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Date : 20061108

Dossier : T-1923-05

Référence : 2006 CF 1342

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

 

 

ENTRE :

FRANÇOIS BOUCHER

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant la décision du 26 septembre 2005 par laquelle la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles (la Section d’appel) a rejeté l’appel de François Boucher (le demandeur) et confirmé la décision prise par la Commission nationale des libérations conditionnelles (la CNLC), le 20 mai 2005, de refuser au demandeur toute forme de libération conditionnelle. La décision de la Section d’appel était fondée sur sa conclusion selon laquelle le demandeur, s’il était libéré, présentait un risque de récidive au sens de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, articles 102 et 116 (la Loi). La présente demande soulève des questions d’équité procédurale, telles que le droit à un décisionnaire impartial et le droit à la possibilité d’être entendu.

 

I. Contexte

 

[2]               Les antécédents criminels du demandeur remontent à 1975 et comportent des crimes violents, notamment des voies de fait contre un agent de police et un attentat à la pudeur. En 1977, le demandeur a été condamné à l’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au second degré. En 1993, il a été reconnu coupable d’homicide involontaire pour le rôle qu’il a joué dans le décès, en 1977, de la mère de deux agents du Service de police de Montréal et de la GRC, et une peine concurrente de 14 ans lui a été infligée.

 

[3]               En 1995, le demandeur est devenu admissible à la libération conditionnelle totale. Cependant, dans l’état actuel des choses, le demandeur a passé 29 ans derrière les barreaux et n’a bénéficié d’aucune forme de mise en liberté, y compris des permissions de sortir, la semi-liberté ou la libération conditionnelle totale.

 

[4]               Au cours de ses 29 années d’incarcération, le demandeur a suivi des études supérieures, a exercé avec succès diverses occupations, a pris part à divers programmes et a satisfait à toutes les exigences obligatoires de son plan correctionnel en matière de programmes et de counselling.

 

[5]               En outre, il ressort du dossier correctionnel du demandeur que celui-ci n’a pas fait preuve de violence – qu’elle soit verbale ou physique – depuis les 24 dernières années, et il n’y a aucune allégation qu’il a pris part aux sous-cultures de la drogue dans les établissements où il a séjourné.

 

[6]               Néanmoins, le Service correctionnel du Canada (la SCC) allègue que le demandeur présente encore un risque moyen à élevé de récidive s’il est libéré car il n’a pas traité des raisons qui motivent ses agissements criminels. Par exemple, il continue de rationaliser ses crimes et ne peut toujours pas expliquer pourquoi il les a commis ou comment il pourrait éviter de commettre des infractions à l’avenir.

 

[7]               Le 20 mai 2005, le demandeur a comparu devant la CNLC afin de demander la semi-liberté, la libération conditionnelle totale ou des permissions de sortir sans escorte. Après l’audience, la CNLC a refusé au demandeur toute forme de mise en liberté.

 

[8]               Après que les membres de la CNLC eurent fini d’examiner la situation avec le demandeur à l’audience du 20 mai 2005, l’avocate du demandeur a, au début de ses observations, présenté une requête en récusation du président (M. Dagenais) en se fondant sur le comportement de ce dernier à l’audience. Le président a refusé de se récuser, et l’audience a donc repris.

 

[9]               Le demandeur a interjeté appel de la décision de la CNLC auprès de la Section d’appel pour les raisons suivantes : la conduite du président de la CNLC et le fait que ce dernier était un agent à la retraite du Service de police de Montréal suscitaient une crainte raisonnable de partialité, il y avait eu violation de son droit à la possibilité d’être entendu, et la CNLC avait omis de prendre en compte les renseignements pertinents quant à la décision à rendre, ou en avait tenu compte indûment.

 

[10]           Le 26 septembre 2005, la Section d’appel a rejeté l’appel du demandeur avec motifs, confirmant ainsi la décision de la CNLC.

