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Date : 20061031

Dossier : T-370-05

Référence : 2006 CF 1317

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

 

ENTRE :

AVOCAT-CONSEIL EN CHEF DES PENSIONS

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.  Introduction

 

[1]               L’avocat-conseil en chef des pensions (le demandeur) demande le contrôle judiciaire, aux termes de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et modifications, de la décision d’interprétation no I-1 rendue par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le TACRA) le 1er février 2005. Dans cette décision, le TACRA a interprété le paragraphe 32(1) et l’article 111 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, et modifications (la Loi), et a conclu que les nouveaux éléments de preuve qui lui sont présentés dans le cadre d’une demande de réexamen d’une décision d’appel devraient généralement être assujettis au critère de « diligence raisonnable ».

 

[2]               Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision d’interprétation no I-1.

 

II.  Le contexte

 

[3]               Le demandeur est le chef du Bureau de services juridiques des pensions, un organisme qui a été prorogé en vertu de l’article 6.1 de la Loi sur le ministère des Affaires des anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. V-1. Le Bureau a pour rôle d’aider, sur demande, les demandeurs de prestations et les pensionnés pour leurs demandes de révision ou leurs appels présentés sous le régime de la Loi.

 

[4]               Le 9 décembre 2003, le demandeur a officiellement saisi le TACRA, en vertu du paragraphe 37(1) de la Loi, d’une question d’interprétation. Une audience a eu lieu le 23 novembre 2004. Le Bureau de services juridiques des pensions, la Direction nationale de la Légion royale canadienne, l’Association canadienne des vétérans pour le maintien de la paix et la Company of Master Marines of Canada se sont présentés devant le TACRA et ont déposé des observations. La question adressée au TACRA était la suivante :

 

Sur quels critères le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal) devrait-il se baser pour déterminer si une décision doit être réexaminée ou non lorsque de nouveaux éléments de preuve sont présentés, conformément au paragraphe 32(1) ou à l’article 111 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel)?

 

 

[5]               Dans sa décision, le TACRA a expliqué qu’il devait interpréter l’article 31 en plus des articles 32 et 111. Il a examiné le texte de loi, y compris les divers paliers de révision prévus pour le droit à une pension. Il a conclu qu’une personne qui demande le réexamen de l’une de ses décisions en raison de nouveaux éléments de preuve doit généralement démontrer qu’elle a fait preuve de diligence raisonnable pour obtenir ces nouveaux éléments de preuve. Le TACRA a aussi examiné la crédibilité, la pertinence et l’incidence des nouveaux éléments de preuve quant à l’issue de la décision.

 

[6]               Le TACRA a expressément adopté le raisonnement de la Cour fédérale dans la décision MacKay c. Canada, 129 F.T.R. 286 (C.F. 1re inst.), dans laquelle la Cour s’était fondée sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759. Dans l’arrêt Palmer, la Cour suprême a examiné les circonstances dans lesquelles de nouveaux éléments de preuve seraient acceptés, dans le cadre d’un appel interjeté en vertu de l’alinéa 610(1)d) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34. Elle a précisé de quelles circonstances il s’agissait en tenant compte de l’expression « l’intérêt de la justice » utilisée dans cette disposition et a énoncé les principes suivants à la page 775 :

[...]

1)                   On ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de matière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles: voir McMartin c. La Reine.

2)                   La déposition doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès.

3)                   La déposition doit être plausible, en ce sens qu'on puisse raisonnablement y ajouter foi.

4)                  Elle doit être telle que si l'on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu'avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.

 

 

[7]               Se fondant sur l’ensemble du texte de la Loi et sur le fait qu’il qualifie ses décisions d’appel comme étant définitives et exécutoires, le TACRA a conclu qu’il ne devrait généralement exercer son pouvoir discrétionnaire de réexamen d’une décision lorsque de nouveaux éléments de preuve sont présentés que si le critère de diligence raisonnable est respecté.

