Date : 20251007
Dossier : IMM-12767-24
Référence : 2025 CF 1656
Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2025
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE : |
JESÚS RUBÉN RODRÍGUEZ ORTEGA |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Monsieur Rodríguez, un travailleur agricole temporaire, sollicite le contrôle judiciaire du refus de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire [demande CH], fondée sur les abus dont il aurait été victime de la part de son employeur et sur les graves ennuis de santé qu’il a subis durant son séjour au Canada. J’accueille sa demande, en raison du traitement déraisonnable que l’agent a réservé aux allégations d’abus.
I. Contexte
[2] Monsieur Rodríguez est un citoyen du Mexique, aujourd’hui âgé de 28 ans. En 2017, il a obtenu un permis de travail fermé associé à la Ferme Auger inc. [Ferme Auger], située à Saint‑Léon-le-Grand (Québec). Il est entré au Canada en octobre 2017. Il affirme qu’il a subi un accident de travail le 20 avril 2018, lors duquel il aurait été frappé aux testicules, et pour lequel il a été conduit à l’hôpital. Il est retourné au Mexique en septembre 2018.
[3] Monsieur Rodríguez a effectué un deuxième séjour au Canada à partir d’avril 2019, toujours pour travailler à la Ferme Auger. Il affirme qu’il a subi un autre accident de travail à l’automne 2019, lorsqu’une vache aurait frappé sa tête contre sa région pelvienne et ses testicules.
[4] À son retour au Mexique peu de temps après cet incident, M. Rodríguez a consulté un médecin en raison de la douleur qu’il ressentait aux testicules, mais on ignore si celui-ci a posé un diagnostic. Il est revenu au Canada en janvier 2020. Vers le mois de mars 2020, en raison de la douleur grandissante, son employeur l’a emmené à l’urgence de l’hôpital local. À la suite de cette visite, il a reçu un diagnostic de cancer du testicule gauche en avril 2020. Il a immédiatement subi une chirurgie d’ablation de ce testicule, puis des traitements de chimiothérapie à partir du mois de mai 2020.
[5] Le 2 août 2020, M. Rodríguez a fait un accident vasculaire cérébral [AVC]. Il a été transporté à l’hôpital de l’Enfant-Jésus à Québec, où il a reçu une panoplie de soins, incluant une craniectomie décompressive. Sans entrer dans les détails, il est évident que M. Rodríguez a été lourdement hypothéqué par cet épisode. Entre autres choses, il a maintenant de la difficulté à s’exprimer et à marcher. De plus, il a reçu un diagnostic d’épilepsie et a fait plusieurs crises depuis. Quelques mois après l’AVC, ses parents sont venus le retrouver au Canada et l’ont soutenu durant sa convalescence.
[6] En juin 2022, M. Rodríguez a présenté une demande CH. Il était alors représenté par Me Oscar Fernando Rodas, aujourd’hui à la retraite. Sa demande paraît fondée principalement sur sa condition médicale et sur les abus dont il a été victime de la part de son employeur. Entre autres, il allègue que son employeur :
- Lui a fait exécuter des tâches agricoles, alors qu’il avait été engagé comme soudeur;
- Ne lui a pas accordé de congé et ne lui a pas donné accès à des soins médicaux lors du second accident de travail;
- Lui a dit de ne pas déclarer les accidents de travail;
- Lui a dissimulé le diagnostic de cancer aux testicules, pour plutôt lui dire qu’il avait un cancer de l’estomac;
- A exigé qu’il continue de travailler durant ses traitements de chimiothérapie;
- À la suite de l’AVC, a proposé de le
« débrancher »
et d’envoyer son cadavre à ses parents au Mexique.
[7] La demande CH de M. Rodríguez a été refusée en juillet 2024, essentiellement parce que ses allégations concernant les abus subis aux mains de son employeur devaient être « nuancées »
et qu’il n’avait pas démontré qu’il devait demeurer au Canada afin de recevoir des traitements médicaux. Les motifs de l’agent seront analysés plus en détail plus bas.
[8] Représenté par un nouvel avocat, M. Rodríguez a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans laquelle il a principalement fait valoir l’incompétence de son ancien avocat, qui aurait fait défaut de présenter un argumentaire détaillé ainsi que des preuves concernant son état de santé et l’impossibilité d’obtenir des traitements au Mexique. Après que son nouvel avocat a pris connaissance de l’ensemble du dossier, M. Rodríguez a également fait valoir que la décision était déraisonnable.