 

II. Questions en litige

  1. Quelle est la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de la Section d’appel?
  2. Y avait-il une crainte raisonnable de partialité de la part du président de la CNLC?
  3. La CNLC a-t-elle manqué à l’équité procédurale à l’audience du 20 mai 2005 en omettant de faire état de certaines de ses préoccupations au sujet de la libération conditionnelle possible du demandeur?
  4. La décision de la CNLC de refuser au demandeur une forme quelconque de libération conditionnelle était-elle fondée sur le fait que la CNLC n’avait pas pris en compte des renseignements pertinents ou qu’elle en avait tenu compte indûment?

 

III. Analyse

1.      Quelle est la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de la Section d’appel?

 

[11]           Un examen de la Loi fait ressortir les points suivants : il n’existe aucune clause privative expresse et aucun droit d’appel exprès à l’égard des décisions que prend la Section d’appel en matière de mise en liberté sous condition et de libération d’office, et l’objet des dispositions applicables de la Loi est polycentrique, c’est-à-dire que ces dernières visent à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre et à favoriser la réadaptation des délinquants et leur réinsertion sociale (voir l’article 100 de la Loi). Cela étant dit, la jurisprudence de la Cour fait constamment preuve d’une grande déférence envers les conclusions que tirent les tribunaux spécialisés tels que la Section d’appel. Par conséquent, pour ce qui est des conclusions de fait, la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de la Section d’appel est celle de la décision manifestement déraisonnable; pour ce qui est des questions de droit, la norme de contrôle est celle de la décision correcte et, en dernier lieu, pour ce qui est des questions mixtes de fait et de droit, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Ces normes de contrôle sont étayées par la jurisprudence de la Cour (voir Cartier c. Canada [2002] A.C.F no 1386 (C.A.), aux paragraphes 8 à 10; Latham c. Canada, [2006] C.F. 284, aux paragraphes 7 et 8; Latham c. Canada, [2006] A.C.F. no 362, aux paragraphes 7 et 8).

 

[12]           Par conséquent, pour ce qui est des questions 2 et 3 de la présente décision, la norme de contrôle sera celle de la décision correcte, car ces deux questions soulèvent des questions d’équité procédurale, lesquelles, selon la Cour d’appel fédérale, devraient toujours être contrôlées selon cette norme-là (Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404). Quant à la question no 4, qui concerne une question de fait, la norme de contrôle qui convient est celle de la décision manifestement déraisonnable et, dans ce contexte, il convient de faire preuve d’une grande déférence.

 

2.      Y avait-il une crainte raisonnable de partialité de la part du président de la CNLC?

 

[13]           Le critère qui s’applique à une crainte raisonnable de partialité a été fixé par le juge de Grandpré, s’exprimant en dissidence dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 du recueil, et la Cour suprême y a souscrit à maintes occasions, tout récemment dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259. Ce critère ne vise pas à démontrer l’existence d’une partialité réelle mais plutôt si une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait à une probabilité de partialité. Il a été déterminé que c’est ce critère qu’il convient d’appliquer dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision de la CNLC (voir Denvries c. Canada (National Parole Board), [1993] B.C.J. no 966 (C.S.C.-B.), à la page 6).

 

[14]           À l’audience du 20 mai 2005, la CNLC a simplement rejeté la requête du demandeur en récusation du président, sans donner de motifs. Le 26 septembre 2005, la Section d’appel a confirmé la décision de la CNLC, à savoir que le président n’avait pas besoin de se récuser, concluant qu’il n’y avait aucune crainte raisonnable de partialité. Les motifs pour lesquels la Section d’appel a conclu que le président n’était pas partial sont les suivants :

 

Vous prétendez que la décision de la Commission laisse transparaître de la partialité et/ou une crainte évidente de partialité. Le commissaire qui présidait l’audience, comme vous l’avez appris après l’audience, est un agent à la retraite du service de police de Montréal. La victime de votre homicide involontaire coupable était la mère de deux agents de police de ce service. Vous dites que le commissaire était ému et agressif, que ses mains tremblaient et qu’il vous interrompait constamment en utilisant un ton dénigrant. Le commissaire a adopté une position intransigeante et semblait avoir déjà pris sa décision.

 

Pour les motifs mentionnés précédemment, après avoir discuté avec les commissaires par l’entremise de votre assistante, vous avez demandé que le commissaire qui présidait l’audience soit retiré de votre cas.

