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Dossier : T-2284-25

Référence : 2025 CF 1527

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 septembre 2025

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

HIKVISION CANADA INC ET HANGZHOU HIKVISION DIGITAL TECHNOLOGY CO LTD

demanderesses

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS

(Ordonnance et motifs confidentiels rendus le 16 septembre 2025)

I. Aperçu

[1] Les demanderesses, Hikvision Canada Inc [Hikvision Canada] et Hangzhou Hikvision Digital Technology Co Ltd [Hikvision], demandent la suspension de l’application du décret [le décret] que le gouverneur en conseil [le GEC] a pris le 27 juin 2025 en vertu du paragraphe 25.4(1) de la Loi sur Investissement Canada, LRC 1985, c 28 [la LIC], jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire principale ou jusqu’à une date qui sera fixée par la Cour. À compter de la date de la prise du décret, Hikvision Canada avait 120 jours pour procéder à sa liquidation et cesser l’ensemble de ses activités au Canada au motif qu’elle [l’investissement] portait atteinte à la sécurité nationale.

[2] Pour que la Cour accueille la demande, les demanderesses doivent satisfaire au critère en trois étapes énoncé dans l’arrêt RJR--MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334 [RJR]. Elles doivent démontrer : (i) qu’il existe une question sérieuse à juger, (ii) qu’elles subiront un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée, et (iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la suspension puisque le préjudice qu’elles subiront si la suspension n’est pas accordée sera plus important que celui que subirait le défendeur (le procureur général du Canada [le PGC]) si la suspension était accordée.

[3] Le PGC reconnaît qu’il existe une question sérieuse à juger et que Hikvision Canada subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée, mais n’est pas d’accord pour dire que la prépondérance des inconvénients penche en faveur des demanderesses. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le risque accru que représentera la distribution des produits de Hikvision Canada pour la sécurité nationale si la suspension est accordée l’emporte sur les préjudices commerciaux que subiront les demanderesses si la suspension n’est pas accordée. Par conséquent, la requête sera rejetée. Toutefois, j’ordonnerai que l’affaire se poursuive en tant qu’instance à gestion spéciale afin que la date d’audience soit fixée et qu’un échéancier concernant les prochaines étapes de la demande soit établi, le tout rapidement.

II. Contexte

A. Régime législatif établi par la LIC

[4] La LIC est le principal instrument dont dispose le gouvernement du Canada pour examiner les investissements étrangers au Canada. L’un des objectifs de la LIC consiste à prévoir un mécanisme d’examen des investissements importants effectués au Canada par des non-Canadiens et susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale. Un tel investissement, comme celui en l’espèce, peut constituer une « nouvelle entreprise canadienne ».

[5] Selon l’alinéa 11a) et l’article 12 de la LIC, le non-Canadien qui se propose de faire un investissement en vue de constituer une nouvelle entreprise canadienne doit déposer un avis auprès du directeur des investissements [le directeur] avant que l’investissement ne soit effectué ou dans les trente jours qui suivent. Après avoir reçu l’avis et fait foi de sa date de réception, le ministre de l’Industrie [le ministre] dispose d’un délai de quarante-cinq jours pour déterminer s’il y a des motifs raisonnables de croire que l’investissement pourrait porter atteinte à la sécurité nationale (paragraphe 25.2(1) de la LIC). Le processus d’examen est mené par la Division de l’examen des investissements [la DEI] de la Direction générale de l’examen des investissements étrangers et de la sécurité économique [la DGEIESE] d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada [ISDE], avec l’appui du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le MSPPC] et d’autres ministères et organismes gouvernementaux, dont le Service canadien du renseignement de sécurité [le SCRS], le Centre de la sécurité des télécommunications Canada et le ministère de la Défense nationale.

