Date : 20251030
Dossier : IMM-24195-24
Référence : 2025 CF 1752
Montréal (Québec), le 30 octobre 2025
En présence de monsieur le juge Diner
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ENTRE : |
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SISLEY YAZMIN GONZALEZ ARROYO ANA ESTEFANIA GONZALEZ ARROYO |
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demanderesses |
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et |
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Les demanderesses, sœurs et citoyennes du Mexique, sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (« SAR »)
rejetant leur appel et confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés (« SPR »).
La SPR et la SAR ont toutes deux conclu que les demanderesses n’avaient pas la qualité de réfugiées ni de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27) (« LIPR »).
[2] La décision de la SAR – comme celle de la SPR – est fondée sur la possibilité pour les demanderesses de se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur (« PRI »)
dans la ville de Mérida, dans l’état du Yucatán, une conclusion que je trouve raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Mes motifs suivent une brève description des faits.
I. Les faits
[3] Le 23 septembre 2020, alors qu’elles se trouvaient à leur résidence située à Morelia, au Michoacán, les demanderesses ont été témoins de l’enlèvement de leur voisin par quatre individus. D’après elles, les auteurs de l’enlèvement étaient des membres du Cartel Jalisco Nueva Generation (« CJNG »).
Pendant les deux mois qui ont suivi l’enlèvement, des membres armés du CJNG patrouillaient la nuit dans la rue des demanderesses et celles-ci entendaient des coups de feu. Elles disent avoir vécu « dans une terreur absolue ».
[4] Suivant l’enlèvement, les demanderesses allèguent avoir été victimes d’harcèlement et d’agressions de la part d’individus qui appartiendraient au cartel, car celui-ci soupçonnerait que l’une d’elles ait « ouvert sa bouche ».
Plus particulièrement, en juillet 2021, alors qu’elle se trouvait dans un magasin, l’une des demanderesses a été menacée et intimée de se taire par un individu qu’elle croit lié au CJNG. Dans les mois qui ont suivi, elle s’est sentie suivie et harcelée par un homme grand « à la peau foncée ».
En octobre 2021, cet homme a tenté de lui prendre la main.
[5] Les demanderesses prétendent avoir examiné plusieurs alternatives afin de déménager dans un autre État, mais que cela était difficile en raison de l’étendue du cartel. Elles admettent également ne pas avoir choisi de s’adresser aux autorités mexicaines « en raison du niveau élevé de corruption et d’impunité au sein des institutions ».
[6] Le 19 novembre 2021, les demanderesses ont quitté le Mexique pour le Canada et y ont déposé une demande d’asile en janvier 2022. La SPR a conclu que bien que les demanderesses étaient des témoins crédibles, la question déterminante dans le présent dossier était l’existence d’un PRI à Mérida, dans l’état du Yucatán. La SPR a conclu que l’agent de persécution des demanderesses, le CJNG, n’avait pas la motivation de les retrouver à Mérida étant donné que ni les demanderesses ni leurs parents n’avaient eu de problème avec le cartel depuis le départ des demanderesses du Mexique. La SPR a également conclu que le profil des demanderesses — soit des femmes seules provenant d’une famille défavorisée — ne créait pas une possibilité sérieuse de persécution pour elles à Mérida. La SPR a finalement conclu qu’il n’était pas objectivement déraisonnable pour les demanderesses de s’y relocaliser afin de trouver refuge.
[7] La SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR. Elle a conclu que rien ne suggérait que le CJNG se soit intéressé aux demanderesses ou ait tenté de les retrouver depuis leur départ du Mexique. La SAR a conclu que le CJNG n’avait pas la motivation de retrouver les demanderesses à Mérida. La SAR a également noté que les demanderesses étaient éduquées et possédaient de l’expérience de travail. La SAR a conclu que ni leurs profils ni la preuve objective ne démontraient qu’elles seraient exposées à une possibilité sérieuse de persécution à Mérida en raison de leur genre et que la réinstallation des demanderesses dans la ville de Mérida ne serait pas déraisonnable.
II. Prétentions et analyse
[8] La seule question devant la Cour est celle de savoir s’il était raisonnable pour la SAR de confirmer la décision de la SPR. Les parties et la Cour sont d’accord quant à la norme de contrôle applicable dans les circonstances — celle de la décision raisonnable tel qu’établie par la Cour suprême dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99 [Vavilov] (Izquierdo Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 1276 au para 7 [Izquierdo Santos]).