 

Monsieur Boucher, la question de déterminer si un commissaire doit se retirer d’un cas doit être examinée à la lumière des circonstances particulières de chaque cas. En d’autres mots, chaque cas où il est question du retrait d’un commissaire est un cas type. Le paragraphe 155(2) de la Loi stipule que « Les membres ne peuvent participer à l’examen ou le réexamen d’un cas ou la révision d’une décision lorsque leur participation pourrait paraître entachée de partialité ».

 

Après avoir soigneusement étudié les documents figurant à votre dossier, nous sommes d’avis que, en sa qualité d’agent du service de police de Montréal, il n’y a aucun élément de preuve démontrant que le commissaire qui présidait l’audience avait un lien quelconque avec l’enquête dans votre cas. La Section d’appel n’a aucune raison de croire que le commissaire qui présidait l’audience a manqué d’intégrité et d’objectivité afin de rendre des décisions impartiales dans les cas qui lui ont été confiés dans le cadre de ses fonctions.

 

La Section d’appel a pu constater, lors de l’écoute de l’enregistrement, que tout au long de l’audience, les commissaires ont démontré une bonne connaissance du cas, et ils vous ont posé des questions directes et parfois franches en vue de vous permettre d’exprimer vos observations sur les renseignements figurant à votre dossier.

 

Lorsque vous prétendez que le commissaire qui présidait l’audience vous interrompait, était agressif et utilisait un ton dénigrant, nous sommes d’avis que ses interventions visaient plutôt à rester attentif aux renseignements pertinents et à contrer vos tentatives visant à éluder les questions directes des commissaires.

 

Nous sommes d’accord avec la décision de la Commission selon laquelle vous avez, à plus d’une reprise, fourni des renseignements qui n’étaient pas conformes à ceux qui figuraient à votre dossier, ainsi qu’à vos déclarations antérieures. Plus particulièrement, nous remarquons certaines incohérences relativement à votre version de l’homicide involontaire coupable, votre opinion sur les employés du Service correctionnel du Canada (SCC), vos raisons obscures de refuser de participer à un counselling psychologique et de subir un test d’urine.

 

L’enregistrement ne permet pas de déterminer si le commissaire qui présidait l’audience était ému ou si ses mains tremblaient. Si c’était le cas, vous aviez l’obligation d’interrompre l’audience, sans délai, et de demander au commissaire qui présidait l’audience de se retirer de votre cas. Vous avez choisi d’attendre la fin de la discussion, et il était alors trop tard.

 

Nous estimons que votre déclaration selon laquelle il y avait une crainte raisonnable de partialité parce qu’un agent à la retraite du service de police de Montréal présidait l’audience est non fondée. L’enregistrement indique que l’audience a porté sur les renseignements figurant à votre dossier, que les questions étaient directes de manière à obtenir des réponses précises et complètes de votre part.

 

 

[15]           Après avoir reproduit les conclusions de la Section d’appel sur la question de la partialité, il est important de signaler que l’article 147 de la Loi habilite la Section d’appel à traiter des questions de droit suivantes lorsqu’elle examine une décision de la CNLC :

 

147. (1) Le délinquant visé par une décision de la Commission peut interjeter appel auprès de la Section d’appel pour l’un ou plusieurs des motifs suivants :

147. (1) An offender may appeal a decision of the Board to the Appeal Division on the ground that the Board, in making its decision,

a) la Commission a violé un principe de justice fondamentale;

(a) failed to observe a principle of fundamental justice;

b) elle a commis une erreur de droit en rendant sa décision;

(b) made an error of law;

c) elle a contrevenu aux directives établies aux termes du paragraphe 151(2) ou ne les a pas appliquées;

(c) breached or failed to apply a policy adopted pursuant to subsection 151(2);

d) elle a fondé sa décision sur des renseignements erronés ou incomplets;

(d) based its decision on erroneous or incomplete information; or

e) elle a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou omis de l’exercer.

(e) acted without jurisdiction or beyond its jurisdiction, or failed to exercise its jurisdiction.