[6] Si le ministre est d’avis qu’un investissement pourrait porter atteinte à la sécurité nationale, il est tenu de prendre un arrêté prolongeant l’examen de l’investissement (paragraphe 25.3(1) de la LIC). Lorsque l’examen d’un investissement est prolongé, l’entité non canadienne peut présenter des observations et soumettre des engagements écrits en réponse à l’avis (paragraphe 25.3(4) de la LIC). L’entité non canadienne recevra également un résumé des préoccupations du ministre. La question ne sera renvoyée au GEC qu’après l’examen de ces documents, la tenue de consultations supplémentaires avec le MSPPC et d’autres intervenants ainsi que l’élaboration par le ministre d’un rapport de recommandations.

[7] Une fois saisi de la question, le GEC peut prendre par décret toute mesure qu’il estime indiquée pour préserver la sécurité nationale, notamment : a) ordonner à l’investisseur non canadien de ne pas effectuer l’investissement, b) autoriser l’investisseur non canadien à effectuer l’investissement selon les modalités précisées dans le décret, c) exiger que l’investisseur non canadien se départisse du contrôle de l’entreprise canadienne ou de son investissement dans l’entité (paragraphe 25.4(1) de la LIC). Les décrets du GEC sont définitifs et ne sont pas susceptibles d’appel, mais peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire sous le régime de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (article 25.6 de la LIC).

B. Examen relatif à la sécurité nationale de Hikvision Canada

[8] L’investissement, Hikvision Canada, a commencé à exercer ses activités au Canada en mai 2015. Hikvision Canada est une filiale en propriété exclusive de HDT International Limited, une société de Hong Kong qui, avec des participations directes et indirectes, appartient exclusivement à Hikvision, une société ouverte de la République populaire de Chine [la RPC] dont les actions sont inscrites à la Bourse de Shenzhen. À la date de la prise du décret, la Commission de la supervision et de l’administration des biens de l’État, une entité gouvernementale de la RPC, détenait indirectement 41,12 % des droits de vote et la part la plus importante des actions de Hikvision par l’intermédiaire de trois filiales en propriété exclusive au sein de la China Electronics Technology Group [la CETC].

[9] Hikvision Canada vend et distribue des produits de l’Internet des objets (ou « IDO »), y compris des caméras de sécurité, des enregistreurs vidéo en réseau, des systèmes de contrôle de l’accès, des interphones, des logiciels de gestion d’appareils et des tablettes pour des conférences ainsi que des produits électroniques traditionnels, notamment des écrans DELP, des moniteurs, des commutateurs et des accessoires connexes. Hikvision Canada distribue les produits de Hikvision par l’intermédiaire de distributeurs nationaux et régionaux indépendants. Ces derniers fournissent les produits aux intégrateurs et aux installateurs, qui s’occupent ensuite de les vendre aux utilisateurs finaux.

[10] En septembre 2024, ISDE a communiqué avec Hikvision Canada puisqu’elle n’avait pas déposé d’avis conformément à l’alinéa 11a) et à l’article 12 de la LIC.

[11] Le 8 novembre 2024, Hikvision Canada a déposé son avis, conformément à la LIC, ainsi qu’une lettre qui faisait état de ses activités. Il ressort de la lettre que Hikvision avait déposé l’avis en retard parce qu’elle avait mal compris les obligations qui lui incombaient aux termes de la LIC. Le 15 novembre 2024, le directeur a fait foi de la date de réception de l’avis complet de Hikvision Canada.

[12] Entre novembre 2024 et juin 2025, un examen relatif à la sécurité nationale a été mené à l’égard de l’investissement. L’examen comprenait de multiples demandes de renseignements de la part de la DGEIESE, des réponses et des engagements venant de Hikvision Canada, ainsi qu’une présentation en personne offerte par Hikvision Canada à la DGEIESE le 6 mars 2025 pour officiellement se pencher sur le résumé des préoccupations en matière de sécurité nationale de cette dernière.

