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Date : 20251006


Dossier : IMM-3063-24

Référence : 2025 CF 1645

Toronto (Ontario), le 6 octobre 2025

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

DEMBA ELIMANE DIALLO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demande d’asile de Demba Elimane Diallo est fondée sur sa peur de retourner au Sénégal en tant qu’homme gai. La Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté la demande de M. Diallo en raison de certaines incohérences dans ses éléments de preuve concernant ses partenaires de même sexe au Sénégal et le délai avant qu’il ne dépose sa demande d’asile.

[2] La SAR a admis la crédibilité de M. Diallo quant à certains aspects de la preuve qui appuyaient son affirmation qu’il est homosexuel, et elle n’a à aucun moment conclu que M. Diallo n’avait pas établi son orientation sexuelle selon la prépondérance des probabilités. Les motifs de la SAR semblent donc indiquer qu’elle a accepté son homosexualité. Cela étant le cas, les conclusions de crédibilité quant à ses relations intimes antérieures ont peu de pertinence quant à la question essentielle de ses risques advenant un retour au Sénégal.

[3] La Cour conclut donc que l’analyse de la SAR ne démontre pas la cohérence intrinsèque requise d’une décision raisonnable. Ses motifs ne révèlent pas les raisons pour lesquelles la SAR a conclu que la crédibilité de M. Diallo était déterminante alors qu’elle a accepté son homosexualité, l’aspect central de sa demande. Par contre, si la SAR a en réalité refusé de reconnaître que M. Diallo soit homosexuel, elle n’a ni exprimé ni expliqué cette conclusion, de sorte que la décision manque de justification et de transparence.

[4] La SAR a également conclu que M. Diallo a dissimulé son orientation sexuelle au Sénégal par choix personnel, qu’il ne serait probablement pas perçu comme homosexuel là-bas, et qu’il ne serait donc pas tenu d’y cacher son orientation sexuelle puisqu’il a volontairement choisi de le faire. Cette conclusion est également incompréhensible étant donné que la SAR a accepté que les hommes gais sont à risque au Sénégal et que M. Diallo a témoigné que ce sont justement ces conditions qui l’ont mené à cacher son orientation sexuelle.

[5] La décision de la SAR est donc déraisonnable et doit être annulée. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel de M. Diallo est renvoyé à la SAR pour un nouvel examen par un membre différent de ce tribunal.

II. Question en litige et norme de contrôle

[6] La seule question en litige est de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

[7] Comme l’acceptent les parties, la norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR sur le fond est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25. Lorsqu’elle applique cette norme, la Cour n’entreprend pas sa propre analyse de la preuve pour en tirer ses propres conclusions. Plutôt, la Cour commence avec la décision et les motifs de la SAR et l’examine afin de déterminer s’ils possèdent les caractéristiques d’une décision administrative raisonnable, soit une analyse intrinsèquement cohérente, rationnelle, transparente, intelligible, et justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles applicables : Vavilov aux para 15, 83–86, 91–95, 99–107.

III. Analyse

A. La demande d’asile de M. Diallo

[8] M. Diallo craint d’être persécuté, puni et même tué au Sénégal parce qu’il est homosexuel. Dans le narratif qui accompagne son formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA], ainsi que lors de son témoignage devant la Section de la protection des réfugiés [SPR], M. Diallo raconte sa découverte de sa sexualité, ses relations avec des hommes au Sénégal et le fait qu’il a caché son orientation sexuelle au Sénégal, même à sa famille, à cause de l’homophobie profonde dans ce pays.

[9] M. Diallo est arrivé au Canada en 2004 en tant qu’étudiant. Il raconte qu’en 2006, son cousin au Sénégal a découvert son homosexualité en trouvant de la pornographie gaie sur un ordinateur qu’il a laissé là-bas. Le cousin en a informé la mère de M. Diallo. Son père l’a ensuite déshérité.

[10] En 2010, M. Diallo a perdu son statut d’étudiant. Craignant de retourner au Sénégal, il est resté au Canada sans statut. Il a appris qu’un mandat d’arrêt a été lancé à son égard. Il a reçu de l’aide du Centre communautaire LGBTQ+ de Montréal en 2013, mais il n’a pas déposé sa demande d’asile avant 2021.

