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Date : 20060906

Dossier : T-1080-05

Référence : 2006 CF 1069

Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2006

En présence de l’honorable Johanne Gauthier

 

ENTRE :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

 

CHAMBRE IMMOBILIÈRE

DU GRAND MONTRÉAL

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Chambre immobilière du Grand Montréal (CIGM) demande l’annulation de mon ordonnance du 28 juin 2005 émise ex parte en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e supp.), c.1 (la LIR), et autorisant le Ministre du revenu national à exiger de la CIGM qu’elle fournisse des renseignements et documents (fichiers électroniques) concernant un groupe de contribuables non nommés.

 

[2]               Dans sa demande originale, la CIGM demandait ainsi à la Cour de déclarer que le paragraphe 231.2(3) de la LIR et l’ordonnance du 28 juin 2005 étaient incompatibles avec les articles 7, 8 et 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch.11, et que l’ordonnance soulevait des problèmes eu égard à la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, L.R.Q. c. P-39. La CIGM a confirmé à l’audience qu’elle ne soulevait plus ces arguments et abandonnait ces conclusions, et ce, même si un avis de question constitutionnelle a été signifiée au Procureur Général du Canada, de même qu’aux procureurs des provinces et territoires concernés. Compte tenu de ce changement, la Cour ne réfèrera qu’aux informations pertinentes aux questions qui demeurent en litige.

 

Contexte

[3]               La CIGM est un organisme à but non lucratif incorporé en 1954 qui regroupe près de 8500 membres, soit environ 71% des agents et courtiers immobiliers du Québec. Parmi les membres de la CIGM, 21% ont leur place d’affaire dans la région de la Montérégie/Rive-Sud.

 

[4]               La CIGM est une des douze (12) chambres immobilières au Québec. La mission première de cette dernière est de promouvoir et de protéger les intérêts professionnels et d’affaires de ses membres afin qu’ils accomplissent avec succès leurs objectifs d’affaires. La CIGM opère un réseau de services inter-agence surnommé EDGARD. Dans le cadre des opérations de ce système entre membres compétiteurs, la CIGM recueille divers types d’informations dans une banque de données qui peut être consultée par ses membres. La CIGM détient plusieurs renseignements nominatifs sur ses membres, de même que sur 63% de toutes les propriétés vendues au Québec.

 

[5]               Dans son affidavit déposé au soutien de la requête ex parte du Ministre, madame Christiane Joly, vérificatrice des petites et moyennes entreprises au bureau de la Montérégie/Rive-Sud de l’Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC) indique qu’elle a entrepris en octobre 2004, un projet visant la vérification des agents immobiliers et des courtiers agréés demeurant ou ayant leurs places d’affaires dans le territoire desservie par le bureau des services fiscaux de la Montérégie Rive-Sud de l’ADRC.

 

[6]               Le but de ce projet serait d’établir, en vertu du paragraphe 9(1) et de l’alinéa 12(1) a) et b) de la LIR, si les montants de commission reçus ou à recevoir de la vente d’immeubles, ont bien été déclarés et donc d’évaluer si les contribuables concernés ont respecté leurs devoirs et obligations prévus à la LIR.

 

[7]               Pendant la période de démarrage de ce projet, madame Joly a examiné le site internet de la CIGM et s’est satisfaite que celle-ci détient beaucoup d’informations pertinentes. La pertinence de ces informations a été confirmée en mars 2005, lors de la vérification d’un courtier spécifiquement nommé dans le cadre du projet piloté par madame Joly.

 

[8]               La CIGM reconnaît qu’elle s’est conformée à des demandes de renseignements provenant de l’ADRC dans le passé parce que celles-ci visaient des personnes nommées.

 

[9]               Au paragraphe 17 de sa dénonciation assermentée, madame Joly indique que :

Pour déterminer si les agents et courtiers immobiliers, membres de la CIGM, demeurant ou ayant leur place d’affaires sur le territoire desservi par le bureau des services fiscaux de la Montérégie/Rive-sud, de l’ADRC ont respecté les dispositions précitées de la LIR, il est essentiel que la CIGM fournisse au Ministre du revenu national les renseignements suivants [...].

 

 

i)    La liste des membres de la CIGM inscrits à titre d’agents immobiliers ou à titre de courtiers ou de courtiers agréés.

 

[10]           Sur les fichiers électroniques à lui fournir, le Ministre demandait à la CIGM d’inclure le nom, prénom, date de naissance, adresse, téléphone, code de membre, numéro de certificat, numéro d’assurance sociale et d’autres renseignements sur ces personnes. Finalement, le Ministre demandait que soit fournie la liste des propriétés vendues par chaque agent immobilier pour les années 2002, 2003 et 2004, y inclus divers renseignements décrits dans la demande péremptoire de renseignements.

 

[11]           Au paragraphe 18 de sa dénonciation assermentée, madame Joly ajoute qu’elle a des motifs raisonnables de croire que toutes les personnes à l’égard de qui les informations sont exigées, constituent un groupe identifiable au sens de l’alinéa 231.2(3)a) de la LIR (soit les agents et courtiers immobiliers, membres de la CIGM, demeurant et ayant leur place d’affaires sur le territoire desservi et dont les codes postaux sont décrits dans la demande péremptoire de renseignements.

 

[12]           Madame Joly a été interrogée sur son affidavit par les procureurs de la CIGM.

 

[13]           La CIGM a, de son côté, déposé l’affidavit de monsieur Beauséjour afin d’établir que l’information qu’elle détient n’est pas complète, ni fiable, parce qu’elle est donnée volontairement, que l’information quant aux commissions n’est pas nécessairement à jour, et que ses membres n’incluent pas tous les agents immobiliers et courtiers résidants dans le territoire décrit par madame Joly.

 

[14]           Il indique aussi que, la CIGM devra dédier entre 1500 et 2000 heures de travail pour répondre à cette demande péremptoire. Toutefois, depuis le dépôt de cette preuve, le Ministre a modifié sa position et les parties s’entendent que si l’ordonnance est déclarée valide, elle devra quand même être modifiée par la Cour en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés à l’article 231.2(6), de façon à exclure certains codes postaux et à préciser sous quelle forme l’information pourra être produite.[1]

 

Questions en litige

[15]           Comme je l’ai indiqué, la CIGM a limité les questions à être déterminées comme suit :

i)                    Le Ministre a-t-il établi quel groupe de personnes non-désignées nommément dans la demande est identifiable, tel que requis à l’article 231.2(3) a) de la LIR?

ii)                   Le Ministre a-t-il établi l’existence d’une enquête sérieuse et véritable à l’égard des personnes du groupe visé par la demande?

iii)                 L’information recherchée est-elle suffisamment concluante pour justifier qu’une autorisation soit émise en vertu de 231.2(3)?

 


 

Analyse

a)         Groupe identifiable

 

[16]           Dans l’ordonnance du 28 juin 2005, la Cour indiquait qu’elle était satisfaite que les renseignements exigés de la CIGM concernaient un groupe identifiable de personnes non désignées nommément. En l’espèce, il s’agissait des courtiers et agents immobiliers, membres de la CIGM, dont les codes postaux étaient énoncés à l’annexe A de la demande péremptoire jointe à l’ordonnance.

 

[17]           La CIGM conteste cette conclusion. Bien qu’elle reconnaisse que ce groupe est composé de personnes qu’elle peut clairement identifier, elle soumet que la jurisprudence, particulièrement les décisions dans la Fédération des Caisses populaires Desjardins de Québec c. Le ministre du Revenu national, Cour supérieure, [1997] 2 C.T.C. 159 aux paras. 13, 14, et 16 (C.S.); Canada (le Ministre du revenu national) c. National Foundation for Christian Leadership, 2004 CF 1753 au para. 9, [2004] A.C.F. no. 2139 (QL); Canada (Ministre du revenu national) c. Sand Exploration Ltd. et al., [1995] 3 C.F. 44 [Sand]; Artistic Ideas Inc. c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2005 CAF 68 aux paras. 2, 10, [2005] A.C.F. no. 350 (QL); Fondation Redeemer c. Canada (Ministre du revenu national), 2005 CF 1361 au para. 10, [2005] A.C.F. no. 1678 (QL), et Canada (Le Ministre du revenu national) c. Welton Parent Inc., 2006 C.F. 67 au para. 30, [2006] F.C.J. no. 117 (QL), requièrent que, pour être considéré comme un groupe au sens de l’article 231.2(3)a), il doit s’agir d’un ensemble de personnes qui ont chacune posé un geste précis dans la poursuite d’un même but ou d’un but commun, comme par exemple l’achat d’un même abri fiscal, ou d’un investissement dans un même projet immobilier.

