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Date : 20061108

Dossier : IMM‑1333‑06

Référence : 2006 CF 1350

Toronto (Ontario), le 8 novembre 2006

En présence de Monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

GINA CURRY

 

demanderesse

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               La demanderesse, ressortissante du Royaume‑Uni, conteste la décision d’un agent d’immigration (l’agent), en date du 2 mars 2006, qui lui a refusé l’autorisation de présenter depuis le Canada, pour des motifs d’ordre humanitaire, sa demande de droit d’établissement au Canada.

 

[2]               La demanderesse a été admise au Canada comme résidente permanente en 1992. En 2002, elle a été déclarée coupable d’importation de stupéfiants et, par la suite, une mesure d’expulsion fut prononcée contre elle. La demanderesse a fait appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration, mais, par application de l’article 196 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le droit d’en appeler lui a été refusé parce qu’elle avait été condamnée à une peine d’au moins deux ans après avoir été déclarée coupable. Elle a alors déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée par un agent, dans une décision datée du 29 novembre 2004. À la suite d’une procédure de contrôle judiciaire, cette décision fut annulée le 21 décembre 2005 par la juge Gauthier, et l’affaire fut renvoyée à un autre agent, pour nouvelle décision. La décision qui est contestée dans la présente demande est la décision rendue par cet autre agent.

 

[3]               Je suis d’avis que le point principal à décider ici est de savoir si l’erreur, constatée dans la décision du 29 novembre 2004, est rectifiée dans la décision ici contestée. En d’autres termes, lors du réexamen, le nouvel agent a‑t‑il rempli l’obligation de tenir dûment compte de la preuve psychiatrique? À mon avis, le nouvel agent s’est totalement soustrait à cette obligation.

 

[4]               La juge Gauthier a annulé la décision datée du 29 novembre 2004 parce qu’elle y a décelé une erreur. Elle s’est exprimée ainsi, dans ses motifs :

 

[traduction]

La décision contient en effet une erreur susceptible de contrôle, parce que l’agent a laissé de côté, ou mal interprété, la preuve se rapportant aux difficultés psychologiques que Mme Curry pourrait bien éprouver par suite de son expulsion.

 

Dans le passage cité par le défendeur, l’agent semble avoir invoqué le fait que Mme Curry a bénéficié d’une assistance psychologique professionnelle pour affirmer que cette assistance l’aiderait à se réintégrer au Royaume‑Uni. Il semble donner à entendre qu’elle est maintenant suffisamment stable sur le plan émotif pour pouvoir se réinstaller avec succès. Rien ne lui permettait d’affirmer cela. Au contraire, la preuve qu’il avait devant lui appelait une conclusion entièrement différente, celle selon laquelle une réinstallation aurait probablement un effet traumatisant sur la demanderesse.

 

[...]

 

Comme la Cour l’a mentionné à maintes reprises, les agents d’immigration ne sont pas des spécialistes de la psychologie ou de la psychiatrie. Ils ne sauraient tout simplement rejeter des avis d’experts sans à tout le moins donner un motif qui résiste à un examen serré.

 

Dans le cas présent, il ne fait aucun doute selon moi que l’agent se devait d’accepter la preuve selon laquelle Mme Curry éprouverait probablement des difficultés psychologiques par suite de son expulsion. C’était là un facteur qui militait contre son expulsion et en faveur de la demande. Ce n’était peut‑être pas un facteur déterminant, mais il devait néanmoins être considéré. L’agent n’a tout simplement pas tenu compte de la preuve en la matière, ou il l’a mal interprétée.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Dossier de la demanderesse, onglet 6.)

 

[5]               S’agissant de la question considérée, l’agent écrit ce qui suit dans la décision qui est l’objet du présent contrôle :

[traduction] Mme Currie a occupé un emploi de longue durée au Canada. Elle montre de l’intérêt pour le travail dans le domaine de la santé. Au‑delà du domaine de la santé, sa formation et son expérience pourraient être transférables dans des fonctions d’administration ou de coordination. Cela devrait rendre son dossier plus intéressant lorsqu’elle cherchera un emploi au Royaume‑Uni. Elle n’est pas non plus obligée de chercher un travail ou de s’établir uniquement en Grande‑Bretagne, puisqu’elle peut examiner la possibilité de vivre ou de travailler dans d’autres pays européens.

