Date : 20251112
Dossier : T-1588-23
Référence : 2025 CF 1810
Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2025
En présence de l'honorable monsieur le juge Lafrenière
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ENTRE : |
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HERVÉ GOUPAYOU GOUPAYOU, PH.D |
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demandeur |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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défendeur |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Survol
[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale du Canada [division d’appel] rendue le 17 mars 2023 [la Décision] en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.
[2] La division d’appel a refusé d’accorder la permission d’en appeler de la décision de la division générale, section de l’assurance-emploi [division générale], selon laquelle le demandeur a été reconnu comme un travailleur indépendant.
[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
II. Le droit applicable
[4] Avant d’aborder le fond du litige, il convient d’exposer sommairement les règles pertinentes applicables à l’admissibilité d’un travailleur indépendant aux prestations d’assurance-emploi.
[5] Lorsqu’une personne présente une demande initiale de prestations, l’article 9 de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996 c 23 [LAE] exige l’établissement d’une période de prestations et le versement des prestations au prestataire pour chaque semaine de chômage comprise dans la période de prestations. Une semaine de chômage est une semaine durant laquelle un prestataire n’effectue pas une semaine entière de travail : para 11(1) de la LAE.
[6] Un travailleur indépendant s’entend d’un particulier qui exploite une entreprise ou un employé qui n’exerce pas un emploi assurable : Règlement sur l’assurance-emploi, DORS/96-332, art 30(5) [RAE].
[7] Si un prestataire est un travailleur indépendant, ou exploite une entreprise à son compte durant une semaine au cours de sa période de prestations, le paragraphe 30(1) du RAE considère qu’il a effectué une semaine entière de travail lors de la semaine en question. Ainsi donc, cette semaine ne sera pas considérée comme une semaine de chômage en vertu de l’article 9 de la LAE et le prestataire sera jugé inadmissible aux prestations d’assurance-emploi.
[8] Le paragraphe 30(2) prévoit toutefois une exception à la présomption du paragraphe 30(1) :
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[9] L’évaluation de la mesure limitée du travail indépendant ou de l’exploitation d’une entreprise exige de déterminer si un prestataire en ferait normalement son principal moyen de subsistance. Le paragraphe 30(3) exige que six facteurs soient pris en considération lors de cette analyse. Ces six facteurs sont les suivants :
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a)le temps qu’il y consacre;
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b)la nature et le montant du capital et des autres ressources investis;
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c)la réussite ou l’échec financiers de l’emploi ou de l’entreprise;
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d)le maintien de l’emploi ou de l’entreprise;
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e)la nature de l’emploi ou de l’entreprise;
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f)l’intention et la volonté du prestataire de chercher et d’accepter sans tarder un autre emploi.
[10] S’il est déterminé que le travail indépendant ou l’exploitation de l’entreprise est d’une mesure limitée, un prestataire aura renversé la présomption prévue au paragraphe 30(1). Il ne sera donc pas considéré comme ayant travaillé une semaine entière au cours de cette semaine et demeura admissible à recevoir des prestations d’assurance-emploi.
III. Contexte
[11] Le demandeur termine ses études universitaires à l’Université Laval en mars 2019. Dans le cadre de ses études et pour donner suite à sa thèse de doctorat, le demandeur publie deux livres.
[12] Le demandeur travaille ultérieurement à temps partiel comme agent de sécurité et comme préposé à l’entretien ménager.
[13] Il cesse de travailler le 26 avril 2022.
A. Demande de prestations d’assurance-emploi
[14] Le 3 mai 2022, le demandeur présente à la Commission de l’assurance-emploi du Canada [la Commission] une demande de prestations d’assurance-emploi où il déclare, entre autres, qu’il n’est pas un travailleur indépendant.
[15] Après avoir été informée de ses activités en tant qu’auteur, la Commission entame une enquête afin de déterminer si le demandeur est un travailleur indépendant.
[16] Le 27 juin 2022, le demandeur fournit à la Commission une publicité concernant une présentation, exposition et vente de ses deux livres à l’Université du Michigan qui aura lieu le 12 juillet 2022.