[13] Voici un résumé des préoccupations :

[traduction]

Hikvision Canada Inc (Hikvision Canada) est une filiale de Hangzhou Hikvision Digital Technology Co Ltd (Hikvision) dont le siège social se situe à Hangzhou, en République populaire de Chine (la RPC). Hikvision entretient des liens étroits avec la RPC et le Parti communiste chinois, notamment par l’intermédiaire de son actionnaire majoritaire, China Electronics Technology HIK Group Co Ltd.

Hikvision est assujettie aux politiques et aux lois de son gouvernement national, notamment la Loi sur la sécurité nationale (2015) et la Loi sur le renseignement national (2017). Ces lois obligent les citoyens et les organisations à aider les organes de la RPC, y compris ses services de sécurité et du renseignement. Les cadres législatifs de la RPC et la relation que Hikvision entretient avec le gouvernement de la RPC augmentent le risque que la technologie et les données de Hikvision soient exploitées par la RPC, peu importe de l’endroit où elles sont stockées ou recueillies.

Hikvision Canada a été établie en vue de faciliter la vente et la distribution des produits de Hikvision au Canada, par l’entremise de son réseau de distributeurs. Sa principale gamme de produits au Canada se compose, entre autres, de caméras de sécurité, d’enregistreurs vidéo en réseau, de systèmes de contrôle de l’accès, d’interphones, de logiciels de gestion d’appareils et de tablettes pour des conférences.

L’établissement et la poursuite de l’exploitation de l’entreprise canadienne aux fins définies plus haut entraîneraient une implantation accrue et continue des produits de Hikvision sur le marché, ce qui augmenterait le risque d’activités d’espionnage et d’activités relatives au renseignement par la RPC au Canada. Cet investissement pourrait donc être préjudiciable à la sécurité nationale du Canada.

[Notes de bas de page omises.]

[14] Le 27 juin 2025, le GEC a émis le décret, par lequel il exige, entre autres, que :

2. Hikvision Canada cesse immédiatement toutes ses activités au Canada, notamment en annulant tout bon de commande et en cessant tout service de mise en marché et de [soutien] après-vente, à l’exception de celles qui sont nécessaires pour satisfaire aux exigences prévues à l’article 3.

3. Au plus tard cent vingt jours après la date de la prise du présent décret, Hikvision Canada procède à sa liquidation au Canada, notamment en fermant tous ses établissements au Canada, en licenciant tous les individus au Canada travaillant contre rémunération dans le cadre de son exploitation et en mettant fin à tous les contrats avec tous les individus au Canada travaillant à leur compte dans le cadre de son exploitation.

4. Afin de se conformer aux exigences prévues à l’article 3, Hikvision Canada ne peut vendre ou transférer les produits qu’elle a offerts au Canada à des entités qui mènent des activités au Canada.

5. Hikvision ne peut mener au Canada, même indirectement, aucune des activités qui étaient exercées par Hikvision Canada, à l’exception de ce qui est nécessaire pour satisfaire aux exigences prévues à l’article 3.

[15] La même journée, le ministre a également fait la déclaration publique suivante en vue d’annoncer le décret :

[…] le gouvernement du Canada interdit l’achat ou l’utilisation de produits Hikvision dans l’ensemble des ministères, agences et sociétés d’État. Le gouvernement procède également à une vérification des installations existantes afin de s’assurer que d’anciens produits Hikvision ne soient pas utilisés à l’avenir.

[16] Le 4 juillet 2025, Hikvision Canada a avisé le PGC qu’elle avait l’intention de déposer une demande de contrôle judiciaire du décret et une requête urgente visant une suspension provisoire ou interlocutoire du décret.

[17] Le 5 juillet 2025, par suite d’une entente conclue avec le PGC, les délais prévus par le décret ont été prolongés, passant du 4 juillet 2025 jusqu’à la date à laquelle la présente requête sera tranchée. Hikvision Canada a également été autorisée à reprendre ses activités au Canada [l’accord de prolongation].

