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Date : 20060929

Dossier : IMM-7109-05

Référence : 2006 CF 1159

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

ENTRE :

HOMAYOUN VAZIRI

HASSAN VAZIRI

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

  défendeur

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]        M. Homayoun Vaziri, un citoyen canadien, souhaite faire venir son père, M. Hassan Vaziri, au Canada à titre de résident permanent. Bien qu'il ait entamé le processus en deux étapes (ci-après exposé) en août 2003, aucune décision n'a encore été prise quant à la question de savoir si un visa de résident permanent devrait être délivré à son père en tant que membre parrainé au titre de la catégorie du regroupement familial. Le père et le fils ont conjointement demandé à la Cour de délivrer un bref de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) de rendre une décision au sujet de la demande de résidence permanente parrainée du père.

[2]        Un des problèmes que soulève la présente demande concerne l'existence des trois catégories d'immigrants prévues à l'article 12 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), à savoir la catégorie du regroupement familial, la catégorie « immigration économique » et la catégorie des réfugiés. Les demandeurs affirment que l'examen de leur demande a été gravement perturbé à partir de 2001 ou de 2002 à la suite des mesures administratives que le ministre a prises en fixant des objectifs en ce qui concerne les niveaux d'immigration au Canada en établissant un rapport de 60 pour 40 entre les immigrants économiques  et tous les autres immigrants. La situation des demandeurs a empiré lorsqu'en 2003, le ministre a assorti d'autres restrictions le traitement des demandes des parents et des grands-parents en accordant la priorité aux conjoints et aux enfants à charge faisant partie de la catégorie du regroupement familial. Ces mesures ont eu pour effet de ralentir le traitement des demandes de parrainage des parents et les grands-parents. Les agents des visas ont d'ailleurs reçu pour instructions de suspendre l'examen des demandes de parrainage des parents et des grands-parents entre mai 2004 et avril 2005.

 

[3]        Les demandeurs affirment qu'à moins d'y être autorisé en vertu d'un règlement pris en application du paragraphe 14(2) de la LIPR, le ministre n'est pas légalement habilité à établir ce genre d'objectifs ou à mettre en place un processus qui porte sérieusement atteinte aux droits des parents et des grands-parents de faire parrainer leur demande de résidence permanente. Or, aucun règlement de ce type n'a encore été pris.

 

[4]        Les présents demandeurs constituent un exemple typique d'un certain groupe de demandeurs de la catégorie du regroupement familial qui ne sont ni les conjoints ni les enfants à charge de leur répondant et dont la plupart sont – comme c'est le cas en l'espèce − les parents ou les grands-parents de leur répondant. La Cour a été saisie de plusieurs demandes de contrôle judiciaire analogues pour qu'elle les instruise comme s'il s'agissait d'une seule action et autorise celle-ci comme recours collectif. Les parties ont convenu que la présente demande, ainsi que la demande introduite dans le dossier IMM-7333-05 (Gorbatyuk et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), serviraient de causes type pour la solution des questions litigieuses soulevées.

 

Questions en litige

[5]        Voici comment je formulerais les questions en litige :

 

  1. À défaut de règlement pris en application du paragraphe 14(2) de la LIPR, le ministre a-t-il agi sans pouvoir en fixant le nombre de demandes de visas devant être accueillies par catégorie et en prévoyant des méthodes qui établissent un ordre de priorité entre les demandes parrainées de la catégorie du regroupement familial?

 

  1. Les demandeurs ont-ils satisfait au critère leur permettant d'obtenir un bref de mandamus?

 

[6]        Bien que mon analyse soit axée sur les demandeurs, les questions qui sont soulevées et les conclusions auxquelles j'en arrive s'appliqueront au groupe plus large des parents et des grands‑parents qui attendent de connaître l'issue de leur demande parrainée de résidence permanente au Canada.

 

[7]        Pour analyser ces questions, je vais commencer par examiner la procédure de parrainage en général, pour ensuite me pencher sur le cas des demandeurs. Pour ce faire, je vais exposer le cadre juridique et le contexte historique qui ont donné lieu aux orientations et aux méthodes qui font l'objet de la présente demande. Une analyse de chacune de ces questions suit.

 

Traitement des demandes parrainées par CIC

[8]        La procédure à suivre pour devenir un résident permanent sur le fondement d'une demande parrainée comporte deux étapes :

 

  • Le répondant doit d'abord présenter une demande de parrainage (LIPR, paragraphe 13(1); Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), article 130). Ces demandes sont examinées au Centre de traitement des demandes de CIC, à Mississauga (le CTD de Mississauga).

 

  • Si le répondant est approuvé, la personne qui cherche à venir au Canada doit soumettre une demande de résidence permanente (LIPR, article 12; Règlement, paragraphe 10(4)). Les demandes de résidence permanente sont examinées à l'étranger dans les bureaux des visas. Dans le cas de M. Vaziri, ce sont les agents des visas en poste à Damas, en Syrie, qui sont chargés de l'examen de sa demande.

 

[9]        M. Homayoun Vaziri a soumis le 21 août 2003 une demande de parrainage accompagnée des droits exigés. Pendant un certain temps, il n'a pas reçu de réponse. Puis, dans une lettre du 27 mai 2004 qui lui était adressée, CTC a expliqué ce retard comme suit :

[traduction]

 

Le nombre de demandes d'immigration au Canada est toujours à la hausse. Dans ces conditions, nous sommes confrontés souvent à des choix difficiles parce que le nombre de demandes d'asile déférées dépasse le nombre prévu d'autorisations d'entrer au Canada et que nous devons composer avec des ressources limitées. Bien que ces choix risquent d'augmenter le nombre de dossiers en suspens et d'allonger les délais de traitement, ce sont des décisions qu'il faut prendre pour assurer l'équilibre et la viabilité de notre programme d'immigration.

 

Pour répondre à l'engagement que le gouvernement canadien a officiellement pris envers les époux, les conjoints, les partenaires conjugaux et les enfants à charge tout en respectant dans la mesure du possible les objectifs fixés en ce qui concerne le nombre d'immigrants économiques devant être admis, Citoyenneté et Immigration Canada a dû se résoudre à prendre certaines décisions difficiles. Nous faisons présentement face à une demande sans précédent de demandes provenant de personnes faisant partie de la catégorie du regroupement familial, de sorte que certaines des personnes qui entrent dans cette catégorie devront composer avec des délais de traitement plus longs, surtout dans le cas des parents et des grands-parents.

 

D'autres éléments de preuve présentés à l'audience corroborent ces explications des délais.