[9] Il est bien établi qu’un individu ne peut revendiquer la protection internationale s’il existe une PRI viable dans une autre région de son pays de citoyenneté (Ojeda Escobar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1453 au para 6 [Ojeda Escobar]). Le test permettant d’établir l’existence d’une PRI est de jurisprudence constante et a été établi par la Cour d’appel fédérale dans Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706 et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu] (Izquierdo Santos au para 8; Ojeda Escobar au para 7).
[10] Une PRI existera si, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’y sera pas exposé à la persécution ou à un danger ou un risque et que, deuxièmement, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont propres, les conditions dans la région de la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour un demandeur d’y chercher refuge. Le fardeau d’établir que le ou les endroits proposés ne répondent pas à l’un des deux volets du test repose sur le demandeur (Izquierdo Santos au para 9; Ojeda Escobar au para 7). Notamment, une PRI ne sera pas viable si l’agent de persécution a à la fois la capacité et la motivation de retrouver le demandeur d’asile dans la PRI proposée (Izquierdo Santos au para 9; Ojeda Escobar au para 8).
[11] Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis des erreurs dans son analyse des deux volets du test applicable à l’existence d’une PRI. D’abord, elles soutiennent que la SAR a conclu à tort que le CJNG n’avait pas la motivation de les retrouver à Mérida. D’après les demanderesses, la SAR n’a pas pris en compte dans son analyse l’ensemble des éléments de preuve, notamment leur profil et la réalité au Mexique. Elles prétendent que l’absence de persécution contre les membres de leur famille n’est pas déterminante. Elles rappellent que ce sont elles-mêmes qui ont été témoins de l’enlèvement, et qui sont donc ciblées personnellement, et non les membres de leur famille. Selon elles, le lien entre le fait d’être témoin de l’enlèvement de leur voisin et les incidents de juillet et octobre 2021 est établi selon la prépondérance des probabilités et ces incidents démontrent que le cartel ne les a pas oubliées.
[12] Elles prétendent également que la SAR a injustement minimisé l’impact de leur profil dans l’analyse de la motivation de l’agent de persécution. Elles rappellent qu’elles sont des femmes célibataires, vulnérables, ayant été témoins de l’enlèvement de leur voisin par le CJNG, capables d’identifier ces individus et ayant été victimes de harcèlement, d’agressions et de persécution de la part du CJNG, y compris plus d’un an après l’enlèvement. Au final, elles soutiennent que le CJNG a l’intérêt et la motivation de les trouver à Mérida.
[13] Je ne suis pas convaincu par les arguments des demanderesses. Le raisonnement de la SAR est motivé et intelligible et les motifs abordent tous les arguments qui ont été soulevés par les demanderesses en appel devant la SAR. La décision inclut également une révision de la preuve documentaire en lien avec les cartels au Mexique, incluant les moyens de pression qu’ils exercent comme les enlèvements et l’intimidation envers leurs victimes et leur famille.
[14] Le critère applicable aux fins du statut de réfugié et de personne à protéger est un critère prospectif et non pas rétrospectif. Ainsi, tout demandeur d’asile doit démontrer, à l’appui de sa demande, qu’il craint avec raison d’être persécuté à l’avenir (Fernandopulle c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 91 au para 21; Izquierdo Santos au para 14).
[15] En l’espèce, la SAR conclut que le CJNG n’a pas la motivation de retrouver les demanderesses en se basant sur le fait que celles-ci n’ont reçu aucune menace depuis leur départ du Mexique en novembre 2021, que le cartel ne semble pas avoir fait d’efforts pour les retrouver, que leurs parents qui habitent toujours dans la région n’ont pas eu de problème avec le cartel depuis leur départ et que les demanderesses ont pu vivre dans la région pendant un an avant de quitter le pays sans subir de préjudice sérieux. Je ne vois pas de raison d’intervenir avec cette conclusion de fait. La SAR pouvait raisonnablement considérer le temps écoulé depuis le dernier signe d’intérêt du cartel envers les demanderesses afin de déterminer si le risque était personnalisé et prospectif.
[16] En effet, le manque de preuve quant aux efforts des agents de persécution de retrouver un demandeur, notamment par l’entremise des membres de sa famille, est un élément pouvant raisonnablement appuyer une conclusion à l’égard d’un manque d’un intérêt continu de poursuivre le demandeur et donc l’existence d’une PRI, comme en l’espèce (Izquierdo Santos aux para 14-15).
[17] Je suis aussi d’avis que la SAR a raisonnablement considéré le profil des demanderesses dans l’analyse de leur risque. Tel que le Ministre le souligne, la SAR convient avec les demanderesses que les témoins de crime commis par le cartel et qui collaborent avec les autorités comme informateurs ou témoins peuvent être exposés à un risque. La SAR accepte aussi l’analyse de la SPR de la preuve documentaire objective qui indique que le cartel s’en prend généralement aux « personnes qui se démarquent »
et « que le CJNG perçoit comme une menace pour ses intérêts ».
Or, dans les deux cas, la SAR conclut que les demanderesses n’ont pas un tel profil puisqu’elles admettent ne jamais avoir collaboré avec les autorités mexicaines.
[18] Ensuite, la SAR entreprend une revue exhaustive de la preuve documentaire objective relative aux femmes à Mérida et du profil des demanderesses, lesquelles ont toutes deux fait des études postsecondaires et possèdent de l’expérience de travail en vente et en ménage, et conclut que celles-ci ne seraient pas exposées à une possibilité sérieuse de persécution en raison de leur genre à Mérida. Ces conclusions sont tout à fait raisonnables à la lumière de la preuve.
[19] Les demanderesses plaident que le cartel est présent à Mérida. Or, ayant conclu que le CJNG n’avait pas la motivation nécessaire, il n’était pas requis pour la SAR de conduire une analyse sur la capacité du cartel de retrouver les demanderesses à Mérida (Izquierdo Santos au para 12).
[20] Quant au deuxième volet du test, les demanderesses soutiennent que Mérida n’est pas une option viable pour elles en raison de l’insécurité et la présence des cartels dans cette ville. Elles soutiennent aussi que la SAR a fait fi de la preuve et la documentation relatives aux conditions de vie à Mérida. Encore une fois, je ne suis pas convaincu par les arguments des demanderesses et suis plutôt d’avis que la conclusion de la SAR à ce sujet est raisonnable.
[21] En ce qui a trait au deuxième volet du test, une PRI sera déraisonnable si le demandeur d’asile fournit une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril sa et vie et sa sécurité (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 aux para 14–15; Thirunavukkarasu). La Cour d’appel fédérale est claire : cela exige bien plus que la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne. Or, les demanderesses n’ont pas démontré plus que ces inconvénients de sorte que la SAR était fondée de conclure que leur réinstallation à Mérida n’était pas déraisonnable.
[22] Ne serait-ce que cette année, la Cour a jugé à maintes reprises que la SAR avait raisonnablement conclu à l’existence d’une PRI à Mérida, y compris lorsque l’agent de persécution est le CJNG (Tavira Silva v Canada (Citizenship and Immigration), 2025 FC 1635 [J. Conroy]; Ordonez Fierro v Canada (Citizenship and Immigration), 2025 FC 1017 [J. Blackhawk]; Blancarte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 618 [J. Ahmed]; Reyes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 1248 [J. Gascon]; Gonzalez Vargas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 419 [J. Gascon]; Guillen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 151 [J. Battista]; Salinas Jasso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 142 [J. Saint-Fleur], incluant par moi-même dans Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 597.
[23] De plus, tel que mentionné lors de l’audience, la Cour a également déjà trouvé raisonnable une PRI à Mérida pour une femme seule et ses trois enfants mineurs dans Ortiz Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1066 [J. Pamel, tel qu’il l’était alors]. Bien que je reconnaisse que la raisonnabilité de la PRI à Mérida doive être analysée à la lumière des circonstances propres à chaque cas d’espèce, je ne vois pas de raison de m’écarter de cette jurisprudence constante dans le présent dossier.
[24] En résumé, les arguments des demanderesses constituent une invitation à la Cour de réévaluer la preuve à la disposition de la SAR et d’en tirer une conclusion différente. La Cour décline cette invitation, puisque cela n’est pas son rôle lorsqu’elle siège en révision judiciaire (Vavilov au para 125).
JUGEMENT dans le dossier IMM-24195-24
LA COUR STATUE que
- La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
- Aucune question n’a été proposée à des fins de certification et la Cour est d’avis que le présent dossier n’en soulève aucune.
- Aucun dépens ne sont adjugés.
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blanc |
« Alan S. Diner » |
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blanc |
Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER : |
IMM-24195-24 |
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INTITULÉ : |
SISLEY YAZMIN GONZALEZ ARROYO et Al. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 29 OCTOBRE 2025 |
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : |
LE JUGE DINER |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 30 OCTOBRE 2025 |
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COMPARUTIONS :
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Me Jing Yi Xu |
Pour LES DEMANDERESSES |
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Me Jodie Côté-Marshall |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Nexus Services Juridiques inc. Montréal, Québec |
Pour LES DEMANDERESSES |
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Procureur général du Canada Montréal, Québec |
Pour le défendeur |