[17] Le 6 juillet 2022, un agent de la Commission s’entretient avec le demandeur. Ce dernier explique notamment qu’il n’était pas travailleur autonome; qu’il écrit des livres comme passe-temps et dans le but de décrocher un emploi comme professeur de philosophie et non pour faire du profit; qu’il écrit des livres et les publie depuis la fin de ses études universitaires; qu’il ne passait que quelques heures à écrire dans son temps libre et que le reste du temps il faisait des démarches d’emploi; qu’il ne faisait aucun profit suite à la vente des livres, puisque la publication a été subventionnée par l’université; qu’il voulait essayer d’accumuler assez de publications pour décrocher un poste comme professeur; et qu’il a obtenu un doctorat en philosophie en mars 2019 et a postulé pour un emploi dans des institutions postsecondaires.
[18] Le 8 juillet 2022, la Commission approuve la demande de prestations d’assurance-emploi du demandeur [Décision initiale]. Cependant, compte tenu de ses activités comme auteur, la Commission indique au demandeur qu’il est tenu de déclarer dans ses déclarations les heures et rémunérations issues de ses activités de travailleur indépendant.
B. Demande de révision
[19] Le 9 août 2022, le demandeur produit une demande de révision de la Décision initiale. Le demandeur explique qu'il n'est pas d'accord avec la conclusion qu'il est « travailleur indépendant »
et demande que cette expression soit retirée de son dossier. Selon lui, les deux livres qu'il a publiés étaient issus de sa thèse de doctorat et leur publication avait pour but principal de parfaire ses connaissances universitaires.
[20] Dans une lettre supplémentaire datée le 7 octobre 2022, le demandeur écrit :
Cela fait plus de deux ans que je reçois l’assurance-emploi et personne n’a jamais écrit dans mon dossier que je suis travailleur indépendant. Si cette expression n’a aucun impact sur mon dossier, il s’agit tout simplement de la manipulation, en ce sens qu’elle vient biaiser les raisons de mon admissibilité à l’assurance-emploi.
[21] La Commission explique au demandeur que s’il conteste le fait qu’il soit considéré comme travailleur indépendant, la Commission devra réviser la décision favorable rendue concernant son état de chômage. Le demandeur confirme que c’est ce qu’il souhaite.
[22] Ainsi, le demandeur a fourni entre autres les informations suivantes concernant ses activités :
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de mars 2019 jusqu’en décembre 2019, il a travaillé sur un livre;
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de janvier 2021 à mars 2022, il a converti son livre en deux tomes et il ne travaille sur aucun autre livre depuis;
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initialement, l’Université Laval devait financer son livre, mais cela n’a pas abouti, car il n’avait pas sa résidence permanente;
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il a donc déboursé 4 000 € pour la publication avec une maison d’édition en France;
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les livres étaient disponibles en ligne seulement depuis le 22 mars 2022 au coût de 22 €;
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la maison d’édition imprimait les livres sur commande;
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pour le moment, aucun livre n’a été vendu et il n’a reçu aucun montant; et
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selon l’entente avec la maison d’édition, il avait droit à 10% des ventes, versé une fois par année.
[23] Le demandeur fournit ses contrats avec la maison d’édition pour chaque livre dans lesquels on stipule que l’éditeur versera annuellement à l’auteur 10% du prix public de vente hors taxes pour chaque exemplaire vendu en format papier ou numérique, à l’exception des ouvrages vendus à l’auteur qui bénéficient déjà d’une remise.
[24] La Commission conclut le 21 octobre 2022 que le demandeur exerçait un emploi dans une mesure limitée et qu’il a démontré qu’il était en chômage [Décision de la Commission]. Par conséquent, aucune inadmissibilité n’est imposée. La Commission accepte de retirer le code de travailleur indépendant pour les déclarations du demandeur, mais elle exige toutefois que le demandeur l’informe si sa situation de travailleur indépendant changeait et qu’il doit déclarer toutes les heures travaillées ainsi que toute rémunération sur ses déclarations.
C. Décision de la division générale
[25] Le 27 octobre 2022, le demandeur porte la Décision de la Commission en appel devant la division générale où il soulève essentiellement les mêmes arguments que ceux présentés devant la Commission. Selon lui, il ne s’agit pas d’un emploi, mais d’une activité obligatoire dans le cadre de ses études.