 

Je note que la demanderesse a quelques économies et qu’elle est aussi copropriétaire d’une maison. Ces actifs lui seront utiles pour se réintégrer au Royaume‑Uni.

 

J’ai lu les nombreuses références et lettres de soutien rédigées en faveur de Mme Curry. Je relève qu’elle fut une détenue exceptionnelle et que, selon son agent de liberté conditionnelle, elle présentait un faible risque de récidive. Je reconnais qu’elle a été mise en liberté selon un système accéléré de libération conditionnelle. Je reconnais qu’elle a fait du travail bénévole et qu’elle fait aussi des dons à des organismes de charité. Je relève qu’on lui demande souvent de former de nouveaux employés à son lieu de travail. Il est raisonnable de penser que tous ces aspects positifs aideront Mme Curry à se réintégrer au Royaume‑Uni.

 

Mme Curry a été suivie sur le plan psychiatrique par plusieurs professionnels. Son dossier contient de nombreux rapports qui font état de traitements qu’elle a reçus, notamment contre l’anxiété et la dépression. Le Dr G. Nexhipi recommande à Mme Curry de rester en contact avec son psychiatre. Je crois comprendre que la demanderesse éprouvera des difficultés psychologiques par suite de son expulsion du Canada et de sa séparation d’avec sa famille et ses amis. Je note qu’elle envisage depuis plusieurs années la perspective d’une expulsion. La possibilité d’une expulsion et d’une séparation d’avec sa famille, outre l’anxiété pouvant en résulter, n’est pas une situation nouvelle pour Mme Curry. En outre, elle a disposé de plusieurs années au cours desquelles elle pouvait obtenir traitements et conseils pour composer avec ces éventualités. Mme Curry pourra obtenir au Royaume‑Uni l’aide de professionnels du même genre qui pourront lui prodiguer des conseils et des soins.

 

J’ai examiné toute la preuve produite. J’ai tenu compte de l’évaluation faite par le Dr Pilowski. J’ai considéré le lien étroit mère‑fille qui existe entre Donna Curry et sa mère, Gina Curry. Je reconnais que Gina a élevé toute seule Donna et qu’elles ont toujours vécu ensemble. Donna Curry pourra présenter un engagement et parrainer sa mère depuis l’étranger, étant donné que le parrainage depuis le Canada dans la catégorie du regroupement familial ne s’étend pas aux parents de Canadiens ou de résidents permanents. J’ai pris en compte l’offre de soutien et l’intention de parrainage. Compte tenu de cette offre, Donna devrait être disposée à soutenir ou aider sa mère lorsqu’elle retournera au Royaume‑Uni. Donna est aussi une adulte qui a une profession, une maison et d’autres proches au Canada. Elle pourrait décider de visiter sa mère lorsque cela lui sera possible. De plus, si elle n’est pas en mesure de rester au Canada sans sa mère, elle pourrait envisager une réunification avec elle là‑bas.

 

De nombreux facteurs favorables méritent d’être pris en compte et de recevoir le poids qui leur revient. Cependant, il m’est impossible de faire abstraction de la gravité de l’infraction commise et l’incidence de cette infraction sur la société canadienne. Les difficultés exposées par la demanderesse ne l’emportent pas sur la gravité de cette infraction.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Dossier de la demanderesse, onglet 2.)

 

 

[6]               L’un des faits mentionnés dans le dossier que la juge Gauthier avait devant elle, un fait qui l’avait amenée à conclure que la demanderesse « éprouverait probablement des difficultés psychologiques par suite de son expulsion », est l’avis de la Dre June M. Clarke, psychiatre, daté du 3 novembre 2004, où l’on peut lire ce qui suit :

[traduction] Par conséquent, il lui faudrait consentir de gros efforts pour surmonter le stress d’une expulsion et la nécessité d’une modification complète de son mode de vie, le résultat étant qu’elle aura probablement de grandes difficultés à s’habituer à un nouveau pays, en raison de sa mauvaise santé mentale.

