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Date : 20061025

Dossier : T-1655-04

Référence : 2006 CF 1284

OTTAWA (ONTARIO), LE 25 OCTOBRE 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

 

ENTRE :

SOCIÉTÉ CANADIENNE DE PERCEPTION
DE LA COPIE PRIVÉE (SCPCP)

demanderesse

et

 

FUZION TECHNOLOGY CORP. et

1565385 ONTARIO INC. et MICKEY YEUNG

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de la Société canadienne de perception de la copie privée relativement à la partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, instaurant le régime de tarification de la copie privée.

 

[2]               Ce régime a été brièvement décrit par mon collègue le juge Mactavish dans Société canadienne de perception de la copie privée c. Cano Tech Inc., [2006] CF 28 :


Les Tarifs pour la copie privée

 

 4     Avant le 19 mars 1998, la copie non autorisée d’œuvres musicales, de prestations d’œuvres musicales et d’enregistrements sonores d’œuvres musicales (désignés collectivement sous l’expression « musique enregistrée »), pour un usage privé, constituait une violation du droit d’auteur.

 

 5     En raison de la difficulté de faire respecter ces droits, le Parlement a adopté la Partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur, qui prévoit que la reproduction de la musique enregistrée pour un usage privé ne constitue plus une violation du droit d’auteur.

 

 6     Simultanément, la Loi a été modifiée pour créer un régime destiné à fournir aux titulaires de droits une rémunération équitable par l’imposition d’un tarif ou d’une redevance aux fabricants et aux importateurs de supports audio vierges vendus au Canada. Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait observer dans l’arrêt Canada (SCPCP) c. Canadian Storage Media Alliance, [2004] A.C.F. n° 2115, 2004 CAF 424, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada rejetée [2005] C.S.C.R. n° 74, la redevance a été instituée pour venir en aide aux créateurs et aux entreprises culturelles, en créant un équilibre entre les droits des créateurs et ceux des utilisateurs (paragraphe 51).

 

 7     Le tarif de la redevance est fixé chaque année par homologation d’un Tarif sur la copie privée par la Commission du droit d’auteur, conformément à la Partie VIII de la Loi. Depuis décembre 1999, la Commission a homologué quatre tarifs déterminant les supports audio vierges qui sont assujettis à des redevances, les montants des redevances ainsi que les modalités et conditions applicables au paiement des redevances.

 

 8     La SCPCP est une société sans capital-actions et sans but lucratif, dont les membres sont les sociétés de gestion qui exercent le droit à rémunération sur la copie à usage privé pour le compte des titulaires de droits. La SCPCP a été désignée par la Commission du droit d’auteur comme l’organisme de perception, conformément à l’alinéa 83(8)d) de la Loi.

 

 9     Les redevances perçues par la SCPCP sont ensuite réparties entre les sociétés de gestion admissibles, qui en font la redistribution aux titulaires de droits.

 

 10     Selon les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur et des Tarifs pour la copie privée, les fabricants et les importateurs de supports audio vierges sont tenus de suivre les activités de vente et d’en faire rapport à la SCPCP. Ils doivent également tenir des registres à partir desquels la SCPCP peut rapidement établir, par une vérification, les sommes à payer. Les Tarifs emportent également obligation pour les fabricants et les importateurs de payer des intérêts sur les sommes en souffrance dues à la SCPCP.

 

Terminologie

[3]               Dans ces motifs, je désignerai :

1.      la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42 par « la Loi »;

 

2.      les redevances à percevoir par la SCPCP en 2003 et en 2004 sur la vente de supports audio vierges au Canada, telles que publiées dans la Gazette officielle du Canada le 13 décembre 2003, par « les tarifs »;

 

3.      les supports audio vierges, tels que définis à l’art. 79 de la Loi, par « les disques vierges »;

 

4.      la Société canadienne de perception de la copie privée par « SCPCP »;

 

5.      Fuzion Technology Corp. par « Fuzion »;

 

6.      Micky Yeung par « M. Yeung ».

 

Contexte

[4]               Les différents affidavits déposés au dossier révèlent les faits suivants.

 

[5]               Fuzion Technology Corp. (codéfenderesse en l’espèce) est une société ontarienne constituée en août 1997, dont le siège social est situé au 250, chemin Steelcase Est, Markham (Ontario) (affidavit de Laurie Gelbloom, paragraphe 12).

 

[6]               Micky Yeung (également codéfendeur), Albert Shum et Alex Lau étaient les actionnaires, administrateurs et dirigeants de Fuzion (contre-interrogatoire de Micky Yeung, questions 111 à 125).