 

 

[16]           La question de la partialité, que soulève le demandeur, est manifestement une question de droit qui requiert l’application du critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité. Le critère permettant de déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité comporte quatre volets :

1)                  il doit y avoir une probabilité de partialité;

2)                  qui est le fait d’une personne sensée et raisonnable;

3)                  qui étudie la question de façon réaliste et pratique;

4)                  et en profondeur.

 

[17]           Pour traiter de la question de la partialité, la Section d’appel et la CNLC ne sont pas tenues de se reporter à la jurisprudence. Cependant, dans leur analyse, elles ont à montrer que ce qu’elles ont décidé, relativement à la question de savoir si une décision particulière donne lieu à une crainte raisonnable de partialité, repose sur le critère en quatre volets établi dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité. En d’autres termes, la Section d’appel et la CNLC doivent montrer qu’elles avaient à l’esprit le critère énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, lorsqu’elles ont décidé si la conduite ou les antécédents d’un décisionnaire particulier donnaient lieu à une crainte raisonnable de partialité.

 

[18]           Dans la présente espèce, il n’y a aucune indication dans la décision de la CNLC ou dans celle de la Section d’appel que les éléments clés du critère énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, ont été pris en compte, explicitement ou implicitement, avant de conclure qu’il n’y avait aucune crainte raisonnable de partialité. Si l’on se concentre précisément sur la décision de la Section d’appel, car c’est elle qui est contestée, le lecteur qui la passerait en revue ne percevrait pas que la Section d’appel a procédé à une analyse objective de la situation, comme l’exige le critère de l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, et que cette analyse l’a amenée à conclure que le comportement du président, à l’audience du 20 mai 2005, inciterait une personne raisonnable et sensée à conclure qu’il n’y avait aucune crainte raisonnable de partialité. En fait, ce lecteur croirait que la Section d’appel a procédé à un examen subjectif de la décision de la CNLC et qu’elle a conclu qu’étant donné que le président, même s’il était un ancien agent du Service de police de Montréal, n’avait participé d’aucune façon à l’enquête sur le crime commis par le demandeur, il n’y avait aucune crainte raisonnable de partialité.

 

[19]           Par conséquent, l’analyse que la Section d’appel a entreprise sur la question de savoir s’il y avait ou non une crainte raisonnable de partialité ne concorde pas avec ce qu’exige le critère de l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité. Les deux questions soulevées par le demandeur en tant qu’indicateurs d’une crainte raisonnable de partialité – le comportement du président à l’audience et ses fonctions antérieures d’agent au sein du Service de police de Montréal – n’ont pas été traitées d’une manière conforme au critère de l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, ce qui ressort des motifs du 26 septembre 2005 de la Section d’appel.

 

[20]           Dans le cas d’une question de droit importante, telle la requête en récusation du président de la CNLC pour cause de partialité, il me semble que la Section d’appel est tenue de se fonder, d’une manière au moins implicite dans son analyse, sur le critère établi par la jurisprudence, ne serait-ce que pour garantir que ses décisions sont uniformes. Les décisions liées à la question de savoir s’il y avait ou non crainte raisonnable de partialité doivent être structurées de manière telle qu’un lecteur puisse évaluer le critère que l’on a appliqué pour arriver à une telle décision. Ne pas le faire, comme c’est le cas en l’espèce, est une erreur de droit.

 

3.      La CNLC a-t-elle manqué à l’équité procédurale à l’audience du 20 mai 2005 en omettant de faire état de certaines de ses préoccupations au sujet de la libération conditionnelle possible du demandeur?

 

[21]           Ayant décidé que la Section d’appel a commis une erreur de droit en omettant d’appliquer le critère qui permet de déterminer s’il y avait ou non une crainte raisonnable de partialité, et cette conclusion étant déterminante pour le présent contrôle judiciaire, je ne suis pas obligé d’analyser les questions qui subsistent. Cela dit, dans le but de donner des directives utiles pour plus tard et aussi parce que la question no 3 soulève des questions d’équité procédurale, à savoir s’il y a eu violation du droit du demandeur d’être entendu, je vais y répondre.