 

(Dossier de la demanderesse, page 187.)

 

 

 

Outre que cet avis médical se trouvait dans le dossier soumis au réexamen du nouvel agent, le dossier contient aussi une mise à jour de l’état de la demanderesse, en date du 24 janvier 2006, mise à jour qui contient l’avis actuel suivant :

[traduction] [Gina Curry] ne serait pas en mesure de supporter le stress d’une expulsion et la nécessité d’opérer un changement complet de son mode de vie, le résultat étant qu’elle décompenserait probablement dans un pays nouveau, en raison des défaillances de sa santé mentale.

 

[7]               À mon avis, la décision rendue par l’agent ne tient absolument aucun compte de l’opinion de la Dre Clarke. L’obligation imposée par la juge Gauthier à l’agent chargé de réexaminer le dossier était qu’il devait prendre en compte un fait important, à savoir la fragile santé mentale de la demanderesse. La décision rendue par l’agent ne renferme aucune appréciation de cette réalité. Il n’est même pas certain que l’avis de janvier 2006 de la Dre Clarke ait même été considéré. La section 4 de la décision de l’agent énumère les documents examinés; l’unique référence à la Dre Clarke est la [traduction] « lettre de June Clarke (spécialiste en psychiatrie) ». Plus exactement, puisque la référence ne précise pas la date de la « lettre », on peut se demander si l’avis de la Dre Clarke du 24 janvier 2006 est même jamais venu à l’attention de l’agent. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que, même si l’agent écrit dans sa décision que [traduction] « la demanderesse éprouvera des difficultés psychologiques » par suite de son expulsion, cette conclusion ne tient aucun compte de la preuve versée au dossier, qui portait sur l’étendue des difficultés que connaîtrait la demanderesse en cas d’expulsion.

 

[8]               J’estime donc que, comme ce fut le cas pour la décision qui avait conduit à l’ordonnance de la juge Gauthier, le nouvel agent chargé de réexaminer le dossier a laissé de côté, ou mal interprété, la preuve des difficultés psychologiques. Par conséquent, je suis d’avis que sa décision est déraisonnable et qu’elle est entachée d’une erreur susceptible de contrôle.

 

[9]               L’obligation de considérer à sa juste valeur la preuve des difficultés psychologiques découle des Lignes directrices que l’agent était censé observer. Selon la Politique du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration intitulée « Traitement des demandes au Canada », et plus particulièrement la partie IP‑5 de cette Politique, intitulée « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire », il incombe à l’agent d’immigration non seulement de considérer la totalité de la preuve, mais aussi de lui accorder toute l’attention voulue :

5.27     Totalité de la preuve

 

L’agent doit considérer et soupeser la totalité des preuves et des renseignements pertinents, y compris ceux que le demandeur et l’agent estiment être importants. L’agent ne doit pas négliger une preuve, ni trop insister sur un facteur à l’exclusion de tous les autres, mais examiner la situation dans son ensemble. L’agent doit consigner comme il se doit au dossier les preuves ou renseignements non pertinents ou auxquels il ne faut pas accorder trop de poids.

 

 

[10]           Il appert de la décision succincte rendue par l’agent que, même si les possibles difficultés de la demanderesse sont mentionnées, l’importance est totalement accordée à un seul facteur, à savoir le casier judiciaire de la demanderesse. La décision est dépourvue de toute analyse critique de la preuve relative aux difficultés psychologiques actuelles. Il est évident que c’est là une décision contraire à celle qui devait être prise en application des Lignes directrices, et qu’elle n’est donc ni équitable ni légitime.

 

ORDONNANCE

 

La décision de l’agent est donc annulée, et l’affaire est renvoyée de nouveau à un autre agent d’immigration, pour nouvelle décision.

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1333‑06

 

 

INTITULÉ :                                       GINA CURRY c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 NOVEMBRE 2006

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE CAMPBELL

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 8 NOVEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov                                                                POUR LA DEMANDERESSE

 

Tamrat Gebeyehu                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman et Associés

Toronto (Ontario)                                                                     POUR LA DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

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