 

[10]      Suivant d'autres renseignements contenus dans le dossier qui m'a été soumis, CIC tente de planifier le moment choisi pour l'approbation des demandes de parrainage en tenant compte des contraintes de temps des bureaux des visas situés à l'étranger. Autrement dit, le CTD de Mississauga repousse l'examen des demandes de parrainage pour éviter que les bureaux des visas situés à l'étranger n'accumulent eux aussi des retards. Ainsi entre mai 2004 et avril 2005, le CTD de Mississauga a temporairement suspendu le traitement des demandes de parrainage par suite de la réduction des objectifs dans le cas des parents et des grands-parents parrainés, combinée avec la politique du gouvernement d'accorder la priorité aux conjoints et aux enfants à charge. Ainsi que l'a expliqué M. David Manicom, directeur de la coordination opérationnelle, Région internationale, CIC, dans son affidavit :

            [traduction]

La suspension était motivée par le fait que, comme les agents des visas étaient déjà saisis d'un nombre plus que suffisant de dossiers en suspens pour être en mesure d'atteindre les objectifs fixés en ce qui concerne le nombre total d'immigrants à recevoir au Canada en 2004, il n'aurait pas été avantageux pour les immigrants parrainés de cette catégorie que l'on approuve d'autres demandes de parrainage au Canada à ce moment-là. Le traitement des autres demandes de parrainage aurait simplement eu pour effet de déplacer l'arriéré de dossiers d'un endroit à l'autre, et le CTD de Mississauga était mieux équipé que les bureaux des visas éparpillés un peu partout dans le monde pour résorber cet arriéré de façon centralisée.

 

La demande de parrainage de M. Homayoun Vaziri s'est retrouvée parmi les dossiers ayant fait l'objet de cette suspension temporaire.

 

[11]      En octobre 2005, la demande de parrainage a finalement été approuvée. Fort de cette approbation, M. Hassan Vaziri a présenté sa demande de résidence permanente le 22 janvier 2006. Bien que les demandeurs croient qu'il leur faudra attendre trois ans avant de connaître le sort de cette demande de résidence permanente, M. Manicom soutient que la demande de M. Vaziri père [traduction] « sera fort probablement tranchée au début de 2007 ».

 

Légitimité des actes du ministre

Récapitulation

[12]      Chaque année, le Canada reçoit des centaines de milliers de demandes de résidence permanente parrainées. Chaque année, dans le rapport qu'il soumet au Parlement (conformément à l'article 94 de la LIPR), le ministre fixe le nombre total d'immigrants devant être admis au Canada au cours de l’année à venir et il répartit ce chiffre selon certaines catégories. À titre d'exemple, dans son dernier rapport, le ministre a fixé entre 17 000 et 19 000 le nombre d'immigrants à recevoir dans la catégorie des parents et des grands-parents en 2006. Le ministre précise également dans son rapport la proportion prévue d'immigrants de la catégorie « immigration économique » par rapport aux autres immigrants  (la proportion prévue pour 2006 a été établie à 56 pour 44). Ces objectifs traduisent les décisions stratégiques prises par le ministre. Ces décisions stratégiques sont elles-mêmes appuyées par des décisions opérationnelles arrêtées par le ministre (et exécutées par des fonctionnaires de CIC comme M. Manicom) au moyen desquelles CIC gère ses opérations de manière à atteindre les objectifs ainsi fixés. Les demandeurs soutiennent que le ministre et ses délégués ne pouvaient légitimement prendre de telles décisions.

 

Compétence législative

[13]      Je vais commencer mon analyse en examinant les dispositions de la LIPR qui confèrent expressément des pouvoirs au ministre et au gouverneur en conseil.

 

[14]      C'est l'article 4 de la LIPR qui définit la compétence générale du ministre en précisant que le ministre de tutelle est le membre du Conseil privé de la Reine pour le Canada que le gouverneur en conseil charge de l'application de la Loi. Le ministre en question est le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration.

 

[15]      Aux termes de l'article 5 de la LIPR : « Le gouverneur en conseil peut […] prendre les règlements d’application de la présente loi ». La LIPR renferme des dispositions qui accordent des pouvoirs de réglementation explicites. L'article 14 revêt un intérêt particulier en l'espèce. Il permet en effet au ministre de prendre des règlements pour l’application de la section 1 de la LIPR intitulée « Formalités préalables à l'entrée et sélection ». L'article 14 est ainsi libellé :

(2) Ils établissent et régissent les catégories de résidents permanents ou d’étrangers, dont celles visées à l’article 12, et portent notamment sur :

 

 

a) les critères applicables aux diverses catégories, et les méthodes ou, le cas échéant, les grilles d’appréciation et de pondération de tout ou partie de ces critères, ainsi que les cas où l’agent peut substituer aux critères son appréciation de la capacité de l’étranger à réussir son établissement économique au Canada;

 

 

b) la demande, la délivrance et le refus de délivrance de visas et autres documents pour les étrangers et les membres de leur famille;

 

c) le nombre de demandes à traiter et dont il peut être disposé et celui de visas ou autres documents à accorder par an, ainsi que les mesures à prendre en cas de dépassement;

 

 

d) les conditions qui peuvent ou doivent être, quant aux résidents permanents et aux étrangers, imposées, modifiées ou levées, individuellement ou par catégorie;

 

e) le parrainage, les engagements, ainsi que la sanction de leur inobservation;

 

 

f) les garanties à remettre au ministre pour le respect des obligations découlant de la présente loi;

 

 

g) les affaires sur lesquelles les personnes ou organismes désignés devront ou pourront statuer ou faire des recommandations au ministre sur les étrangers ou les répondants.

 

14. (2) The regulations may prescribe, and govern any matter relating to, classes of permanent residents or foreign nationals, including the classes referred to in section 12, and may include provisions respecting

 

(a) selection criteria, the weight, if any, to be given to all or some of those criteria, the procedures to be followed in evaluating all or some of those criteria and the circumstances in which an officer may substitute for those criteria their evaluation of the likelihood of a foreign national’s ability to become economically established in Canada;

 

(b) applications for visas and other documents and their issuance or refusal, with respect to foreign nationals and their family members;

 

(c) the number of applications that may be processed or approved in a year, the number of visas and other documents that may be issued in a year, and the measures to be taken when that number is exceeded;

 

(d) conditions that may or must be imposed, varied or cancelled, individually or by class, on permanent residents and foreign nationals;

 

(e) sponsorships, undertakings, and penalties for failure to comply with undertakings;

 

(f) deposits or guarantees of the performance of obligations under this Act that are to be given by any person to the Minister; and

 

(g) any matter for which a recommendation to the Minister or a decision may or must be made by a designated person, institution or organization with respect to a foreign national or sponsor.