 

[22]           Dans l’arrêt Mooring c. Canada (NPB), [1996] 1 R.C.S. 75, au paragraphe 36, la Cour suprême du Canada a conclu que, dans le contexte des libérations conditionnelles, l’obligation d’agir équitablement implique ce qui suit :

[…] la Commission doit s’assurer que les renseignements sur lesquels elle se fonde pour agir sont sûrs et convaincants […] Chaque fois que des renseignements ou des « éléments de preuve » lui sont soumis, la Commission doit en déterminer la provenance et décider s’il serait équitable qu’elle s’en serve pour prendre sa décision.

 

[23]           Pour ce qui est de l’audience devant la CNLC, le demandeur allègue qu’on ne lui a pas donné l’occasion de traiter de diverses questions auxquelles la CNLC a fait renvoi dans sa décision de ne pas lui accorder une forme quelconque de libération. Ces questions sont les suivantes :

-         pendant qu’il purgeait sa première peine fédérale, le demandeur a eu de la difficulté à respecter ses conditions de mise en liberté lorsqu’il a été libéré d’office;

-         le demandeur a commis des voies de fait contre des employés du Service correctionnel en 1983 et en 1984;

-         pendant qu’il était incarcéré à l’établissement de La Macaza, en juillet 2002, le demandeur a été impliqué dans des jeux d’argent et du trafic d’influence.

 

Au sujet de ces questions, le demandeur allègue qu’il n’a pas commis de voies de fait contre un employé du Service correctionnel en 1983 ou en 1984 et que, pendant son séjour à La Macaza, il n’a pas été impliqué dans du trafic d’influence. En outre, il laisse entendre que si on lui avait donné l’occasion de traiter du non-respect des conditions dont était assortie sa libération d’office pendant qu’il purgeait sa première peine fédérale, il aurait pu expliquer, d’une façon satisfaisante pour la CNLC, pourquoi il n’avait censément pas respecté les conditions de sa libération.

 

[24]           Plus précisément, le demandeur déclare que l’on a suspendu sa mise en liberté sous condition pendant qu’il purgeait sa première peine fédérale parce qu’il avait été accusé d’une infraction criminelle, infraction dont il a ultérieurement été acquitté. Quant aux voies de fait contre un membre du personnel correctionnel en 1983 et 1984, le demandeur soutient qu’au cours de ces deux années-là il se trouvait dans un établissement à sécurité renforcée où il n’avait aucun contact direct avec des agents correctionnels et qu’il était donc impossible, ou à tout le moins peu probable, qu’il s’en soit pris à des membres du personnel correctionnel. En ce qui concerne les incidents survenus à La Macaza, le demandeur invoque des dossiers du Service correctionnel où il est indiqué qu’il a peut-être été impliqué dans des jeux d’argent, mais pas dans du trafic d’influence.

 

[25]           En réponse, le procureur général du Canada, le défendeur en l’espèce, déclare que le demandeur a eu toutes les occasions voulues d’être entendu relativement à chacune des questions, car :

 

-         toutes les informations se trouvant dans le dossier de la CNLC lui ont été fournies avant l’audience;

 

-         il lui a été dit à l’audience qu’il pourrait fournir à la CNLC des renseignements concernant l’une quelconque des informations contenues dans son dossier (dossier du demandeur, transcription de l’audience de la CNLC, page 41) et, d’après le juge Pinard dans la décision Lauzon c. Canada, 2003 CF 812, au paragraphe 15, le fait de faire savoir à un demandeur de quels renseignements la CNLC se servira à l’occasion d’un examen permet qu’il soit dûment informé et assure le respect de l’équité procédurale;

 

-         il lui a été demandé à la fin de l’audience s’il voulait ajouter quoi que ce soit à ses observations (dossier du demandeur, transcription de l’audience de la CNLC, page 119); dans Migneault c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), 2002 CFPI 548, aux paragraphes 32 à 35, le juge Beaudry a conclu qu’une question similaire de la part de la CNLC était suffisante pour lui permettre de décider qu’il n’y avait pas eu violation de l’équité procédurale à l’audience de la CNLC.

