Date : 20251119
Dossier : IMM-11082-24
Référence : 2025 CF 1838
Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2025
En présence de l’honorable madame la juge Saint-Fleur
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ENTRE : |
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A.K. |
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Partie demanderesse |
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et |
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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Partie défenderesse |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. L’aperçu
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire [DACJ] en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR] d’une décision d’un agent d’immigration principal rendue le 16 février 2024 qui rejette la demande d’Examen des risques avant renvoi [ERAR] du demandeur. L’agent a déterminé que le demandeur n’a pas démontré qu’il existe plus qu’une simple possibilité qu’il soit exposé à de la persécution en Sierra Leone, ou qu’il y serait exposé à de la torture, une menace à sa vie, ou des traitements ou peines cruels et inusités.
[2] Le demandeur demande à la Cour d’infirmer la décision de l’agent et de renvoyer le dossier à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Les arguments du demandeur à l’appui de cette demande de contrôle judiciaire sont de trois ordres. Premièrement, il soutient que l’agent a tiré des conclusions négatives au sujet de sa crédibilité sans tenir une audience, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale. Deuxièmement, de l’avis du demandeur, la décision de l’agent est déraisonnable parce qu’il a erré dans son analyse portant sur la protection de l’État en Sierra Leone. Plus, spécifiquement l’agent aurait ignoré la preuve démontrant l’incapacité des forces policières de protéger la population et aurait mal compris le fonctionnement du système judiciaire relativement à la libération par voie d’amnistie du lieutenant Adams. Troisièmement, le demandeur prétend que considérant les éléments de preuve au dossier, dont le fait que les militaires qui l’ont attaqué en septembre 2022 lui aient dit qu’ils reviendraient, l’agent a erré en omettant de conclure sur sa crainte prospective.
[3] Le défendeur soutient pour sa part que la décision d’ERAR est raisonnable et qu’elle ne comporte aucune lacune capitale pouvant l’invalider. Pour le défendeur, il ressort de sa décision que l’agent a déterminé que la preuve soumise par le demandeur n’était pas suffisante pour démontrer l’existence d’un risque de retour, de sorte que l’agent a conclu qu’il n’a pas démontré qu’il n’existe plus qu’une simple possibilité qu’il soit exposé à de la persécution en Sierra Leone au sens de l’article 96 de la LIPR ou qu’il y a des motifs sérieux de croire qu’il y serait personnellement exposé à de la torture, une menace à sa vie, ou des traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 97 de la LIPR.
[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II. Le contexte
[5] Le demandeur est un citoyen de la Sierra Leone. Il allègue craindre de retourner dans son pays par crainte que le lieutenant Adams des Forces armées la République de Sierra Leone s’en prenne à lui. Selon les prétentions du demandeur, il a été agressé par ce lieutenant, dans les années 1990 et en 1997, puisqu’il a été témoin du viol collectif de sa jeune sœur organisé par ce dernier. À la suite du témoignage du demandeur, cet homme aurait été arrêté et détenu avant d’être libéré en 1999 par l’accord d’une amnistie générale. Le demandeur allègue avoir fui en Gambie lorsqu’il a appris la sortie de prison du lieutenant. Alors qu’il se trouvait en Gambie, le lieutenant aurait tué sa sœur et sa mère en représailles de son témoignage.
[6] En Gambie, le demandeur a été reconnu comme étant une personne protégée par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et il a ainsi pu se réinstaller aux États-Unis où il a obtenu en 2001 un statut permanent.
[7] En 2010, le demandeur a passé un mois en Sierra Leone pour se recueillir en raison du deuil de sa mère et de sa sœur, puis est retourné aux États-Unis.
[8] En août 2022, aux États-Unis, le demandeur a été déclaré coupable d’une infraction criminelle qui, si commise au Canada, serait équivalente à une condamnation pour agression sexuelle prévue à l’article 271 du Code criminel, LRC 1985, c C-46. Le demandeur a été déporté en août 2022 vers la Sierra Leone.
[9] Le demandeur allègue qu’en septembre 2022, il a été attaqué par des militaires qui l’ont reconnu et traité de « rat »
. Ils lui ont dit qu’ils reviendraient. Le demandeur a alors quitté la Sierra Leone pour la Guinée et de là, il est venu au Canada où il est arrivé le 11 juin 2023.
[10] Le demandeur a soumis une demande d’asile au Canada qui a été jugée inéligible vu sa criminalité passée aux États-Unis. Entre juin et novembre 2023, il a été détenu en vertu de la LIPR. En août 2023, le demandeur a soumis une demande d’ERAR qui a été refusée le 11 octobre 2023. Le demandeur devait être déporté du Canada le 10 novembre 2023, mais le 9 novembre 2023, une ordonnance sursoyant au renvoi a été rendue par cette Cour.
[11] À la suite d’une entente, le demandeur s’est désisté de sa DACJ. Le 1er février 2024, il a fait un ajout à sa demande d’ERAR qui a été refusée le 16 février 2024. C’est cette décision d’ERAR qui fait l’objet du présent litige devant la Cour.