 

[8]               Le TACRA s’est aussi fondé sur l’efficacité administrative comme second critère à examiner. Dans le sommaire de la décision d’interprétation, le TACRA a résumé ses conclusions comme suit :

 

Le Tribunal a conclu que le principe de diligence du test est applicable aux demandes de réexamen puisqu’il est conforme à l’objet ainsi qu’à l’esprit de la Loi et, au bout du compte, avantageux pour les anciens combattants.  En appliquant le principe de la diligence, on reconnaît ce fait essentiel : c’est avant l’audience de révision (la « révision » étant la première étape du processus d’appel devant le Tribunal), qu’il convient de réunir tous les éléments de preuve et de préparer, de façon complète et exhaustive, le dossier de l’ancien combattant.  De plus, en appliquant le principe de la diligence, on peut raisonnablement présumer que toute lacune quant à la preuve ou tout défaut, à ce niveau de « révision », auront été traitées par le Tribunal avant la dernière audience devant ce dernier, c’est-à-dire le niveau de « l’appel ».

 

L’application du principe de diligence par le Tribunal est, finalement, à l’avantage des anciens combattants, puisque le fait d’obtenir en retard – ou de ne pas obtenir du tout – les éléments de preuve qu’il faut pour bien étayer le dossier est contraire aux intérêts de l’ancien combattant – et à ceux du système administratif tout entier.  Le Tribunal reconnaît que toute pension ou prestation à laquelle  l’appelant a droit devrait être octroyée le plus tôt possible, durant le processus d’appel.  Par conséquent, le système a le devoir de s’assurer que la cause de l’appelant soit la meilleure possible et qu’elle soit mise de l’avant le plus tôt possible.

 

 

III.  Les observations

A.     Le demandeur

 

[9]               Le demandeur soutient que la décision correcte est la norme applicable à la décision du TACRA parce qu’elle découlait de l’interprétation de la Loi. Il ajoute que la décision est incorrecte parce que le TACRA a incorrectement ajouté au texte de la Loi en y intégrant la notion de diligence raisonnable, ce que ne permet pas le libellé clair du paragraphe 32(1) et de l’article 111 de la Loi. Le demandeur soutient que le TACRA n’a pas tenu compte des principes pertinents en matière d’interprétation de la loi et qu’il a par conséquent commis une erreur de droit.

 

[10]           Essentiellement, le demandeur fait valoir qu’il faut s’en tenir au libellé clair et sans équivoque des dispositions légales en cause pour leur interprétation et que cette interprétation doit promouvoir l’objet de la Loi. Il soutient que la Loi prévoit qu’une demande peut être réexaminée s’il existe de nouveaux éléments de preuve, sans aucune des limites qui seraient imposées si l’on appliquait le critère de diligence raisonnable à ces éléments de preuve.

 

B.  Le défendeur

 

[11]           Quant à lui, le défendeur soutient que, conformément à l’analyse pragmatique et fonctionnelle, la décision manifestement raisonnable est la norme de contrôle applicable. Il ajoute que, dans certains cas, l’interprétation d’un tribunal quant à des questions de droit mérite une certaine retenue et il fonde cet argument sur la décision Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557.

 

[12]           Le défendeur fait valoir que le TACRA a correctement interprété le paragraphe 32(1) et l’article 111 de la Loi lorsqu’il a conclu que la preuve présentée dans le cadre d’une demande de réexamen d’une décision définitive doit être assujettie au critère de diligence raisonnable. Il soutient que l’expression « nouveaux éléments de preuve » est un terme technique que les tribunaux ont examiné dans de nombreuses affaires.

 

[13]           De plus, le défendeur soutient que la décision d’interprétation du TACRA est conforme à l’intention exprimée à l’article 31 de la Loi, selon lequel les décisions du TACRA sont définitives. Le critère de diligence raisonnable au sujet des nouveaux éléments de preuve présentés comme motifs de réexamen d’une décision d’appel favorise cet objectif parce qu’il encourage le demandeur à présenter les preuves nécessaires le plus tôt possible et qu’il réduit la possibilité que le demandeur présente des demandes répétées de réexamen.

 

[14]           En résumé, le défendeur est d’avis que la décision d’interprétation du TACRA est correcte et qu’elle résiste de toute façon à un examen fondé sur la décision manifestement déraisonnable.

 

IV.  Analyse et dispositif

 

[15]           L’objet général de la Loi est de prévoir un moyen de révision d’une décision rendue au sujet d’une demande de prestations. Le TACRA peut réviser une décision du ministre ou d’un de ses délégués en vertu de la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6, et modifications. Ce droit à la révision est conféré par l’article 84 de la Loi sur les pensions, précitée, qui prévoit :

 

84. Le demandeur qui n’est pas satisfait d’une décision du ministre prise sous le régime de la présente loi, mais non sous celui de l’article 83, ou du paragraphe 34(5) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) peut la faire réviser par le Tribunal.