 

[26]           À mon avis, il est fait mention, dans les motifs de la Section d’appel, des questions dont la CLNC, d’après le demandeur, l’a injustement empêché de traiter à son audience. En ce qui concerne le fait que le demandeur nie s’en être pris à des membres du Service correctionnel en 1983 et 1984, la Section d’appel fait état d’une Évaluation en vue d’une décision, datée du 12 décembre 2002 (dossier de la CNLC, onglet 6), où il est question de ces incidents. Quant à l’implication alléguée du demandeur dans des jeux d’argent et du trafic d’influence, la Section d’appel fait état d’une annexe à une Évaluation en vue d’une décision, datée du 8 décembre 2003 (dossier de la CNLC, onglet 12), où l’on mentionne que le demandeur a été impliqué dans des jeux d’argent à La Macaza, tandis qu’un Suivi du plan correctionnel daté du 18 décembre 2002 (dossier de la CNLC, onglet 8) indique que le demandeur a été accusé par un autre détenu d’être mêlé à un plan de « prêt de tabac pour intérêts », et que, au cours d’une perquisition, des gardiens du SCC ont découvert 19 cigarettes excédentaires dans sa cellule, à La Macaza. En ce qui concerne les difficultés qu’a eues le demandeur à respecter les conditions dont était assortie sa libération d’office pendant qu’il purgeait sa première peine fédérale, la Section d’appel déclare que ces renseignements figurent dans un Rapport sur le profil criminel daté du 25 octobre 1989. Comme ce rapport ne se trouve pas dans le dossier, j’accepterai les observations du demandeur quant aux détails concernant cet incident.

 

[27]           Cela étant dit, il est important selon moi de souligner que la déclaration générale de la CNLC au sujet du droit d’un détenu de répondre à tous les renseignements contenus dans un dossier de la CNLC n’est peut-être pas suffisante pour satisfaire aux exigences en matière d’équité procédurale dans toutes les audiences prélibératoires de la CNLC, car il est bien admis que le contenu de la notion d’équité procédurale est variable et tributaire des détails de la décision à rendre et des droits touchés par la décision (Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 682; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 20 et 21). Il va sans dire qu’en raison des limites de temps inhérentes à une audience prélibératoire, il serait injuste de s’attendre à ce qu’un détenu traite de l’intégralité de son dossier du SCC et de son dossier de la CNLC sans avoir eu une indication quelconque des facteurs ou des points que la CNLC a jugé des plus importants pour déterminer si elle peut accorder une libération conditionnelle. Je crois que, dans l’intérêt de l’équité procédurale, la CNLC a le devoir, au moins jusqu’à un certain point à l’audience prélibératoire et plus encore, comme dans la présente espèce, lorsqu’elle a affaire à un demandeur dont les antécédents correctionnels remontent à près de 30 ans, de soulever des questions – dont le demandeur ou son représentant n’ont pas traité dans leurs observations – que la CNLC juge importantes pour sa décision. Comme l’a conclu le juge Dickson dans l’arrêt Kane c. University of British Columbia, [1980] 1 R.C.S. 1105, en se reportant à la décision influente de lord Loreburn, L.C., de la Chambre des lords, dans l’arrêt Board of Education v. Rice, [1911] A.C. 179 (H.L.), à la page 182 :

Le tribunal doit entendre équitablement les deux parties au litige afin de leur donner la possibilité [Traduction] « de rectifier ou de contredire toute déclaration pertinente préjudiciable à leurs points de vue ».

 

En outre, comme l’a indiqué le juge Reed dans la décision Gough c. Canada (National Parole Board), [1991] 2 C.F. 117 :

Il est de droit constant que, tant en common law qu'en vertu de l'article 7 de la Charte, les règles de justice fondamentale exigent qu'un particulier ait le droit de connaître l'accusation portée contre lui dans un processus décisionnel qui conduit à une diminution de sa liberté.[...]

 

L'obligation de permettre à un particulier de connaître l'accusation portée contre lui et d'avoir la possibilité d'y répondre s'impose non seulement pour empêcher les abus des gens qui portent de fausses accusations mais aussi pour assurer à l'accusé qu'il ne fait pas l'objet d'un traitement arbitraire.

