligation de se présenter devant la SAI de temps en temps pendant la période du sursis pour permettre à la SAI d’évaluer sa situation de façon régulière.

 

[24]           Il n’est pas contesté que les raisons d’ordre humanitaire qui ont justifié l’octroi du sursis à l’exécution de la mesure de renvoi existent toujours. Par conséquent, il convient d’annuler la décision de la SAI et de renvoyer l’affaire devant la SAI pour qu’elle puisse imposer au sursis toute condition qu’elle juge nécessaire.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-7519-05

 

INTITULÉ :                                                   CARLTON ANTHONY WILLIAMS c. MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          Le 5 octobre 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        Le juge Rouleau

 

DATE DES  MOTIFS :                                 Le 20  novembre 2006

 

COMPARUTIONS :                                  

Ronald Poulton

416-862-0000                                                                         POUR LE DEMANDEUR

 

Vanita Goela

416-952-6993                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MAMANN & ASSOCIATES

Avocats

74, rue Victoria, bureau 303

Toronto (Ontario)

M5C 2A5                                                                                POUR LE DEMANDEUR

 

                                                                                               

 

MINISTÈRE DE LA JUSTICE

130, rue King Ouest, bureau 3400

Tour Exchange, C.P. 36

Toronto (Ontario)

M5X 1K6                                                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

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