II. Analyse
[9] J’accueille la demande de contrôle judiciaire, en raison du traitement déraisonnable que l’agent a accordé aux allégations de M. Rodríguez concernant les abus dont il aurait été victime aux mains de son employeur. Il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les allégations de représentation inadéquate.
[10] Il est évident qu’en « nuançant »
les affirmations de M. Rodríguez concernant ces abus, l’agent n’a pas cru une partie importante de celles-ci et a tiré une conclusion à peine voilée concernant la crédibilité de M. Rodríguez. Cette conclusion est déraisonnable et elle a été tirée au terme d’un processus inéquitable.
[11] Deux motifs principaux semblent avoir porté l’agent à « nuancer »
les affirmations de M. Rodríguez. Premièrement, l’agent a souligné certaines manifestations de bienveillance de l’employeur qui ressortaient de la version des faits de M. Rodríguez. L’employeur ne se serait pas opposé à ce que M. Rodríguez se rende à l’hôpital lors des accidents, lui aurait prêté une voiture afin qu’il se rende à ses traitements de chimiothérapie et lui aurait accordé un congé payé de 15 jours. De plus, l’agent souligne qu’à la suite de l’AVC, l’épouse de l’employeur lui aurait transmis un message d’encouragement qui traduirait une certaine empathie.
[12] Deuxièmement, l’agent a noté qu’après son retour au Mexique, M. Rodríguez est revenu au Canada travailler pour la Ferme Auger. L’agent a également noté que celui-ci n’a pas démontré les raisons qui l’auraient empêché de trouver un autre employeur. Il en conclut que « d’autres motivations pour continuer avec les mêmes conditions de travail étaient probablement plus fortes que le découragement par les abus commis par son employeur »
.
[13] L’agent ne précise pas explicitement ce qu’il croit et ce qu’il ne croit pas, bien qu’il semble accepter que l’employeur ait exercé un contrôle sur le compte de banque de M. Rodríguez et possiblement sur son passeport et ceux de ses parents. Il se contente d’affirmer qu’il accorde un poids « plutôt modeste »
aux allégations d’abus. En pratique, cela signifie qu’il ne croit pas la version des faits de M. Rodríguez et qu’au mieux, il estime que les abus sont beaucoup moins graves que ce que celui-ci prétend.
[14] De telles conclusions sont déraisonnables. Premièrement, le fait que l’employeur ait fait certaines démarches pour que M. Rodríguez reçoive des traitements médicaux ne signifie pas qu’il n’a pas commis les abus allégués. Par exemple, prêter une voiture à M. Rodríguez pour que celui-ci se rende à ses traitements de chimiothérapie n’est pas incompatible avec le fait d’avoir exigé que celui-ci continue à travailler durant ses traitements ou de l’avoir découragé de déclarer ses accidents de travail. De la même manière, le message bien intentionné de l’épouse de l’employeur n’est pas incompatible avec les abus allégués. Il est également difficile de tirer des conclusions du congé payé que M. Rodríguez aurait reçu lors du premier accident, lorsque l’on considère qu’il avait un plâtre à la jambe et était, on le présume, dans l’impossibilité de travailler utilement. De plus, l’agent semble avoir commis une erreur factuelle en affirmant que M. Rodríguez a été conduit à l’hôpital après chaque accident de travail, alors que la preuve ne révèle pas qu’il a reçu des soins médicaux lors de l’accident survenu à l’automne 2019. En somme, le raisonnement de l’agent équivaut à minimiser les allégations de M. Rodríguez au motif que l’employeur n’a pas commis des abus d’une gravité supérieure. Cela est complètement dépourvu de logique.
[15] Deuxièmement, il est déraisonnable de se fonder sur le retour de M. Rodríguez auprès du même employeur pour « nuancer »
ses allégations d’abus. En suggérant que M. Rodríguez avait des « motivations plus fortes »
, l’agent démontre qu’il est conscient des raisons qui entraînent des étrangers à venir travailler temporairement dans le secteur agricole canadien, malgré les conditions de travail difficiles. Or, c’est précisément là que réside le problème. L’existence de telles raisons ne saurait justifier les abus allégués par M. Rodríguez ni rendre son témoignage moins crédible. Le raisonnement de l’agent est préoccupant, car il pourrait conduire au rejet systématique des allégations d’abus soulevées par des travailleurs agricoles étrangers, simplement parce que ceux-ci ont de fortes motivations à venir travailler au Canada. Or, ce sont justement ces fortes motivations qui les rendent vulnérables. Un tel raisonnement est illogique et, partant, déraisonnable.
