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Date : 20251010


Dossier : IMM-5365-24

Référence : 2025 CF 1682

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2025

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

ABDELSAKHI ABBAS ADESAKHI ALI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Ali a été déclaré interdit de territoire par la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en raison de son appartenance à un parti politique qui s’est livré à la subversion contre une institution démocratique dans son pays d’origine. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SI, principalement parce que celle-ci a omis de se demander si son renvoi était compatible avec le principe de non‑refoulement prévu à l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés, RT Can 1969 no 6 [la Convention]. Il s’appuie sur l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason], dans lequel la Cour suprême du Canada indique que la SI doit obligatoirement considérer les contraintes issues du droit international, notamment le principe de non-refoulement, avant de prononcer une interdiction de territoire.

[2] J’accueille sa demande, puisque la SI ne s’est pas penchée sur la question que la Cour suprême lui impose d’examiner. En l’espèce, la seule exception pertinente au principe de non‑refoulement est le danger que la personne concernée présente pour la sécurité du pays d’accueil. Étant donné la large portée que la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason donne à l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], rien ne garantit qu’une personne dans la situation de M. Ali sera déclarée interdite de territoire uniquement si elle présente un danger pour la sécurité du Canada.

I. Contexte

[3] Monsieur Ali est un citoyen du Soudan. Il a été membre du Congrès national [CN], le parti au pouvoir alors dirigé par le général al-Bashir. Il a occupé des fonctions politiques importantes, notamment membre du conseil législatif de l’État de Khartoum de 2010 à 2015 puis, à partir de cette date, membre du parlement national. Il allègue cependant qu’en décembre 2016, il a donné une entrevue à la radio dans laquelle il a exprimé des critiques envers les orientations du gouvernement. Cela lui aurait valu d’être démis de ses fonctions au sein du parti, même s’il a conservé son siège au parlement jusqu’en 2019, lorsqu’un coup d’État a renversé le gouvernement du général al-Bashir.

[4] Monsieur Ali est alors venu au Canada et a demandé l’asile. Sa demande a cependant été suspendue pour permettre la tenue d’une audience devant la SI visant à déterminer s’il était interdit de territoire en vertu des alinéas 34(1)b.1) et 34(1)f) de la Loi.

[5] La SI a déclaré M. Ali interdit de territoire. Elle a pris acte de son aveu d’appartenance au CN. Elle a ensuite examiné la preuve concernant la conduite du gouvernement formé par le CN, notamment lors des élections de 2010 et 2015. Elle a conclu que le CN, sous l’autorité du général al-Bashir, a harcelé ou arrêté des opposants politiques, notamment avec l’aide des services de sécurité de l’État, et s’est engagé dans diverses formes de fraude électorale. Elle a donc considéré que le CN était une organisation qui s’était livrée à la « subversion contre toute institution démocratique » au sens de l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi.

[6] Monsieur Ali sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SI.

II. Analyse

[7] J’accueille la demande de M. Ali. La SI a omis de se demander si l’interdiction de territoire de M. Ali était compatible avec les contraintes imposées par le droit international, plus précisément le principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention. De plus, le cadre d’analyse découlant de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason ne permet pas de garantir le respect de ce principe.

[8] L’analyse qui suit est structurée en trois parties. Elle débutera par une présentation d’ensemble de l’interdiction de territoire pour raison de sécurité prévue à l’article 34 de la Loi. Les grandes lignes de l’interprétation jurisprudentielle de cette disposition seront ensuite résumées. Cela permettra de démontrer pourquoi le cadre d’analyse qui découle de la jurisprudence existante n’assure pas le respect du principe de non-refoulement.

A. L’interdiction de territoire pour raison de sécurité

[9] La section 4 de la partie I de la Loi prévoit une vaste gamme de motifs qui peuvent rendre un étranger ou un résident permanent interdit de territoire. L’interdiction de territoire peut empêcher une personne d’entrer au Canada ou elle peut conduire à son renvoi si elle s’y trouve déjà.

[10] L’article 34 de la Loi, qui est au cœur de la présente affaire, prévoit les cas d’interdiction de territoire « pour raison de sécurité ». Avec les articles 35 et 37, cette disposition occupe une place à part dans le régime d’interdiction de territoire, tant en raison de la gravité de la conduite visée que des conséquences qui en découlent.