 

 

[28]           Après avoir lu la transcription, il m’apparaît clairement que la CNLC, en interrogeant le demandeur, a bel et bien indiqué quelles parties du dossier de ce dernier lui étaient utiles pour prendre sa décision. Dans le cas du demandeur, le point qui préoccupait par-dessus tout la CNLC était, de façon générale, l’incapacité de ce dernier, après une période d’incarcération aussi longue, à éprouver un sentiment d’empathie et à mieux saisir les facteurs qui l’avaient amené à suivre une voie criminelle. Le fait que le demandeur ne saisisse pas ces facteurs est illustré par les points suivants, par exemple : les efforts constants qu’il a faits pour rationaliser ses agissements criminels, son refus de participer à certaines évaluations et à certains programmes psychologiques, et son déni des faits de ses infractions, faits que les juges avaient reconnus à ses procès criminels respectifs. Tous les motifs susmentionnés sont indiqués dans la décision par laquelle la CNLC a refusé la libération conditionnelle, et tous ont été analysés en profondeur à l’audience du demandeur.

 

[29]           Bien qu’elles soient brièvement mentionnées dans les motifs de la CNLC, les difficultés qu’a eues le demandeur à respecter les conditions dont était assortie sa libération d’office pendant qu’il purgeait sa première peine fédérale, ses prétendues voies de fait contre des employés du Service correctionnel en 1983 et 1984 et sa prétendue implication dans des jeux de hasard et du trafic d’influence pendant son séjour à La Macaza n’ont pas influencé la CNLC pour conclure qu’il fallait refuser au demandeur toute forme de libération conditionnelle. Comme je l’ai déjà mentionné, la CNLC a pris la décision de refuser au demandeur toute forme de libération conditionnelle parce que celui-ci n’a toujours pas traité des facteurs psychologiques qui l’ont conduit à commettre ses infractions criminelles, qu’il continue de rationaliser ses crimes et qu’il a refusé de prendre part à un certain nombre d’évaluations psychologiques et de programmes de réadaptation. Par conséquent, le fait que la CNLC n’a pas demandé au demandeur des observations sur les questions précises soulevées dans la présente demande (et énumérées au paragraphe 25 de la présente décision) n’était pas un manquement à l’équité procédurale parce que ces questions n’ont pas joué un rôle déterminant dans la décision de la CNLC de refuser au demandeur toute forme de libération conditionnelle à cause du risque de récidive.

 

4.      La décision de la CNLC de refuser au demandeur une forme quelconque de libération conditionnelle était-elle fondée sur le fait que la CNLC n’avait pas pris en compte des renseignements pertinents ou qu’elle en avait tenu compte indûment?

 

[30]           Comme je l’ai dit plus tôt, il n’est pas nécessaire d’analyser cette question à cause de la conclusion tirée sur la crainte raisonnable de partialité, et je ne le ferai pas parce que la question ne soulève pas un problème d’équité procédurale. Le nouveau tribunal de la Section d’appel pourra donc en traiter.

 

IV. Conclusion

 

[31]           Pour les motifs qui précèdent et vu ma conclusion selon laquelle la Section d’appel a commis une erreur de droit en omettant d’analyser la question de la crainte raisonnable de partialité en fonction du critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, le contrôle judiciaire sera accueilli, car l’erreur de droit commise par la Section d’appel invalide sa décision dans son ensemble. L’affaire sera donc renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel.

 

V. Dépens

 

[32]           Les deux parties ont demandé des dépens. Vu la principale décision rendue, ils sont en faveur du demandeur.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

-         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel afin qu’il traite des questions qui subsistent, conformément aux présents motifs de jugement et jugement.

-     Les dépens sont en faveur du demandeur.

 

« Simon Noël »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1923-05

 

INTITULÉ :                                       FRANCOIS BOUCHER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 16 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE S. NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 8 NOVEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Diane Condo

 

POUR LE DEMANDEUR

Marc Ribero

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Diane Condo – Ottawa

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice – Montréal

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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