 

 

[16]      Des dispositions réglementaires ont été édictées au sujet de plusieurs des questions visées par cette section de la LIPR. Par exemple, le paragraphe 117(1) du Règlement précise que les parents et les grands-parents du répondant appartiennent à la catégorie du regroupement familial du fait de la relation qu’ils ont avec le répondant. Les articles 123 à 129 du Règlement portent sur la catégorie des époux et conjoints de fait. Il convient de signaler que le Règlement ne renferme pas de dispositions aussi détaillées en ce qui concerne la catégorie des parents et des grands-parents. Le Règlement est par ailleurs muet sur la question de l'établissement des contingents en matière d'immigration et sur la procédure à suivre pour traiter les demandes soumises une fois que le nombre maximal prévu a été atteint.

 

Fondement juridique de la thèse des demandeurs

[17]      Les demandeurs soutiennent qu'à défaut de règlement ou d'une autre forme d'habilitation expresse, le ministre n'est pas autorisé à fixer à 60 pour 40 le pourcentage d'immigrants d'une catégorie déterminée devant être admis ou à traiter les demandes de résidence permanente des autres personnes avant celles des demandeurs appartenant à la catégorie FC4. Les demandeurs affirment que le ministre n'est pas légalement autorisé à faire passer certaines demandes de résidence permanente avant les autres, en accordant la préférence aux demandeurs de la catégorie « immigration économique » par rapport à tous les autres ou, surtout, en accordant la préférence aux demandes présentées par les conjoints ou les personnes à charge faisant partie de la catégorie du regroupement familial par rapport aux demandes présentées par les parents et les grands-parents (que CIC désigne sous le code FC4). Suivant les demandeurs, ces orientations peuvent être mises en œuvre en vertu de la LIPR, mais elles doivent l'être en conformité avec les articles 5 et 14.

 

[18]      Les demandeurs ne prétendent pas que la fixation du nombre total d'immigrants à recevoir au Canada exige la prise d'un règlement en application de l'article 14. Ils estiment plutôt que la fixation du nombre total d'immigrants est une obligation qui est imposée au ministre en vertu de l'article 94 de la LIPR (qui l'oblige à soumettre un rapport annuel). Je ne me prononce pas sur la justesse de cette affirmation.

 

Fondement juridique de la thèse du défendeur

[19]      Pour sa part, le défendeur soutient essentiellement que le pouvoir de prendre ces décisions stratégiques et ces décisions opérationnelles découle implicitement du régime législatif créé par la LIPR et par le Règlement. Le défendeur attire l'attention sur les vastes pouvoirs administratifs que l'article 4 de la LIPR confère au ministre et sur l'emploi du verbe « may » dans la version anglaise de l'article 14 pour soutenir que la loi n'exige pas que des règlements soient pris sur ces questions. Le défendeur affirme qu'à défaut de règlement précisant comment il doit procéder pour fixer le nombre d’étrangers devant être admis au Canada chaque année, le ministre devrait avoir le loisir de définir ses orientations à cet égard, à défaut de quoi, fait valoir le défendeur, le ministre, et le CIC qui en relève, seraient impuissants à gérer le système d'immigration, qui ne fonctionnerait tout simplement pas.

 

Nécessité d'établir des orientations et des méthodes

 [20]     Les demandeurs reconnaissent qu'il est nécessaire de prendre un train de mesures pour assurer le bon fonctionnement des politiques du Canada en matière d'immigration. J'abonde dans leur sens. Il est nécessaire de prendre des mesures comme celles permettant d'établir un pourcentage de 60 pour 40 et de fixer des niveaux par catégorie et de prévoir des méthodes en ce qui concerne la répartition des ressources ministérielles si l'on veut atteindre les objectifs généraux et les objectifs par catégorie. Ces orientations et ces méthodes permettent un traitement ordonné et efficace des demandes et assurent que l'on tient compte à tous les échelons des divers intérêts en présence. Par exemple, les décisions relatives aux plans d'immigration sont prises en collaboration avec les provinces. Le ministre peut consulter les gouvernements des provinces sur les orientations et les programmes touchant l’immigration. Tout en acceptant la nécessité de ces orientations et de ces méthodes, les  demandeurs font valoir que la seule façon de les mettre en œuvre consiste à prendre des règlements en application du paragraphe 14(2) de la LIPR.

 

Principes généraux

[21]      Il est acquis aux débats qu'en tant que corps publics, le ministre et CIC doivent agir dans les limites de la compétence que la loi leur accorde, étant donné qu'ils tirent tous leurs pouvoirs de la loi. Comme la Cour suprême de l'Île-du-Prince-Édouard l'a déclaré dans la décision Greenisle Environmental Inc. c. Prince Edward Island, [2005] P.E.I.J. No. 41 (QL), 2005 PESCTD 33, au paragraphe 17, décision sur laquelle les demandeurs se fondent :

            [traduction]

[...] Suivant un principe fondamental, c'est le législateur qui attribue les pouvoirs exécutifs et ceux-ci sont définis et délimités par la loi. Le titulaire de pouvoirs délégués par la loi ne peut prendre une décision ou établir une règle que si la loi l'habilite à le faire. Les délégataires prévus par la loi n'ont pas de pouvoirs inhérents […]

 

[22]      Les demandeurs soutiennent que la situation sur laquelle le tribunal s'est penché dans l'affaire Greenisle s'applique directement aux faits de la présente espèce. Dans l'affaire Greenisle, le conseil exécutif du gouvernement de l'Île-du-Prince-Édouard avait décrété un moratoire sur la délivrance à la demanderesse d'un permis d'aménagement et d'exploitation d'un chantier de construction et de démolition. La question soumise au tribunal était celle de savoir si le comité exécutif avait agi légalement. La Cour a fait observer que l'assemblée législative de l'Île‑du‑Prince‑Édouard avait [traduction] « expressément conféré au ministre [des Pêches, de l'Aquaculture et de l'Environnement] la compétence exclusive sur l'application de la [loi provinciale pertinente] ». La Cour a par ailleurs fait observer que la loi ne renfermait aucune disposition qui aurait permis au conseil exécutif [traduction] « de ne pas tenir compte du Règlement et de suspendre l'application de celui-ci en empêchant le ministre et son délégué de s'acquitter de leur mandat en ce qui concerne l'application de la Loi ». Ainsi, en décrétant arbitrairement un moratoire sur des travaux de construction, le conseil exécutif avait agi illégalement. Les demandeurs soutiennent qu'en établissant, en matière d'immigration, les objectifs et les orientations qu'ils contestent au lieu de le faire par le biais d'un règlement pris par le gouverneur en conseil, le ministre a agi exactement comme le conseil exécutif l'a fait dans l'affaire Greenisle.

 

[23]      La situation qui m'est soumise diffère de celle que le tribunal a examinée dans l'affaire Greenisle. En effet, dans l'affaire Greenisle, le conseil exécutif avait passé outre à des pouvoirs qui avaient déjà été expressément conférés à un autre corps constitué. En revanche, dans le cas qui nous occupe, il n'y a pas eu d'attribution expresse de pouvoirs et le ministre a agi en dépit de ce vide juridique. Néanmoins, le principe général posé dans le jugement Greenisle ne porte pas à controverse. Le simple fait de rappeler ce principe n'aide en rien la Cour à résoudre le problème qui lui est soumis. En l'espèce, le débat porte précisément sur la question de savoir si le régime créé par la LIPR autorise effectivement le ministre à fixer des objectifs en matière d'immigration et à faire passer certaines catégories de demandeurs de résidence permanente avant d'autres.

 

[24]      À l'appui de leur thèse, les demandeurs citent également l'arrêt Brant Dairy Co. c. Ontario (Commission du lait), [1973] R.C.S. 131, mais cet arrêt ne s'applique pas au cas qui nous occupe. Ainsi que le juge en chef Laskin l'a expliqué dans l'arrêt Canada (CRTC) c. CTV Television Network Ltd., [1982] 1 R.C.S. 530, à la page 541 :

 

L'arrêt Brant Dairy porte sur la tentative de déléguer à un organisme subordonné un pouvoir attribué à un organisme supérieur, ce pouvoir étant exercé (à tort selon l'arrêt de cette Cour) en vertu d'une délégation générale comportant les mêmes modalités d'exercice […] Je ne suis pas d'accord avec cette tentative d'application de l'arrêt Brant Dairy. Soit que le comité de direction a le pouvoir qu'il a exercé en imposant la condition, soit qu'il ne l'a pas. S'il ne l'a pas, la question repose sur l'interprétation des dispositions pertinentes des articles 16 et 17 et non sur un principe quelconque de subdélégation.

 

[25]      Dans le cas qui nous occupe, il ne s'agit pas non plus d'une tentative irrégulière de délégation de pouvoirs en vertu d'une délégation générale d'un pouvoir discrétionnaire. Aucun règlement n'a été pris en l'espèce; le ministre s'est contenté d'agir. Tout comme dans l'affaire CTV, précitée, la question qui se pose en l'espèce est celle de savoir si le ministre avait le pouvoir d'établir un ordre de priorité entre les demandes et d'établir des distinctions entre les catégories d'immigrants.

 

La LIPR en tant que « loi cadre »

[26]      Les demandeurs rappellent que la Cour d'appel fédérale a qualifié la LIPR de « loi cadre » dans l'arrêt De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 436, [2005] A.C.F. no 2119 (QL), au paragraphe 23, en expliquant que « la mise en oeuvre des politiques et principes clés […] sont prescrits dans des règlements ». Les demandeurs soutiennent que, comme la LIPR est une « loi cadre » qui prévoit « la délégation d'une partie importante de la compétence législative » (arrêt De Guzman, précité), l'obligation faite au ministre de justifier ses mesures administratives en invoquant les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi est d'autant plus importante.

 

[27]      Cet argument est mal fondé. Premièrement, la loi n'oblige pas le ministre à prendre des règlements. La LIPR ne confère d'ailleurs pas au ministre le pouvoir de prendre des règlements. En pratique, il peut proposer ou recommander des règlements, mais seul le gouverneur en conseil a le pouvoir d'en édicter. Le ministre est chargé d'appliquer le régime créé par la LIPR et d'exécuter les pouvoirs que lui confèrent la LIPR et le Règlement. Seul le gouverneur en conseil est habilité à prendre des règlements d'application.

 

[28]      D'ailleurs, dans l'affaire De Guzman, la Cour d'appel fédérale était appelée à se prononcer sur la légalité d'un règlement pris en application de l'article 14 de la LIPR. Comme la Cour le fait remarquer au paragraphe 24 de l'arrêt De Guzman, le texte de l'article 14 confère à première vue de vastes pouvoirs de réglementation, que le gouverneur en conseil peut exercer en vertu du paragraphe 5(1). Ainsi que le défendeur l'a reconnu, il est incontestable que le gouverneur en conseil pouvait fixer par règlement des contingents d'immigrants et préciser la procédure à suivre pour respecter ces objectifs.

 

[29]      En somme, l'arrêt De Guzman confirme l'opinion partagée par toutes les parties en l'espèce, à savoir que l'article 14 autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements pour fixer le nombre maximal de demandes d'immigration par catégorie et pour prévoir des méthodes permettant de respecter ces objectifs. Cet arrêt n'appuie cependant pas la proposition que l'article 14 oblige le ministre ou le gouverneur général à prendre des règlements et il ne porte pas non plus sur la légalité ou l'illégalité des décisions stratégiques ou administratives du ministre.

 

Jurisprudence applicable

[30]      Il existe toutefois des décisions utiles pour analyser la question qui m'est soumise en ce qui concerne la compétence du ministre en cas de défaut d'exercer un pouvoir de réglementation.

 

[31]      La première de ces décisions est l'arrêt Capital Cities Communications Inc. c. Conseil de la radiodiffusion et les télécommunications canadiennes, [1978] 2 R.C.S. 141. Dans l'affaire Capital Cities, le Conseil de la radiodiffusion et les télécommunications canadiennes (le CRTC) avait refusé de modifier la licence accordée à Rogers Cable TV Ltd. en se fondant sur les orientations antérieurement établies par lui-même et par le ministère des Transports. Aucun règlement sur lequel le CRTC aurait pu fonder sa décision n'avait été édicté malgré l'existence du pouvoir de réglementation conféré au gouverneur en conseil par la Loi sur la radiodiffusion. Les juges majoritaires ont posé la question suivante (à la page 170) :

 

Toutefois, en l'absence de règlement, le Conseil est-il tenu de ne rendre que des décisions ad hoc sur les demandes de licences ou de modifications de licences et lui est-il interdit d'annoncer les politiques sur lesquelles il se fondera lorsqu'il examinera ces demandes?

 

[32]      Comme c'est le cas en l'espèce, dans l'affaire Capital Cities, le pouvoir de réglementation prévu par la loi habilitante était très large. La Cour suprême a jugé, à la majorité, qu'il était « tout à fait approprié d'énoncer des principes directeurs comme le Conseil [le CRTC] l'a fait », car, compte tenu de la grande portée des objets visés par la loi applicable, le CRTC s'était vu confier un vaste mandat, en l'occurrence la gestion de tous les aspects du système de radiodiffusion canadienne, et il avait formulé ces principes directeurs après avoir consulté les intéressés.

 

[33]      L'arrêt Capital Cities a été suivi quatre ans plus tard par l'arrêt CTV, précité. Cette affaire portait sur une décision par laquelle le comité de direction du CRTC avait, sans y être autorisé par ses règlements, assorti la licence de radiodiffusion accordée au réseau CTV d'une condition l'obligeant à respecter un certain niveau de contenu canadien dans ses émissions. La Cour suprême a adopté à l'unanimité le raisonnement suivi par le juge en chef de la Cour d'appel dans la décision faisant l'objet du pourvoi formé devant elle. Dans cette décision, la Cour d'appel s'était dite d'avis que la généralité des objets formulés dans la loi habilitante autorisait le CRTC à assortir les licences de radiodiffusion de conditions. Il était loisible au CRTC de remplir les objectifs de la loi en imposant des conditions au cas par cas tant que ne serait pas édicté un règlement, lequel aurait pour effet de supplanter le pouvoir ad hoc du conseil exécutif.

 

[34]      L'affaire Carpenter Fishing Corp. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] A.C.F. no 1811; [1998] 2 C.F. 548 (QL) (C.A.F.) est également utile pour trancher la question qui m'est soumise. Dans cette affaire, le ministre des Pêches et des Océans avait choisi une formule, qui se voulait à la fois une ligne directrice générale et une ligne directrice stratégique, pour l'attribution par son ministère de quotas individuels aux détenteurs de permis. La Cour d'appel fédérale a jugé légale la décision du ministre. Cette décision rappelle celle qu'a prise en l'espèce le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration en accordant la priorité à certaines demandes. Dans les deux cas, la décision avait été prise en réponse à de graves préoccupations qui relevaient directement des attributions du ministre. La situation en cause dans l'affaire Carpenter Fishing est par conséquent comparable à celle qui nous intéresse en l'espèce. Les actes des deux ministres concernés se voulaient des réponses pratiques inspirées de considérations de principe légitimes. Les régimes législatifs en vertu desquels les deux ministres ont agi sont complexes et ils impliquent des questions dynamiques.

 

[35]      Pris globalement, les arrêts Carpenter Fishing, Capital Cities et CTV offrent des pistes de solution utiles pour trancher la présente demande. Le ministre est chargé de l'application de la LIPR. Si aucun règlement n'a été pris, il a le pouvoir de définir les orientations du gouvernement en ce qui concerne la gestion de l'afflux des immigrants au Canada, à condition que ses orientations et ses décisions soient prises de bonne foi et qu'elles soient compatibles avec l'objet et l'esprit de la LIPR. Le gouverneur en conseil conserve le pouvoir de définir par règlement la façon dont le ministre doit appliquer la LIPR et il peut supplanter les pouvoirs du ministre. Cependant, lorsque aucun pouvoir législatif ou réglementaire n'a été exercé de façon expresse, le ministre doit pouvoir disposer de toute la latitude nécessaire pour administrer le système. Sans les orientations et les méthodes que les demandeurs contestent, le système ne pourrait fonctionner. Or, il n'est pas possible que le législateur fédéral ait voulu que le système ne fonctionne pas.

 

Pouvoir explicite d'établir un ordre de priorité entre les demandeurs de la catégorie du regroupement familial

[36]      À l'appui de leur thèse principale, les demandeurs soutiennent également que le ministre n'était pas expressément autorisé à établir un ordre de priorité entre les divers groupes de demandeurs relevant de la catégorie du regroupement familial ou d'établir des distinctions entre eux. Je constate que la LIPR et le Règlement reconnaissent cette distinction, comme en font foi, par exemple, les privilèges spéciaux accordés aux époux et aux conjoints à la section 2 du Règlement. Il semblerait que le genre de distinction dont les demandeurs se plaignent fasse partie inhérente de la LIPR. Toutefois, même si ce n'était pas le cas, je suis convaincue que la faculté d'établir ce genre de distinction relève des pouvoirs dont le ministre est investi et qui lui permettent de gérer les mouvements d'immigration en tenant compte de considérations de principes sociaux et économiques. On pourrait dire que ce type de distinction s'apparente à celle que faisait le ministre des Pêches et des Océans dans l'affaire Carpenter Fishing, précitée, en se fondant sur la longueur du bateau et le rendement antérieur du titulaire du permis. Il n'y a rien dans la LIPR ou le Règlement qui semble diminuer ce pouvoir, ce qui témoigne une fois de plus du fait qu'on a affaire à une loi cadre.

 

Résumé

[37]      En résumé, je suis convaincue qu'à défaut de règlement pris en application du paragraphe 14(2) de la LIPR, le ministre a agi légalement en établissant un pourcentage de 60 pour 40, en fixant le nombre maximal de visas qui peuvent être accordés par catégorie et en établissant la procédure à suivre pour accorder la priorité à certaines demandes parrainées présentées par des membres de la catégorie du regroupement familial.

 

Bref de mandamus

Critère régissant les brefs de mandamus

[38]      Le bref de mandamus est un recours en equity dont l'objet est de contraindre une autorité publique à exécuter l'obligation légale d'agir à caractère public qu'elle refuse ou néglige d'exécuter lorsqu'elle est appelée à le faire. On peut recourir au bref de mandamus pour limiter les délais procéduraux (Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission) [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 149). Le critère régissant la délivrance du bref de mandamus a été énoncé dans l'arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), conf. à [1994] 3 R.C.S. 1100 (et, plus récemment, dans le contexte de l'immigration, dans l'affaire Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 4 C.F. 189 (C.F. 1re inst.), conf. à 2003 CAF 233). Voici les huit conditions qui doivent être réunies pour que le tribunal puisse délivrer un bref de mandamus :

                (i)         Il doit exister une obligation légale d'agir à caractère public;

            (ii)        L'obligation doit exister envers le requérant;

            (iii)       Il doit exister un droit clair d'obtenir l'exécution de cette obligation, notamment :

                        a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette                                   obligation;

                        b) il y a eu :

                                    (i) une demande d'exécution de l'obligation,

                                    (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n'ait été rejetée sur-le-champ;

                                    (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai                                           déraisonnable.

            (iv)       Les demandeurs n'ont aucun autre recours;

            (v)        L'ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

            (vi)       Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de                                   l'équité, rien n'empêche d'obtenir le redressement demandé;

            (vii)       Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus                                  devrait être rendue.