[11] La SPR a tiré des conclusions négatives à l’égard de la crédibilité de M. Diallo et de son témoignage, notamment au sujet de ses relations de même sexe au Sénégal, la découverte de son orientation sexuelle par son cousin et son statut de membre du Centre communautaire LGBTQ+. Dans son analyse, la SPR a accordé aucun poids au rapport d’une psychologue déposé par M. Diallo, trouvant que le rapport contient des contradictions. La SPR a également conclu que le délai avant le dépôt de la demande d’asile, y compris plusieurs années après avoir reçu l’aide du Centre communautaire LGBTQ+, était incompatible avec une crainte subjective de persécution. Elle a donc conclu que M. Diallo n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] ni celle de personne à protéger selon l’article 97 de cette loi.

[12] M. Diallo a porté cette décision en appel à la SAR, contestant les conclusions de la SPR quant à sa crédibilité.

B. La décision de la SAR

[13] La SAR a rejeté certaines conclusions de crédibilité de la SPR, mais elle en a confirmé d’autres.

[14] Notamment, la SAR a conclu que la SPR a erré en tirant une conclusion négative de la crédibilité de M. Diallo quant aux circonstances dans lesquelles son orientation sexuelle a été découverte par son cousin. La SAR était d’accord avec M. Diallo qu’il n’y avait aucune incohérence dans son témoignage à cet égard et que l’omission d’inclure les détails mineurs et supplémentaires au narratif de son FDA ne minait pas sa crédibilité.

[15] De même, la SAR a conclu que M. Diallo était crédible quant à son statut de membre du Centre communautaire LGBTQ+. La SAR a noté qu’elle n’a « aucune raison valable de douter qu’il s’est présenté au Centre communautaire pour obtenir un soutien émotionnel, mais qu’il n’était pas disposé à s’y identifier publiquement ». Elle a également accepté que la réticence de M. Diallo à divulguer son orientation sexuelle à la communauté au sens large puisse raisonnablement s’expliquer par son contexte culturel et religieux en tant que musulman du Sénégal. La SAR termine l’analyse de cette question en affirmant que « [l]a preuve et le témoignage présentés par l’appelant appuient l’affirmation selon laquelle il est homosexuel ».

[16] En revanche, la SAR était d’accord avec la SPR qu’une conclusion défavorable de crédibilité pouvait être tirée quant aux relations homosexuelles de M. Diallo au Sénégal puisque son narratif original ne mentionnait pas ces relations et son narratif amendé n’en mentionnait qu’une. Elle a aussi considéré que le délai avant le dépôt de la demande d’asile témoigne d’un comportement incompatible avec une crainte subjective même s’il ne s’agit pas d’une question déterminante.

[17] À l’instar de la SPR, la SAR a conclu que les autres pièces déposées par M. Diallo ne portaient pas sur son orientation sexuelle, à l’exception d’une phrase dans la lettre de son frère. Cette phrase était trop vague pour établir l’orientation sexuelle de M. Diallo, mais suffisante pour « [soutenir] légèrement l’allégation ». La SAR a aussi conclu que la SPR a erré en ne tenant pas compte du rapport de la psychologue, de son diagnostic psychologique, et du contexte national, culturel et religieux en évaluant le comportement et le témoignage de M. Diallo.

[18] Les seules conclusions négatives retenues par la SAR sont donc (i) celle au sujet des relations de même sexe au Sénégal et (ii) celle au sujet du délai avant d’avoir déposé sa demande d’asile, que la SAR a décrit comme étant non déterminante.

[19] Dans son analyse de conclusion, la SAR a souligné le délai avant de déposer la demande d’asile et les problèmes de crédibilité de M. Diallo quant à son témoignage de ses partenaires de même sexe au Sénégal. Par ailleurs, la SAR a noté que la SPR a correctement accepté les conditions défavorables au Sénégal pour les personnes à l’orientation sexuelle non conforme et que cette conclusion n’était pas contestée. La SAR a ensuite écrit :