[11] En effet, selon les alinéas 101(1)f) et 103(1)a) de la Loi, une personne visée par l’article 34 ne peut revendiquer l’asile. Si elle a déjà présenté une demande, celle-ci est suspendue afin de permettre à la SI d’examiner l’affaire. Selon l’article 104, il est mis fin à la demande d’asile si l’interdiction de territoire est prononcée.

[12] De plus, par l’effet combiné de l’alinéa 112(3)a) et du paragraphe 113d) de la Loi, une personne visée par l’article 34 ne peut solliciter qu’un examen des risques avant renvoi [ERAR] « restreint », c’est-à-dire que seuls les motifs de protection visés par l’article 97 de la Loi – menace à la vie ou risque de torture ou de traitements cruels et inusités – seront étudiés. Les motifs de protection prévus à l’article 96 – qui reprennent la définition de réfugié selon la Convention – ne seront pas pris en considération.

[13] Il convient de reproduire au long le paragraphe 34(1) de la Loi :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

(d) being a danger to the security of Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[14] L’alinéa introductif de cette disposition précise que l’interdiction de territoire qui en découle est liée à des motifs de sécurité. D’ailleurs, l’alinéa 34(1)d) prévoit en toutes lettres qu’une personne qui constitue un danger pour la sécurité du Canada est interdite de territoire. Quant à eux, les alinéas 34(1)a) à 34(1)c) et 34(1)e) énumèrent divers actes répréhensibles qui présentent tous un lien avec la sécurité du Canada : Mason au paragraphe 121.

[15] Il n’est cependant pas nécessaire que la personne concernée ait elle-même commis un acte répréhensible énuméré pour qu’elle soit interdite de territoire. L’alinéa 34(1)f) prévoit qu’il suffit d’être membre d’une organisation qui commet de tels actes. J’aborderai l’interprétation de l’alinéa 34(1)f) plus loin.

[16] De plus, l’article 34 doit être appliqué à la lumière de la disposition qui le précède, l’article 33, qui prévoit que les actes répréhensibles sont « appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ».

[17] De manière générale, la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason a donné une interprétation large à l’article 34. Voir, à titre d’exemple, Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 399 aux paragraphes 33 et 36, [2002] 3 CF 3; Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262 aux paragraphes 78 à 82, [2015] 4 RCF 162 [Najafi].

[18] Le motif d’interdiction de territoire prévu à l’alinéa 34(1)f) a donné lieu à des difficultés interprétatives particulières. Conceptuellement, l’application de cette disposition exige trois opérations distinctes : il faut d’abord définir une organisation, ensuite lui attribuer la responsabilité d’un acte répréhensible, puis conclure que la personne concernée est membre de cette organisation. La Cour d’appel fédérale et notre Cour ont formulé des observations à l’égard de chacune de ces trois composantes, que l’on peut résumer ainsi.

  • La définition de l’organisation. Il semble y avoir peu de limites à ce qui peut être considéré comme une organisation : Najafi aux paragraphes 98 à 108. En pratique, la SI a appliqué l’article 34 à des organisations de grande taille comme des partis politiques ou l’armée d’un pays : voir, à titre d’exemple, Zahw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 934. Dans certains cas, deux organisations peuvent être suffisamment liées de telle sorte que l’appartenance à l’une équivaut à l’appartenance à l’autre : Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, [2016] 1 RCF 428 [Kanagendren]. Lorsque des organisations sont imbriquées, qu’elles comportent des divisions internes ou qu’elles se sont transformées au fil du temps, il n’y a pas de lignes directrices claires pour circonscrire l’organisation pertinente pour les fins de l’article 34 : voir, à titre d’exemple, Lapaix c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 111 [Lapaix].
  • La responsabilité de l’organisation. Lorsque les actes répréhensibles ont été ordonnés par les dirigeants de l’organisation, l’imputabilité de celle-ci fait peu de doute; voir, à titre d’exemple, Nanan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2025 CF 138 aux paragraphes 45 et 46. Par contre, lorsque ces actes ont été commis par des membres de l’organisation agissant de manière isolée, il convient d’examiner l’ensemble de la situation pour déterminer si ces actes peuvent être imputés à l’organisation : MN c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 796; Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404.
  • L’appartenance à l’organisation. Le concept de « membre » d’une organisation doit recevoir une interprétation large et englobe l’appartenance formelle et informelle : Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux paragraphes 27 à 29, [2005] 3 RCF 487 [Poshteh]. Ce concept n’exige pas que l’intéressé soit complice ou ait apporté une contribution significative aux actes répréhensibles de l’organisation : Kanagendren aux paragraphes 12 à 28. Pour déterminer si une personne est membre d’une organisation, « il y a lieu de tenir compte de trois facteurs, dont la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation, la durée de cette participation et le degré de l’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation » : B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 au paragraphe 29. Par ailleurs, la période durant laquelle la personne appartient à l’organisation n’a pas à coïncider avec le moment auquel les actes répréhensibles sont commis : Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274; Najafi au paragraphe 101.

