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Date : 20250929


Dossier : IMM-15477-24

Référence : 2025 CF 1597

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2025

En présence de l’honorable madame la juge Saint-Fleur

ENTRE :

PATRICIA ZAPIEN DE HERNANDEZ

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR] d’une décision rendue le 29 février 2024 par un agent [Agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] rejetant la demande d’Évaluation des risques avant renvoi [ERAR] de la demanderesse.

[2] L’Agent a conclu que la demanderesse n’a pas démontré l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution pour elle au Mexique ou qu’elle y serait exposée au risque d’être torturée ou de voir sa vie menacée ou d’être exposée à un risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

[3] La demanderesse soutient que l’Agent a omis d’évaluer le risque auquel elle ferait face au Mexique en tant que femme ainsi que celui auquel elle serait exposée en tant que personne ayant des problèmes de santé mentale, ce qui a rendu sa décision déraisonnable. Le défendeur soutient que l’Agent n’a pas commis d’erreurs et que la décision est raisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse.

II. Contexte

A. Les faits

[5] La demanderesse est une citoyenne du Mexique.

[6] En mai 2011, la demanderesse est arrivée au Canada. En 2011, elle a obtenu le statut de résidente permanente du Canada.

[7] En novembre 2022, alors qu’elle rentrait au Canada après un séjour au Mexique et à la suite du contrôle au point d’entrée, la demanderesse a été déclarée interdite de territoire pour ne pas avoir respecté son obligation de résidence d’au moins 730 jours au Canada sur une période de cinq (5) ans précédant le contrôle. Une mesure d’interdiction de séjour a alors été émise à son endroit en novembre 2022. La demanderesse a interjeté l’appel de cette mesure devant la Section d’appel de l’Immigration [SAI], laquelle a conclu que les motifs invoqués étaient insuffisants pour lui accorder une mesure spéciale et a rejeté son appel le 4 avril 2023. La demanderesse a présenté une Demande d’autorisation et demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision qui a été rejetée par la Cour le 5 septembre 2023.

[8] En juin 2023, lors d’une entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada en prévision de son renvoi, la demanderesse a été informée qu’elle pouvait déposer une demande ERAR. Ce qu’elle a fait en juillet 2023.

B. La Décision de l’Agent

[9] Au soutien de sa demande d’ERAR, la demanderesse a allégué craindre d’être persécutée au Mexique parce qu’elle avait reçu des menaces de la part d’un groupe criminel qui avait extorqué son entreprise entre 2007 et 2010. La demanderesse a également indiqué craindre de retourner au Mexique parce qu’elle est aux prises avec des problèmes de santé et qu’elle n’aurait pas de soutien social et communautaire. Finalement, la demanderesse a fait valoir qu’elle craint la violence faite aux femmes au Mexique, d’autant plus qu’elle est une femme âgée et vulnérable.

[10] L’Agent a rejeté la demande de la demanderesse estimant que la preuve au dossier est insuffisante pour établir que la demanderesse fait partie d’un groupe persécuté et qu’elle fait face à plus qu’une simple possibilité de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR. L’Agent a également conclu que la preuve est insuffisante pour démontrer qu’elle est personnellement à risque au sens de l’article 97 de la LIPR au Mexique.

[11] L’Agent a d’abord conclu que la demanderesse ne démontre pas de crainte subjective relativement aux risques liés au fait qu’elle a été extorquée par un groupe criminel de 2007 à 2010. Cela parce que la demanderesse a affirmé dans sa demande ERAR qu’elle ne serait pas à risque d’extorsion advenant son retour au Mexique, puisqu’elle n’est plus en affaires et qu’elle ne possède plus d’entreprise.

[12] L’Agent a ensuite évalué les risques allégués par la demanderesse et qui sont liés à des problèmes de santé et au fait qu’elle soit une femme âgée et vulnérable. Selon les conclusions de l’Agent, advenant un retour au Mexique, la demanderesse ne serait pas exposée à un risque en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

[13] Selon l’Agent, la documentation objective sur le Mexique et la preuve soumise par la demanderesse ne permettent pas d’établir l’existence d’une politique étatique discriminatoire envers elle ou bien ou envers les personnes souffrant des problèmes de santé dont elle souffre ou que l’État mexicain refuserait de la traiter.

[14] Quant aux allégations de la demanderesse voulant qu’elle n’aurait pas de soutien social ou communautaire au Mexique, puisque les membres de sa famille sont décédés, l’Agent a conclu qu’ils ne constituent pas un risque au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

[15] En terminant, l’Agent a déterminé que la documentation objective soumise par la demanderesse discute de féminicides et de la violence liée au cartel, mais qu’il s’agit là de conditions qui s’appliquent à l’ensemble de la population et donc de risques généralisés. L’Agent a conclu que la demanderesse n’a pas établi pourquoi elle serait personnellement à risque sous l’article 96 de la LIPR ou encore de l’article 97. Selon l’Agent, la demanderesse n’a pas démontré de lien entre ces risques généralisés et sa situation personnelle tel qu’allégué dans sa demande ERAR.

C. La question en litige et la norme de contrôle

[16] La question en litige dans la présente affaire est celle de savoir si la décision de l’Agent de rejeter la demande ERAR de la demanderesse est raisonnable.

[17] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[18] La Cour suprême a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique pour le contrôle judiciaire d’une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]). Aucune des situations justifiant le renversement de cette présomption ne se présente dans le cadre du présent contrôle judiciaire (Vavilov aux para 25, 33, 53; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27). Il faut ainsi déterminer si la Décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

[19] Le rôle de la Cour est simplement de déterminer, à la lumière de la preuve et des arguments qui ont été présentés devant le décideur principal, si la décision est raisonnable (Paquin c Canada (Procureur général), 2024 CF 1430 au para 3).

[20] La demanderesse a le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable de la décision, à cet effet, il doit convaincre la Cour que la décision souffre « de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). D’ailleurs, lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour de soupeser la preuve à nouveau pour arriver à une autre décision (Vavilov au para 125).

III. Analyse

A. La décision de l’Agent n’est pas raisonnable

[21] La demanderesse soutient que la décision de l’Agent est déraisonnable parce qu’il a commis une erreur en concluant qu’elle n’a pas démontré appartenir à un groupe social risquant la discrimination et la persécution en vertu des articles 96 et 97 de LIPR. Elle reproche à l’Agent d’avoir erré en omettant d’évaluer les risques auxquelles elle serait soumise en tant que femme advenant son retour au Mexique.

[22] Le défendeur soutient pour sa part que le fardeau de preuve appartient à la personne qui demande un ERAR et qu’il lui revient de démontrer qu’elle a besoin de la protection du Canada (Nhengu c Citoyenneté et Immigration, 2018 CF 913 au para 6; Buname c Cioyenneté et Immigration, 2023 CF 353 au para 26).

[23] Je suis d’accord que le fardeau de preuve repose sur les épaules de la demanderesse, cela dit, je souscris aux arguments de la demanderesse. L’Agent a commis des erreurs graves qui rendent sa décision déraisonnable.

[24] En premier lieu, l’allégation de la demanderesse voulant qu’elle craigne pour sa vie et sa sécurité au Mexique en raison de son genre et du fait qu’elle soit âgée et vulnérable, est un élément central de sa crainte alléguée de retour. Cependant, cette crainte n’a pas fait l’objet d’un examen sous l’article 96 de la LIPR.

[25] De plus, la conclusion de l’existence d’un risque généralisé en vertu de l’article 97 de la LIPR ne libère pas l’Agent de devoir effectuer une analyse des allégations de persécution que la demanderesse allègue et dont elle serait victime en raison de son appartenance au groupe social des femmes mexicaines en vertu de l’article 96 de la LIPR. Les deux phrases selon lesquelles : « [l]e reste de la documentation objective soumise discute de féminicides et de la violence liées au cartel » et « [i]l s’agit de conditions qui s’appliquent à l’ensemble de la population » ne sauraient suffire pour démontrer que l’Agent a effectué une telle analyse.

[26] L’Agent indique avoir pris connaissance de la documentation portant spécifiquement sur les féminicides. Cela dit, il ressort de la lecture de ses motifs qu’il n’en a pas vraiment tenu compte puisqu’il conclut que cette documentation expose des conditions qui s’appliquent non pas particulièrement aux femmes, mais bien à l’ensemble de la population mexicaine.

[27] Ensuite, il ressort clairement de la jurisprudence que les agents sont présumés tenir compte de tous les éléments de preuve dont ils disposent. S’il n’est pas tenu de mentionner ou de traiter chaque élément de preuve documentaire sur lequel une partie s’est fondée, l’agent doit cependant traiter les éléments de preuve contradictoires (Zarinejad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 177 au para 20; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 616 au para 21; Jama c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1459 au para 17).

[28] En l’occurrence, la preuve au dossier, tant celle soumise par la demanderesse et celle qui se trouve dans le Cartable national de documentation sur le Mexique ne se limitent pas à la question des féminicides et à la violence des cartels en ce qui concerne la situation des femmes mexicaines. La demanderesse a d’ailleurs souligné tant dans son mémoire des faits et du droit que durant l’audience devant cette Cour que de nombreux documents en preuve qui font référence à la violence que subissent les femmes au Mexique et plus particulièrement dans l’état de Chihuahua où vivait la demanderesse. Pourtant, rien dans les motifs de l’Agent ne démontre qu’il a analysé cette preuve. L’Agent ne mentionne et ne fait aucune référence à la preuve documentaire au dossier à cet égard.

[29] Qui plus est, alors que la demanderesse allègue que sa crainte en tant que femme est exacerbée par les circonstances particulières soit le fait qu’elle est âgée et vulnérable, là encore, la Décision est silencieuse. Les motifs de l’Agent ne montrent pas que ces circonstances personnelles de la demanderesse ont été examinées sous la loupe de l’article 96 dans le cadre d’une analyse de la crainte fondée sur l’appartenance de la demanderesse au groupe social des femmes mexicaines.

[30] À la lumière de ce qui précède, il était déraisonnable pour l’Agent de conclure que la preuve est insuffisante pour démontrer que la demanderesse fait face à une possibilité de persécution sous l’article 96.

IV. Conclusion

[31] J’accueille la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse puisque la décision de l’Agent est déraisonnable. L’affaire doit être renvoyée à IRCC pour nouvel examen devant un agent différent.

[32] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans IMM-15477-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée pour un nouvel examen devant un Agent d’immigration principal différent.

  3. Aucune question n’est à certifier.

« L. Saint-Fleur »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-15477-24

INTITULÉ :

PATRICIA ZAPIEN DE HERNANDEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 SEPTEMBRE 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SAINT-FLEUR

DATE DES MOTIFS :

LE 29 SEPTEMBRE 2025

COMPARUTIONS :

Me Suzanne Taffot

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Larissa Foucault

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

HERITT AVOCATS

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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