III. Les questions en litige et la norme de contrôle
[12] Après avoir examiné les observations des parties, j’estime que les questions en litige sont les suivantes :
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L’agent a-t-il commis une erreur en omettant de tenir une audience?
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Est-ce que l’agent d’ERAR a erré dans son analyse sur la protection de l’état en Sierra Leone?
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Est-ce que l’agent a erré en omettant de conclure sur la crainte prospective du demandeur?
[13] Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable aux questions deux et trois est celle de la décision raisonnable. Quant à la première question, le demandeur soutient qu’elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.
[14] Le défendeur soutient pour sa part que la norme de contrôle applicable à la décision d’ERAR est celle de la décision raisonnable et que cette norme s’applique également à l’analyse et à la décision d’un agent d’ERAR de tenir, ou non, une audience. Je suis d’accord.
[15] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux évaluations effectuées par les agents d’ERAR est celle de la décision raisonnable (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 36; Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 570 au para 11; Rinchen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 437 au para 15; Ashkir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 861 aux para 10–12; Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 aux para 19–20; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032 au para 15).
[16] De plus, je conviens avec le défendeur que lorsqu’il s’agit d’établir si un agent d’immigration principal chargé d’un ERAR aurait dû tenir une audience, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (voir notamment Ritual c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 717 au para 29; Islam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 261 aux para 15–16 [Islam]; Kioko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 717 aux para 16–19; Balog c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 605au para 24; Susal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1104 aux para 12–13).
[17] J’estime que la norme de contrôle applicable à toutes les questions en litige est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17 [Vavilov]; Fortin c Canada (Procureur général), 2024 CF 2031 au para 12). Une décision raisonnable est une décision qui est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, tandis qu’une décision déraisonnable en est une qui « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire raisonnable qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov au para 100). Il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer que la décision est déraisonnable.
IV. La décision contestée
[18] L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur concluant qu’il n’a pas démontré qu’il existe plus qu’une simple possibilité qu’il soit exposé à de la persécution en Sierra Leone, ou qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y serait personnellement exposé à de la torture, une menace à sa vie, ou des traitements ou peines cruels et inusités.
[19] L’agent a accepté certaines allégations présentées par le demandeur. Plus précisément, l’agent a indiqué qu’il acceptait les allégations du demandeur voulant qu’en 1997, le lieutenant Adams et ses gardes ont enlevé sa sœur et après qu’il eut tenté de la récupérer, cet homme l’a forcé à assister au viol de cette dernière. L’agent a également accepté que le lieutenant et ses gardes ont agressé et menacé le demandeur de mort. L’agent indique également accepter que le demandeur ait quitté son pays de citoyenneté à la suite de ces évènements, car il craignait le lieutenant Adams. L’agent a également accepté que le demandeur ait témoigné contre ce dernier.
[20] Parmi les autres éléments du récit que l’agent a acceptés se trouve la prétention du demandeur voulant qu’en septembre 2022, il ait été attaqué par des militaires qui l’ont reconnu, l’ont accusé d’être un « rat »
et lui ont dit qu’ils reviendraient. L’agent a également accepté que le lieutenant Adams soit toujours un haut gradé de l’armée. De plus, l’agent a accordé le bénéfice du doute au demandeur quant à ses prétentions voulant que sa mère et de la sœur aient été tuées.
[21] Cependant, l’agent a conclu que le demandeur n’a pas démontré que sa mère et sa sœur ont été tuées par lieutenant Adams parce qu’il n’a pas présenté des éléments de preuve probants pour établir cette allégation. Selon l’agent, le demandeur n’a pas non plus établi un lien direct entre l’agression qu’il a subie en septembre 2022 et le lieutenant Adams. L’agent a conclu que le demandeur n’a pas démontré que le lieutenant Adams ait toujours un intérêt envers sa personne.
[22] L’agent a également analysé la question de la protection de l’État. Il a déterminé que s’il accepte que le demandeur craignait le lieutenant Adams et les militaires dans le passé et que ses interactions avec ceux-ci lui ont laissé des séquelles psychologiques, les éléments de preuve au dossier ne démontrent pas qu’il ait réfuté la présomption de la protection de l’État.
V. Cadre législatif
[23] L’article 112 de la LIPR prévoit qu’une personne visée par une mesure de renvoi peut, sauf exception, demander la protection au ministre. Dans la présente affaire, le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité en vertu du paragraphe 36(1)b) de la LIPR, ce qui n’est pas contesté. Par conséquent, les dispositions 112(3)b) et 113(e)ii) de la LIPR s’appliquent.
[24] L’alinéa 112(3)b) de la LIPR prévoit ce qui suit :
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[25] Le sous-alinéa 113(e)ii) de la LIPR prévoit ce qui suit :
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[26] De plus, l’alinéa 113b) de la LIPR prévoit qu’une audience peut être tenue si le ministre « l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires »
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[27] L’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, énonce les facteurs suivants :
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VI. L’analyse
[28] À mon avis, la décision relative à l’ERAR est déraisonnable. Bien que je ne souscrive pas à tous les arguments que soulève le demandeur, j’estime qu’il a relevé suffisamment de lacunes importantes pour conclure que la décision de l’agent est déraisonnable.
[29] Comme le suggère le demandeur, le problème essentiel de la décision est que l’une des principales conclusions de l’agent ne peut pas être expliquée par l’insuffisance de la preuve, mais plutôt par des conclusions déguisées quant à sa crédibilité.
[30] Pourtant, il est bien établi qu’une conclusion d’insuffisance de la preuve ne constitue pas en soi une conclusion portant sur la crédibilité (Islam; Kiss c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 363).
[31] Il est également établi que les agents d’ERAR ne peuvent tirer de conclusions défavorables sur la crédibilité sans entendre le demandeur (Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144 aux para 31–32; Thuo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 48 au para 25).
[32] Je conviens avec le défendeur que la limite entre le caractère insuffisant de la preuve et des conclusions voilées portant sur la crédibilité est parfois difficile à tracer et que la ligne est parfois mince. Il va sans dire que cela dépend des faits propres à chaque affaire.
[33] Dans la présente affaire, l’agent a indiqué dans ses motifs que la crédibilité du demandeur n’est pas en cause et qu’il accepte plusieurs des faits allégués, mais que la preuve est insuffisante pour établir d’autres faits présentés à l’appui des allégations de risque en Sierra Leone.
[34] Cependant, et malgré les observations contraires de la partie défenderesse, certains passages de la décision m’apparaissent être des conclusions implicites ou voilées en matière de crédibilité. Je suis d’avis que le raisonnement et les motifs de l’agent montrent plutôt que la crédibilité du demandeur était l’enjeu principal concernant des éléments importants de son récit, soit que sa mère et sa sœur ont été tuées par le lieutenant Adams et qu’en lien avec ses problèmes avec cet homme, le demandeur a été attaqué et menacé par des militaires lorsqu’il est retourné en Sierra Leone en 2022.
[35] Plus précisément, l’agent a conclu que les éléments de preuves au dossier s’avéraient insuffisants pour établir que la mère et la sœur du demandeur ont été tuées par le lieutenant Adams en représailles à ce qu’il ait témoigné contre lui. Pourtant, le demandeur a soumis à cet effet une déclaration assermentée par laquelle il explique ces assassinats ainsi que celle d’un cousin. L’agent n’indique pas que ces déclarations soient contredites et que la preuve au dossier remet la trame factuelle présentée dans les déclarations du demandeur et celles de son cousin. Dans ces circonstances, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’agent pouvait analyser le contenu des éléments de preuve que sont les déclarations assermentées en cause, mais non pas remettre en cause les faits qui y sont présentés relativement à une question importante sans preuve contraire.
[36] D’autant plus que, l’agent a trouvé crédible les prétentions du demandeur voulant que le lieutenant Adams ait agressé sexuellement sa sœur et qu’il ait été forcé de quitter la Sierra Leone par crainte de représailles de ce militaire.
[37] De plus, l’agent a trouvé que le demandeur a présenté de la preuve montrant qu’il a été attaqué, au cours des deux premiers mois suivant son retour en Sierra Leone en 2022, par des militaires qui l’ont traité de « rat »
ou de « mouchard »
(«
snitch »
) et qui lui ont dit qu’ils reviendraient pour lui. L’agent n’a pas mis en doute le témoignage du demandeur quant à la survenance de cette attaque et à ce que les attaquants lui ont dit. Pourtant, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas établi que l’attaque de 2022 était liée au lieutenant Adams. Toutefois, on ne peut pas donner effet à un tel argument sans mettre en doute la crédibilité du demandeur.
[38] Comme je viens de l’expliquer, les conclusions de l’agent n’étaient pas motivées par le caractère suffisant des éléments de preuve présentés par le demandeur, mais reposaient plutôt sur sa crédibilité relativement à des éléments importants des allégations de risque invoqués dans sa demande d’ERAR. Dans ce contexte, il n’était pas raisonnable pour l’agent de se prononcer sur la crédibilité du demandeur sans tenir une audience.
[39] J’accueille la demande de contrôle judiciaire du demandeur.
VII. Conclusion
[40] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour un nouvel examen par un agent d’immigration principal différent.
[41] Les parties n'ont pas proposé de question à certifier et je conviens qu'aucune ne se pose.
JUGEMENT dans IMM-11082-24
LA COUR STATUE que
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La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
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L’affaire est renvoyée pour un nouvel examen devant un agent principal d’immigration différent.
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Aucune question n’est certifiée.
« L. Saint-Fleur »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
IMM-11082-24 |
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INTITULÉ : |
A.K. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 16 SEPTEMBRE 2025 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE SAINT-FLEUR |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 19 NOVEMBRE 2025 |
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COMPARUTIONS :
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Me Annick Legault |
Pour LA PARTIE DEMANDERESSE |
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Me Simone Truong |
Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Me Annick Legault Avocate Montréal (Québec) |
Pour LA PARTIE DEMANDERESSE |
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Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE |