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Date: 20251028


Dossier: IMM-17458-24

Référence: 2025 CF 1733

Montréal, Québec, le 28 octobre 2025

En présence de madame la juge Azmudeh

ENTRE:

SEYDOU MOUSSA OUOLOGUEM

Demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est citoyen du Mali. Il conteste la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rendue le 30 aout 2024. Cette décision confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] à l’effet que le demandeur n’a ni le statut de réfugié au sens de la Convention ni celui d’une personne à protéger. Le contrôle judiciaire est accueilli pour les raisons suivantes.

[2] Plus particulièrement, la SAR a rejeté la demande du demandeur ayant tiré des inférences négatives quant à sa crédibilité puisque sa demande présentait des incohérences. Il y avait une grande contradiction entre son formulaire de demande d’asile [FDA] et son témoignage quant à savoir s'il se trouvait au Mali au moment où son village a été victime d'une attaque majeure à caractère ethnique. Il avait affirmé qu’en mai 2021, des membres de l'ethnie Peule avaient attaqué son village et tué plusieurs de ses habitants, dont des membres de sa famille, car ils appartenaient à l'ethnie Dogon.

[3] Cela dit, la décision de la SAR est déraisonnable. La décision de la SAR n’adresse pas la preuve concernant la question de savoir si le demandeur a une crainte raisonnable prospective de persécution au Mali eu égard à son ethnie. Elle rejette cet argument du demandeur largement car Il n'était pas crédible en ce qui concerne les allégations reliées aux évènements passés. L’analyse de crédibilité est un exercice de recherche des faits et non un prononcement sur le caractère d’un individu. Les commissaires doivent clarifier quels faits rejetés rendraient les faits acceptés insuffisants ou bien non fiables (Zarate Lopez v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 879 aux para 7, 12).

[4] En l’espèce, toutes les conclusions de la SAR sur l’incohérence et la crédibilité du demandeur étaient liées à ses allégations de persécution passée, largement car la SAR n’a pas accepté qu’il était au Mali lors d’une attaque en 2021. Cependant, étant donné que la SAR n’a pas considéré son risque prospectif même si elle a accepté son ethnicité en tant que Dogon, la décision de la SAR est déraisonnable.

II. Faits

[5] Le demandeur est citoyen du Mali, né le 12 janvier 1997. Le village natal du demandeur a été attaqué par des Peuls le 10 octobre 2010, ce qui a précipité le déménagement de sa famille vers la Côte d’Ivoire. Le demandeur habitait en Côte d’Ivoire du 21 septembre 2011 au 28 juillet 2018, quand il est retourné au Mali. Son village fut attaqué de nouveau le 5 mai 2021—attaque ayant tué trois membres de sa famille—et il quitta le Mali pour la Côte d’Ivoire le 10 mai 2021.

[6] Tout d'abord, la SPR a rejeté la demande pour des raisons de crédibilité. L'une des majeures questions soulevées par la SPR concernait la présence du demandeur au Mali lors de l'attaque de mai 2021. Au cours de l'audience, l'avocat du demandeur a déclaré que c'était lui qui avait commis une erreur en remplissant le formulaire FDA sur le portail. Le même avocat a représenté le demandeur devant la SAR, qui a également soulevé les mêmes questions de crédibilité. Au moment où l'affaire m'a été soumise, l'avocat actuel a invoqué l'erreur commise par l'ancien avocat devant la SPR et la SAR comme une incompétence de l'avocat entraînant une violation du principe d'équité procédurale.

[7] La SAR a noté le fait que la crainte du demandeur a débuté après son retour au Mali et l’attaque de mai 2021. La SAR a conclu que, malgré ceci, le demandeur n’avait « pas établi selon la prépondérance des probabilités qu'il était au Mali » lors de l’attaque.

[8] La SAR a rejeté ses explications qu’il s’agissait d’une erreur de son conseil, qui était identique à la SPR qu’à la SAR. Le demandeur n’avait pas déposé d’avis de pratique d’allégation d’incompétence du conseil.

[9] La SAR a aussi constaté que la seule preuve du séjour du demandeur au Mali était les actes de décès des membres de sa famille, qui n’établissaient pas que le demandeur était présent sur les lieux. La SAR était d’accord avec la SPR que le fait que le demandeur n’ait pas déposé de preuve de son retour en Côte d’Ivoire entache sa crédibilité.

[10] La SAR a rejeté l’argument du demandeur qu’il craignait des incidents persécuteurs en Côte d’Ivoire, puisque celui-ci demande l’asile contre le Mali plutôt que la Côte d’Ivoire, et qu’il n’avait pas soumis de preuve que des « bergers peuls pourraient s'aventurer sur un territoire souverain ».

[11] Enfin, le demandeur avait intenté une demande de visa étudiante. Dans celle-ci, il avait déposé des fiches de paie et des relevés de compte qui avaient montré qu’il était en Côte d’Ivoire « au moment des faits allégués », dont un bulletin de paie; une attestation de stage entre septembre 2019 et mars 2020; et un acte notarié de concubinage qui mentionne sa nationalité ivoirienne et sa résidence à Abidjan-Cocody.

[12] La SAR raisonna que, si ces documents sont vrais, ils établissent que le demandeur était en Côte d’Ivoire lors de l’attaque de 2021 et qu’il n’était pas au Mali. D’autre part, si ceux-ci sont faux, cela nuit à sa crédibilité. Or, puisque le demandeur n’avait pas établi sa résidence au Mali au moment de l’attaque de mai 2021, la SAR a rejeté son appel. Étant donné sa crédibilité entachée, la SAR a également confirmé que la SPR ne devait pas évaluer son risque de retour au Mali.

III. Questions légales et norme de contrôle

[13] Le demandeur soulève deux questions devant la Cour :

1. Le manquement aux principes de justice naturelle découle-t-il de l’incompétence de l’ancien conseil du demandeur?

2. La décision rendue par la SAR était-elle déraisonnable ?

[14] Pour les raisons qui suivent, je conclus que les motifs de la SAR sont déraisonnables. Je n'ai donc pas à me prononcer sur la question de l'équité procédurale.

[15] La norme de contrôle applicable à la décision du SAR est celle de la décision raisonnable. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une évaluation disciplinée cherchant à savoir si une décision administrative, eu égard à son raisonnement, est transparente, intelligible, et justifiée (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 12-13, 15 [Vavilov]; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux paras 8, 63).

[16] Comme juge en cour de révision, je me suis concentrée sur le processus de décision du décideur administratif. Je n’ai pas considéré quelle décision j’aurais rendu à la place du décideur, ou si la décision était correcte (Vavilov au para 83; Canada (Justice) c DV, 2022 CAF 181 aux paras 15, 23).

[17] Une décision raisonnable est basée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée eu égard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles est assujetti le décideur (voir surtout Vavilov aux paras 85, 91-97, 103, 105-106, 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux paras 2, 28-33, 61). Pour établir qu’une décision soit déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision souffre de lacunes suffisamment capitales ou importantes pour la rendre déraisonnable (Vavilov au para 100).

IV. Analyse

A. La décision rendue par la SAR était-elle déraisonnable ?

[18] Je conclus que la SAR s’est erronément concentrée sur la crédibilité du demandeur et n’a pas adressé le danger auquel il fait face étant donné son ethnie. Le critère évaluant le bien-fondé de la demande d’asile considère le risque prospectif auquel fera face le demandeur. Or, la décision de la SAR était déraisonnable.

[19] La SAR a accepté certaines preuves; notamment l’attaque sur le village du demandeur, ce qui a mené à la mort de membres de sa famille. La SAR n'a pas non plus remis en cause sa crédibilité quant à son appartenance ethnique Dogon. En outre, la SAR a considéré le Mali comme le seul pays de référence.

