Date : 20250923
Dossier : IMM-14815-24
Référence : 2025 CF 1556
Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2025
En présence de l’honorable madame la juge Saint-Fleur
ENTRE : |
LADY DIANA YOGNA |
demanderesse |
et |
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 11 juin 2024 rendue par la Section de protection des réfugiés [SPR] rejetant la demande d’asile de la demanderesse présentée en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR].
[2] La SPR a conclu que la demanderesse n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution selon l’article 96 de la LIPR ni qu’elle serait personnellement exposée aux risques énumérés à l’article 97 de la LIPR advenant son retour au Cameroun. Cela, parce qu’elle n’a pas réussi à établir de manière crédible les allégations à l’appui de sa demande d’asile, soit essentiellement qu’elle a été ciblée par des séparatistes anglophones [Ambazoniens] au Cameroun et que ceux-ci maintenaient un intérêt actuel envers elle.
[3] La demanderesse demande le contrôle judiciaire de la décision de la SPR estimant qu’elle n’est pas raisonnable puisque les conclusions de la SPR sont basées sur des appréhensions et des suppositions. Selon elle, les motifs de la SPR se contredisent et ne sont pas rattachés aux faits.
[4] Le défendeur soutient pour sa part que la décision de la SPR est raisonnable puisque la conclusion que la demanderesse n’est pas crédible est basée sur de nombreuses lacunes dans la preuve qui n’ont pu être justifiées par des explications raisonnables de la part de la demanderesse.
[5] Pour les raisons qui suivent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.
II. Contexte
[6] La demanderesse, Lady Diana Yogna [demanderesse], est citoyenne du Cameroun. Le 1er avril 2016, alors qu’elle se trouvait à Buea en vacances chez un oncle, elle et lui ont été attaqués par des Ambazoniens qui ont dépouillé le quartier en frappant sur tout le monde. La demanderesse a mis fin à ses vacances et s’est rendue à Douala chez sa tante. Là, en mai 2026, alors qu’elle se trouvait au marché avec sa tante, elle a croisé l’un des assaillants de Buea qui l’a reconnue. L’homme a alerté la population et la demanderesse s’est réfugiée dans un poste de police. Les policiers lui ont dit ne rien pouvoir faire pour elle et lui ont conseillé de se réfugier ailleurs.
[7] Grâce à l’aide d’un cousin, en juin 2026, la demanderesse a quitté le Cameroun pour les États-Unis munie d’un visa de visiteur. Elle y a d’abord vécu avec son conjoint violent qu’elle a fui pour se réfugier chez un cousin qui s’est également montré violent.
[8] Le 8 janvier 2023, la demanderesse est arrivée au Canada en provenance des États-Unis.
III. Question en litige et norme de contrôle
[9] La question en litige dans cette affaire est la suivante est celle de savoir si la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile de la demanderesse est raisonnable.
[10] Les parties soumettent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Je dois donc évaluer si la décision rendue par la SPR était intelligible et justifiée à la lumière du droit applicable et des faits qui lui ont été soumis (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99).
IV. Analyse
A. Le cadre d’analyse de la SPR
[11] La demanderesse fait l’argument que la décision de la SPR n’est pas transparente ou intelligible et donc déraisonnable parce que le cadre d’analyse utilisé par la SPR exclut l’article 96 de la LIPR alors que ses allégations sont en lien avec la persécution par des séparatistes anglophones envers elle qui est francophone. Pour le défendeur, cet argument manque d’intelligibilité.
[12] À mon avis, le choix de cadre d’analyse de la SPR ne rend pas sa décision déraisonnable puisque le récit de la demanderesse n’a pas été jugé crédible quant à ses allégations face aux Ambazoniens. Dans ce contexte particulier, cette conclusion de manque de crédibilité quant à la crainte des Ambazoniens vaut tant autant pour une analyse en vertu de l’article 96 qu’en vertu de l’article 97 de la LIPR.
B. La conclusion sur le manque de crédibilité de la demanderesse est raisonnable
[13] La demanderesse soutient que la conclusion de la SPR quant à son manque de crédibilité est déraisonnable, car la SPR a omis d’y consacrer une analyse rigoureuse et s’est concentrée sur des éléments périphériques. Plus précisément dans un premier temps, la demanderesse fait valoir qu’il n’y a pas eu de contradiction relativement aux deux attaques perpétrées par les Ambazoniens. Selon elle, c’est plutôt la SPR qui semble faire une confusion entre les circonstances dans lesquelles elle a croisé ses agents de persécution et les motifs de sa crainte. Je ne peux souscrire à cet argument.