 

[7]               Fuzion a commencé à déclarer des importations et des ventes de disques vierges à la SCPCP en octobre 2002. Les rapports de Fuzion étaient signés par M. Yeung, en qualité de vice-président de la société (affidavit de Laurie Gelbloom, paragraphes 18 à 20).

 

[8]               La SCPCP a eu des doutes sur l’exactitude et la suffisance des rapports fournis par Fuzion après avoir examiné les factures établies par cette dernière pour les ventes à des tiers. C’est ainsi qu’en janvier 2003, la SCPCP a demandé une vérification des registres de Fuzion (affidavit de Laurie Gelbloom, paragraphes 23 et 29).

 

[9]               Les vérificateurs de la SCPCP se sont présentés dans les locaux de Fuzion les 10 et 11 février 2003 mais l’accès à certains dossiers de la société leur a été refusé. Les vérificateurs ont donc été incapables de conclure que les états de compte de Fuzion étaient complets et exacts (affidavit de Laurie Gelbloom, paragraphes 30 et 31).

 

[10]           Les vérificateurs de la SCPCP ont rencontré M. Yeung le 24 février 2003 pour lui expliquer de quels renseignements ils avaient besoin pour achever leur vérification; suite à cette entrevue, ils ont envoyé une lettre à M. Yeung en date du 21 mars 2003 contenant une liste détaillée des renseignements demandés (affidavit de Laurie Gelbloom, paragraphe 32).

 

[11]           Selon l’affidavit de M. Yeung, lorsque Albert Shum, le principal actionnaire de Fuzion, a choisi de se retirer de l’entreprise et de retourner en Chine, M. Yeung a décidé de poursuivre les activités pour son propre compte (affidavit de Micky Yeung, paragraphes 6 et 7).

 

[12]           En conséquence, M. Yeung a constitué la société 1565385 Ontario Inc., une société ontarienne dont le siège social est situé au 81, rue McPherson, Markham (Ontario), et qui exploite une entreprise sous la raison sociale de « FTC Computers ». 1565385 Ontario Inc. sera désignée ci‑après par « FTC ». M. Yeung est l’unique actionnaire et administrateur de la société et il en est le président, le secrétaire et le trésorier (affidavit de Micky Yeung, paragraphes 8 et 12).

 

[13]           Avant que la vérification de Fuzion ne puisse être achevée, Fuzion a transféré à FTC, le 1er avril 2003, la totalité de son stock de matériel informatique (y compris les disques vierges) par voie de vente en consignation. Presque tous les employés de Fuzion sont devenus des employés de FTC. FTC a également repris les numéros de téléphone de Fuzion ainsi que le bail des locaux au 250, chemin Steelcase Est à Markham pour la période qui restait à courir jusqu’au 15 juillet 2003. Elle a également repris le site Web de Fuzion et ses logos en procédant simplement au changement de l’adresse URL et du nom. Toutefois, toutes les factures établies par FTC à compter du 1er avril 2003 portent le numéro de TPS de FTC et non celui de Fusion (affidavit de Micky Yeung, paragraphes 10, 12, 13, 16, 17 et 20; contre-interrogatoire de Micky Yeung, questions 126 à 131).

 

[14]           Malgré le transfert et jusqu’en juillet 2003 environ, la vente des disques vierges a continué de se faire à partir des locaux du 250, chemin Steelcase Est tandis que les factures étaient établies au nom de « FTC Fuzion Technology ». Après cette date, la vente des disques vierges s’effectuait au nom de « FTC Computers ». Les factures établies par FTC étaient essentiellement identiques à celles de Fuzion (affidavit de Micky Yeung, paragraphe 12; pièces LG-9, LG-10 et LG-22 jointes à l’affidavit de Laurie Gelbloom).

 

[15]           L’objectif, selon l’affidavit de M. Yeung, était [traduction] « de faire en sorte que la transition se fasse en douceur au niveau des clients et des fournisseurs » afin qu’au bout du compte, [traduction] « au moment où Fuzion cesserait ses activités et où FTC deviendrait pleinement opérationnelle, les fournisseurs et les clients de Fuzion n’aient même pas remarqué la transition » (affidavit de Micky Yeung, paragraphes 10 et 17).

 

[16]           M. Yeung, si l’on se fie à son affidavit, a démissionné de son poste d’administrateur et de dirigeant de Fuzion le 31 mai 2003. Le 3 juin 2003, Albert Shum a envoyé une lettre au ministère ontarien des Services aux consommateurs et aux entreprises pour l’aviser de la démission de M. Yeung. Cependant, au 17 septembre 2006, le nom de M. Yeung figurait toujours comme administrateur dans les dossiers du ministère. La mention « dissolution volontaire » apparaît également sous la rubrique « statut de la société » (affidavit de Micky Yeung, paragraphe 4), sur la pièce (1) du dossier de la présente demande.