 

[39]      La thèse des demandeurs repose sur leur argument que la décision du ministre de faire passer d'autres catégories d'immigrants avant celle des parents et des grands-parents était illégale. Conclure à l'illégalité des actes du ministre jouerait fortement en faveur de la délivrance d'un bref de mandamus. Si le ministre n'était pas autorisé par la loi à établir un ordre de priorité entre les diverses catégories de demandes présentées au titre du regroupement familial ou à suspendre le traitement des demandes de parrainage des parents et des grands-parents, les arguments que le délai était déraisonnable et que la prépondérance des inconvénients favorise les demandeurs pourraient avoir un certain fondement. Toutefois, les demandeurs n'ont pas obtenu gain de cause sur la première question et les arguments qu'ils invoquent en se fondant sur la présumée illégalité des actes du ministre ne sont pas pertinents.

 

[40]      Je vais néanmoins examiner les divers facteurs à la lumière des faits qui ont été portés à ma connaissance, de la jurisprudence pertinente et de ma conclusion que les actes du ministre étaient licites.

 

Obligation légale d'agir à caractère public

[41]      Les deux parties conviennent qu'il existe une obligation légale d'agir à caractère public qui oblige le ministre ou ses délégués à traiter les demandes de résidence permanente des demandeurs et ce, principalement aux termes du paragraphe 11(1) de la LIPR.

 

Absence de droit clair d'obtenir l'exécution de l'obligation : délai

[42]      Le facteur suivant à examiner est l'existence d'un droit clair d'obtenir l'exécution de l'obligation. Ce critère à observer pour obtenir un bref de mandamus comporte plusieurs éléments. Les demandeurs doivent avoir rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation, il doit y avoir eu une demande d'exécution de l'obligation et il doit y avoir eu un délai déraisonnable qui constitue un refus. Il est évident que les demandeurs ont réclamé l'exécution de l'obligation. Je suis également disposée à présumer, sans trancher cette question, que les conditions préalables ont été remplies. Je vais donc examiner le dernier volet de ce facteur, en l'occurrence la question du délai.

 

[43]      Un des problèmes que pose la présente demande est le fait que le retard dont les demandeurs se plaignent n'existe plus. Bien que le traitement de leur demande de parrainage ait accusé un long retard au CTD de Mississauga, rien ne permet de penser que le traitement actuel de leur demande de résidence permanente soit retardé de quelque façon que ce soit. Compte tenu des prévisions les plus récentes en ce qui concerne les délais requis pour obtenir une décision en réponse à une demande de résidence permanente, la délivrance d'un bref de mandamus enjoignant essentiellement aux autorités de l'immigration de traiter la demande de M. Hassan Vaziri dans un délai déterminé ne changera pas grand-chose. En résumé, un bref de mandamus n'aurait pas beaucoup d'incidences pratiques.

 

[44]      Les demandeurs font valoir que la Cour pourrait calculer le temps qui a été consacré à l'examen de leur dossier en partant de la date du dépôt de leur demande de parrainage et non de celle, plus récente, de la présentation de leur demande de résidence permanente. Les demandeurs soutiennent essentiellement que le ministre contrôle régulièrement les nombre de parents et de grands-parents à accepter au Canada chaque année en ralentissant la « première étape » du processus : la demande de parrainage. Il serait donc manifestement injuste de ne pas tenir compte de tout le temps que les demandeurs doivent attendre pour savoir en fin de compte s'ils pourront ou non immigrer au Canada.

 

[45]      Le défendeur n'est pas de cet avis, soulignant le fait que les décisions sont prises par des divers décideurs et qu'elles supposent l'examen de différents facteurs. Il ajoute qu'il peut s'écouler jusqu'à un an entre les deux demandes, étant donné que les parents ou grands-parents parrainés ne sont pas tenus de présenter une demande de résidence permanente après avoir été parrainés.

 

[46]      À mon avis, il n'est pas nécessaire de trancher cette question. Pour statuer sur la présente demande, je vais donc présumer, sans me prononcer sur ce point, que le délai court à compter de la première date de présentation des deux demandes de parrainage. En d'autres termes, je vais me demander si, cumulativement, le délai nécessité par le traitement de la demande de parrainage et celui la demande de résidence permanente était déraisonnable.

 

[47]      Dans le cas qui nous occupe, peut-on dire que le temps qui s'est écoulé depuis que les demandeurs ont déposé leur demande de parrainage constitue un délai déraisonnable? Il me faut examiner la longueur de ce délai et les raisons qui l'ont motivé.

 

[48]      En l'espèce, le temps qui a été consacré au traitement des demandes dépasse à peine trois ans. Qu'est-ce qu'un délai d'attente trop long? Citons à cet égard les lumières que le juge Kelen nous donne sur le sujet dans le jugement Dragan, précité, au paragraphe 55 :

Quelques-uns des demandeurs attendent depuis deux et même trois ans. Quelle serait la période qui serait considérée comme un délai d'attente trop long en ce qui concerne le traitement d'un dossier d'immigration? Dans la décision Bhatnager, [Bhatnager c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 2 F.C. 315 (QL) (C.F. 1re inst.)], le retard a duré quatre ans et demi; dans les décisions Dee [Dee c  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (1998), 46 Imm. L.R. (2d) 278 C.F. 1re inst)] et Bouhaik [Bouhaik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. No. 155 (QL) (C.F. 1re inst T.D.)], il s'agissait d'un retard d'environ quatre ans et, dans les décisions Conille et Platonov, d'environ trois ans. Tous ces délais ont été jugés déraisonnables à la lumière des faits mis en preuve. D'après ce qu'a dit le juge Strayer dans la décision Bhatnager, à la page 317, les décisions n'ont pas eu pour effet « de fixer un délai qui servirait de limite à ce qui est raisonnable ». Dans la décision Platonov, le juge MacKay a également formulé une mise en garde au sujet de cette approche au paragraphe 10 :

Chaque cas est un cas d'espèce, et je ne crois pas que la jurisprudence relative à la présente affaire soit particulièrement utile, sauf pour indiquer certains paramètres à l'intérieur desquels la Cour a rendu une ordonnance de mandamus lorsqu'elle a conclu à un retard inhabituel qui n'est pas raisonnablement expliqué.

 

[49]      Au paragraphe 57 du jugement Dragan, précité, le juge Kelen évoque deux affaires dans lesquelles le tribunal avait estimé que des délais d'attente beaucoup moins longs justifiaient la délivrance d'un bref de mandamus parce que ces délais avaient eu pour effet de priver le demandeur de droits matériels (c'était également le cas dans l'affaire Dragan, dans laquelle, en raison des délais, les demandeurs risquaient de perdre toute possibilité de devenir des résidents permanents plus tard).

 

[50]      Dans le cas qui nous occupe, les retards accumulés jusqu'à maintenant, ainsi que les délais qui pourraient s'y ajouter, n'ont pas eu pour effet de supprimer les droits matériels des parents ou des grands-parents. Ils ont plutôt pour effet d'empêcher leur exercice pour un certain temps, ce qui est différent de l'affaire Dragan, où le droit à la méthode de traitement revendiquée par les demandeurs était sur le point d'expirer. La présente espèce ressemble aux affaires citées au paragraphe 55 du jugement Dragan, de même qu'aux affaires Hanano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1212 (QL), 2004 CF 998, et Conille c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 C.F. 33. Dans ces affaires, le délai a été jugé excessif, injustifié et, partant, déraisonnable. Les délais étaient toutefois beaucoup plus longs qu'en l'espèce : de façon générale, ils varient entre quatre et cinq ans et, dans l'affaire Conille, il était de trois ans.

 

[51]      Heureusement, la Cour peut se guider sur d'autres points de repère pour déterminer ce qui constitue un délai déraisonnable. Dans le jugement Conille, au paragraphe 23, la juge Tremblay‑Lamer explique que, pour être considéré comme déraisonnable, un délai doit remplir les trois conditions suivantes :

1)    le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;

2)    le demandeur et son conseiller juridique n'en sont pas responsables;

3)    l'autorité responsable du délai ne l'a pas justifié de façon satisfaisante.

 

[52]      Les mêmes critères ont été retenus et appliqués dans les jugements Hanano, précité, au paragraphe 10, et Shapovalov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 753, au paragraphe 13. À ces trois conditions, j'ajouterais l'obligation, pour la personne qui réclame un bref de mandamus pour cause de retard, de démontrer que le délai lui cause un préjudice important (Blencoe, précité, au paragraphe 101).

 

[53]      Il y a deux manières d'aborder la question de savoir si le délai a été plus long que ce que la nature du processus exige. La première consiste à examiner la demande de résidence permanente en vase clos, sans chercher à savoir si elle vise un parent ou un grand-parent ou une personne appartenant à une autre catégorie. En pareil cas, tout délai délibéré à l'étape de la demande de parrainage et au début du traitement de la demande de résidence permanente fait en sorte que le temps requis pour traiter les demandes des demandeurs dépasse manifestement le temps strictement nécessaire pour évaluer ces demandes.

 

[54]      En revanche, si l'on aborde le problème sous un angle plus large, on constate que le temps pris pour examiner les demandes n'est pas plus long que ce que la nature du processus exige, car le Canada ne peut tout simplement pas faire droit à toutes les demandes et qu'il faut donc fixer des contingents chaque année. Même dans le cas des demandes qui peuvent être accueillies chaque année, le ministre doit établir des distinctions entre les catégories pour pouvoir respecter les objets de la LIPR et se conformer aux orientations explicites de l'Administration. Dans ces conditions, le traitement des demandes se rapportant aux parents et aux grands-parents nécessite plus de temps que la plupart des autres demandes de résidence permanente. La nature du processus commande des délais plus longs.

 

[55]      Je préfère cette dernière façon de voir. Pour bien comprendre la « nature du processus », il importe de bien saisir où se situent les demandes des demandeurs au sein du régime de l'immigration. Dans l'économie actuelle du régime, il est normal que certaines demandes de résidence permanente fassent l'objet d'un traitement différent des autres. Les demandes FC4 sont traitées plus lentement, conformément aux orientations du Ministère. Le temps consacré au traitement des dossiers des demandeurs doit donc être examiné en tenant compte de ce processus plus long. Vu l'ensemble de la preuve dont je dispose, il ne semble donc pas que les retards accumulés jusqu'à maintenant – entre trois et quatre ans – soient excessifs. Il semblerait qu’ils soient conformes aux délais prévus de traitement des demandes FC4 présentées en 2003. D'ailleurs, le défendeur a précisé que l'on s'attend à terminer l'examen des dossiers des demandeurs plus tôt que prévu, étant donné que depuis un an ou deux, le nombre de demandes de résidence permanente reçues a quelque peu fléchi.

 

[56]      Nul ne prétend que les demandeurs sont responsables du retard en l'espèce.

 

[57]      Je dois ensuite examiner les raisons invoquées pour justifier le retard. À mon avis, le défendeur a fourni des explications satisfaisantes. Je les ai évoquées dans la discussion qui précède et je m'y suis attardée un peu plus en analysant la première question. En résumé, le retard est la conséquence directe d'orientations ministérielles légitimes suivant lesquelles on fait passer certaines demandes de résidence permanente avant celles des parents et des grands-parents. Ces mesures ont été prises pour faire face au nombre considérable de demandes soumises à CIC au cours des dernières années. Je suis convaincue que des explications satisfaisantes ont été données pour justifier les retards.

 

[58]      Enfin, bien que les demandeurs soient sérieusement préoccupés et incommodés par le retard, je ne suis pas convaincue que celui-ci leur cause un préjudice sérieux. La séparation des parents d'avec leurs enfants semble être le principal sujet de préoccupation des demandeurs en l'espèce. On peut toutefois atténuer la séparation en présentant une demande de visa de résident temporaire. J'y reviendrai plus loin.

 

[59]      En somme, les demandeurs n'ont pas démontré que le retard était déraisonnable et, en conséquence, ils ne peuvent revendiquer un droit clair d'obtenir l'exécution de cette obligation.

 

Il existe un autre recours adéquat

[60]      Les demandeurs soutiennent que la seule façon pour eux d'« obtenir le statut d'immigrant » est de faire trancher leur demande. Le défendeur rétorque qu'ils peuvent demander un visa de résident temporaire, ce qui permettrait de réunir les membres de la famille pendant que le processus d'examen des demandes de résidence permanente se poursuit. Ces visas (souvent appelés visas de visiteur) peuvent être obtenus rapidement et aisément; ils peuvent être valides pour une période déterminée et ils peuvent être reconduits. Notre Cour a déjà déclaré que l'on peut atteindre l'objectif de la LIPR de faciliter la réunification des familles au Canada par le biais d'un visa de résident temporaire ou du visa analogue prévu par l'ancienne Loi sur l'immigration (voir le jugement Gupta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1099, au paragraphe 11 (C.F. 1re inst.) (QL); Zhang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 427, au paragraphe 8).

 

[61]      Ainsi qu'en font foi les affidavits qu'ils ont déposés, les demandeurs semblent faire reposer leur thèse sur leur désir d'être réunis après un si grand nombre d'années de séparation. En recourant à un visa de résident temporaire, le père et le fils ont au moins une autre chance de se retrouver. Pendant l'examen des demandes de résidence permanente, le visa de résident temporaire peut constituer une réparation provisoire.

 

[62]      Bien que je sois consciente que les demandeurs doivent composer avec l'incertitude en attendant de connaître le sort de leurs demandes de résidence permanente et que les visas de résident temporaire ne leur offrent pas la même sécurité ou les mêmes droits que ceux que leur confère la résidence permanente, j'estime néanmoins que le recours au visas de résident temporaire constitue un autre recours qui, sans être parfait, n'en est pas moins adéquat. Il n'est pas urgent en l'espèce que les demandeurs acquièrent le plus tôt possible les droits conférés par le statut de résident permanent.

 

Incidences pratiques

[63]      Ainsi que je l'ai déjà signalé, les agents des visas en poste à l'étranger sont en train d'examiner la demande de résidence permanente du père. Je ne suis donc pas convaincue que le bref de mandamus sollicité aurait une incidence sur le plan pratique.

 

La prépondérance des inconvénients favorise le défendeur

[64]      Je suis d'avis que la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur. Lorsque j'examine les éléments de preuve portant sur le soin avec lequel CIC gère et coordonne tous les aspects de l'immigration au Canada, je suis frappée par la complexité du système. Le prononcé d'une ordonnance de mandamus perturberait inévitablement le travail du CTD de Mississauga et celui des bureaux des visas situés à l'étranger. Une ordonnance enjoignant aux fonctionnaires compétents de traiter sans délai une demande déterminée ralentirait immanquablement le traitement des autres demandes en suspens. Ce n'est pas là une mesure souhaitable, à moins que d'autres facteurs déterminants ne justifient la délivrance d'un bref de mandamus.

 

[65]      Je ne suis par ailleurs pas convaincue que la prépondérance des inconvénients favorise les demandeurs compte tenu des éléments suivants :

 

  • le visa de résident temporaire offre à M. Hassan Vaziri une autre possibilité de se retrouver avec son fils pour une période de temps non négligeable;

 

  • la demande en question sera probablement traitée au début de 2007.

 

Résumé

[66]      En résumé, les faits ne favorisent pas les demandeurs pour ce qui est des conditions à remplir pour pouvoir obtenir un bref de mandamus. Les demandeurs ne jouissent pas d'un droit clair d'obtenir l'exécution de l'obligation en question, étant donné qu'il n'y a pas de délai déraisonnable. Il semble aussi qu'ils disposent d'un autre recours qui, sans être parfait, est quand même adéquat. Un bref de mandamus aurait peu d'incidences sur le plan pratique. Enfin, la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur.

 

[67]      Pour ces motifs, il n'y a pas lieu, dans ces conditions, de délivrer un bref de mandamus.

 

Conclusion

[68]      Pour conclure, j'estime donc que :

 

  • le ministre a agi légalement en fixant le nombre d'immigrants appartenant à la catégorie de l’immigration économique qu'il prévoit accueillir par rapport à tous les autres demandeurs, en fixant des objectifs au sujet du nombre de candidats à l'immigration devant être admis en fonction de leur groupe ou de leur catégorie et en établissant des méthodes fixant un ordre de priorité en ce qui concerne le traitement des demandes;

 

  • bien que le gouverneur en conseil puisse prendre des règlements sur toutes ces questions, il n'est pas tenu de le faire;

 

  • l'existence du pouvoir de réglementation non obligatoire du gouverneur en conseil n'empêche pas le ministre chargé de l'application de la LIPR de prendre des décisions stratégiques et administratives;

 

  • les demandeurs ne m'ont pas convaincue qu'il y a lieu de leur accorder la réparation discrétionnaire que constitue le bref de mandamus.

 

[69]      Les parties à la présente demande se sont entendues pour me soumettre les deux questions suivantes pour certification.

 

Question no 1

À défaut de règlement applicable pris le gouverneur en conseil et compte tenu du fait que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration est chargé d'appliquer la LIPR, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a-t-il le pouvoir :

 

a)  de fixer chaque année le nombre total d'immigrants à recevoir au Canada?

 

b)  de décider de la répartition de ce nombre entre trois catégories d'immigrants (immigrants économiques, réfugiés et membres de la catégorie du regroupement familial)?

 

c)  d'établir une distinction entre les membres d'une même catégorie en traitant les demandes des conjoints, des partenaires conjugaux et des enfants avant celles des parents et des grands-parents?

 

Question no 2

Étant donné la réponse à la question no 1, les demandeurs ont-ils démontré qu'ils ont droit à un bref de mandamus, une réparation en equity accordée à la discrétion du tribunal, eu égard à toutes les circonstances de l'espèce?

 

[70]      Je suis d'accord pour dire qu'il s'agit là de questions qui ont une portée générale et qui permettront de résoudre les questions en litige dans le présent contrôle judiciaire. Je vais donc certifier ces questions.

 

ORDONNANCE

 

la cour ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée et que les questions suivantes soient certifiées :

 

1.  À défaut de règlement applicable pris le gouverneur en conseil et compte tenu du fait que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration est chargé d'appliquer la LIPR, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a-t-il le pouvoir :

 

     a) de fixer chaque année le nombre total d'immigrants à recevoir au Canada?

 

     b) de décider de la répartition de ce nombre entre trois catégories d'immigrants (immigrants économiques, réfugiés et membres de la catégorie du regroupement familial)?

 

     c) d'établir une distinction entre les membres d'une même catégorie en traitant les demandes des conjoints, des partenaires conjugaux et des enfants avant celles des parents et des grands-parents?

 

2.  Étant donné la réponse à la question no 1, les demandeurs ont-ils démontré qu'ils ont droit à un bref de mandamus, une réparation en equity accordée à la discrétion du tribunal, eu égard à toutes les circonstances de l'espèce?

 

 

  « Judith A. Snider »

                                                                                    ____________________________________

                                                                                                                        Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7109-05

 

INTITULÉ :                                       HOMAYOUN VAZIRI et autre c. MCI

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 5 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       MADAME LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 29 SEPTEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Lorne Waldman / Tetyana Tokar                                              POUR LES DEMANDEURS

 

 

Marie-Louise Wcislo / Rhonda Marquis                                    POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Lorne Waldman / Tetyana Tokar                                              POUR LES DEMANDEURS

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

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