 

[18]           La CIGM soumet que le Ministre ne peut pas choisir ou identifier son groupe sur la base d’un critère arbitraire comme celui d’être membre de la CIGM ou d’avoir un code postal dans un territoire donné. La CIGM note que dans sa lettre circulaire IC 71-14R3 intitulé « La vérification fiscale », est daté du18 juin 1984, le Ministre confirme au paragraphe 5f) que la catégorisation des contribuables pour fins de vérification doit se faire rationnellement et impartialement. Ici, le groupe identifié ne constitue qu’une partie du groupe de personnes qui fait présumément l’objet d’une enquête sérieuse et véritable de la part du Ministre.

 

[19]           Selon la CIGM, si on accepte le genre d’identifiant proposé ici, il faudrait accepter que des groupes décrits par des termes vagues comme, par exemple, « toutes les personnes résidants au Québec » ou « toutes les personnes membres du Barreau » sont des groupes identifiables au sens du paragraphe 231.2(3)a), ce qui ne peut être une interprétation raisonnable.

 

[20]           La Cour a revu attentivement toute la jurisprudence citée, de même que le texte de la disposition visée qui se lit comme suit : 

 

231.2(3) Sur requête ex parte du ministre, un juge peut, aux conditions qu'il estime indiquées, autoriser le ministre à exiger d'un tiers la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément ou plus d'une personne non désignée nommément -- appelée "groupe" au présent article --, s'il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit:

a) cette personne ou ce groupe est identifiable;

b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi;

c) (Abrogé par L.C. 1996, ch. 21, art. 58(1).)

d) (Abrogé par L.C. 1996, ch. 21, art. 58(1).)

231.2(3) On ex parte application by the Minister, a judge may, subject to such conditions as the judge considers appropriate, authorize the Minister to impose on a third party a requirement under subsection 231.2(1) relating to an unnamed person or more than one unnamed person (in this section referred to as the "group") where the judge is satisfied by information on oath that

(a) the person or group is ascertainable; and

(b) the requirement is made to verify compliance by the person or persons in the group with any duty or obligation under this Act.

(c) (Repealed by S.C. 1996, c. 21, s. 58(1).)

(d) (Repealed by S.C. 1996, c. 21, s. 58(1).)

 

 

 

[21]           Il est assez clair qu’en adoptant l’article 231.2(3) en 1986, le législateur voulait remédier aux diverses lacunes identifiées par la Cour suprême du Canada dans James Richardson & Sons, Ltd. c. Canada (Ministre du revenu national), [1984] 1 R.C.S. 614 [Richardson] et Canadian Bank of Commerce v. Canada (Attorney General), [1962] S.C.R. 729 [Bank of Commerce].

 

[22]           Dans Bank of Commerce, ci-dessus, le juge John Robert Cartwright s’exprimant pour la majorité, indique aux pages 738 et 739 que l’ancien article 231.2(3), qui donnait au Ministre le droit de faire des demandes de renseignements péremptoires, devait être interprété restrictivement, c’est à dire que l’information devait être pertinente à l’assujettissement à l’impôt d’une seule ou de plusieurs personnes déterminées.

 

[23]           Dans Richardson, ci-dessus au para. 9, la Cour suprême du Canada cite le juge Gerald Eric Le Dain, alors à la Cour d’appel fédérale, lorsque celui-ci explique que :

[...] Dans l’avis majoritaire du juge Cartwright (tel était alors son titre), l’expression [traduction] « une ou plusieurs personnes déterminées » voulait dire, à l’évidence, non pas des personnes nommées, mais simplement des personnes existantes et qu’on peut identifier. La mention de tous les clients de l’appelante qui font le commerce de denrées à terme tombe dans le sens de cette expression.

 

 

[24]           Il est évident, vu les propos du juge Carthwright au bas de la page 738 de la décision Bank of Commerce, ci-dessus, que si les clients du courtier Richardson avaient fait l’objet d’une enquête sérieuse et véritable, le Ministre aurait eu le droit d’ordonner la divulgation de documentation à leur égard. C’est donc dire que, pour la Cour suprême du Canada, un groupe défini comme « les clients de Richardson qui font commerce de denrées à terme » aurait constitué un groupe acceptable ou un groupe de personnes déterminées.

 

[25]           Rien dans les mots utilisés à l’alinéa 231.2(3)a) ou dans le but recherché par le législateur en adoptant cette disposition ne justifie de restreindre le sens usuel du mot « identifiable » - qui peut être identifié. Une telle interprétation permet de rencontrer le but recherché par le législateur et par la Cour suprême du Canada lorsqu’elle a établi que la Cour doit pouvoir déterminer si les personnes concernées font l’objet d’une enquête sérieuse et véritable.

 

[26]           Dans Sand, ci-dessus, le juge Marshall Rothstein a rejeté l’argument que, pour qu’un groupe soit identifiable, le Ministre doit établir qu’il est au courant de l’existence d’au moins une personne du groupe. Il indique au paragraphe 25 :

[...] Je ne vois aucune raison logique, et rien dans l’alinéa 231.2(3)a), qui donne à entendre que, pour que le groupe soit identifiable, le ministre doive connaître l’existence d’au moins une personne. Le groupe des acheteurs de données sismiques vendues par les quatre intimées est identifiable. S’il n’y a que 12 acheteurs, les intimés le confirmeront. S’il y en a d’autres, ils seront identifiés à partir des dossiers des intimés. 

 

 

[27]           Comme l’indique la Cour suprême du Canada dans R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627 au para 33, il est essentiel au bon fonctionnement d’un système fiscal basé sur le principe de l’auto-déclaration et de l’auto-cotisation que le Ministre du revenu national dispose « de larges pouvoirs de vérification des déclarations des contribuables et d'examen de tous les documents qui peuvent être utiles pour préparer ces déclarations.  Le Ministre doit être capable d'exercer ces pouvoirs, qu'il ait ou non des motifs raisonnables de croire qu'un certain contribuable a violé la Loi.  Il est souvent impossible de dire, à première vue, si une déclaration a été préparée de façon irrégulière.  Les contrôles ponctuels ou un système de vérification au hasard peuvent constituer le seul moyen de préserver l'intégrité du régime fiscal. » [mon souligné]

 

 

[28]           Le Ministre a donc entière discrétion pour choisir quels contribuables feront l’objet d’une enquête ou d’une vérification quant à leur assujettissement à l’impôt. Il doit avoir les coudées franches. La taille du groupe à être vérifié est aussi entièrement discrétionnaire. De plus, il n’y a aucune indication que le Ministre ne respecte pas les lignes directives fixé dans la circulaire IC 71-14R3 et que le choix qu’il a fait n’est pas impartial. Comme dans Sand, ci-dessus, il n’y a aucune raison logique d’accepter l’argument de la CIGM.

 

[29]           La Cour confirme que le Ministre a établi à sa satisfaction que la demande péremptoire, autorisée le 28 juin 2005, concerne un groupe de personnes identifiables au sens de 231.2(3)a).

 

b)      Enquête sérieuse et véritable

 

[30]           La CIGM soumet que le projet auquel réfère madame Joly dans son affidavit n’est pas une enquête sérieuse et véritable au sens où l’entendait la Cour suprême du Canada dans Richardson, ci-dessus.

 

[31]           Elle indique que madame Joly a confirmé lors de son interrogatoire sur affidavit qu’il s’agissait d’un projet très vaste qui visait le milieu du courtage « at large » et qu’elle savait que les informations requises n’étaient pas suffisamment précises pour lui permettre de cotiser quelque contribuable visé par la demande péremptoire.

 

[32]           Toujours selon la CIGM, madame Joly a aussi confirmé que l’information demandée lui fournirait des données qui serviraient d’ « outils de base » lors d’une autre étape du projet. Madame Joly ne savait pas pourquoi l’ADRC lui avait demandé de cibler ce milieu et n’avait aucune information à l’effet que les contribuables membres de la CIGM ne respectaient pas la loi.

 

[33]           Dans Richardson, la Cour suprême du Canada a déclaré que, si le Ministre voulait vérifier en général si les négociants en denrées observaient la loi, il ne pouvait pas le faire au moyen d’une recherche à l’aveuglette. C’est en vertu de l’ancienne version de l’article 232.1 de la LIR (alors 231(3)) que le Ministre pouvait se renseigner sur les affaires des clients d’un courtier en denrée comme Richardson.

 

[34]           La CIGM souligne que dans Richardson, au paragraphe 20, la Cour a indiqué que, si le Ministre croyait sérieusement que d’une manière générale les négociants ne déclaraient pas leur revenu, il peut en vertu de l’ancien article 221(1)d) de la LIR, exiger qu’ils déclarent toutes « les opérations qu'ils ont conclues dans leur commerce de denrées à terme. Après avoir obtenu un tel règlement, il est alors en mesure d'exiger ces déclarations, peu importe qu'une enquête soit ou non en cours au sujet d'une ou plusieurs personnes déterminées. »

 

[35]           Selon la CIGM, le Ministre essaie dans ce dossier de faire exactement ce que la Cour Suprême du Canada a dit qu’il ne pouvait faire dans Richardson, ci-dessus. Elle s’appuie, de plus, sur la lettre circulaire IC 71-14R3, ci-dessus, pour établir qu’un « projet de vérification » n’est pas une vérification.

 

[36]           La lettre circulaire IC 71-14R3, qui explique le rôle, les politiques et les méthodes de vérification fiscale, décrit en effet aux paragraphes 14 à 19, le processus de sélection des déclarations aux fins de la vérification.

 

[37]           Au paragraphe 16, on y indique :

Bien que la majorité des dossiers vérifiés soient prélevés dans le cadre du processus de sélection exposé ci-dessus, voici trois autres moyens auxquels le Ministère peut avoir recours :

 

a)         Projets de vérification – Il arrive souvent qu’un sondage soit fait du degré d’observation d’un groupe de contribuables. Si les résultats du sondage indiquent un niveau élevé d’inobservation parmi les membres du groupe, il se peut qu’une vérification soit effectuée pour chacun des membres du groupe à l’échelle locale, régionale ou nationale.

 

b)         Tuyaux ou indices – Les renseignements provenant d’autres dossiers, d’autres vérifications ou enquêtes ou de sources extérieures y compris ceux fournis par les dénonciateurs, peuvent mener au choix d’un dossier en particulier pour fins de vérification;

 

c)                  Dossiers secondaires – Un dossier peut être prélevé pour vérification à cause d’un certain lien avec au autre dossier prélevé précédemment. Par exemple, si plusieurs contribuables partagent un même lieu d’affaires, relèvent de la même compétence et qu’un de leurs dossiers a été prélevé pour vérification, il est habituellement plus convenable, tant pour le Ministère que pour les contribuables, que tous les dossiers soient examinés au cours de la même vérification. En outre, les affaires de ces contribuables sont souvent si entremêlées qu’elles obligent le vérificateur à les examiner ensemble.

 

[mon souligné]

 

[38]           Selon la CIGM, bien que le processus de sélection fasse partie des activités de l’ADRC, il ne constitue qu’une étape préliminaire. À ce stade, aucun contribuable ne fait l’objet d’une vérification ou d’une enquête sérieuse et véritable au sens de Richardson.

 

[39]           La CIGM indique qu’elle ne conteste pas la légalité de l’alinéa 231.2(3), et ce, même si deux conditions qui avaient été ajoutées dans la loi après l’arrêt Richardson ont été abrogées en 1996. Elle indique, toutefois, que le Ministre ne peut pas en abrogeant ces conditions qu’il avait lui-même adoptées en réponse à la décision dans Richardson, faire fi de ce jugement qui limite clairement son champ d’action.

 

[40]           Selon le Ministre, il est clair que le projet de madame Joly n’est pas un sondage pour déterminer le degré d’observation d’un groupe de contribuables. En effet, le demandeur soumet que lors de son interrogatoire, madame Joly a clairement indiqué que la décision a déjà été prise de procéder à la vérification du groupe de contribuables identifié dans l’affidavit. Elle a même dit que si les membres de la CIGM sont au nombre de 300, elle devra procéder à l’examen des 300 dossiers.

 

[41]           Le Ministre dit, de plus, que l’expression « projet visant la vérification » n’a pas été utilisée comme terme de l’art et ne réfère pas au « projet de vérification » auquel réfère cette directive à laquelle il n’avait même pas songé et qui n’a de toute façon aucune force de loi.

 

[42]           Pour le demandeur, il est évident que lorsque l’ADRC procède à un programme ou plan de vérification aussi important, il faut nécessairement comme première étape que l’ADRC obtienne de l’information qui lui permette d’établir des priorités, de même que des informations de base qui seront utilisées lors des vérifications effectuées au bureau et sur place.

 

[43]           Le Ministre argue que l’ADRC a le devoir d’assurer le respect de la loi, et que cela implique qu’il procède souvent à des vérifications au hasard. Il doit avoir le même pouvoir lorsqu’il procède à la vérification de dossiers choisis par un ordinateur que lorsqu’il choisit  de cibler un groupe à une échelle locale, comme dans la Montérégie.

 

[44]           Selon le Ministre, pour qu’une enquête soit sérieuse et véritable, il faut simplement qu’elle soit faite dans le but décrit dans à l’alinéa 231.2(3)b) et qu’elle s’applique à un groupe identifiable au sens de 231.2(3)a). Il soumet que le témoignage et l’affidavit de madame Joly démontre clairement que la demande de renseignement à la CIGM n’est pas faite de façon capricieuse et qu’elle répond à ces deux exigences.

 

[45]           Les parties s’entendent que, malgré les changements apportés à la loi depuis les décisions de la Cour suprême du Canada dans Bank of Commerce et Richardson, l’interprétation restrictive de l’article 231.2 demeure applicable, car il s’agit d’une mesure attentatoire (voir R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757 au para. 80).

 

 

[46]           Toutefois la Cour suprême du Canada a donné peu d’indices dans Richardson,  sur ce qui constitue une enquête sérieuse et véritable. Elle a seulement donné des exemples à contrario, soit l’expédition de pêche et la recherche à l’aveuglette. Elle a aussi indiqué que la compilation de données générales sur une catégorie de personne ne constitue pas une enquête sérieuse et véritable qui permet l’application de l’article 231.2.

 

[47]           Deux ans plus tard, le législateur adoptait le paragraphe 231.2(3). Dorénavant, le Ministre devait retenir une autorisation avant d’envoyer une demande péremptoire de renseignements à un tiers concernant un contribuable non désigné nommément. Il devait remplir quatre conditions pour obtenir cette autorisation. En plus des deux qui existent toujours, le Ministre devait établir des motifs raisonnables de croire au non respect de la loi et qu’il n’y avait pas d’autres moyens faciles d’obtenir l’information.

 

[48]           Dans Canadian Forest Products Ltd. c. Canada (Ministre national du revenu), [1996] A.C.F. no 1147 au para. 7, le juge en chef adjoint James Alexander Jerome notait que ces quatres conditions visaient à protéger les contribuables et les tiers contre les enquêtes abusives.

 

[49]           Le juge Marshall Rothstein dans Sand, ci-dessus, reprenait le même thème en indiquant que ces quatre conditions visaient à s’assurer que la demande était faite dans le cadre d’une enquête sérieuse et véritable comme suit :

14.       Bien que les arrêts Richardson et Bruyneel permettent de faire une mise en contexte utile, il est important de remarquer que la loi applicable aujourd'hui est différente de celle qui s'appliquait alors. Le point de vue restrictif adopté dans ces arrêts était justifié par l'ampleur de la disposition, qui, interprétée trop libéralement, aurait ouvert la porte à des abus de la part du fisc. Dans l'arrêt Richardson, à la page 622, le juge Wilson décrit les effets néfastes que pouvait entraîner une interprétation libérale de l'ancien paragraphe 231(3):

 

       Les termes du par. 231(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu sont incontestablement très généraux et, à première vue, ils s'appliquent à toute demande de renseignements adressée à quiconque est au courant des affaires d'une autre personne concernant son assujettissement à l'impôt. En d'autres termes, ce paragraphe permet, si on lui donne une interprétation large, d'explorer les affaires d'un contribuable et il enjoint à quiconque est en mesure de contribuer à cette exploration d'y participer. Il n'est pas nécessaire que le Ministre soupçonne l'inobservation de la Loi ou encore moins qu'il ait des motifs raisonnables et probables de croire que la Loi a été enfreinte, comme l'exige le par. 231(4). On pouvait se prévaloir du paragraphe pour demander les renseignements en question à la condition qu'ils aient une incidence (ou peut-être même qu'ils puissent simplement avoir une incidence) sur l'assujettissement à l'impôt d'un contribuable.

 

 

15.      L'avocat du ministre avance, et je suis d'accord, que l'article 231.2 a été adopté pour régler ces difficultés. À la différence du paragraphe 231(3), les paragraphes 231.2(2) et (3) indiquent expressément le processus que le ministre doit suivre pour obtenir que des tiers lui fournissent des renseignements ou des documents se rapportant à des contribuables non désignés nommément. Une demande ministérielle adressée à des tiers afin d'obtenir des renseignements au sujet des affaires fiscales d'une autre personne nécessite maintenant l'autorisation d'un tribunal. En vertu du paragraphe 231.2(3), il doit y avoir dénonciation sous serment portant que: la personne est identifiable; le but poursuivi est celui de vérifier l'observation de la Loi par la personne; il est raisonnable de s'attendre, pour n'importe quel motif, à découvrir une infraction à la Loi; il n'est pas possible d'obtenir plus facilement les renseignements recherchés. Forcer le ministre à se conformer à cette procédure règle la question des effets néfastes décrits dans l'arrêt Richardson, et a aussi pour but de prévenir les recherches à l'aveuglette.

 

[50]           C’est pour cela que les tribunaux n’ont jusqu’à maintenant pas eu à décider si tous les éléments sont nécessaires pour rencontrer le principe établi dans Richardson.

 

[51]           La position de la CIGM à l’effet que le Ministre doit, malgré les amendements de 1996, établir qu’il a une bonne raison d’enquêter, qu’il ne le fait pas à l’aveuglette et que cette information est véritablement nécessaire et ne peut pas être obtenue autrement est difficile à concilier avec l’intention claire exprimée par le législateur en 1996.

 

[52]           Il semble aussi que le pouvoir de la Cour d’examiner cette question soit limitée par le paragraphe 231.2(6) qui décrit le rôle du juge lors de la révision d’une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 231.2(3).

 

[53]           Compte tenu de la preuve devant moi, il ne sera pas nécessaire de répondre à cette question aujourd’hui, car même en adoptant la position du Ministère à l’effet qu’une enquête est sérieuse et véritable lorsqu’elle est faite dans le but décrit à l’alinéa 231.2(3)b) et vise un groupe identifiable, la Cour doit conclure que l’ordonnance doit être annulée.

 

[54]           Comme l’a indiqué le représentant du Ministre à l’audience, le Ministre a choisi de ne pas expliquer sa décision d’aller de l’avant avec le projet.

 

[55]           Ceci a eu pour conséquence que la preuve devant la Cour sur la nature de ce projet n’est pas très claire. La CIGM n’a malheureusement pas confronté madame Joly quant à la lettre circulaire IC 71-14R3 et le témoignage de madame Joly soulève plusieurs questions et apporte peu de réponses.

 

[56]           Tantôt, il semble que la décision de vérifier tous et chacun des agents et courtiers immobiliers, membres de la CIGM, a effectivement été prise et que nous serions donc sans contredit au niveau de l’enquête sérieuse et véritable de ces personnes. Tantôt, madame Joly dit qu’elle fait partie de l’équipe de l’élaboration de la charge de travail. Selon ses dires, cela signifie que c’est elle qui à sélectionnera des dossiers à être transférés à la vérification. Elle dit :

 

R .        [...] Moi, j’ai été mandatée en réalité, je fais partie de l’équipe de l’élaboration de la charge de travail. Ça veut dire que c’est moi, à partir du projet, je vais sélectionner des dossiers et les transférer à la vérification, qui seront ... Les dossiers seront attribués à des vérificateurs.

(page 128 dossier du demandeur)

[mon souligné]

 

[57]           Elle souligne aussi qu’une fois l’information reçue de la CIGM, elle la comparera à l’information déjà en possession de l’ADRC.

R.         [...] Puis ça va être l’importance relative des choses. En réalité, un agent qui déclarerait un revenu qui ne serait peut-être pas très élevé par rapport à des transactions qui sont très nombreuses, ça  pourrait faire l’objet d’un travail supplémentaire du côté de ce dossier-là, qui pourrait être sélectionné pour aller un petit peu plus loin dans la gestion du risque du projet.

(page 127 du dossier du demandeur).

 

[58]           Après avoir lu et relu la preuve, en particulier la transcription de l’interrogatoire de madame Joly et la lettre circulaire, la Cour n’est plus satisfaite que le Ministre a établi par prépondérance de preuve qu’il fait une enquête sérieuse et véritable sur le groupe identifié dans la demande péremptoire et dans l’autorisation du 28 juin 2005. En effet, le Ministre n’a pas établi qu’à ce stade-ci du projet, la demande de renseignements vise à établir si tous et chacun des membres de la CIGM (agents et courtiers immobiliers) ont respecté la loi en déclarant tout leurs revenus (alinéa 231.2(3)b)).

 

[59]           Il est évident que cette conclusion n’empêchera pas le Ministre d’obtenir cette information si elle est nécessaire. En fait, le Ministre pourra aisément demander une nouvelle autorisation supportée cette fois par une preuve plus étoffée où il précisera qu’une véritable vérification est en cours à l’égard de tous et chacun des membres de ce groupe et pas seulement une enquête ou projet visant à sélectionner les membres du groupe qui devront plus tard faire l’objet d’une vérification.

 

 

 

 

c)      Des informations susceptibles d’être concluantes

 

[60]           Le demandeur ne conteste pas que les renseignements demandés ne sont pas complets ni concluants en soi. Madame Joly a toutefois indiqué que la liste des noms et des transactions qu’elle recevra de la CIGM pourra dans un premier temps servir à établir rapidement s’il y a un certain nombre de non déclarants dans le groupe identifié dans sa dénonciation assermentée.

 

[61]           Le texte de la loi est clair.  Les renseignements et documents demandés doivent l’être pour vérifier si les personnes qui font l’objet de l’enquête ont respecté quelques devoirs ou obligations prévus à la loi. Selon la jurisprudence, l’information doit être « pertinente » à l’enquête. Nulle part on exige qu’elle soit susceptible d’être concluante.

 

[62]           La CIGM reconnaît, à ce jour, que son argument n’est appuyé par aucune doctrine ou jurisprudence. La Cour ne peut l’accepter. Il ne s’agit pas d’un critère que la Cour est autorisé à réviser en vertu du paragraphe 231.2(6).

 

d)         Conclusion

 

[63]           La Cour conclut qu’elle n’est pas convaincue de l’existence des conditions prévues au paragraphe 231.2(3), particulièrement celle de l’alinéa (3)b). L’ordonnance du 28 juin 2005 est donc annulée avec dépens.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

            L’ordonnance du 28 juin 2005 est annulée avec dépens.

 

« Johanne Gauthier »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1080-05

 

INTITULÉ :                                       Ministre du Revenu national c. Chambre immobilière du Grand Montréal

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 27 juillet 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            L’HONORABLE JUGE JOHANNE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 septembre 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Pierre Lamothe

Me Maria Bittichesu

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Simon Grégoire

Me François Morin

Me Virginie Chan

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, Q.C.

Sous-Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Borden Ladner Gervais S.R.L.

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 



[1] Les parties ont informé la Cour que les termes précis d’une telle ordonnance ne pourraient lui être fournis avant le mois de septembre.


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