[16] En plus d’être déraisonnables, les conclusions de l’agent ont été tirées au terme d’un processus inéquitable. En règle générale, un décideur administratif qui entend tirer des conclusions négatives de crédibilité à l’égard d’un demandeur doit aviser celui-ci et lui donner l’occasion de répondre aux préoccupations, qu’il s’agisse d’une demande d’asile ou d’une demande de visa : Savit c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 194 aux paragraphes 15 et 16; Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381 au paragraphe 20. La même logique devrait s’appliquer dans le cadre d’une demande CH, comme le suggère la décision Mikhail c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 716 au paragraphe 22. Or, en l’espèce, l’agent n’a pas avisé M. Rodríguez de ses doutes concernant les allégations d’abus. Cela a donné lieu à un manquement à l’équité procédurale.
[17] Ni M. Rodríguez, ni le ministre ne prétendent que l’agent aurait dû communiquer avec l’employeur avant de tirer des conclusions négatives de crédibilité, et je n’exprime aucune opinion à ce sujet. Je constate tout de même que le procédé suivi par l’agent équivaut à accorder davantage de poids à une version des faits qu’aurait pu donner l’employeur, sans avoir même entendu celui-ci.
[18] Les vices que je viens de relever justifient le renvoi de l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Il n’est donc pas nécessaire que je me prononce sur les autres prétentions de M. Rodríguez. J’estime néanmoins utile d’ajouter les brefs commentaires suivants.
[19] L’agent a analysé les allégations de M. Rodríguez concernant les abus commis par son employeur dans le cadre de l’examen de son établissement au Canada. Or, ces abus ne sont pas logiquement liés au concept d’établissement. Il est vrai que des catégories générales comme l’établissement au Canada ou les difficultés dans le pays d’origine sont généralement employées pour analyser les demandes CH. Cependant, certaines demandes, comme celle de M. Rodríguez, présentent des particularités qui n’entrent pas facilement dans ces catégories générales. Monsieur Rodríguez alléguait que les abus commis par son employeur étaient en eux-mêmes un motif qui inciterait une personne raisonnable dans une société civilisée à soulager le malheur de son prochain, pour reprendre le critère de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 13, [2015] 3 RCS 909. Il aurait été préférable d’analyser ces allégations indépendamment des catégories courantes comme l’établissement ou les difficultés dans le pays de renvoi : Bonilla Monge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 233; Lahsayni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1643.
[20] Je ne trancherai pas la prétention de M. Rodríguez selon laquelle il n’a pas été adéquatement représenté par son ancien avocat. Celui-ci prétend qu’il avait accepté un mandat à portée limitée, alors que M. Rodríguez soutient qu’il n’a pas effectué les démarches minimales requises dans le cadre d’une demande CH. Quoi qu’il en soit, j’ai été surpris de constater l’absence de lettre rédigée par l’avocat exposant les motifs de la demande, comme on voit habituellement dans les demandes CH, ainsi que l’absence de mise à jour concernant le diagnostic d’épilepsie et l’incapacité de M. Rodríguez. Je suis confiant que celui-ci pourra présenter tous les faits pertinents lors du nouvel examen de sa demande.
III. Conclusion
[21] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision rejetant la demande CH de M. Rodríguez sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.
JUGEMENT dans le dossier IMM-12767-24
LA COUR STATUE que :
- La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
- La décision rejetant la demande pour considérations d’ordre humanitaire du demandeur est annulée.
- L’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.
- Le demandeur aura l’occasion de présenter des observations et des preuves supplémentaires.
- Aucune question n’est certifiée.
- Prenant effet immédiatement, l’intitulé de la cause est modifié pour remplacer
« JESUS RUBÉN RODRÍGUEZ ORTEGA »
par« JESÚS RUBÉN RODRÍGUEZ ORTEGA »
.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier : |
IMM-12767-24 |
INTITULÉ : |
JESÚS RUBÉN RODRÍGUEZ ORTEGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 2 octobre 2025 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GRAMMOND |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 7 octobre 2025 |
|
COMPARUTIONS :
Nazar Saaty |
Pour le demandeur |
Jeanne Robert |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Simard Saaty Beaudoin, avocats Montréal (Québec) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |