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Date : 20250924


Dossier : IMM-14040-24

Référence : 2025 CF 1575

Edmonton, Alberta, le 24 septembre 2025

En présence de l'honorable madame la juge Ferron

ENTRE :

MARTINE NIONGAMI YANGONGO

Demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse, Martine Niongami Yangongo, demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des Réfugiés [SAR] le 19 juillet 2024 [Décision] qui accueille l’appel interjeté par le Ministre de l’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [Ministre] contre la décision de la Section de Protection des Réfugiés [SPR] qui avait accueilli sa demande de statut de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention] et de l’article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] La SPR avait conclu que Mme Yangongo avait établi son identité et sa crainte raisonnable de persécution en République démocratique du Congo [RDC] en raison de ses opinions politiques. La SAR renverse la décision de la SPR au motif que la demanderesse n’a pas prouvé son identité.

[3] Dans la Décision, la SAR conclut que la demanderesse n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention et de l’article 96 de la LIPR, ni celui de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. Fondamentalement, une seule conclusion sous-tend la Décision : la Demanderesse n’a pas « établi son identité par des documents acceptables », elle n’a prouvé ni qu’elle est citoyenne de la RDC, ni que son nom est bien Martine Niongami Yangongo. Plus précisément, pour reprendre les mots de la SAR, la demanderesse « n’a pas établi par une preuve fiable ou digne de confiance qu’elle est une ressortissante de la RDC et qu’elle est qui elle prétend être. Elle ne s’est pas acquittée de son fardeau d’établir ses identités, personnelle et nationale, par des documents acceptables, selon la prépondérance des probabilités. »

[4] La question de l’identité de Mme Yangongo est donc au cœur de la présente demande de contrôle judiciaire.

[5] Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accordée. La Cour est d’avis que la SAR a commis une erreur dans le cadre de son traitement des documents visant à démontrer l’identité de Mme Yangongo.

II. Analyse

A. Norme de contrôle

[6] Les parties soumettent, et la Cour est d’accord, que la norme de la décision raisonnable s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 23, 65 [Vavilov]). Aucune des situations justifiant le renversement de cette présomption ne se présente dans le cadre du présent contrôle judiciaire (Vavilov aux paras 25, 33, 53; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27). Il faut ainsi déterminer si la Décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

B. L’appréciation que la SAR fait des documents soumis au soutien de l’identité de Mme Yangongo est déraisonnable

[7] La Cour est d’accord avec le défendeur que la preuve de l’identité d’un demandeur d’asile est la « pierre angulaire du système canadien d’immigration » de telle sorte qu’en l’absence de preuve d’identité suffisante, la demande d’asile est fatalement vouée à l’échec (Woldemichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 523 au para aux para 15-16 citant notamment Konate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 170 au para 13, Nyam v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 469 au para 49; Jawara v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1334 au para 35 ; Balongelwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1716 [Balongelwa] au para 40 ; Terganus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 903 aux para 22-25).

[8] Il est bien établi que le lourd fardeau d’établir son identité, selon la prépondérance des probabilités, repose sur les épaules du demandeur d’asile (Teweldebrhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 418 [Teweldebrhan], au para 8 citant Elhassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1247 au para 20 [Elhassan] et Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 84 au para 10 [Lin]; Edobor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1064 [Edobor] au para 8).

[9] Dans l’affaire Edobor, le juge Norris a noté :

[11] Lorsqu’ils sont lus ensemble, les articles 11 des Règles et 106 de la LIPR disposent clairement qu’il incombe au demandeur d’asile de prendre les mesures nécessaires pour obtenir les documents acceptables afin d’établir son identité. Si le demandeur ne peut pas obtenir de tels documents, il doit présenter une justification au défaut de production de documents. Un tel fardeau est lourd... Ce qui constitue des « papiers d’identité acceptables » n’est défini ni dans la LIPR ni dans les Règles; il incombe à la SPR de le déterminer au cas par cas (il existe une possibilité d’interjeter appel à la SAR et de demander un contrôle judiciaire). En outre, la SPR « prend » cela en compte, « s’agissant de [la] crédibilité » du demandeur. Si le demandeur ne produit pas les papiers d’identité acceptables pour établir son identité et ne donne pas la raison justifiant le défaut de production de documents, cela peut entraîner une grave inférence défavorable quant à sa crédibilité. (citations omises)

[10] Il est également bien établi que le rôle de cette Cour n’est pas de réévaluer la force probante de chaque élément de preuve, ni leur mise en balance, puisque l’exercice relève du « pouvoir discrétionnaire » de la SAR (Diagne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1477 au para 37, citant Takow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1290 au para 27 et Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 aux para 21-26). Comme l’indique le juge Gascon dans l’affaire Balongelwa,« s’il y a un endroit où la Cour doit se garder de mettre en doute les conclusions de la SAR, c’est bien sur la question de l’identité » (Balongelwa au para 59, citant Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319 [Rahal] au para 48).

[11] Il existe par ailleurs une présomption que le décideur administratif a dûment considéré toute la preuve devant lui (Espitia Amador c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 339 au para 32 [Espitia Amador] citant Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36 et Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] FCJ no 598, [1993] ACF no 598 (QL) (CAF) [Florea] au para 1).

[12] La Décision de la SAR repose sur plusieurs prémisses factuelles, qui peuvent être résumées ainsi :

  1. Le passeport présenté par la demanderesse, supposément émise en 2014 [Passeport de 2014], n’est pas un document acceptable, car la présomption d’authenticité des documents émanant de gouvernements étrangers est repoussée par l’analyse technique de l’ASFC qui établit que, bien que le support soit authentique, son contenu a été significativement altéré, notamment par le remplacement de plusieurs pages;

  2. Les explications de la demanderesse quant au Passeport de 2014 ne sont pas crédibles, notamment car (1) la procédure d’obtention recoupe celle décrite pour deux anciens passeports, désormais reconnus comme frauduleux ou comme ayant été obtenus sous de fausses identités en 2016 ; (2) Mme Yangongo admet avoir tenté d’entrer au Canada et aux États-Unis sous au moins quatre identités différentes et avoir obtenu plusieurs faux passeports ; et (3) le Cartable National de Documentation pour la RDC établit que la procédure pour obtenir un passeport dans ce pays n’est pas celle que la demanderesse dit avoir suivie;

  3. Les autres documents judiciaires ou d’état civil soumis par la demanderesse pour prouver son identité, soit un jugement supplétif, un acte de naissance et une copie intégrale d’acte de naissance daté de 2022, un acte de signification de jugement et un certificat de non-appel ne sont pas non plus acceptables, notamment car, selon le CND, « en RDC, le défaut d’acte de l’état civil, tel qu’un acte de naissance, peut être suppléé par un jugement sur simple requête présentée au Tribunal ou l’acte aurait dû être dressé » , et le jugement permet ensuite d’obtenir un acte de naissance en bonne et due forme. Or, en l’espèce, selon l’avocate congolaise de la demanderesse, le jugement -et donc l’acte de naissance, la copie intégrale d’acte de naissance et le certificat de non-appel- ont tous été obtenus grâce au Passeport de 2014, qui est lui-même un document falsifié;

  4. Le brevet de formation de la demanderesse n’est pas non plus une preuve acceptable de son identité, car « le document ne comporte ni le prénom, ni la date de naissance, ni la nationalité » de Mme Yangongo. De plus, selon l’analyse effectuée par l’ASFC, ce brevet de formation « ne contient aucune caractéristique sécuritaire nous permettant d’en vérifier l’authenticité », et une production illégitime serait même « fort possible ». Pire, une analyse à la lumière infrarouge révèle que le prénom a été modifié de NYONGANI à NIONGANI, en utilisant « du correcteur blanc ». L’agence note toutefois que cette modification pourrait avoir été faite par l’administration elle-même;

  5. Les autres documents soumis par la demanderesse, soit, notamment, un arrêté de nomination, des cartes de service, d’hôpital, de membre d’un parti d’opposition (le Mouvement Lumumbiste Progressiste), une fiche d’adhésion à ce même parti, un avis de convocation du Commissariat provincial de Kinshasa, une attestation de scolarité, des bulletins de scolarité, des lettres d’une tante, d’un oncle et d’une amie et les actes de naissance de ses enfants, ne sont pas non plus suffisants, car, bien que le nom complet de la demanderesse et parfois sa date de naissance- y soient inscrits, « aucun des documents ne possède des caractéristiques de sécurité » , ce sont « tous des copies » , et la nationalité de la demanderesse n’est jamais mentionnée.

[13] La demanderesse soumet plusieurs motifs pour supporter sa position que la Décision serait déraisonnable. Notamment, la demanderesse soumet que la SAR a trop rapidement mis de côté plusieurs éléments de preuve documentaires tendant à prouver sa nationalité et son identité, soit parce qu’ils avaient été obtenus au moyen de son passeport jugé frauduleux, soit parce qu’ils étaient dépourvus de caractéristiques de sécurité spécifiques, et ce alors même qu’ils émanaient visiblement de sources gouvernementales. La SAR aurait aussi omis de considérer certains passages du Cartable National de Documentation [CND] qui concordaient avec les explications de la demanderesse qu’elle a jugé dépourvues de crédibilité. Enfin, la SAR aurait accordé trop peu de crédit à une lettre de son avocate congolaise, et conclut qu’elle n’avait pas prouvé être une citoyenne de la RDC alors que cette question n’avait jamais été mise en débat à l’audience devant la SPR et qu’elle avait produit plusieurs documents gouvernementaux de la RDC à son nom.

[14] D’abord, il semble vrai que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle indique notamment au paragraphe 9 de la Décision que la SPR « n’a pas pris en compte que le passeport est altéré, selon l’expertise du laboratoire de l’ASFC ». En effet, au paragraphe 16 de la décision de la SPR, il est spécifiquement indiqué qu’elle a considéré l’expertise obtenue, mais que sur la base de son analyse de la preuve et du témoignage de la demanderesse, et sur la base du contenu de la preuve documentaire du CND, elle a conclu que la preuve faite était acceptable. La SPR mentionne expressément la constatation de l’expertise à l’effet que le document a été altéré. Cela dit, puisque la SAR procède à une nouvelle analyse de la preuve (fut-ce « afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant » (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93 [Huruglica] au para 103), il lui était loisible d’arriver à une conclusion différente de la SPR sans que cette conclusion en soit déraisonnable (Marinaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 548 au para 45; Huruglica au para 103; Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 aux para 41-45).

[15] Il en va de même pour l’analyse faite par la SAR des CND, et en particulier des onglets 3.5, 3.8 et 3.11. Bien que ceux-ci puissent appuyer en partie le témoignage de la demanderesse sur les gestes qu’elle a posés pour obtenir le Passeport de 2014, ceux-ci ne rendent pas en soit la Décision déraisonnable. Il appert clairement de la Décision que la SAR a considéré cette preuve mais ne l’a pas jugé suffisante pour appuyer les explications de la demanderesse.

[16] Considérant l’expertise obtenue du laboratoire de l’ASFC et les nombreuses conclusions démontrant que le Passeport de 2014 avait été altéré, la Décision de la SAR de refuser de reconnaitre le Passeport de 2014 comme un document acceptable pour établir l’identité n’était aucunement déraisonnable.

[17] Il en va de même pour le jugement supplétif et les documents afférents. Comme l’indique la Cour dans Teweldebrhan, aux para 14 à 16:

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

[14] La présomption selon laquelle des pièces d’identité étrangères sont valides (Rasheed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 587, aux paragraphes 19 et 20; Bouyaya, précitée, au paragraphe 11) est réfutée lorsqu’il y a un motif valable de douter de leur authenticité (Elhassan, précitée, au paragraphe 21).

[15] À mon avis, il y a un motif valable de douter de l’authenticité des pièces d’identité étrangères d’un demandeur d’asile lorsqu’il est établi que d’autres pièces d’identité produites par le demandeur d’asile sont frauduleuses ou par ailleurs non authentiques. Un autre motif valable serait lorsque la SPR a un motif raisonnable de conclure que les explications données par un demandeur d’asile au sujet d’une ou plusieurs de ses pièces d’identité ne sont pas crédibles.

[16] Autrement dit, lorsque la SPR est convaincue qu’une ou plusieurs des pièces d’identité d’un demandeur d’asile ont été obtenues frauduleusement ou sont par ailleurs non authentiques, la présomption selon laquelle les autres pièces d’identité du demandeur d’asile sont valides ne s’applique plus, du fait que le fondement de cette présomption a été érodé.

[18] Ce passage est cité avec approbation ou suivi par notre Cour dans plusieurs décisions récentes (voir notamment Manzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 711 au para 9, Lemma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 770 aux para 15, 34 ; Eromosele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 898 [Eromosele] au para 20).

[19] Comme le dit la Cour dans Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558, au paragraphe 22:

L’accumulation d’incohérences, de contradictions, entre autres, considérée dans son ensemble, peut mener à une telle conclusion. De plus, une conclusion générale d’absence de crédibilité s’étend à tous les éléments de preuve pertinents découlant de la version du demandeur et à l’ensemble de la preuve documentaire qu’il a présentée pour corroborer sa version des faits. (Emphase ajoutée)

[20] Ainsi, la Cour est d’avis que la SAR pouvait raisonnablement conclure que l’acte de signification de jugement, le certificat de non-appel et le jugement supplétif étaient dépourvus de force probante, car obtenus au moyen du Passeport de 2014 jugé falsifié. L’analyse faite sur ces documents et comment ils ont été obtenus, est raisonnable.

[21] Toutefois, comme dans l’affaire Teweldebrhan citée plus haut, bien que la SAR pouvait douter de l’authenticité des autres documents d’identité soumis par la demanderesse, vu l’usage du Passeport de 2014 considéré falsifié et les enjeux de crédibilité soulevés face à son témoignage, la SAR se devait néanmoins d’apprécier l’authenticité et la valeur probante de chacun des éléments de preuve soumis, plutôt que de les rejeter en bloc :

[19] La SPR pouvait écarter la présomption de validité des pièces d’identité de M. Teweldebrhan, mais elle était tout de même tenue d’examiner ou d’apprécier à tout le moins l’authenticité et la valeur probante de chacune de ces pièces, de même que celles des lettres et des affidavits qu’il avait produits au soutien de sa demande (Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1292, aux paragraphes 6 et 7; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 157, au paragraphe 55). Le défaut de la SPR de ce faire a rendu déraisonnable sa conclusion selon laquelle M. Teweldebrhan n’avait pas établi son identité selon la prépondérance des probabilités.

[20] Si la SPR avait effectivement évalué les copies des pièces d’identité, les affidavits et les lettres que M. Teweldebrhan avait produites, il lui aurait été raisonnablement loisible de conclure que leur valeur probante collective n’établissait pas l’identité de M. Teweldebrhan selon la prépondérance des probabilités (Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558, au paragraphe 23).

[21] Au lieu de cela, la SPR a semblé rejeter d’emblée les copies des pièces d’identité ainsi que les deux affidavits, et elle n’a pas du tout fait mention des lettres. Cela était déraisonnable.

[Emphase et surlignement ajouté].

[22] L’idée qu’avant de pouvoir minimiser leur force probante, le décideur administratif doit expliquer son analyse quant à l’authenticité des documents semblant émaner d’autorités gouvernementales étrangères a été énoncée par notre Cour à plusieurs reprises. Dans Hohol c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 870, au paragraphe 22, le juge Manson confirme que : « (l)a Section de la protection des réfugiés doit prendre certaines mesures pour confirmer l’authenticité de documents qui semblent authentiques » (en citant Lin aux para 11-13). De plus, dans Kathirkamu c Canada (Ministère de la citoyenneté et de l'immigration), 2003 CFPI 409 (CanLII) (au para 34), le juge Russel affirme que la Commission de l’Immigration et du Statut de Réfugié ne peut pas conclure que des documents qui semblent émaner d’un gouvernement étranger sont dépourvus de force probante sans expliciter pourquoi ils ne sont pas, selon elle, authentiques. Si elle croit qu’ils sont falsifiés parce que d’autres documents du dossier le sont, elle doit expliciter ce fait.

[23] Dans Elhassan, au paragraphe 24, décision citée par la demanderesse, notre Cour a aussi mis en garde contre les raisonnements tautologiques qui privent de force probante un document officiel tendant à établir l’identité du demandeur au motif que ce dernier n’est pas crédible, ou que d’autres documents qu’il a fournis semblent falsifiés (voir aussi Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 969 aux para 48-49 citant Lin au para 12).

[24] Dans Eromosele, la Cour affirme que la SAR ne pouvait pas rejeter la carte d’électeur du demandeur sans se prononcer expressément sur son authenticité. Même si elle avait évoqué des éléments de preuve objectifs tendant à démontrer que les cartes d’électeurs nigérianes n’étaient pas nécessairement des documents fiables, la SAR aurait dû expliciter si elle concluait que la carte présentée en l’espèce était frauduleuse (aux para 50-51). Contrairement à ce qui a été fait en l’espèce, la SAR dans Eromosele avait d’ailleurs bel et bien expliqué pourquoi elle considérait que la présomption d’authenticité était repoussée pour plusieurs autres éléments de preuve produits par le demandeur (aux para 8, 20, 23-30).

[25] Dans Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 [Oranye] aux paragraphes 26-29, le juge Ahmed conclut que la SAR ne pouvait pas passer à l’analyse de la force probante des affidavits soumis par le demandeur sans avoir préalablement explicité qu’elle ne les considérait pas authentiques, même si là encore le CND tendait à établir que l’obtention de faux était aisée. Comme il explique « (l)es juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits. Ils ne peuvent pas dissimuler des conclusions relatives à l’authenticité en jugeant simplement que les éléments de preuve ont une « faible valeur probante » (Oranye au para 27 citant Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au paragraphe 20). En l’espèce, si la SAR croyait que les autres documents d’identité soumis par la demanderesse étaient, comme le Passeport de 2014, falsifiés, elle devait l’expliciter. Elle ne pouvait pas en revanche se limiter à dire qu’ils n’étaient pas probants.

[26] Dans Ogbebor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 994 aux para 17-21, la juge McVeigh réaffirme que les décideurs administratifs ne peuvent pas simplement minimiser la force probante de documents officiels sans se prononcer expressément sur leur authenticité, que ce soit en raison de la prévalence de faux dans le pays dont le demandeur dit venir, ou en raison de son manque de crédibilité.

[27] En somme, les décideurs administratifs doivent a minima expliquer pourquoi la présomption d’authenticité est repoussée pour tous les documents prima facie officiels qui leur sont soumis. Le raisonnement en cascade ne peut pas servir pour repousser cette présomption, bien qu’il puisse affecter l’évaluation de la force probante du document une fois que l’authenticité a été repoussée si tant est qu’elle le soit.

[28] Comme la demanderesse le suggère, la Cour est d’accord que sans cela, le fardeau qui repose sur le demandeur qui doit prouver son identité n’est plus seulement « lourd », il devient insurmontable -du moins dans tous les cas où l’un des documents qu’il soumet est un faux.

[29] En l’espèce, la Cour est d’avis que Décision est déraisonnable. La Cour reconnait que la SAR pouvait écarter la présomption d’authenticité qui se rattache à tous les documents qui semblent, à leur face même, avoir été produits par les autorités congolaises, notamment étant donné (1) le passé de la demanderesse en matière de falsification de documents et d’utilisation d’identités multiples ; et (2) ses conclusions quant au caractère frauduleux du Passeport de 2014, qui sont amplement soutenues par le rapport de l’ASFC. Néanmoins, la SAR a commis une erreur en traitant, en bloc, « l’arrêté de nomination, la carte de service, la carte d’hôpital, la carte de membre, la fiche d’adhésion du MLP, l’avis de convocation, l’attestation de scolarité, les bulletins de scolarités, les actes de naissance des enfants » et en indiquant que bien que ceux-ci comportent le nom complet de Mme Yangongo, voire sa date de naissance, ils ne possèdent pas des caractéristiques de sécurité, sont tous des copies, et n’ont donc aucune valeur probante pour établir sa nationalité spécifiquement.

[30] De plus, la SAR raisonne aussi de façon déraisonnable lorsqu’elle omet de dire si, à son avis, ces documents sont probants pour établir l’identité personnelle de la demanderesse, c’est-à-dire prouver si la demanderesse est bien Martine Niongami Yangongo -peu importe sa nationalité-, et si non, pourquoi. Elle ne pouvait ni limiter son évaluation de leur force probante à la question de la nationalité, ni laisser sa conclusion quant à leur capacité à établir l’identité personnelle de la demanderesse implicite. Sa décision sur ce point manque d’intelligibilité et de justification.

[31] Il est pertinent de reprendre ici chacun des documents soumis par Mme Yangongo, pour supporter son identité qui ont tous été sommairement considérés par la SAR :

  1. L’arrêté de nomination au ministère des Finances, qui comporte le nom et le post-nom (Yangogo Niongani) de la demanderesse, ainsi qu’un matricule d’employé (691.860), sans toutefois indiquer son prénom;

  2. La notification d’affectation au ministère des finances, qui comporte le nom complet de la demanderesse, prénom compris, ainsi que son matricule (toujours 691.860) et une étampe semblant officielle; 

  3. L’accusé de réception de ladite notification d’affection par la direction de la comptabilité publique qui reprend son nom complet, son matricule d’employé (encore 691.860), et comprend aussi une photo de la demanderesse; 

  4. La Commission d’affectation au ministère des finances qui reprend son nom complet et son matricule d’employé (toujours 691.860) et qui comporte une étampe qui semble officielle; 

  5. Une carte de service du ministère des finances avec photo portant le nom complet et le matricule de la demanderesse (toujours 691.860), ainsi que la signature du secrétaire général du ministère;

  6. Une carte de l’hôpital du cinquantenaire de Kinshasa avec photo, identifiant la demanderesse par son nom et son prénom, en omettant le post-nom de Niongani;

  7. La carte de membre du Mouvement Lumumbiste Progressiste avec photo de la demanderesse, qui porte son nom complet et sa date de naissance;

  8. Le formulaire d’adhésion au Mouvement Lumumbiste Progressiste de la demanderesse qui comprend son nom complet, deux photos, son emploi comme contrôleuse des finances, les noms de son père et de sa mère, ainsi que le lieu et la date de sa naissance et sa signature;

  9. Une convocation policière du 26 mars 2017 qui identifie la demanderesse par son nom complet, et porte une étampe qui semble officielle;

  10. Une lettre d’un certain Albert Ngoyi Bukasa qui se présente comme l’oncle de la demanderesse, l’identifie par son nom complet, et confirme qu’elle est de nationalité congolaise, accompagnée de la carte nationale d’électeur dudit oncle;

  11. Une lettre d’une certaine Marie-Jeanne Mobina Kapuka, disant être la tante de la demanderesse, qu’elle identifie par son nom complet, accompagnée de la carte nationale d’électrice de l’autrice;

  12. Une lettre d’une certaine Lyna Karumb-Lobanga, qui dit être une amie d’enfance de la demanderesse et l’identifie par son nom complet, accompagnée de la carte nationale d’électeur de son autrice;

  13. Un brevet de formation de la direction de l’informatique du ministère des finances de la RDC qui porte le nom et le post-nom de la demanderesse ainsi que des étampes officielles et la signature de trois responsables, mais pas son prénom. Selon l’expertise de l’ASFC, ce document « ne contient aucune caractéristique sécuritaire (nous) permettant d’en vérifier l’authenticité » et le post nom inscrit a été modifié par l’utilisation de « liquide correcteur blanc » , pour remplacer un Y par un I, sans qu’il soit possible de déterminer si cette modification a été faite par les autorités émettrices du document ou par des tiers

  14. Des captures d’écran de profils LinkedIn au nom de deux des trois officiels signataires du brevet de formation, attestant de leur rôle respectif au sein du ministère des finances de la RDC, et une liste des délégués à une conférence de l’Organisation des Nations Unies attestant du poste qu’occupe le troisième signataire;

  15. Une attestation de scolarité de l’université pédagogique nationale de Kinshasa qui identifie la demanderesse par son nom complet et sa date de naissance, en plus de confirmer sa nationalité congolaise, qui est accompagnée de plusieurs relevés de note qui l’identifie par son nom de famille et son post-nom ainsi que sa date de naissance - quoique pas son prénom-, le tout avec des étampes semblant officielles;

  16. Plusieurs photos semblant montrer la demanderesse à un évènement officiel devant une banderole du ministère des finances de la RDC portant le drapeau national pour la « journée internationale de la femme » ;

  17. Les attestations de naissance de ses deux enfants, nés respectivement en 2010 et 2012, identifiant la demanderesse par son prénom et son nom de famille et portant des étampes semblant officielles; et

  18. des photos que la demanderesse dit avoir été prises lors de sa prestation de serment « et à l’occasion d’autres évènements ».

[32] Le PGC soumet, pour distinguer le présent dossier de la jurisprudence susmentionnée, qu’il ne s’agit pas ici d’une question d’authenticité de ces documents, mais plutôt d’un cas où la SAR ne les a pas jugés suffisants pour compenser le fait que les Passeports de 2014 et le jugement supplétif n’étaient pas des preuves acceptables. Cet argument ne me convainc pas.

[33] Avec égard, la Cour est d’avis que la question de l’authenticité de chacune des pièces devait être abordée et repoussée, avant qu’il soit possible d’en minimiser la force probante et de conclure en bloc, que ceux-ci étaient insuffisants. La SAR ne pouvait conclure que des documents apparemment officiels n’étaient d’aucune force probante sans adresser la question de leur authenticité. La jurisprudence indique par ailleurs que mêmes les documents ne semblant pas avoir été émis par des autorités gouvernementales, y compris les lettres de proche ou des photographies, doivent être pleinement considérés. De tels documents peuvent suffire à établir l’identité d’un demandeur d’asile à la fois son nom et/ou sa nationalité- même en l’absence de pièces d’identité officielles, ou lorsque les documents officiels fournis étaient falsifiés (Arewel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 334 au para 24 ; Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 20 aux para 15, 20; Eromosele au para 62). Ceci n’a pas été fait en l’instance.

[34] D’abondant, ces éléments de preuve devaient aussi être considérés globalement, et non individuellement. À ce sujet, le paragraphe 68 de la décision Eromosele est particulièrement pertinent en l’instance :

[68] La SAR a commis une erreur dans son analyse de la carte d’électeur, notamment en ne faisant pas sienne la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité et en ne procédant pas à sa propre analyse concernant la conclusion défavorable tirée par la SPR au sujet de la crédibilité du demandeur. En outre, la SAR n’a pas déterminé si la carte d’électeur, le certificat d’études, le certificat d’origine ou le certificat de mariage étaient authentiques. Elle n’a pas non plus cherché à savoir si ces documents, ainsi que les photos de mariage et la photo de passeport de Mme Eromosele, avaient, lorsqu’on les examinait globalement et non pas isolément, une valeur probante suffisante pour répondre aux préoccupations exprimées par la SAR au sujet des pièces d’identité principales — comme le certificat de naissance — et pour établir l’identité du demandeur en tant que Momoh Peace Eromosele (voir Nti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 595 au para 21). Par conséquent, je conclus que la décision de la SAR n’est pas raisonnable.

(Emphase et soulignement ajoutés)

[35] Étant donné cette conclusion, il n’est pas nécessaire pour la Cour d’examiner les autres arguments soulevés par Mme Yangongo.

[36] Notons toutefois que la SAR ne pouvait pas non plus affirmer qu’aucun des documents présentés ne comportait de « caractéristique de sécurité » , alors qu’en réalité, certains, comme la commission d’affectation au ministère des finances de la demanderesse et les actes de naissance de ses enfants, portaient bien des cachets officiels dont l’authenticité aurait pu être évaluée plus en détail (Dai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 723 au para 9 citant notamment Zheng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 877 au para 18). La Cour note aussi, quant au commentaire de la SAR que certains documents n’étaient que des copies, et non des originaux, que lorsqu’elle a demandé des documents additionnels à Mme Yangongo, la SAR a elle-même bel et bien demandé si la Demanderesse pouvait en produire une « copie » . Il semble donc étrange -voir déraisonnable- de reprocher à la demanderesse le fait que tous les documents qu’elle a produits, dans le cadre d’une audience virtuelle, sont des copies.

[37] La Cour trouve également étrange, face à toute la preuve au dossier, que la SAR soulève l’enjeu d’absence de preuve de nationalité, pour écarter la lettre de la tante et de l’amie de la demanderesse. Non seulement la question de la nationalité ne semblait pas être un enjeu devant la SPR, ni dans les questions additionnelles de la SAR, mais la lettre de l’oncle de la Demanderesse, fait spécifiquement référence au fait qu’elle est de nationalité congolaise. Pourtant, la SAR n’en fait aucunement référence alors que celle-ci, et certains autres documents susmentionnés au paragraphe 31 du présent jugement, contredisent directement le paragraphe 37 de la Décision. Ici, la présomption à l’effet que le décideur administratif est présumé avoir considéré toute la preuve au dossier (voir notamment Espitia Amador au para 32) est repoussée.

[38] Notons enfin qu’en plus d’omettre entièrement de traiter d’une des trois lettres que la demanderesse a produites -celle de son oncle-, la SAR prétend que les lettres de sa tante et de son amie ne sont pas « des documents acceptables » (formule qui renvoie présumément à l’article 106 de la LIPR). Or, dans la mesure où la jurisprudence susmentionnée confirme que les lettres de proches peuvent, du moins lorsqu’elles font partie d’un ensemble plus large de documents et déclarations, suffire à établir l’identité d’un demandeur d’asile, se limiter à dire que ce ne sont pas des « documents acceptables » ne peut pas constituer une justification suffisante pour les écarter.

III. Conclusion

[39] La demande de contrôle judiciaire est accordée. La Cour est d’avis que l’appréciation par la SAR de plusieurs des éléments de preuve documentaires soumis par la demanderesse était déraisonnable. La demande d’asile de Mme Yangongo est retournée à la SAR pour un nouvel examen par un autre décideur.

[40] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et la Cour est convaincue que les faits particuliers de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-14040-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Danielle Ferron »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-14040-24

 

INTITULÉ :

MARTINE NIONGAMI YAGONGO c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 septembre 2025

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE FERRON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 septembre 2025

 

COMPARUTIONS :

Aristide Koudiatou

 

Pour LA DEMANDERESSE

(MARTINE NIONGAMI YANGONGO)

 

Sherry Rafai Far

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aristide Koudiatou

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour LA DEMANDERESSE

(MARTINE NIONGAMI YANGONGO)

Sherry Rafai Far

Ministère de la Justice du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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