[26] Le 23 janvier 2023, la division générale rejette l’appel du demandeur. Elle conclut que le demandeur était un travailleur indépendant au sens de la LAE lorsqu’il se consacrait à la rédaction de ses ouvrages. Puisque les revenus provenant de son activité d’écrivain sont limités, la division générale détermine que le demandeur est admissible à recevoir des prestations d’assurance-emploi. Elle précise toutefois qu’il doit déclarer ses revenus à la Commission parce qu’il est un travailleur indépendant lorsqu’il exerce ce travail.
D. Décision de la division d’appel
[27] Le 31 janvier 2023, le demandeur soumet à la division d’appel une demande de permission de faire appel de la décision de la division générale au motif que celle-ci aurait commis plusieurs erreurs en concluant qu’il était travailleur indépendant.
[28] La division d’appel refuse d’accorder la permission au demandeur le 17 mars 2023. Selon elle, aucun des moyens d’appel invoqués par le demandeur ne conférait une chance raisonnable de succès. La division d’appel entérine la conclusion de la division générale que le demandeur est un travailleur indépendant au sens de la LAE.
IV. Discussion
A. Question préliminaire : admissibilité de la preuve nouvelle
[29] Le défendeur soumet que le demandeur a déposé plusieurs nouveaux éléments de preuve qui n’ont pas été présentés devant la division générale et la division d’appel, soit les documents aux pages 34–42, 92–153 et 157–177 de son dossier. Selon le défendeur, ces documents devraient être jugés comme irrecevables, car les seuls éléments de preuve que la Cour doit examiner dans le cadre d’un contrôle judiciaire sont ceux dont disposait le décideur administratif.
[30] Dans sa décision Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 au para 13, la Cour d’appel fédérale nous rappelle que « [l]a règle générale est que la preuve qui aurait pu être présentée au décideur administratif (…) est irrecevable devant la Cour de révision »
.
[31] Je prends note que les documents en question ne se trouvent pas dans le dossier certifié du tribunal [DCT] et que le demandeur n’a pas contesté le caractère suffisant du DCT. En outre, le demandeur ne donne dans son affidavit aucune explication quant à la date à laquelle il aurait fourni les documents en question soit à la division générale ou à la division d’appel. Qui plus est, même en supposant que les documents aient été fournis, il n’explique pas non plus en quoi les documents sont pertinents. Ainsi, la preuve qui n’était pas devant ces tribunaux inférieurs ne sera pas considérée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.
B. Norme de contrôle
[32] La décision de la division d’appel de refuser la permission d’en appeler doit être contrôlée selon la norme du caractère raisonnable de la décision : Otoman c Canada (Procureur général), 2023 CF 1766, confirmée en appel 2025 CAF 88.
[33] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable de la décision, le rôle de la Cour en contrôle judiciaire est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). La Cour doit considérer le « résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
(Vavilov au para 15).
C. Question à trancher
[34] Le paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [Loi sur le ministère de l’Emploi] prévoit les seuls moyens d’appel qui peuvent être invoqués auprès de la division d’appel dans les cas en lien avec l’assurance-emploi :
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[35] Le paragraphe 58(2) de la Loi sur le ministère de l’Emploi prévoit quant à lui que la division d’appel rejette la demande de permission d’en appeler si elle est convaincue que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès.
[36] Ainsi, en l’espèce, la Cour doit uniquement déterminer si la conclusion de la division d’appel que le demandeur n’avait aucune chance raisonnable de succès est raisonnable.
[37] Une chance raisonnable de succès « consiste à disposer de certains motifs défendables grâce auxquels l’appel proposé pourrait avoir gain de cause »
(Osaj c Canada (Procureur général), 2016 CF 115 au para 12).
D. La Décision de la division d’appel est raisonnable
[38] Le demandeur soutient dans son mémoire que la division d’appel aurait dû intervenir puisqu’il a fait la preuve que la division générale a commis des erreurs factuelles et juridiques, ce qui rend la décision de cette dernière déraisonnable. En premier lieu, il reproche à la division générale de ne pas avoir justifié pourquoi elle le considère comme admissible à recevoir l’assurance-emploi. En deuxième lieu, il insiste que la division générale n’aurait jamais dû se pencher sur ses livres, lesquels n’avaient aucun rapport avec son admissibilité. Finalement, il allègue que la division générale n’a pas été capable de comprendre la raison de la rédaction et de la publication de ses ouvrages et articles.