 

[17]           Malgré la vente en consignation à FTC, Fuzion a continué à envoyer des rapports de ventes (avec la mention « nul ») à la SCPCP jusqu’en janvier 2004; jusqu’en septembre 2003, c’est M. Yeung qui signait les rapports de ventes au nom de Fuzion; les derniers rapports étaient signés par Albert Shum, le président de Fuzion (pièces LG-7 jointes à l’affidavit de Laurie Gelbloom).

 

[18]           Une demande de la SCPCP adressée à FTC en vue d’obtenir l’autorisation d’achever la vérification de Fuzion par un contrôle des registres de FTC a été refusée. FTC a déclaré qu’elle avait acheté tous ses disques vierges au Canada et qu’elle n’était donc pas assujettie aux tarifs (affidavit de Laurie Gelbloom, paragraphes 41 et 42).

 

[19]           La SCPCP a donc déposé la présente action le 10 septembre 2004, demandant les mesures correctives suivantes :

[Traduction]

1.      une ordonnance enjoignant aux défendeurs Fuzion Technology Corp., 1565385 Ontario Inc. et Micky Yeung de mettre à la disposition des vérificateurs de la SCPCP, dans les trente (30) jours, l’ensemble des registres commerciaux, comptables et financiers de Fuzion Technology Corp. et de 1565385 Ontario Inc. à partir desquels les vérificateurs de la SCPCP pourront facilement vérifier les montants payables et les renseignements exigés en vertu des tarifs pour la copie privée homologués par la Commission du droit d’auteur;

 

2.      une ordonnance enjoignant à Fuzion Technology Corp., à 1565385 Ontario Inc. et à Micky Yeung de verser à la SCPCP, dans les trente (30) jours d’une telle demande de paiement par la SCPCP, toutes les sommes que la SCPCP est en droit de réclamer au titre de redevances, dans l’éventualité où la vérification révèle que des redevances dues à la SCPCP n’ont pas été déclarées par Fuzion Technology Corp. ou par 1565385 Ontario Inc. ou que les sommes déclarées au titre des redevances ont été sous-évaluées;

 

3.      une ordonnance enjoignant à Fuzion Technology Corp., à 1565385 Ontario Inc. et à M. Micky Yeung de verser à la SCPCP, conformément aux dispositions du tarif pour la copie privée, les coûts raisonnables de la vérification, et ce, dans les trente (30) jours d’une telle demande de paiement par la SCPCP, dans l’éventualité où la vérification révèle que les sommes dues à la SCPCP ont été sous‑évaluées de plus de 20 % pour les périodes de déclaration de janvier-février 2000 ou de mars-avril 2000 ou de plus de 10 % pour les autres périodes ou semestres de déclaration;

 

4.      une ordonnance enjoignant à Fuzion Technology Corp., à 1565385 Ontario Inc. et à Micky Yeung de verser à la SCPCP, conformément aux tarifs pour la copie privée applicables, les intérêts échus sur toutes les sommes dues à la SCPCP, calculés conformément aux tarifs pour la copie privée.

 

(Non souligné dans l’original)

Questions en litige

[20]           La présente demande soulève les questions suivantes :

1.      La SCPCP est-elle habilitée à demander une ordonnance contre Fuzion, FTC et M. Yeung exigeant un contrôle des registres de Fuzion et de FTC afin de vérifier si des redevances applicables aux disques vierges sont payables par Fuzion et/ou FTC?

 

2.      La SCPCP est-elle habilitée à demander une ordonnance contre Fuzion, FTC et M. Yeung exigeant le paiement de toutes redevances exigibles découvertes dans le cadre de la vérification demandée au paragraphe (1) ainsi que le coût d’une telle vérification et tout intérêt échu sur les redevances en souffrance?

 

 

Question 1 : En ce qui concerne Fuzion

[21]           Fuzion n’était pas représentée à l’audience. En tout état de cause, les défendeurs ne contestent pas le droit de la demanderesse à effectuer une vérification des registres de Fuzion. Le pouvoir de vérification découle de l’article 9 du Tarif sur la copie privée 2003-2004, libellé comme suit :

 

Registres

9. (1) Le fabricant ou importateur tient et conserve pendant une période de six ans les registres permettant à la SCPCP de déterminer facilement les montants exigibles et les renseignements qui doivent être fournis en vertu du présent tarif.

 

(2) La SCPCP peut vérifier ces registres à tout moment durant les heures régulières de bureau et moyennant un préavis raisonnable.

 

(3) Si la vérification des registres révèle que les sommes à verser à la SCPCP ont été sous-estimées de plus de dix pour cent pour toute période comptable ou semestre, le fabricant ou l’importateur assume les coûts raisonnables de la vérification dans les 30 jours suivant la date à laquelle on lui en fait la demande.

Accounts and Records

9. (1) Every manufacturer or importer shall keep and preserve for a period of six years, records from which CPCC can readily ascertain the amounts payable and the information required under this tariff.

 

 

(2) CPCC may audit these records at any time on reasonable notice and during normal business hours.

 


(3) If an audit discloses that the amounts due to CPCC have been understated by more than ten per cent in any accounting period or semester, as the case may be, the manufacturer or importer shall pay the reasonable costs of audit within 30 days of the demand for such payment.

 

 

[22]           La Cour est dotée du pouvoir d’ordonner une telle vérification en vertu du paragraphe 88(3) de la Loi sur le droit d’auteur, qui précise ce qui suit :

Ordonnance

 

(3) L’organisme de perception peut, en sus de tout autre recours possible, demander à un tribunal compétent de rendre une ordonnance obligeant une personne à se conformer aux exigences de la présente partie.

Order directing compliance

 

(3) Where any obligation imposed by this Part is not complied with, the collecting body may, in addition to any other remedy available, apply to a court of competent jurisdiction for an order directing compliance with that obligation.

 

Ainsi, la question de savoir si la demanderesse est habilitée à obtenir une ordonnance contre Fusion ne se pose pas.

 

Question 1 : En ce qui concerne FTC

[23]           FTC et M. Yeung allèguent tous deux n’avoir aucun lien avec Fuzion. Selon leurs dires, Fuzion est une entité légale distincte envers laquelle ils n’ont aucune responsabilité. De son côté, la demanderesse affirme qu’il existe un lien tellement étroit entre Fuzion et FTC que la Cour peut soulever le voile de la personnalité juridique et rendre une ordonnance contre FTC et M. Yeung (en qualité d’actionnaire unique de FTC).

 

Levée du voile de la personnalité juridique

[24]           Le principe de l’existence corporative distincte, généralement appelé voile de la personnalité juridique, a été énoncé pour la première fois dans une célèbre décision des tribunaux britanniques, Salomon c. Salomon [1897] A.C. 22. C’est un pilier de la société industrielle moderne. Toutefois, il n’est pas absolu et le voile de la personnalité juridique peut être soulevé dans certaines circonstances. Dans Lockharts Ltd. c. Excalibur Holdings, [1987] 210 A.P.R. 181, le juge Davidson examine l’histoire du droit en ce qui concerne la levée du voile de la personnalité juridique. Dans un premier temps, il observe ce qui suit concernant le droit anglais, au paragraphe 25 :

[Traduction]
En Angleterre, certains signes indiquaient que le principe établi dans Salomon avait subi une certaine érosion et les remarques les plus souvent citées sont celles de Lord Denning dans Littlewoods Mail Order Stores Ltd. c. McGregor, [1969] 3 All E.R. 855, à la page 860 :

 

Je ne peux pas accepter cet argument. Je refuse de traiter la société Fork comme une entité distincte et indépendante. La règle établie dans Salomon c. Salomon & Co., Ltd. (7) doit être examinée attentivement. On a souvent supposé qu’elle avait pour effet de cacher la personnalité d’une société à responsabilité limitée d’un paravent derrière lequel les tribunaux ne pouvaient rien voir. Ce n’est pas vrai. Les tribunaux peuvent lever le paravent et, de fait, ils le font souvent. Ils peuvent lever le masque, et ils le font souvent. Ils cherchent à voir ce qu’il y a réellement derrière. [...] À mon avis, nous devrions examiner la société Fork et la voir telle qu’elle est – une filiale appartenant à cent pour cent aux contribuables. En fait, c’est la créature, le pantin des contribuables; et il faudrait en droit la considérer comme telle.

 

[…]

 

[25]           Il examine ensuite le droit canadien et parvient à la conclusion suivante, au paragraphe 33 :

[Traduction]
La Cour d’appel de la Saskatchewan dans Nedco c. Clark et al., [1974] (1973) 43 D.L.R. (3d) 714, cite Toronto c. Famous Players Canadian Corp., [1936] 2 D.L.R. 129, une décision qui, selon elle, illustre bien comment la Cour suprême du Canada a reconnu « le droit de lever le voile de la personnalité juridique pour une fin déterminée ». Après avoir passé en revue plusieurs décisions de jurisprudence, le juge en chef Culliton conclut ce qui suit, à la page 721 :

 

[...] le principe établi dans Salomon c. Salomon & Co., Ltd., précité, est et continue d’être une caractéristique essentielle du droit canadien mais il existe des situations où la cour peut et doit soulever le voile de la personnalité juridique et une telle décision dépend des faits propres à chaque espèce. En outre, le fait que la cour décide effectivement de soulever le voile de la personnalité juridique pour une fin déterminée ne remet aucunement en cause le principe voulant que la société soit une entité indépendante et autonome pour toutes les autres fins.

 

La reconnaissance de ce droit par la Cour suprême du Canada est encore plus évidente depuis que la juge Wilson a tenu ces propos dans Constitution Insurance Co. Of Canada c. Kosmopoulos et al. (1987), 34 D.L.R. (4th) 208, aux pages 213 et 214 :

 

Aucune règle uniforme n’a été appliquée à la question de savoir dans quelles circonstances un tribunal peut déroger à ce principe en « faisant abstraction de la personnalité morale » et en considérant la société comme un simple « mandataire » ou « instrument » de son actionnaire majoritaire ou de sa société mère. En mettant les choses au mieux, tout ce qu’on peut dire est que le principe des « entités distinctes » n’est pas appliqué lorsqu’il entraînerait un résultat [traduction] « trop nettement en conflit avec la justice, la commodité ou les intérêts du fisc » : L.C.B. Gower, Modern Company Law (4th ed. 1979), à la p. 112. Je n’ai aucun doute qu’en théorie on pourrait, dans la présente affaire, faire abstraction de la personnalité morale afin que justice soit rendue, comme cela a été fait dans l’arrêt American Indemnity Co. c. Southern Missionary College, précité, auquel s’est référée la Cour d’appel de l’Ontario. Un certain nombre de considérations m’amènent cependant à croire qu’il ne serait pas sage de le faire.

 

Il y a un argument convaincant selon lequel [traduction] « quiconque choisit de profiter des avantages qu’offre la constitution en société doit aussi en supporter les inconvénients, de sorte que, si jamais on doit faire abstraction de la personnalité morale, ce ne doit être que dans l’intérêt de tiers à qui, sans cela, ce choix porterait préjudice ».  

 

La juge Wilson poursuit en soulignant que dans le cas dont elle était saisie, ne pas tenir compte de l’entité morale profiterait aux actionnaires, qui ont choisi de constituer la société et de profiter des avantages de cette incorporation. En l’espèce, la levée du voile de la personnalité juridique profiterait à une tierce partie innocente.

 

Que peut-on déduire des décisions précitées? À mon avis, le principe fondamental énoncé dans Salomon est toujours valable en droit canadien et les « sociétés unipersonnelles » doivent être considérées comme des entités distinctes de leur actionnaire principal, sauf dans certains cas exceptionnels. Un juge ne devrait pas « soulever le voile » simplement parce qu’il croit que ce serait dans l’intérêt de « l’équité » ou de « la justice ». Si tel était le critère, le voile dans l’affaire Salomon aurait été soulevé. D’un autre côté, les tribunaux ont le pouvoir, voire l’obligation de regarder derrière la structure juridique et de ne pas en tenir compte si elle est utilisée à des fins frauduleuses ou illégitimes ou comme un « pantin » au détriment d’un tiers.

 

(Non souligné dans l’original.)

 

[26]           L’examen des faits en l’espèce permet de retenir les éléments pertinents suivants :

1.      Selon les propos même de M. Yeung, [traduction] « il s’agissait de faire en sorte qu’au moment où Fuzion cesserait ses activités et où FTC deviendrait pleinement opérationnelle, les fournisseurs et les clients de Fuzion n’aient même pas remarqué la transition ». Il y avait donc une manœuvre délibérée en vue de porter le chapeau de Fuzion.

 

2.      FTC a acquis la clientèle de Fuzion (liste de clients, utilisation du nom, du site Web, des logos, des numéros de téléphone et de télécopieur) de la société Fuzion. Aucun élément de preuve n’indique qu’une somme quelconque ait été payée pour cette clientèle.

 

3.      FTC a été autorisée à utiliser les locaux de Fuzion pendant trois mois. Rien ne prouve qu’un quelconque paiement ait été versé pour l’utilisation de ces locaux.