 

84. An applicant who is dissatisfied with a decision made by the Minister under this Act, except under section 83, or under subsection 34(5) of the Veterans Review and Appeal Board Act, may apply to the Veterans Review and Appeal Board for a review of the decision.

 

 

 

[16]           Le TACRA est créé en vertu de l’article 4 de la Loi. Cet article prévoit :

 

4. Est constitué un organisme indépendant, le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), composé d’au plus vingt-neuf membres titulaires nommés par le gouverneur en conseil ainsi que des membres vacataires nommés en application de l’article 6.

4. There is hereby established an independent board, to be known as the Veterans Review and Appeal Board, consisting of not more than twenty-nine permanent members to be appointed by the Governor in Council and such number of temporary members as are appointed in accordance with section 6.

 

 

[17]           Le TACRA a pour mandat d’agir comme organisme de révision et d’appel au sujet de décisions portant sur les prestations pour les anciens combattants, les membres des Forces canadiennes et leurs personnes à charge. Son mandat est décrit à l’article 18 de la Loi comme suit :

 

18. Le Tribunal a compétence exclusive pour réviser toute décision rendue en vertu de la Loi sur les pensions ou prise en vertu de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes et pour statuer sur toute question liée à la demande de révision.

18. The Board has full and exclusive jurisdiction to hear, determine and deal with all applications for review that may be made to the Board under the Pension Act or the Canadian Forces Members and Veterans Re-establishment and Compensation Act, and all matters related to those applications.

 

 

[18]           L’article 21 de la Loi prévoit que le comité de révision peut soit confirmer, modifier ou infirmer la décision qu’on lui demande de réviser, soit la renvoyer pour réexamen au ministre, soit déférer à ce dernier toute question non examinée par lui. L’article 23 de la Loi prévoit que le comité de révision peut, de son propre chef, réexaminer une décision rendue en vertu de l’article 21. L’article 25 prévoit que le demandeur qui n’est pas satisfait de la décision rendue en vertu des articles 21 ou 23 peut en appeler au TACRA.

 

[19]           L’article 26 de la Loi confère la compétence au TACRA en matière d’appels :

 

26. Le Tribunal a compétence exclusive pour statuer sur tout appel interjeté en vertu de l’article 25, ou sous le régime de la Loi sur les allocations aux anciens combattants ou de toute autre loi fédérale, ainsi que sur toute question connexe.

26. The Board has full and exclusive jurisdiction to hear, determine and deal with all appeals that may be made to the Board under section 25 or under the War Veterans Allowance Act or any other Act of Parliament, and all matters related to those appeals.

 

 

[20]           La décision en cause en l’espèce a été rendue par le TACRA en vertu du paragraphe 37(1) de la Loi, qui prévoit :

 

37. (1) Le ministre, l’avocat-conseil en chef du Bureau, toute organisation d’anciens combattants constituée en personne morale sous le régime d’une loi fédérale, ainsi que toute personne intéressée, peuvent saisir le Tribunal de toute question d’interprétation de la présente loi, de la Loi sur les pensions, de toute autre loi fédérale permettant d’en appeler au Tribunal, ou des règlements d’application de l’une ou l’autre de ces lois.

37. (1) The Minister, the Chief Pensions Advocate, any veterans’ organization incorporated by or under an Act of Parliament or any interested person may refer to the Board for hearing and decision any question of interpretation relating to this Act, to the Pension Act, to any other Act of Parliament pursuant to which an appeal may be taken to the Board or to any regulations made under any such Act.

 

[21]           Comme le TACRA est un tribunal administratif qui exerce un pouvoir conféré par la loi, la Cour doit déterminer la norme de contrôle applicable en effectuant une analyse pragmatique et fonctionnelle. Pour effectuer cette analyse, il faut tenir compte des quatre facteurs suivants : la présence ou l’absence d’une disposition privative; l’expertise du tribunal; l’objet de la loi et de la disposition en cause; la nature de la question.

 

[22]           Il y a présence d’une disposition de nature privative dans la Loi. En particulier, l’article 31 de la Loi prévoit :

 

31. La décision de la majorité des membres du comité d’appel vaut décision du Tribunal; elle est définitive et exécutoire.

31. A decision of the majority of members of an appeal panel is a decision of the Board and is final and binding.

 

 

Les décisions du TACRA peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, précitée. Cependant, le libellé de l’article 31 invite à un degré élevé de retenue.

 

[23]           Le TACRA est un tribunal spécialisé qui a une grande expérience pour s’acquitter de son mandat conféré par la Loi. Ce facteur invite aussi à un degré élevé de retenue.

 

[24]           De façon générale, la Loi a pour objet d’offrir un recours pour le contrôle des décisions rendues au sujet des prestations pour les personnes admissibles. Les articles 32 et 111 décrivent les circonstances dans lesquelles le TACRA peut réexaminer des décisions qu’il a rendues. Le TACRA peut agir de son propre chef ou à la demande de l’intéressé. L’intéressé peut demander un réexamen au motif qu’il y a eu une erreur de fait ou de droit, ou qu’il est en possession de nouveaux éléments de preuve.

 

[25]           Les dispositions en cause en l’espèce sont le paragraphe 32(1) et l’article 111, qui se lisent comme suit :

 

32. (1) Par dérogation à l’article 31, le comité d’appel peut, de son propre chef, réexaminer une décision rendue en vertu du paragraphe 29(1) ou du présent article et soit la confirmer, soit l’annuler ou la modifier s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées; il peut aussi le faire sur demande si l’auteur de la demande allègue que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées ou si de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés.

 

32. (1) Notwithstanding section 31, an appeal panel may, on its own motion, reconsider a decision made by it under subsection 29(1) or this section and may either confirm the decision or amend or rescind the decision if it determines that an error was made with respect to any finding of fact or the interpretation of any law, or may do so on application if the person making the application alleges that an error was made with respect to any finding of fact or the interpretation of any law or if new evidence is presented to the appeal panel.

 

111. Le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) est habilité à réexaminer toute décision du Tribunal d’appel des anciens combattants, du Conseil de révision des pensions, de la Commission des allocations aux anciens combattants ou d’un comité d’évaluation ou d’examen, au sens de l’article 79 de la Loi sur les pensions, et soit à la confirmer, soit à l’annuler ou à la modifier comme s’il avait lui-même rendu la décision en cause s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées; s’agissant d’une décision du Tribunal d’appel, du Conseil ou de la Commission, il peut aussi le faire sur demande si de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés.

111. The Veterans Review and Appeal Board may, on its own motion, reconsider any decision of the Veterans Appeal Board, the Pension Review Board, the War Veterans Allowance Board, or an Assessment Board or an Entitlement Board as defined in section 79 of the Pension Act, and may either confirm the decision or amend or rescind the decision if it determines that an error was made with respect to any finding of fact or the interpretation of any law, or may, in the case of any decision of the Veterans Appeal Board, the Pension Review Board or the War Veterans Allowance Board, do so on application if new evidence is presented to it.

 

 

[26]           Le pouvoir discrétionnaire du TACRA d’instruire une demande de réexamen favorise un degré élevé de retenue.

 

[27]           Le dernier facteur à examiner est la nature de la question. En l’espèce, il s’agit d’une question d’interprétation de la loi. C’est une question de droit pour laquelle la décision correcte est généralement la norme applicable. La Cour a suivi cette approche dans la décision Trotter c. Canada (Procureur général), [2005] 4 R.C.F. 193, 272 F.T.R. 1 (C.F.).

 

[28]           Trois des quatre facteurs de l’analyse pragmatique et fonctionnelle favorisent la retenue envers la décision du TACRA. Cependant, pour la nature de la question, soit l’interprétation de la loi, la décision correcte semble être la norme applicable et, tout compte fait, je conclus que la décision correcte est la norme de contrôle applicable.

 

[29]           Conformément à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, le principe directeur en matière d’interprétation de la loi est l’approche téléologique. Le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de la cour, a dit aux pages 40 et 41 : 

Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci‑après « Construction of Statutes »); Pierre‑André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie.  Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi.  À la p. 87, il dit :

 

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[...]

 

Je m’appuie également sur l’art. 10 de la Loi d’interprétation, L.R.O. 1980, ch. 219, qui prévoit que les lois « sont réputées apporter une solution de droit » et doivent « s’interpréter de la manière la plus équitable et la plus large qui soit pour garantir la réalisation de leur objet selon leurs sens, intention et esprit véritables ».