[19] La jurisprudence relative à l’article 34 aborde rarement la question de la conformité à la Convention et au principe de non-refoulement. La Cour d’appel fédérale a reconnu que l’article 34 avait une large portée, mais a soutenu que cela était justifié entre autres par le pouvoir discrétionnaire d’accorder des exemptions au cas par cas que l’article 42.1 accorde au ministre : Poshteh au paragraphe 28; Najafi au paragraphe 80; Kanagendren au paragraphe 26.

B. Les enseignements de l’arrêt Mason

[20] L’arrêt Mason de la Cour suprême du Canada a marqué un changement de cap important en ce qui a trait au rôle de la Convention et du principe de non-refoulement dans l’interprétation de l’article 34. La Cour a rappelé la présomption selon laquelle les lois doivent être interprétées de manière conforme au droit international. Elle a souligné que cette présomption avait une force accrue lorsqu’il s’agissait de la Loi, puisque l’alinéa 3(3)f) de celle-ci exige qu’elle soit interprétée et mise en œuvre de manière à « se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire », notamment la Convention. Surtout, elle a imposé aux décideurs en matière d’immigration l’obligation de prendre en considération la Convention et le principe de non-refoulement lorsqu’ils sont appelés à interpréter et à appliquer la Loi, même si les parties ne soulèvent pas explicitement la question.

[21] Le principe de non-refoulement est prévu à l’article 33 de la Convention, qui se lit ainsi :

1. Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

1. No Contracting State shall expel or return (“refouler”) a refugee in any manner whatsoever to the frontiers of territories where his life or freedom would be threatened on account of his race, religion, nationality, membership of a particular social group or political opinion.

2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.

2. The benefit of the present provision may not, however, be claimed by a refugee whom there are reasonable grounds for regarding as a danger to the security of the country in which he is, or who, having been convicted by a final judgment of a particularly serious crime, constitutes a danger to the community of that country.

[22] La Convention interdit donc le refoulement des réfugiés, sous réserve de deux exceptions précises. Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême a jugé déraisonnable une interprétation de l’article 34 de la Loi qui interdisait de territoire une catégorie de personnes plus englobante que celle qui est visée par ces deux exceptions. L’interprétation retenue par la Section d’appel de l’immigration [SAI] dans cette affaire aurait permis de déclarer interdite de territoire toute personne soupçonnée d’un crime violent commis au Canada sans pour autant en avoir été déclarée coupable. Au paragraphe 109 de son arrêt, la Cour suprême explique qu’une telle interprétation est contraire à la Convention parce qu’elle va au-delà des deux exceptions prévues au paragraphe 33(2) :

[…] selon l’interprétation de la SAI, un étranger pourrait être expulsé vers un pays où il risque d’être persécuté une fois qu’il a été déclaré interdit de territoire en application de l’al. 34(1)e), et ce, même s’il n’a pas été établi qu’il représente un danger pour la sécurité du Canada ou s’il n’a pas été reconnu coupable d’une infraction grave.

[23] La Cour suprême a également examiné la possibilité que l’ERAR ou le mécanisme prévu à l’article 115 de la Loi puissent agir à titre de « soupapes de sécurité » permettant d’éviter une violation du principe de non-refoulement. Cependant, elle a rejeté cette prétention, étant donné que ces mécanismes ne pourraient s’appliquer qu’à une catégorie plus restreinte de personnes que celles qui bénéficient du principe de non-refoulement : Mason aux paragraphes 110 et 112 à 114. Bien que la Cour n’ait pas explicitement abordé le pouvoir discrétionnaire du ministre prévu à l’article 42.1, à plus forte raison il ne saurait garantir le respect du principe de non-refoulement.

[24] La Cour d’appel fédérale a appliqué les enseignements de l’arrêt Mason dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Weldemariam, 2024 CAF 69 [Weldemariam]. Cette affaire portait sur l’acte répréhensible visé à l’alinéa 34(1)a) de la Loi, l’« espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada ». Dans cette affaire, la SI avait affirmé qu’un vaste éventail d’« intérêts » étaient visés par cette disposition. Aux paragraphes 60 et 61 de sa décision, la Cour d’appel fédérale a expliqué pourquoi une telle interprétation était incompatible avec la Convention :

[…] Cette interprétation pourrait exposer des personnes à de la persécution une fois celles-ci déclarées interdites de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)a) pour s’être livrées à des activités contraires aux intérêts du Canada, sans qu’il ne soit jamais conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elles constituaient une menace pour la sécurité du Canada. Cela tient au fait que, selon cette interprétation, les exceptions prévues au paragraphe 33(2) ne s’appliqueraient pas.

En d’autres termes, l’interprétation de la SI permettrait le refoulement de personnes interdites de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR dans des circonstances qui ne sont pas visées par les exceptions prévues au paragraphe 33(2).

[25] La Cour d’appel fédérale en a déduit que la seule interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)a) était que les « intérêts du Canada » ne comprenaient que des intérêts liés à la sécurité nationale. Elle a aussi rejeté l’idée que les différents recours discrétionnaires (ou « soupapes de sécurité ») prévus par la Loi assurent une protection adéquate contre le refoulement : Weldemariam au paragraphe 50.

C. Le caractère raisonnable de la décision de la SI

[26] En l’espèce, la SI ne s’est pas demandé si le renvoi de M. Ali serait contraire au principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention. En toute justice pour le membre de la SI, l’audience a eu lieu un mois avant que la Cour suprême ne rende sa décision dans l’affaire Mason, et les parties n’ont pas abordé cette question devant lui. Néanmoins, cela n’affecte pas l’analyse. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’arrêt Mason précise que la SI a l’obligation d’examiner la conformité de l’interdiction de territoire avec le principe de non-refoulement, que les parties aient soulevé la question ou non.

[27] Même si la SI ne s’est pas penchée sur la question du danger que M. Ali présente personnellement pour la sécurité du Canada, il faut se demander si le cadre d’analyse adopté par la SI, fondé sur la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason, est conçu de manière à garantir qu’une personne dans la situation de M. Ali ne sera pas renvoyée d’une manière contraire au principe de non-refoulement. Pour démontrer que cette garantie est absente, j’emploierai la méthodologie qui ressort des arrêts Mason et Weldemariam, c’est-à-dire comparer la portée de la conduite susceptible de donner lieu à une interdiction de territoire avec la portée des exceptions au principe de non-refoulement qui figurent au paragraphe 33(2) de la Convention. Autrement dit, la question est de savoir si la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason a défini la conduite donnant lieu à une interdiction de territoire d’une manière qui excède ce qui est susceptible de présenter un danger pour la sécurité du Canada.

[28] Afin d’effectuer cette comparaison, certains principes doivent être gardés à l’esprit. Il n’est pas facile de définir à l’avance ce qui peut présenter un danger pour la sécurité du Canada : Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1 au paragraphe 85, [2002] 1 RCS 3. Le Parlement doit jouir d’une certaine marge d’appréciation à cet effet. Par ailleurs, il est tout à fait concevable que la simple appartenance à une organisation puisse, dans certains cas, suffire à conclure qu’une personne constitue un danger pour la sécurité du pays.