 

4.      M. Yeung a été administrateur, dirigeant et actionnaire des deux sociétés pendant au moins deux mois.

 

5.      M. Yeung a continué à signer au nom de Fuzion les rapports de redevances remis à la SCPCP jusqu’au 30 septembre 2003.

 

6.      FTC a acheté la totalité du stock de matériel informatique (y compris les disques vierges) de Fuzion le 1er avril 2003 pour la somme de 638 919,30 $ par voie de vente en consignation. Cependant, rien dans la preuve n’indique que FTC aurait versé une quelconque somme d’argent à Fuzion en contrepartie de cette vente en consignation.

 

7.      Dans son affidavit, M. Yeung mentionne des ventes de disques vierges (qu’il classe en catégories, de CD-R-1 à CD-R-5) et fournit des factures à l’appui. De toute évidence, que l’on parle de FTC ou de M. Yeung, l’un des deux a ou peut avoir accès aux registres de Fuzion.

 

[27]           Cette preuve démontre que FTC, dirigée par M. Yeung, a acquis le contrôle des activités de Fuzion. Elle l’a fait de manière délibérément obscure afin que les clients ne remarquent pas le changement de contrôle. Cette situation a été volontairement créée de manière à jeter un flou sur la frontière entre Fuzion et FTC. Il y avait peut-être des raisons commerciales tout à fait licites de procéder ainsi. Rien ne prouve par ailleurs que cette manière de procéder visait à frauder les créanciers. Ceci dit, il est difficile de ne pas en conclure que les agissements de FTC et de M. Yeung leur permettent d’échapper à la demande légitime et prévue par la loi de la part de la SCPCP de vérifier les registres d’un vendeur de disques vierges pouvant être assujetti à des redevances. Ce procédé constitue donc une « fin illégitime » au sens où l’entendait le juge Davidson dans Lockharts, précité.

 

[28]           Puisque FTC a délibérément porté le chapeau de Fuzion et qu’elle a pris le contrôle physique du stock de matériel informatique de Fuzion, elle doit aujourd’hui assumer la responsabilité du stock de matériel informatique qui a été vendu en consignation et en rendre compte.

 

[29]           Je suis disposé à soulever le voile de la personnalité juridique afin de permettre à la SCPCP de procéder à un contrôle des registres de FTC pour vérifier si les disques vendus par FTC sont assujettis à la redevance prévue à la partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur.

 

Question 1 : En ce qui concerne M. Yeung

[30]           Pour qu’une ordonnance enjoignant à Fuzion et à FTC de se soumettre à une vérification puisse être efficace, la Cour doit également prononcer une ordonnance contre M. Yeung. Ce dernier, en qualité d’actionnaire, d’administrateur et de dirigeant unique de FTC, et compte tenu de sa double qualité d’administrateur, de dirigeant et d’actionnaire de Fuzion, est le mieux placé pour savoir comment les registres de Fuzion et de FTC étaient manipulés et conservés. Son affidavit démontre qu’il a eu en sa possession les registres pertinents de Fuzion ou qu’il a eu accès à ces registres et qu’en qualité d’administrateur et de dirigeant de FTC, il a également accès aux registres de FTC. Comme il a participé activement au flou délibéré entre Fuzion et FTC, qui a contribué à faire obstacle à la vérification de la SCPCP, l’ordonnance doit également viser M. Yeung pour assurer son entière coopération.

 

La vente en consignation

[31]           Il existe cependant une autre raison d’ordonner la vérification. Selon l’affidavit de M. Yeung :

[Traduction]
« Le 1er avril 2003, FTC a acheté de Fuzion, par voie de vente en consignation, la totalité de son stock de matériel informatique invendu, dont le coût s’élevait à 597 120,84 $ environ ».

(Affidavit de Micky Yeung, paragraphe 20)

[32]           Le contrat portait la mention « vente en consignation » et aux dires de M. Yeung, l’arrangement fonctionnait comme suit :

[Traduction]
Aux termes de l’entente entre FTC et Fuzion en ce qui concerne la vente en consignation, FTC essaierait de vendre les articles et à la fin de chaque mois, elle informerait Fuzion des quantités vendues. Fuzion facturerait ensuite FTC pour les prix convenus dans la facture du 1er avril 2003. Une copie des factures de Fuzion pour les mois d’avril 2003 à avril 2004 est inclue dans la pièce H jointe à cet affidavit.