 

 

[30]           L’article 3 de la Loi prévoit les règles d’interprétation générales suivantes :

 

3. Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

3. The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

 

 

[31]           La Loi a pour objet de fournir un recours pour le contrôle ou l’appel de décisions portant sur l’attribution des prestations de pension. La Loi n’a pas été conçue pour créer des difficultés pour l’attribution des prestations de pension. De plus, elle prévoit la possibilité pour les personnes admissibles de continuer à avoir accès aux processus d’audience et de contrôle même après qu’une décision a été rendue au sujet des prestations de pension. Je me fonde sur la décision Leclerc c. Canada (Procureur général), 150 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), dans laquelle la Cour a fait des commentaires généraux sur l’ancienne loi et en particulier sur la disposition portant sur le réexamen. La Cour a expliqué à la page 10 :

 

[...] En effet, le régime fait en sorte qu'une pension, une fois accordée, est toujours révisable et que lors de ces révisions le Tribunal peut tenir compte de toute nouvelle preuve et modifier ses conclusions antérieures de fait ou de droit dans la mesure où il les considère erronées. [...] [Références omises]

 

 

 

[32]           La décision d’interprétation du TACRA a pour effet d’imposer une question préliminaire lorsqu’une demande de réexamen est présentée pour motif de nouveaux éléments de preuve, à savoir si le demandeur peut établir qu’il ne pouvait pas obtenir ces preuves plus tôt au regard du critère de diligence raisonnable. Pour tirer cette conclusion, le TACRA s’est fondé principalement sur le fait que la Loi qualifie ses décisions de définitives et exécutoires, aux termes de l’article 31.

 

[33]           À mon avis, le fait que le TACRA attache autant d’importance à l’article 31 et à l’efficacité administrative est injustifié. La Loi a pour objet de fournir aux personnes admissibles et à leurs personnes à charge un recours pour le contrôle des décisions portant sur les pensions. Indépendamment de l’article 31, la Loi prévoit le réexamen de telles décisions « définitives » dans le cours de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du TACRA. L’article 3 de la Loi prévoit clairement que ses dispositions doivent s’interpréter de façon large. Toute incertitude quant à la preuve doit être tranchée en faveur du demandeur de pension, si la preuve est vraisemblable et n’est pas contredite, aux termes de l’article 39.

 

[34]           L’article 39 est une disposition fondamentale de la Loi qui, aux termes de l’article 3, doit être interprétée de façon large dans l’intérêt des personnes admissibles. L’article 39 prévoit :

 

39. Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

 

39. In all proceedings under this Act, the Board shall

 

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci;

 

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

 

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

 

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

 

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.

 

 

[35]           À mon avis, le cadre de la Loi donne à penser que la diligence raisonnable ne doit pas être considérée comme étant le facteur prédominant. L’article 3 devrait guider l’interprétation de la Loi. Il s’agit d’une règle qui précise que la Loi doit être interprétée de façon large et en faveur du demandeur. Le TACRA doit exercer son pouvoir discrétionnaire incontesté de connaître d’une demande de réexamen fondée sur la présentation de nouveaux éléments de preuve, d’une façon qui respecte les autres articles de la Loi, en particulier les articles 3 et 39.

 

[36]           Bien que l’article 31 précise que les décisions d’appel sont définitives et exécutoires, d’autres articles de la Loi disent clairement que le TACRA a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer ses décisions. Les lois doivent être interprétées de façon cohérente. À ce sujet, je cite l’arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, dans lequel la Cour suprême a précisé, à la page 38 : « il existe une présomption que le législateur n'a pas eu l'intention d'adopter des textes contradictoires ou d'habiliter quiconque à le faire ».

 

[37]           De plus, dans l’arrêt MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, à la page 825, la juge McLachlin (maintenant juge en chef) s’est exprimée ainsi :

 

Je pars du principe fondamental d'interprétation que les dispositions d'une loi traitant du même sujet doivent être interprétées ensemble, si cela est possible, de manière à éviter tout conflit :  Driedger, Construction of Statutes (2nd ed. 1983), p. 66.  Ainsi, il y a plus de chance de dégager l'intention véritable du législateur. [...]

 

 

[38]           En d’autres termes, le TACRA doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’une façon qui respecte et promeut l’objet de la Loi.

 

[39]           La Loi donne au TACRA le pouvoir discrétionnaire de réexamen, mais ni la Loi ni le Règlement sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), DORS/96-67, ne précisent la façon dont ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé. À mon avis, ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé d’une façon qui favorise la réalisation de l’objet de la Loi. Dans l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, le juge en chef Lamer a expliqué au paragraphe 18 :

 

En examinant si le [juge de première instance] a exercé raisonnablement son pouvoir discrétionnaire, il importe que nous ne perdions pas de vue l’objectif que visait le législateur fédéral lorsqu’il a [établi de] nouveaux pouvoirs [...] [L]es fonctions et l’objet sous-jacents du régime [...] nous sont d’un secours considérable en ce qui concerne l’application des principes de droit administratif aux dispositions législatives en cause. [...]

 

 

[40]           J’ajoute que l’objet de la Loi est unique par rapport aux autres mesures de redressement, par exemple les mesures prévues en vertu de la législation sur les droits de la personne ou de la législation applicable aux prestations liées à l’emploi. À mon avis, le législateur avait tout à fait le pouvoir et la compétence de créer ce régime de contrôle et d’appel qui permet le réexamen des décisions et qui prévoit expressément dans ses dispositions que l’examen de la preuve doit se faire d’une manière qui favorise le demandeur de prestations de pension. Une fois de plus, je renvoie aux articles 3 et 39 de la Loi.

 

[41]           Dans la décision MacKay, précitée, le juge Teitelbaum a cité à maintes reprises les articles 3 et 39 et a noté qu’ils servaient de guide à l’interprétation de la Loi. Il a aussi fait remarquer que le libellé de l’article 3 devait guider le TACRA au sujet des exigences en matière de preuve dans le cadre d’une demande de réexamen. En effet, le juge Teitelbaum était d’avis que les articles 3 et 39 sont tout à fait pertinents quant à la façon dont le TACRA doit exercer son pouvoir discrétionnaire de réexamen. À la page 291, le juge s’exprime ainsi :

 

La Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) ne définit pas ce qu'on entend par nouveaux éléments de preuve.  Toutefois, l'article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) établit des principes généraux sur la façon dont le TAC (R&A) doit disposer de la preuve.

 

L'article 39 est reproduit ci-dessous :

 

Le Tribunal applique, à l'égard du demandeur ou de l'appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

 

a)               il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

b)              il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l'occurrence;

c)               il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

 

En fait, l'article 39 dispose que lorsque de nouveaux éléments de preuve vraisemblables sont présentés au cours d'un réexamen, le TAC (R&A) a l'obligation d'examiner et de pondérer ces éléments de preuve en faveur du requérant.

 

 

 

[42]           Dans sa décision d’interprétation, le TACRA a dit que le juge Teitelbaum avait examiné « à fond » la question de la diligence raisonnable au sujet des nouveaux éléments de preuve. À mon humble avis, le TACRA exagère. Le juge Teitelbaum a fait le commentaire suivant sur la question de la diligence raisonnable, à la page 292 :  « Malgré que le rapport du Dr Murdoch semble avoir été produit tardivement, je ne pense pas que le requérant n'a pas exercé une diligence raisonnable. [...] » Autrement dit, il s’est penché sur le critère de  crédibilité, sur la pertinence et sur l’effet possible sur l’issue de la demande de réexamen dans le cadre de la Loi.

 

V.  Conclusion

 

[43]           La présente demande de contrôle judiciaire porte sur une question générale d’interprétation de la loi, et non sur l’application de la loi à des faits précis. La question dont la Cour est saisie est de savoir si le TACRA peut tenir compte du principe de « diligence raisonnable » lorsqu’il décide d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire de réexamen d’une décision d’appel, conformément au paragraphe 32(1) et à l’article 111 de la Loi. À mon avis, la réponse à cette question est affirmative, à condition que le TACRA exerce son pouvoir discrétionnaire de manière conforme à l’objet général de la Loi et qu’il respecte l’intention et le sens des articles 3 et 39. Il ne devrait pas accorder une importance démesurée au principe de diligence raisonnable.

 

[44]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, prévu au paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et modifications, je n’adjugerai aucuns dépens.

 

 

ORDONNANCE

 

 

            La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je n’adjuge aucuns dépens.

 

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice

 

 

 


 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        T-370-05

 

INTITULÉ :                                       L’avocat-conseil en chef des pensions c. Le procureur général du Canada

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (C.-B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 25 avril 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 31 octobre 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Evan Robert Elkin

James T. Beckett

Charles Duguay

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Roslyn Mounsey

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Bureau de services juridiques des pensions

 

 

POUR LE DEMANDEUR 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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