En supposant que son cousin ait trouvé de la pornographie et des adresses de sites Web gays sur son ordinateur, cette information n’a pas été divulguée publiquement, et concernait l’orientation et non sa pratique. L’appelant a témoigné que seuls quelques amis proches et membres de sa famille étaient au courant de son orientation sexuelle. L’appelant n’a pas de partenaire de même sexe et il n'a pas divulgué publiquement son orientation sexuelle. Même s’il est vrai qu’il éprouve une attirance envers les gens du même sexe, il l’a gardé secret par choix personnel. Il ne serait probablement pas perçu comme homosexuel au Sénégal, et il ne serait pas non plus tenu de cacher son orientation sexuelle parce qu’il a volontairement choisi de le faire. Lorsque l’ensemble des éléments de preuve est examiné, l’appelant n’a pas réussi à établir qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté au Sénégal en raison de son orientation sexuelle, ou qu’il soit probablement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitement ou peines cruels et inusités.

[Je souligne.]

C. La décision de la SAR ne satisfait pas aux exigences de la décision raisonnable

[20] La décision de la SAR n’établit pas explicitement si elle accepte ou non que M. Diallo soit gai. Néanmoins, une lecture globale de la décision semble indiquer qu’elle a accepté cette allégation centrale de la demande. La Cour tire cette conclusion des aspects suivants de la décision :

  • la SAR n’a pas tiré de conclusion négative quant au récit de M. Diallo selon lequel son cousin a trouvé de la pornographie gaie sur son ordinateur et a divulgué son orientation sexuelle aux membres de sa famille, et a déterminé que le témoignage ne contenait « aucune incohérence »;

  • la SAR a déclaré qu’elle n’a « aucune raison valable de douter » que M. Diallo s’est présenté au Centre communautaire LGBTQ+ pour obtenir un soutien émotionnel, alors « qu’il n’était pas disposé à s’y identifier publiquement »;

  • la SAR a noté que la réticence de M. Diallo de divulguer son orientation sexuelle à la communauté au sens large peut raisonnablement s’expliquer par son contexte culturel et religieux, contexte que la SPR a erronément ignoré;

  • notamment, après avoir examiné la preuve et le témoignage de M. Diallo quant à sa participation au Centre communautaire LGBTQ+, la SAR a conclu : « la preuve et le témoignage présentés par l’appelant appuient l’affirmation selon laquelle [M. Diallo] est homosexuel », une affirmation qui a également été légèrement soutenue par la lettre de son frère;

  • la conclusion centrale de la SAR, reproduite ci-haut au paragraphe [19], semble être fondée sur le fait que M. Diallo est gai, mais que son orientation sexuelle n’est pas et ne serait pas largement connue au Sénégal.

[21] Sur ce dernier point, on peut lire les mots « [e]n supposant » et « même s’il est vrai » utilisés par la SAR comme indiquant une analyse alternative ou hypothétique. Cependant, la SAR n’énonce pas dans ses motifs qu’elle rejette que M. Diallo soit gai ni que cette allégation centrale n’est pas établie selon la prépondérance des probabilités. Au contraire, elle conclut que des aspects de « [l]a preuve et le témoignage présentés par l’appelant appuient l’affirmation » qu’il est gai, sans jamais rejeter cette affirmation. De plus, la conclusion de la SAR selon laquelle M. Diallo n’a pas établi qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution au Sénégal est fondée sur la connaissance publique ou la perception de son orientation sexuelle et non sur le fait que cette orientation n’ait pas été établie.

[22] Étant donné ce qui précède, la Cour conclut que la décision de la SAR n’est pas intrinsèquement cohérente à deux égards.

[23] Premièrement, la SAR semble accepter que M. Diallo est gai et accepte les « conditions défavorables » pour les hommes gais au Sénégal, mais conclut qu’il n’est pas à risque parce que ses relations sexuelles au Sénégal ont été mises en doute. Toutefois, sa crédibilité à ce sujet n’a aucun impact sur ses risques au Sénégal étant donné que la SAR a reconnu son homosexualité.