[29] De plus, les divers éléments du paragraphe 34(1) de la Loi peuvent être considérés comme des présomptions selon lesquelles la conduite visée permet de conclure que la personne concernée constitue un danger pour la sécurité du Canada, ce qui, selon le paragraphe 33(2) de la Convention, lui fait perdre le bénéfice du principe de non-refoulement. Seul l’alinéa 34(1)d) ne constitue pas une présomption, puisqu’il renvoie explicitement à un danger pour la sécurité du Canada.

[30] À mon avis, la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason a donné à l’article 34 une portée qui excède largement celle des exceptions au principe de non-refoulement. Cela découle du fait que les présomptions qu’elle énonce ne sont assujetties à aucune limite clairement définie qui permettrait d’assurer un lien logique avec la sécurité du Canada. C’est particulièrement le cas du motif d’appartenance à une organisation : Lapaix au paragraphe 64. Comme on l’a vu plus haut, l’organisation peut compter des centaines de milliers de membres, elle peut avoir renoncé à l’activité répréhensible depuis longtemps et l’appartenance à l’organisation est définie de manière large et flexible. L’enchaînement de l’interprétation large de ces divers concepts, surtout s’ils sont évalués indépendamment l’un de l’autre, conduit à interdire de territoire des personnes qui ne présentent aucun danger pour la sécurité du Canada. Je n’exclus pas non plus que la définition des actes répréhensibles – ici, la subversion – puisse être problématique, bien que M. Ali n’ait pas axé ses prétentions sur cette question.

[31] Cette portée excessive découle du fait que la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason a défini les principaux concepts employés par l’article 34 sans se demander si le résultat est compatible avec le principe de non-refoulement. En d’autres termes, cette jurisprudence ne s’est jamais demandé si les présomptions établies par l’article 34 conservaient un lien rationnel avec leur objet, à savoir le danger pour la sécurité du Canada : Mason au paragraphe 121. Elle n’exige pas non plus que la SI se demande, au terme de son analyse, si la personne qu’elle s’apprête à déclarer interdite de territoire constitue un danger pour la sécurité du Canada. Or, selon les arrêts Mason et Weldemariam, une telle vérification est essentielle pour assurer le respect du principe de non-refoulement et pour garantir que l’interprétation et la mise en œuvre de la Loi se conforment « aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire », en particulier la Convention, comme l’exige l’alinéa 3(3)f) de la Loi. Bien que les arrêts Mason et Weldemariam aient porté sur des composantes précises de l’article 34, le raisonnement qui les sous-tend s’applique à l’ensemble de la disposition, voire à d’autres motifs d’interdiction de territoire : Wahab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1985 aux paragraphes 24 à 26.

[32] Pour tenter d’échapper à ces conclusions, le ministre soutient que le raisonnement mis de l’avant dans les arrêts Mason et Weldemariam ne s’applique que lorsque les parties soulèvent une question d’interprétation de l’article 34, ce que M. Ali n’aurait pas fait devant la SI. Cette prétention ne saurait tenir. Le paragraphe 3(3) de la Loi précise que son « interprétation et [sa] mise en œuvre […] doivent avoir pour effet […] de se conformer » à la Convention [je souligne]. Bien que la question en litige dans les arrêts Mason et Weldemariam ait été formulée de manière générale et abstraite, rien ne donne à penser que le principe de non-refoulement ne devient pertinent que lorsqu’une question d’interprétation peut être formulée de manière générale. De toute manière, il n’est pas toujours possible de tracer une ligne de séparation nette entre les questions d’interprétation et les questions d’application. Comme je l’ai souligné plus haut, le manquement au principe de non-refoulement en l’espèce découle à la fois de l’omission de la SI de se pencher sur la question de savoir si M. Ali présente lui-même un danger pour la sécurité du Canada – ce qui relève de l’application de la Loi – et de l’application d’un cadre d’analyse jurisprudentiel qui n’est pas aligné avec le principe de non-refoulement – ce qui relève davantage de l’interprétation de la Loi.

[33] Le ministre soutient également que la présomption de conformité au droit international ne saurait s’appliquer en l’espèce, car le texte de la Loi est clair. Il est quelque peu ironique de prétendre qu’un texte est clair alors qu’une longue série de décisions a été nécessaire pour en préciser la portée. En réalité, c’est l’interprétation que la jurisprudence a donnée à l’article 34 qui entraîne une violation potentielle du principe de non-refoulement et non quelque aspect du texte de la disposition qui serait « clair ». Pour les mêmes raisons, l’argument du ministre selon lequel le Parlement aurait explicitement écarté le principe de non-refoulement ne saurait tenir. Le ministre n’a relevé aucune disposition qui ferait preuve d’une telle intention : Weldemariam au paragraphe 53.

[34] Le ministre a enfin soutenu que la partie de l’arrêt Mason portant sur le droit international constitue une remarque incidente (un « obiter dictum ») qui ne lie pas les tribunaux inférieurs. Or, la Cour d’appel fédérale a rejeté cette prétention dans l’arrêt Weldemariam, aux paragraphes 38 et 39. De la même manière, le ministre soutient que le principe de non-refoulement n’est pertinent qu’à l’étape du renvoi. Pourtant, l’arrêt Mason est fondé sur la prémisse contraire. De plus, la Cour suprême a écarté un argument semblable dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17 aux paragraphes 72 et 73. Encore une fois, la Cour d’appel fédérale a rejeté cette prétention dans l’arrêt Weldemariam, aux paragraphes 43 et 44. Il est étonnant que le ministre fasse à nouveau valoir de tels arguments.

[35] Les arrêts Mason et Weldemariam forcent donc la SI (et la SAI) à prendre des mesures pour éviter que l’application de l’article 34 entraîne l’interdiction de territoire de personnes qui ne présentent pas de danger pour la sécurité du Canada. Puisque la SI a omis de le faire dans le cas de M. Ali, sa décision est déraisonnable.

[36] Monsieur Ali fait un pas de plus et soutient que, comme c’était le cas dans l’affaire Weldemariam, il n’y a qu’une seule issue raisonnable et qu’il est inutile de renvoyer l’affaire à la SI. Cet argument ne saurait être retenu. Il y a plus d’une manière raisonnable d’appliquer l’article 34 tout en se conformant au principe de non-refoulement. Par exemple, la SI pourrait décider de réévaluer les critères établis par la jurisprudence antérieure afin d’apporter des limites plus claires aux différents concepts employés pour circonscrire la portée de l’article 34. Elle pourrait aussi décider d’examiner au cas par cas si la personne concernée constitue un danger pour la sécurité du Canada. Il appartiendra à la SI de proposer un nouveau cadre d’analyse, sans être liée par la jurisprudence antérieure à l’arrêt Mason. Notre Cour pourra ensuite déterminer si ce cadre est raisonnable. À ce stade-ci, ce n’est pas le rôle de la Cour de dicter le résultat de cet exercice. Il peut néanmoins être utile d’ajouter ce qui suit.

[37] Décider si une personne présente un danger pour la sécurité du Canada est un exercice tourné vers l’avenir. Au contraire, une instance criminelle est tournée vers le passé. Il s’ensuit que les concepts du droit criminel, comme les critères de participation à une infraction, peuvent être utiles afin de déterminer si une personne pose un danger pour la sécurité du Canada en raison de ses liens avec d’autres personnes, mais ne sont pas déterminants. À cet égard, M. Ali a soutenu que la SI devrait appliquer les critères élaborés dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678, afin de déterminer si une personne est membre d’une organisation. Le présent jugement ne devrait pas être interprété comme imposant l’approche élaborée dans cet arrêt. Il reviendra à la SI de décider si les critères de l’arrêt Ezokola sont utiles pour trancher la question de l’appartenance.

III. Conclusion

[38] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Ali sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à la SI pour un nouvel examen.

[39] À l’audience, j’ai demandé aux parties si elles souhaitaient proposer une question à certifier pour la Cour d’appel fédérale selon le paragraphe 74d) de la Loi. Les parties ont répondu qu’elles n’avaient aucune question à soumettre. Dans ces circonstances, il serait inutile de certifier une question.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5365-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
  2. La décision de la Section de l’immigration concernant le demandeur est annulée.
  3. L’affaire est renvoyée à un autre membre de la Section de l’immigration pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
  4. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5365-24

INTITULÉ :

ABDELSAKHI ABBAS ADESAKHI ALI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 septembre 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 octobre 2025

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour le demandeur

 

Éloise Eysseric

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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