 

                                    (Affidavit de Micky Yeung, paragraphe 21)

 

[33]           Le droit en matière de vente en consignation est très clair. Comme le précise le juge Saunders dans Stephanian’s Persian Carpets Ltd. (Re), [1980] O.J. n° 156 :

[Traduction]
5     Réduite à sa plus simple expression, la vente en consignation consiste à envoyer des marchandises à une autre personne.  Un exemple de la vente en consignation est l’entente en vertu de laquelle un propriétaire envoie des marchandises à une autre personne, étant entendu que cette dernière vendra les marchandises à un tiers et remettra le produit de la vente au propriétaire, après déduction de sa rémunération pour avoir effectué la vente. 

 

Une vente en consignation n’emporte pas le transfert du titre au consignataire. Comme le faisait remarquer Brian Colburn dans un article intitulé Consignment Sales and the Personal Property Security Act, (1981-1982) 6 Can. Bus. Law J. 40, à la page 40 :

[Traduction]
Les ventes en consignation
sont des opérations en vertu desquelles un consignateur remet des marchandises à un consignataire (généralement un détaillant de marchandises de même nature) en vue de les vendre ou de les louer à ce consignataire selon le principe du mandat et du mandataire. Le consignataire agit comme le mandataire du consignateur pour la vente ou la location des marchandises et il perçoit le produit de la vente ou de la location en fiducie pour le consignateur. Le consignateur demeure propriétaire des marchandises. Au moment de la vente par le consignataire, le titre passe directement du consignateur à l’acheteur au détail par l’intermédiaire du consignataire.

 

[34]           Puisque l’acte de vente entre Fuzion et FTC portait la mention « vente en consignation » et compte tenu de la description donnée par M. Yeung quant à la manière dont la vente en consignation a été mise en œuvre, il n’y a aucun doute dans mon esprit qu’il s’agissait d’une simple vente en consignation correspondant à la définition mentionnée plus haut. Ainsi, même si les marchandises étaient en possession de FTC, elles appartenaient toujours à Fuzion. En outre, je rappelle qu’aucune preuve de paiement de FTC à Fuzion pour les marchandises informatiques n’a été fournie.

 

[35]           Le paragraphe 82(1) de la Loi précise ce qui suit :

82. (1) Quiconque fabrique au Canada ou y importe des supports audio vierges à des fins commerciales est tenu :

 

 

 

a) sous réserve du paragraphe (2) et de l’article 86, de payer à l’organisme de perception une redevance sur la vente ou toute autre forme d’aliénation de ces supports au Canada;

 

b) d’établir, conformément au paragraphe 83(8), des états de compte relatifs aux activités visées à l’alinéa a) et aux activités d’exportation de ces supports, et de les communiquer à l’organisme de perception.

82. (1) Every person who, for the purpose of trade, manufactures a blank audio recording medium in Canada or imports a blank audio recording medium into Canada

 

(a) is liable, subject to subsection (2) and section 86, to pay a levy to the collecting body on selling or otherwise disposing of those blank audio recording media in Canada; and

 

 

(b) shall, in accordance with subsection 83(8), keep statements of account of the activities referred to in paragraph (a), as well as of exports of those blank audio recording media, and shall furnish those statements to the collecting body.

 

(Non souligné dans l’original)

 

 

[36]           Remettre un bien à consignataire afin qu’il le vende ne constitue pas une vente ou une disposition. Pour qu’il y ait vente ou disposition, il faut un transfert de titre sous une forme ou sous une autre. Afin d’éliminer tout doute concernant le terme « disposition », il me suffit de citer la décision Tennant c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.), [1993] A.C.F. n° 25, dans laquelle le juge Teitelbaum précise ce qui suit :

 

 

Le terme « disposition » est défini comme suit dans le Black’s Law Dictionary :

 

[Traduction]
Disposition. Fait de disposer d’un bien; de transférer la garde ou la possession. Fait de se départir d’un bien, de l’aliéner ou de le céder.

 

Cette définition semble laisser entendre que lorsqu’on dit qu’une personne a « disposé » d’un bien, cette personne a non seulement exprimé son intention de céder le bien, mais a aussi aliéné le bien de sorte qu’elle ne conserve plus aucun droit sur celui-ci.

 

[37]           Dans la vente en consignation mentionnée plus haut, le consignateur conserve son titre (voir Access Cash International Inc. c. Elliot Lake et North Shore Corp. for Business Development, [2000] O.J. n° 3012). Ainsi, FTC ne peut pas prétendre qu’aucune redevance n’était exigible par l’effet de la vente en consignation.

 

[38]           En conséquence, la vente en consignation à elle seule constitue un motif suffisant pour ordonner une vérification des registres de FTC. Puisque le stock de matériel informatique était en sa possession et qu’il a été vendu par elle, elle doit avoir les registres relatifs à ce stock. Les registres indiqueront si les ventes sont assujetties ou non aux redevances.

 

Conclusion concernant la question 1

[39]           Par conséquent, tel que demandé, une ordonnance sera rendue contre Fuzion, FTC et M. Yeung.

 

Question 2 : Paiement, coût de la vérification, intérêt sur les redevances en souffrance

[40]           En ce qui concerne la demande d’ordonnance de paiement des redevances, du coût de la redevance et de l’intérêt sur les redevances en souffrance, je suis d’avis qu’une telle ordonnance serait prématurée.

 

[41]           La loi contient des dispositions sur la question de la perception. Premièrement, elle précise que toute personne qui fabrique ou importe des supports audio vierges est tenue de payer une redevance (paragr. 82(1)). Deuxièmement, elle prévoit la désignation d’un organisme de perception (art. 83). Troisièmement, elle autorise l’organisme de perception à poursuivre le recouvrement en justice (art. 88). En outre, elle habilite la cour à imposer des pénalités dans les cas appropriés (art. 88). Cependant, contrairement aux autres lois prévoyant l’imposition de droits tels que l’impôt sur le revenu ou les droits de douane (par exemple, la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e supp.), art. 222), la Loi sur le droit d’auteur ne contient aucun mécanisme de cotisation ni aucune disposition prévoyant que le montant de cotisation déterminé est exigible sur réception d’un avis de cotisation. Toute perception de redevance en vertu de la partie VIII de la Loi repose donc sur les principes applicables en matière de droit des créances. Tant que la créance n’a pas été établie, je ne suis pas disposé à en ordonner le paiement, encore moins le paiement du coût de la vérification et des intérêts en souffrance.

 

Conclusion concernant la question 2

[42]           La demanderesse obtiendra l’ordonnance de vérification demandée. Une fois la vérification achevée et dans l’éventualité où il s’avère que des redevances sont exigibles et qu’aucun paiement n’a été versé ou que les parties ne parviennent pas à conclure une entente raisonnable, la demanderesse pourra revenir devant la Cour pour réclamer une telle ordonnance. Sa demande pourra être justifiée par les éléments recueillis lors de la vérification qui permettront de prouver le montant en souffrance au titre des redevances, l’intérêt exigible sur ces sommes en souffrance ainsi que le coût de la vérification. Je demeurerai saisi de cette affaire et une telle demande, si elle s’avère nécessaire, sera instruite le plus rapidement possible.

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

 

1.      Dans les trente (30) jours de l’ordonnance, les défendeurs, Fuzion Technology Corp., 1565385 Ontario Inc. et Micky Yeung, doivent mettre à la disposition des vérificateurs de la demanderesse, pour les fins de la vérification, l’ensemble des registres commerciaux, comptables et financiers de Fuzion Technology Corp. et de 1565385 Ontario Inc. à partir desquels les vérificateurs de la SCPCP pourront facilement vérifier :

                                                               i.      les montants exigibles;

                                                             ii.      les renseignements exigés;

en vertu des tarifs pour la copie privée homologués par la Commission du droit d’auteur.

 

 

2.      Si la vérification révèle que des sommes sont exigibles et que la demanderesse présente une demande de paiement de ces sommes mais que les défendeurs omettent d’effectuer le paiement dans les trente (30) jours de la demande de paiement, la demanderesse pourra revenir devant la Cour sur préavis de dix (10) jours.

 

3.      Toute nouvelle demande prévue au paragraphe 2 ci-dessus peut être accompagnée d’un affidavit, fondé sur les résultats de la vérification, démontrant l’existence d’une créance au titre de redevance en souffrance, l’intérêt exigible sur cette créance et le coût de la vérification.

 

4.      Je demeure saisi de cette affaire et j’instruirai, au besoin, toute nouvelle demande mentionnée au paragraphe 2 ci-dessus.

 

5.      Les dépens de la présente espèce sont adjugés à la demanderesse contre les défendeurs.

 

« Konrad W. von Finckenstein »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1655-04

 

INTITULÉ :                                       SOCIÉTÉ CANADIENNE DE PERCEPTION DE LA COPIE PRIVÉE C. FUZION TECHNOLOGY CORP. ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 18 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE VON FINCKENSTEIN

 

DATE :                                               LE 25 OCTOBRE 2006         

 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Collier

 

POUR LA DEMANDERESSE

Igor Ellyn

Orie Niedzviecki

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

OGILVY RENAULT LLP

Tél. :  514-847-4539

Téléc. :  514-286-5474

 

POUR LA DEMANDERESSE

ELLYN-BARRISTERS

Tél. :  416-365-3700

Téléc. :  416-368-2982

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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