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Date : 20251120


Dossier : IMM-18054-24

Référence : 2025 CF 1845

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2025

En présence de l’honorable madame la juge Saint-Fleur

ENTRE :

KAPLAN, YUNUS

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR] d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 5 septembre 2024 rejetant l’appel du demandeur. Il s’agissait d’un appel à l’égard de la décision rendue le 15 mai 2024 par laquelle la Section de protection des réfugiés [SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur.

[2] La SAR a conclu que le demandeur n’a pas démontré l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR en raison de son origine ethnique kurde ou de ses opinions politiques réelles ou imputées sur lui en République de la Turquie ou qu’il y soit exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[3] Le demandeur fait valoir à la Cour que la décision de la SAR est déraisonnable, car elle n'est ni intelligible ni justifiée au regard des faits du dossier, des preuves documentaires objectives et de la jurisprudence applicable.

[4] Le défendeur soutient que la décision de la SPR est raisonnable, car elle suit un raisonnement cohérent fondé sur les éléments de preuve présentés et justifié au regard du droit applicable et que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

[5] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[6] Le demandeur est un citoyen de la Turquie. Il affirme craindre d’être persécuté en raison de ses origines kurdes et de ses activités politiques, plus particulièrement son affiliation au Parti démocratique des peuples [HDP] dont il est membre depuis 2014. Durant les élections de 2018, il a agi comme chef de pupitre, ce qui lui a mené à être menacé à l’époque par le chef du village et la police.

[7] Le demandeur allègue avoir subi de mauvais traitements et de la discrimination par le passé en raison de son origine ethnique, au cours de ses études, durant son service militaire et à son lieu de travail. Le demandeur allègue également craindre les extrémistes de droite de la Turquie ainsi que l’ensemble de la société de cette dernière.

[8] Le demandeur a quitté la Turquie en avril 2022 pour le Mexique, d’où il est arrivé aux États-Unis durant le même mois. Le demandeur est arrivé au Canada le 1er septembre 2022.

III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[9] D’abord, la SAR a refusé d’admettre comme nouveaux éléments de preuve cinq documents soumis à l’appui de l’appel, car ils ne satisfont pas aux exigences du paragraphe 110 (4) de la LIPR. Il s’agissait de lettres de la Fondation kurde du Québec, d’un avocat en Turquie, du père et du frère du demandeur ainsi que celle du chef du village. La SAR a déterminé que les faits relatés dans ces documents précèdent la décision de la SPR et que le demandeur n’a pas démontré qu’ils n’étaient normalement pas accessibles au moment de la décision de la SPR ni qu’il ne les aurait pas normalement déposés à la SPR dans les circonstances.

[10] Ensuite, la SAR a déterminé que même si l’audience devant la SPR a duré environ une heure, la durée de celle-ci n’était pas déterminante et que la SPR n’a pas erré à cet égard.

[11] La SAR a déterminé que bien que la SPR ait confondu gendarmes et policiers, elle a reconnu que le demandeur a été menacé par des autorités de son village, ce qui fait que cette erreur n’invalide pas sa décision.

[12] La SAR a conclu que le demandeur a subi de la discrimination en raison de son origine ethnique kurde de la part de ses supérieurs dans l’armée et dans son travail, que des préjugés contre les Kurdes existent dans la société turque et qu’il a été menacé par des gendarmes en 2018. Cependant, la SAR a déterminé que le traitement réservé à l’appelant n’était pas suffisamment grave ou systématique pour être qualifié de persécution.

[13] La SAR a également conclu que le demandeur n’est pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution en Turquie en raison de ses opinions politiques. Et ce, même en considérant l’intersection de son origine ethnique et de ses opinions politiques.

IV. Question en litige et norme de contrôle

[14] Les parties sont d’accord que la seule question en litige est la suivante :

  1. La décision de la SAR est-elle raisonnable?

[15] Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Wahba v Canada (Attorney General), 2024 FC 858 au para 20, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 aux para 15–16 ; Latourell c Canada (Procureur général), 2024 CF 44 au para 18).

[16] En contrôle judiciaire, le rôle de la Cour est simplement de déterminer, à la lumière de la preuve et des arguments qui ont été présentés devant la SAR, si sa décision est raisonnable (Paquin c Canada (Procureur général), 2024 CF 1430 au para 3).

V. Observations des parties et analyse

A. Les prétentions du demandeur

[17] Le demandeur soutient que la SAR a reconnu qu’il était crédible sur ses origines et sur le fait qu’il ait été victime de discrimination ainsi que sur ses implications politiques avec le parti HDP, parti considéré par le gouvernement turc comme sympathisant du groupe terroriste Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK]. Il reproche à la SAR d’avoir individualisé les motifs de persécution et de ne pas avoir considéré l’effet cumulatif de ses deux motifs, surtout dans le contexte politique actuel en Turquie depuis son départ du pays.

[18] Le demandeur fait également l’argument que la SAR a ignoré la preuve documentaire contenue dans le Cartable national de documentation sur la Turquie [CND] expliquant qu’un simple membre du HDP pourrait ne pas être ennuyé par les autorités, mais qu’une personne qui appartient au groupe ethnique kurde et qui fait partie de l’organisation des élections ou des observateurs électoraux, elle, pourrait attirer l’attention des autorités.

[19] Selon les prétentions du demandeur, la SAR a erré en lui demandant de démontrer qu’il était un partisan fervent du HDP, donc de prouver un degré de participation politique plus élevé que son degré de participation réel, car cela n’est pas requis pour être persécuté par le gouvernement turc. Selon la preuve documentaire, ce n’est pas un critère pertinent puisque de simples actions d’un membre de ce parti peuvent attirer l’attention des autorités et le mener à être persécuté par le gouvernement turc. Le demandeur est d’avis que la SAR a erré en mentionnant qu’il n’a pas su démontrer qu’il avait des liens avec le PKK, une entité terroriste, car il n’avait pas à faire cette preuve qui n’est pas pertinente. Selon lui, ce qui est important est que le gouvernement turc croit qu’il y a des liens entre le HDP, les Kurdes et le PKK.

B. Les prétentions du défendeur

[20] Le défendeur soutient pour sa part que la SAR a procédé à sa propre évaluation du dossier et a souscrit aux conclusions de la SPR après avoir évalué la preuve de manière indépendante (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93 au para 103).

[21] Selon le défendeur, la SAR a raisonnablement conclu que le demandeur n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution, d’abord parce que les incidents qu’il a relatés ne constituent pas de la persécution et ensuite parce qu’il n’a pas établi un risque prospectif de persécution.

[22] Le défendeur fait valoir que la SAR a reconnu que bien qu’il soit possible que des incidents de violence motivés par la haine raciale liée à son ethnicité kurde puissent permettre de conclure à une possibilité sérieuse de persécution, ce n’est pas ce qui a été établi en l’espèce. Il souligne que les faits évoqués par le demandeur sont des incidents isolés qui ne démontrent pas une atteinte sérieuse à ses droits humains fondamentaux qui équivaudrait à de la persécution. Le défendeur fait remarquer que le demandeur a pu étudier, travailler et s’impliquer politiquement tout au long de sa vie.

[23] Pour ce qui est de l’absence de possibilité sérieuse de persécution basée sur les opinions politiques du demandeur, le défendeur soutient que la preuve documentaire objective indique qu’un sympathisant du HDP peut être menacé, mais elle ne démontre pas que cela est systématique ni que le simple soutien au HDP ou le simple fait d’être membre de ce parti est susceptible d’entraîner de la persécution de la part des autorités turques. Finalement, le défendeur soutient que contrairement aux prétentions du demandeur, la SAR s’est penchée sur l’effet cumulatif des deux motifs pour évaluer son risque prospectif de persécution en Turquie.

C. Analyse – La décision de la SAR est raisonnable

[24] D’abord, contrairement aux prétentions du demandeur, la SAR s’est penchée sur l’effet cumulatif des deux motifs de persécution qu’il a fait valoir dans sa demande d’asile, son ethnicité kurde et ses opinions politiques dont son implication au sein du HDP, pour évaluer son risque prospectif de persécution. D’ailleurs, une partie de la décision de la SAR est intitulée : « L’intersection de l’origine ethnique et des opinions politiques ».

[25] La lecture des motifs de la SAR démontre qu’elle a pris en compte le profil du demandeur ainsi que son témoignage à propos des actes de discrimination et incidents qu’il a subis pour toutes les raisons qu’il a fait valoir. Cependant, la SAR a conclu qu’ils n’atteignent pas le seuil de la persécution. La SAR a tenu compte de l’interaction entre les deux motifs, des actes qu'il a subis en raison de son ethnicité et de ses opinions politiques pour conclure qu’il n’a pas su démontrer qu’il serait exposé à un quelconque risque advenant un retour en Turquie. Il était raisonnable pour la SAR d’en conclure ainsi.

[26] Ensuite, concernant la prétention du demandeur voulant que la SAR ait omis de tenir compte des renseignements contenus dans le CND sur la Turquie sur le traitement des Kurdes y compris des membres du HDP par les autorités turques, ce reproche n’est pas fondé.

[27] Comme le souligne le défendeur, la SAR est présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve devant elle et ce n’est que lorsqu’elle passe sous silence des éléments de preuve essentiels qui contredisent directement ses conclusions de fait que cette Cour peut intervenir et inférer que la SAR n’a pas examiné la preuve contradictoire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36 et Singh v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1483 au para 46). Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[28] Non seulement les renseignements contenus dans le CND sur la Turquie soulevés par le demandeur dans le cadre de ce contrôle judiciaire ne contredisent pas les conclusions de la SAR, mais ils n’indiquent pas non plus qu’être kurde et membre du HDP exposent automatiquement un individu à un risque prospectif. D’ailleurs, comme le mentionne le défendeur dans son mémoire, les documents analysés par la SAR font référence aux autres sources citées par le demandeur dans le cadre de ce contrôle judiciaire. La SAR pouvait évaluer les éléments de preuve devant elle, dont le CND sur la Turquie.

[29] La SAR n’a pas exigé du demandeur de faire la démonstration d’un critère supplémentaire, soit celui du partisan fervent du HDP, mais a simplement constaté qu’il était mentionné dans la preuve documentaire que les autorités soupçonnent que les partisans fervents du HDP sont des partisans du PKK. Puisque ces membres peuvent être ciblés par les autorités, la SAR a analysé la situation particulière du demandeur afin de savoir s’il pouvait être associé au PKK aux yeux des autorités turques. La SAR a clairement indiqué que dans le cas particulier du demandeur, il n’a pas démontré avoir des liens avec le PKK et considérant son profil et ses activités politiques, il pas démontré l’existence d’un risque de retour en lien avec ses activités politiques. Cette conclusion de la SAR est basée sur une analyse attentive de la preuve documentaire. Je partage l’avis du défendeur lorsqu’il souligne qu’on ne peut effectuer une lecture isolée de l’usage des mots « partisan fervent » pour évaluer la raisonnabilité de la décision de la SAR.

[30] La SAR a poursuivi son analyse en constatant qu’en lien avec sa participation au HDP de 2014 jusqu’à son départ du pays en 2022, un seul incident a été rapporté par le demandeur. Il s’agit de menaces en provenance d'un gendarme non identifié dans le village de Konya qui lui ont été rapportées par un tiers. Cela, alors que le demandeur était déjà parti vivre dans la capitale Ankara. Selon la SAR, les menaces du gendarme en 2018 ne suffisent pas pour démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur est ciblé par le gouvernement turc. La SAR a donc analysé la situation particulière du demandeur à la lumière de la preuve documentaire.

[31] En somme, le demandeur soulève des arguments qui démontrent son désaccord avec la décision de la SAR et avec son appréciation de la preuve. Il n’est pas déraisonnable pour la SAR de conclure en se basant sur l’analyse de la preuve au dossier que le demandeur n’a pas démontré l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution ou qu’il est exposé à un préjudice en raison de ses opinions politiques. Au surplus, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve ou de substituer ses propres conclusions à celle de la SAR.

[32] Je conclus que la décision de la SAR est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov au para 99). L’intervention de cette Cour n’est donc pas justifiée.

VI. Conclusion

[33] Le demandeur n’a pas démontré que la décision de la SAR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[34] Les parties n'ont pas proposé de question à certifier et je conviens qu'aucune ne se pose.


JUGEMENT dans IMM-18054-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« L. Saint-Fleur »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-18054-24

INTITULÉ :

KAPLAN, YUNUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SAINT-FLEUR

DATE DES MOTIFS :

LE 20 NOVEMBRE 2025

COMPARUTIONS :

Me Gabrielle Thibouthot

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Nadine Saadé

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bertrand, Deslauriers Avocats

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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