[20] La SAR a traité la principale question déterminante comme étant celle de savoir si le demandeur était au Mali lors de l’attaque de mai 2021. La SAR a raisonné que, puisque la prépondérance des probabilités établissait qu’il n’était pas au Mali lors de l’attaque, et donc que sa crainte n’aurait pu débuter qu’après que les attaques se soient produites, le demandeur n’avait pas crainte raisonnable de persécution.

[21] Cependant, la SPR n’a pas adressé le profil du demandeur comme Dogon dans le contexte du critère évaluant la demande d’asile, qui est prospectif. Ce point a été soulevé comme étant une erreur devant la SAR, qui a répondu au paragraphe 34 ci-dessous :

[34] M. Ouologuem ne présente aucun argument sur le risque prospectif de persécution au Mali. Puisqu’il n’est pas crédible, la SPR n’avait pas à analyser son risque au Mali.

[22] Les conclusions de la SAR en matière de crédibilité, qui allaient toutes dans le sens d'un rejet des allégations de persécution passée, ont entaché l’analyse de la SAR sur les éléments de preuve qu'elle a acceptés, dont l’appartenance ethnique du demandeur, qui portait sur le risque prospectif. La question du risque prospectif était indépendante de la véracité ou de la fausseté des événements passés.

[23] Comme la SAR n’a pas remis en question le fait que le demandeur appartient à l’ethnie des Dogons, et il existait des preuves de conflits ethniques devant la SAR, la SAR devait analyser la possibilité sérieuse de persécution à son retour au Mali en raison de son appartenance ethnique (Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1990 CanLII 7978 (CAF) aux pp 250-258).

[24] Or, la question principale est la crédibilité de son ethnicité, qui n’a pas été remise en question. Le demandeur d’asile ne doit pas avoir été personnellement persécuté dans le passé. Comme l’a souligné le juge Little dans Abusamra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 917 :

[29] L’article 96 de la LIPR n’exige pas que le demandeur d’asile démontre qu’il a été personnellement persécuté dans le passé : Salibian, à la p 258a-b et à la p 259f; Chukwunyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 210, au para 13; Zidan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 170, au para 52; Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 [Garces Canga], au para 49. Un demandeur d’asile peut démontrer qu’il craint d’être persécuté au moyen d’éléments de preuve concernant le traitement réservé à des membres d’un groupe auquel il appartient dans son pays d’origine : Salibian, aux p 258-259 (aux para 17-19); Garces Canga, aux para 48-50; Fodor, au para 19 (et les décisions qui y sont citées); Arocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 468, au para 23.

[25] De plus, dans Ruano Castaneda, le juge Grammond a habilement articulé qu’une détermination par la SAR que le risque prospectif était la question déterminante ne représentait pas une « conclusion implicite selon laquelle le demandeur ait été persécuté » (Ruano Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 FC 1514 au para 7 [Ruano Castaneda]). Dans cette affaire, la SAR a fait l’inverse. En partant d’une conclusion que la crédibilité du demandeur établissait qu’il n’avait pas lui-même été persécuté, la SAR a omis d’analyser le risque prospectif.

[26] L'avocat de la partie défenderesse a fait référence à un article présenté à la SAR qui suggérait que les Dogons pourraient être les persécuteurs des Peuls dans le conflit ethnique malien. Cela renvoie clairement au conflit ethnique qui est indépendant des événements passés potentiels.

[27] Le défendeur a fait valoir que les documents n'étant pas concluants quant à la persécution des Dogons et que la crédibilité du demandeur étant déjà remise en cause, alors il était raisonnable que la SAR ne se prononce pas sur le risque prospectif.

[28] C'est l'avocat du défendeur, et non la SAR, qui a conclu que les preuves suggéraient que les Dogons n'étaient pas les victimes. Je ne suggère pas que la SAR devait conclure que le demandeur risquait sérieusement d'être persécuté, mais simplement que la SAR devait aborder la question. Elle ne l'a pas fait. C'est l'absence d'examen des éléments de preuve versés au dossier qui se rapportaient directement à un élément central du critère de détermination du statut de réfugié, ici le risque prospectif, qui crée une rupture importante dans le raisonnement de la SAR. Dans Vavilov, la Cour Suprême du Canada a souligné que la décision doit être justifiée, au moyen de ses motifs, par le décideur; il ne suffit pas que le résultat d'une décision soit justifiable (Vavilov au para 86).

[29] Comme le dossier recèle de la preuve que ceux qui sont dans une situation semblable ont été tués au Mali, le fait de ne pas avoir adressé cette question rend la décision déraisonnable.

[30] De plus, d'une part, le défendeur a convenu que la question du risque prospectif faisait partie intégrante du critère et qu'il incombait à la SAR de l'évaluer. D'autre part, dans son mémoire écrit, le défendeur répond que cet argument n’a pas été posé devant la SAR. Le défendeur explique que les motifs de la SAR étaient clairs. La SAR a raisonné que, puisque « M. Ouologuem n’est pas crédible, la SPR n’avait pas à analyser son risque au Mali ».

[31] En cas de doute quant à la nécessité pour la SAR de traiter un risque prospectif, l’article 165 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés LC 2001 c 27, accorde certains pouvoirs/obligations à la SPR et la SAR, leur permettant de prendre les mesures nécessaires pour accorder une pleine audience:

Pouvoir d’enquête

165 La Section de la protection des réfugiés, la Section d’appel des réfugiés et la Section de l’immigration et chacun de leurs commissaires sont investis des pouvoirs d’un commissaire nommé aux termes de la partie I de la Loi sur les enquêtes et peuvent prendre les mesures que ceux-ci jugent utiles à la procédure.

Powers of a commissioner

165 The Refugee Protection Division, the Refugee Appeal Division and the Immigration Division and each member of those Divisions have the powers and authority of a commissioner appointed under Part I of the Inquiries Act and may do any other thing they consider necessary to provide a full and proper hearing.

[32] Dans Sanders Carcamo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1181, au paragraphe 6, le défendeur argumentait que la SAR n’a pas l’obligation d’examiner les arguments qui ne lui sont pas spécifiquement posés. Au paragraphe 7, j’ai répondu à cet argument :

L'argument du Défendeur ne tient pas compte du fait que la SPR et la SAR sont toutes deux des commissions d'enquête et qu'il incombe au membre d'examiner tous les éléments de preuve matériels pertinents pour déterminer si chaque demandeur d'asile est un réfugié au sens de la Convention ou une personne en besoin de protection. Ce pouvoir et cette obligation découlent de l'article 165 de la LIPR.

[33] Or, en l’espèce, le fait que la question n’aurait pas été posée en appel devant la SAR ne justifie pas que la SAR ne l’ait pas considérée, eu égard de la jurisprudence de la Cour. Quoi qu'il en soit, il est inexact de soutenir que la question n'a pas été soumise à la SAR. La SAR a reconnu qu'elle avait été soulevée comme une erreur par la SPR.

[34] Le fait que la SAR n’ait pas adressé la question principale du risque prospectif rend la décision déraisonnable. Une décision est déraisonnable s’il est « impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central » (Vavilov au para 103).

V. Conclusion

[35] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[36] Aucune des parties n'a soumis de question certifiée, et je conviens avec elles qu’aucune question ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM-17458-24

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Cette demande est renvoyée à la SAR afin qu'un(e) autre commissaire de la SAR puisse statuer.

  3. Il n'y a pas de question à certifier.

« Negar Azmudeh »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-17458-24

INTITULÉ :

SEYDOU MOUSSA OUOLOGUEM c. MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 octobre 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

DATE DES MOTIFS :

Le 28 octobre 2025

COMPARUTIONS:

Me Saïd Le Ber-Assiani

Pour le demandeur

Me Isabelle Brochu

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Saïd Le Ber-Assiani

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Me Isabelle Brochu

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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