[39] J’estime que ces arguments ne sont pas fondés.
[40] Le demandeur n’a soulevé aucune erreur de fait devant la division générale. De plus, il n’y a rien d’illogique au fait que la division générale puisse considérer que le demandeur possède un statut hybride puisqu’il est à la fois une personne qui exerce un emploi assurable et une personne qui effectue du travail indépendant.
[41] Suivant l’article 58 de la Loi sur le ministère de l’Emploi, la division d’appel avait le pouvoir d’annuler la décision de la division générale seulement si elle avait conclu que cette dernière n’avait pas observé un principe de justice naturelle, avait commis une erreur de droit ou avait fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance. La division d’appel a conclu qu’aucun de ces moyens ne s’appliquait eu égard à la décision de la division générale, qui a correctement énoncé le droit applicable et tiré des conclusions de fait valables qui font appel à de la retenue.
[42] Il en va de même pour cette Cour, qui ne peut pas annuler la décision de la division d’appel à moins que celle‑ci soit déraisonnable. La Cour doit décider, non pas si le demandeur est travailleur indépendant ou non, mais plutôt s’il était raisonnable pour la division d’appel de conclure qu’elle ne pouvait annuler la décision de la division générale.
[43] Le demandeur soutient que la Décision de la division d’appel est fondée « sur une mauvaise compréhension de la valeur juridique des preuves documentaires soumises au dossier »
et que « les preuves pertinentes n’ont pas été suffisamment pris [
sic] en compte »
. Son principal argument se fonde sur le fait qu’il ne peut être considéré comme un travailleur indépendant puisque son travail était exercé dans le contexte spécifique de perfectionnement de son profil de candidat au poste d’enseignement au cours de son cursus universitaire. Cependant, en réponse à cela, la division d’appel a statué comme suit :
[18] Bien que le prestataire soit d’avis qu’il n’est pas un travailleur indépendant au sens de la loi, la preuve au dossier démontre le contraire. Il a terminé ses études. Il travaille à son compte lorsqu’il effectue des recherches bibliographiques, la rédaction de ses livres, entreprend des démarches pour l’édition et la publication de ses ouvrages, investi des sommes d’argent, consacre du temps à la promotion de ses œuvres, et signe des ententes afin de possiblement retirer un revenu de ses activités littéraires. Il importe peu dans la qualification de travailleur indépendant que le travail effectué soit dans le but d’obtenir éventuellement un emploi d’enseignant ou qu’il soit peu rentable.
[44] Après avoir lu la preuve au dossier et selon ma perception de celle-ci, j'estime cette conclusion inattaquable.
[45] Le demandeur présente essentiellement les mêmes arguments devant la division d’appel et devant notre Cour, lesquels ont été rejetés tour à tour par la Commission et la division générale. Le demandeur voudrait, au moyen de ces arguments, convaincre la Cour de rendre une nouvelle décision au fond. Ce n’est toutefois pas le rôle de cette Cour ni celui de la division d’appel.
V. Conclusion
[46] Pour ces motifs, je suis d’avis que la Décision de la division d’appel est raisonnable, parce qu’il ne lui était pas loisible d’intervenir à la lumière de l’article 58 de la Loi sur le ministère de l’Emploi.
[47] Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[48] Puisque le défendeur ne demande pas les dépens, aucuns ne seront accordés.
ORDONNANCE dans le dossier T-1588-23
LA COUR ORDONNE que :
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La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.
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« Roger R. Lafrenière » |
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Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
T-1588-23 |
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INTITULÉ : |
HERVÉ GOUPAYOU GOUPAYOU PH.D. c PROCUREUR GENERAL DU CANADA |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 5 novembre 2025 |
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ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE LAFRENIÈRE |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 12 novembre 2025 |
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COMPARUTIONS :
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Hervé Goupayou Goupayou |
Pour le demandeur (EN SON PROPRE NOM) |
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Me Érélégna Bernard |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Procureure général du Canada Gatineau (Québec) |
Pour le défendeur |