[14] Selon son narratif soumis à l’appui de sa demande d’asile, la première attaque vécue par la demanderesse est survenue le 1er avril 2016, lorsqu’elle était en vacances chez son oncle à Buea et qu’elle se trouvait en compagnie de ce dernier. Selon son narratif toujours, des Ambazoniens dépouillèrent le quartier où ils se trouvaient, frappant tout le monde. Après ce drame, elle a décidé de mettre un terme à ces vacances et s’est rendue dans la capitale Douala chez sa tante. C’est là, chez sa tante au mois de mai 2016, où est survenue la seconde attaque. Selon son narratif, alors qu’elle circulait au marché avec sa tante, elle a reconnu le visage d’un des attaquants d’avril. Toutefois, selon son témoignage à l’audience, la demanderesse a indiqué que la première attaque des Ambazoniens est survenue le 1er avril 2016 alors qu’elle circulait dans un marché avec sa tante. Selon son témoignage à l’audience, une seconde attaque a eu lieu au mois de mai 2016 alors qu’elle se trouvait chez son oncle. La demanderesse a expliqué ces contradictions en affirmant qu’il s’agissait d’un oubli de sa part. Cette explication n’a pas été jugée raisonnable par la SPR. Je ne vois pas d’erreur de la SPR.
[15] Considérant qu’il s’agit là de deux versions des deux seuls événements qu’elle a allégués pour faire valoir sa crainte face aux séparatistes anglophones et des raisons qui l’ont poussé selon ses prétentions à quitter le Cameroun, il était raisonnable pour la SPR de trouver que l’explication de la demanderesse n’est pas raisonnable.
[16] De plus, je suis d’accord avec le défendeur qui souligne que ces deux incidents sont au cœur de son récit. Ce sont les deux seules rencontres de la demanderesse avec les personnes qu’elle craint et sont pertinents quant à la motivation de celles-ci envers elle. Il ne s’agit pas d’éléments périphériques, mais ils constituent plutôt des éléments essentiels de la demande d’asile de la demanderesse.
[17] Dans un deuxième temps, en ce qui concerne la plainte de la demanderesse auprès des autorités camerounaises, cette dernière reproche à la SPR de ne pas avoir tenu compte de certains passages du rapport psychologique qu’elle a soumis. La SPR aurait ignoré que ce rapport indique une difficulté à identifier, différencier et exprimer ses émotions et que la demanderesse présente un trouble de stress post-traumatique complexe. La demanderesse reproche aussi à la SPR de ne pas avoir considéré les mises en garde de son conseil invitant le tribunal à tenir compte de sa personnalité et du fait qu'elle ait été confuse lorsque questionnée sur la plainte.
[18] Le défendeur fait remarquer que la demanderesse s’est contredite de manière importante sur cette question d’une plainte aux autorités. Dans son narratif et durant son témoignage devant la SPR, elle a mentionné avoir porté plainte auprès des autorités camerounaises suivant la première attaque. Cependant, lors de son entrevue menée à son arrivée avec les autorités canadiennes, elle a plutôt déclaré ne pas avoir porté plainte contre ses agents de préjudice, car elle avait trop peur. Pour le défendeur, la SPR a eu raison de trouver que l’explication de la demanderesse pour expliquer cette contradiction n’est pas raisonnable. Je suis d’accord.
[19] La SPR a tenu compte des observations du conseil voulant que la demanderesse ait un accident vasculaire cérébral et que cela était susceptible d’affecter ses réponses et sa compréhension des questions et qu’elle était jeune au moment de quitter son pays. Je trouve que la SPR s’est montrée sensible face au vécu de la demanderesse aux États-Unis. La SPR a également tenu compte du rapport psychologique. La conclusion de la SPR voulant que la demanderesse n’ait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, avoir porté plainte auprès des autorités camerounaises suivant la première attaque des Ambazoniens est raisonnable.
[20] Dans un troisième temps, la demanderesse soutient que la conclusion de la SPR voulant que les agents de persécution n’aient pas d’intérêt envers elle est déraisonnable. Selon elle, la SPR s’échine à démontrer que ses proches demeurés au Cameroun ne sont pas exposés à la menace qu’elle dit redouter alors que rien ne soutient un tel raisonnement. La demanderesse avance qu’il n’y a pas de contradiction ou d’opposition entre la preuve et ses prétentions quant aux attaques des Ambazoniens et que la guerre entre francophones et anglophones est toujours en cours. À mon avis, ces reproches de la demanderesse ne sont pas fondés.
[21] Il était raisonnable pour la SPR de conclure que la demanderesse n’a pas établi que les agents de préjudice ont un intérêt actuel envers elle.
[22] La demanderesse fait valoir une crainte de retour au Cameroun causée par des événements survenus en 2016. Il est donc raisonnable que la SPR cherche à savoir si les personnes que redoute la demanderesse ont un intérêt actuel envers elle considérant le passage du temps. Il est tout à fait raisonnable pour la SPR de prendre en considération le fait que la tante et l’oncle n’aient pas déménagé et soient restés dans leurs domiciles respectifs sans avoir été importunés par ces personnes. Selon la demanderesse, il s’agit de l’oncle et la tante qui étaient présents à ses côtés lors des attaques perpétrées par les personnes qu’elle craint. De même, il était raisonnable pour la SPR de prendre en compte le fait que ces personnes n’aient pas recherché la demanderesse au cours des huit années qui ont suivi son départ du Cameroun.
[23] Je ne vois pas d’erreur dans l’analyse de la SPR relativement à l’intérêt des agents du préjudice qui serait susceptible de rendre sa décision déraisonnable.
[24] Somme toute, il était raisonnable pour la SPR de conclure que la demanderesse n’a pas établi, de manière crédible, avoir été ciblée par des séparatistes anglophones et que ceux-ci maintenaient un intérêt envers elle.
C. L’analyse de la SPR concernant le profil de femme seule de la demanderesse est raisonnable
[25] Selon les prétentions de la demanderesse, la conclusion de la SPR relativement à son profil de la femme seule est déraisonnable parce que la SPR a conclu à une insuffisance de preuve plutôt que sur sa crédibilité. La demanderesse soutient qu’il est déraisonnable d’avoir pris en compte que sa mère, ses cousines, tantes et oncles habitent au Cameroun. Selon elle, laSPR semble présumer que les liens familiaux suffisent à eux seuls pour lui assurer des ressources.
[26] Le défendeur soutient pour sa part que la conclusion de la SPR est raisonnable puisqu’elle se fonde sur une appréciation de la preuve documentaire objective contenue dans le Cartable national de documentation sur le Cameroun. Pour le défendeur, la SPR a justement conclu que la demanderesse n’avait pas démontré présenter le profil des femmes seules susceptibles d’être à risque comme celles en situation de déplacement en raison du conflit armé qui sévit au Cameroun ou celles qui vivent dans les zones anglophones. Je partage l’avis du défendeur.
[27] Dans la présente affaire, la SPR a conduit une analyse sérieuse et méticuleuse de la preuve documentaire pertinente sur la situation des femmes seules au Cameroun et les problèmes auxquelles elles peuvent être confrontée. La SPR a également sérieusement examiné les circonstances personnelles de la demanderesse. Il était loisible pour la SPR de prendre en compte le fait que plusieurs membres de sa famille élargie, y compris sa mère, son oncle, sa tante, ses cousines, certains avec qui elle vivait d’ailleurs avant de partir aux États-Unis, résident actuellement au Cameroun. Il s’agit là d’éléments pertinents qui revenaient à la SPR d’évaluer.
[28] Par conséquent, la conclusion de la SPR voulant que la demanderesse n’ait pas démontré présenter le profil d’une femme devant vivre seule au Cameroun et qui serait affectée par les problèmes énoncés dans la preuve documentaire est raisonnable. L’était tout autant sa conclusion à l’effet qu’elle n’a pas établi qu’elle vivrait seule au Cameroun et qu’elle y serait dans l’absence de ressources.
[29] La décision de la SPR est fondée sur des considérations pertinentes qui ressortent de la preuve soumise et ses motifs qui possèdent les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.
V. Conclusion
[30] La demanderesse n’a pas démontré que la décision de la SPR est déraisonnable. Je rejette la demande de contrôle judiciaire.
[31] Les parties ne soulèvent pas de question certifiée et je conviens qu’aucune ne se pose.
JUGEMENT dans IMM-14815-24
LA COUR STATUE que :
-
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
-
Il n’y a aucune question à certifier.
« L. Saint-Fleur »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-14815-24 |
|
INTITULÉ : |
LADY DIANA YOGNA c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 15 SEPTEMBRE 2025 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE SAINT-FLEUR |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 23 SEPTEMBRE 2025 |
|
COMPARUTIONS :
Me Alain-Guy Sipowo |
Pour LA DEMANDERESSE |
Me Suzon Létourneau |
Pour LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
AGS AVOCAT INC. Montréal (Québec) |
Pour LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour LE DÉFENDEUR |