[24] Le risque pertinent pour déterminer si M. Diallo répond à la définition de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger est le risque prospectif advenant son renvoi au Sénégal : Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 au para 15; Guadarrama Vazquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 462 au para 25. Ce risque est principalement déterminé par son orientation sexuelle et les conditions au Sénégal et non sur l’existence ou l’absence de relations qui auraient eu lieu il y a des décennies. Le témoignage d’un demandeur sur ses relations antérieures est pertinent pour évaluer sa crédibilité et, ultimement, pour évaluer l’affirmation de son orientation sexuelle. Cependant, si son orientation sexuelle est acceptée, les détails de ses relations antérieures perdent nécessairement de l’importance. Par conséquent, une conclusion selon laquelle M. Diallo est gai, mais qu’il n’est pas à risque au Sénégal parce qu’il n’était pas crédible au sujet de ses relations de même sexe dans ce pays, n’est pas cohérente.

[25] Il est important de rappeler que la seule conclusion négative que la SAR a retenue au sujet de la crédibilité de M. Diallo porte sur ses relations homosexuelles au Sénégal, mise à part sa conclusion non déterminante quant au retard dans le dépôt de sa demande d’asile. Pourtant, la SAR n’a jamais indiqué que cette conclusion négative l’emportait sur les preuves crédibles qui appuyaient l’affirmation de son orientation sexuelle.

[26] Si cette lecture de la décision de la SAR est erronée, c’est-à-dire que la SAR n’a pas accepté la déclaration de M. Diallo qu’il est gai, la décision demeure déraisonnable, puisque la SAR n’a ni exprimé ni justifié une telle conclusion. Comme indiqué, la SAR a exposé ses conclusions quant à la crédibilité de M. Diallo concernant ses partenaires au Sénégal, mais elle a également exposé ses conclusions au sujet de la preuve qui appuie l’affirmation de son orientation sexuelle. Si la SAR voulait tirer une conclusion globale selon laquelle M. Diallo n’avait pas établi son orientation sexuelle, il lui incombait de formuler cette conclusion de manière claire et d’expliquer comment elle a tiré cette conclusion à partir de l’ensemble des éléments de preuve dont elle disposait. Le manque de transparence, d’intelligibilité et de justification à cet égard rendrait donc également la décision déraisonnable : Vavilov aux para 99–100, 133.

[27] Deuxièmement, la conclusion de la SAR selon laquelle M. Diallo a gardé son orientation sexuelle secrète « par choix personnel » ou « volontairement » n’est simplement pas cohérente compte tenu de sa reconnaissance des conditions défavorables pour les personnes à l’orientation sexuelle non conforme au Sénégal. Même avant de considérer le témoignage de M. Diallo, il est difficile de décrire comme « volontaire » la décision d’un homme gai de ne pas divulguer son orientation sexuelle dans un pays où les conséquences d’une telle divulgation risquent d’être sévères.

[28] Quoi qu’il en soit, le narratif et le témoignage de M. Diallo expriment clairement qu’il a caché son orientation sexuelle au Sénégal à cause de l’homophobie profonde dans ce pays et non par choix volontaire. Cette déclaration n’a pas été mise en doute par la SAR. M. Diallo a également indiqué qu’il cache même son orientation sexuelle au Canada compte tenu de l’attitude de la communauté sénégalaise au Canada. Outre, son narratif indique que même s’il s’est caché auparavant, il « ne supporte plus de [se] cacher ». La conclusion de la SAR selon laquelle M. Diallo ne serait pas à risque au Sénégal, et qu’il ne serait pas tenu de cacher son orientation sexuelle puisqu’il a volontairement choisi de le faire, n’est pas intrinsèquement raisonnable à la lueur de la preuve.

IV. Conclusion

[29] La Cour conclut donc que la décision de la SAR ne satisfait pas aux exigences de la décision raisonnable et qu’elle doit être infirmée. La demande de contrôle judiciaire est alors accueillie et l’appel de M. Diallo est renvoyé à la SAR pour une autre détermination par un autre décideur.

[30] Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et la Cour constate que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3063‑24

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 26 janvier 2024 est annulée et l’appel du demandeur est renvoyé à la Section d’appel des réfugiés pour une nouvelle détermination par un autre membre de ce tribunal.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3063-24

 

INTITULÉ :

DEMBA ELIMANE DIALLO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 mars 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 octobre 2025

 

COMPARUTIONS :

Me Moussa Sonko

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Me Camille Châteauneuf

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MSK Avocats Inc.

Laval (Québec)

 

Pour lE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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