[18] Hikvision Canada a déposé une demande de contrôle judiciaire le 7 juillet 2025. Le 31 août 2025, elle a signifié ses éléments de preuve à l’égard de la demande. Hikvision Canada fait savoir qu’elle n’a pas l’intention de présenter de requêtes procédurales. Aucune date n’a encore été fixée pour l’audition de la demande et aucun échéancier n’a encore été établi concernant les prochaines étapes.

[19] Le 10 juillet 2025, les demanderesses ont déposé un avis de requête ainsi qu’un échéancier approuvé par les parties concernant le dépôt des documents et l’audition de la requête.

[20] Les parties ont déposé des éléments de preuve dans leurs documents relatifs à la requête. Les demanderesses ont déposé trois affidavits, soit deux affidavits de Yang (Nicolas) Zhang, président de Hikvision Canada, et un affidavit de Chuck Davis, vice-président, Sécurité de l’information à l’échelle mondiale au sein de Hikvision. Dans leurs affidavits, M. Zhang et M. Davis fournissent des renseignements sur les demanderesses et leurs activités commerciales et abordent la question du préjudice irréparable. Le défendeur a présenté un seul affidavit, soit celui de Robert McCarty, agent principal d’investissements à la DEI au sein de la DGEIESE. M. McCarty a pris part à l’examen relatif à la sécurité nationale de Hikvision Canada. Dans son affidavit, il donne des renseignements quant au processus d’examen national de la LIC et à l’examen relatif à la sécurité nationale de Hikvision Canada.

III. Analyse

[21] En l’espèce, la Cour doit seulement déterminer s’il y a lieu d’accorder une suspension au titre de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Pour ce faire, il faut que le critère en trois étapes énoncé dans l’arrêt RJR soit respecté et, comme principe fondamental, que la Cour soit convaincue que l’octroi d’une suspension est « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 aux para 1, 25).

A. Question sérieuse

[22] Comme je le mentionne plus haut, la première étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR exige que les demanderesses établissent l’existence d’une question sérieuse à juger dans la demande principale. Les exigences minimales pour établir l’existence d’une question sérieuse ne sont pas élevées et la Cour n’a qu’à faire un examen préliminaire du fond de l’affaire pour être convaincue qu’elle n’est ni futile ni vexatoire (RJR, aux pages 337-338).

[23] Les demanderesses soutiennent que la demande de contrôle judiciaire soulève d’importantes questions, dont celle de savoir si le décret était raisonnable et s’il était fondé sur des conclusions de fait erronées. Elles font valoir que les risques pour la sécurité nationale sur lesquels repose le décret sont fondés sur une mauvaise compréhension des caractéristiques technologiques et du fonctionnement du produit des demanderesses. Le défendeur admet que la question de savoir si le décret est raisonnable n’est ni futile ni vexatoire. Je conviens qu’il existe une question sérieuse à juger et que la première étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR est respectée.

B. Préjudice irréparable

[24] Selon la deuxième étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR, les demanderesses doivent établir qu’elles subiront un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée. Comme l’explique la Cour suprême du Canada à la page 341 de l’arrêt RJR : « Le terme “irréparable” a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié ». On parle de préjudice irréparable lorsque la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise, de lui faire subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale.

[25] Pour établir l’existence d’un préjudice irréparable, le demandeur doit présenter une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures démontrant qu’un préjudice irréparable sera subi si la requête en suspension demandée n’est pas accordée : United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7 [US Steel]. La partie doit établir qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable, et non pas hypothétique et conjectural, qui ne pourra être redressé plus tard : China Mobile Communications Group Co Ltd c Canada (Procureur général), 2021 CF 1277 au para 40 [China Mobile], renvoyant à Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24 et Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M-I LLC, 2020 CAF 3 au para 11.

[26] Dans la présente requête, les demanderesses ont présenté des éléments de preuve sur le préjudice irréparable provenant de Hikvision Canada et Hikvision. Selon le témoignage de M. Zhang, le décret enjoignant à Hikvision Canada de cesser immédiatement ses activités causera les préjudices suivants :

[27] M. Zhang fait également référence au préjudice qui découle du décret, soit celui d’exiger à Hikvision Canada de procéder à sa liquidation dans les 120 jours qui suivent la date de la prise du décret. Ce préjudice comprend la perte d’un maximum de 66 postes et les dépenses connexes qui résultent des licenciements forcés sans motif, des pénalités liées aux baux, des atteintes à la réputation et des pertes financières irrécouvrables pour Hikvision Canada et pour les tiers découlant de la résiliation de contrats de service et de l’annulation de tout bon de commande.

[28] Bien que le PGC conteste certains aspects de la preuve présentée, notamment l’étendue du préjudice invoqué, il reconnaît que la deuxième étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR porte sur la nature du préjudice qui sera subi et non pas sur l’étendue de celui-ci. Il ne conteste pas que Hikvision Canada subira, à tout le moins, un certain préjudice irréparable en raison du décret qui l’oblige à cesser ses activités et procéder à sa liquidation. Je suis d’accord pour dire qu’il existe un préjudice irréparable et que, par conséquent, la deuxième étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR est respectée. Je me penche sur l’étendue du préjudice irréparable dans l’examen de la prépondérance des inconvénients.

C. Prépondérance des inconvénients

[29] Le nœud du débat entre les parties concernant la suspension demandée repose sur la prépondérance des inconvénients, c’est-à-dire sur la question de savoir laquelle des parties subira un préjudice plus grand à l’issue de la présente requête et s’il y a lieu d’accorder une suspension. Compte tenu du décret, il est nécessaire de tenir compte de l’intérêt public.

(1) Présomption de préjudice irréparable à l’intérêt public

[30] À titre préliminaire, le défendeur soutient que la nature même du décret, pris par un organisme public chargé de l’application de la LIC, emporte présomption d’un préjudice irréparable à l’intérêt public, ce qui devrait peser lourdement dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients. Il fait référence aux principes juridiques énoncés par le juge en chef Paul Crampton au paragraphe 51 de l’arrêt China Mobile :

[51] Lorsqu’un organisme public applique une loi adoptée de façon valide, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » : RJR, précité, à la p 346. De plus, ce préjudice pèse souvent lourdement dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients : Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 52. C’est le cas notamment lorsque la suspension demandée a pour effet de soustraire la partie qui la sollicite de l’application de la LIC : US Steel, précité, au para 23.

[31] Les demanderesses reconnaissent que la LIC poursuit un objectif d’intérêt public légitime auquel il faut accorder un poids considérable lors de l’appréciation de la prépondérance des inconvénients. Toutefois, elles soutiennent que le poids accordé à l’intérêt public dépend de la portée de la suspension demandée. Les demanderesses affirment que, lorsque la suspension demandée vise une ordonnance contre une société, les motifs d’intérêt public invoqués par le défendeur ne devraient pas dominer l’analyse.

[32] Les demanderesses s’appuient sur le passage suivant de la page 346 de l’arrêt RJR. Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que l’arrêt Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC) [Metropolitan Stores] (auquel il est fait référence dans ce passage de l’arrêt RJR) établit un parallèle avec l’ordonnance et les faits en l’espèce :

L’examen de l’intérêt public peut également être touché par d’autres facteurs. Dans Metropolitan Stores, on a fait remarquer que les considérations d’intérêt public ont davantage de poids dans les cas de « suspension » que dans les cas d’« exemption ». La raison en est que l’atteinte à l’intérêt public est beaucoup moins probable dans le cas où un groupe restreint et distinct de requérants est exempté de l’application de certaines dispositions d’une loi que dans le cas où l’application de la loi est suspendue dans sa totalité.

[Souligné par les demanderesses.]

[33] Comme l’a souligné le défendeur, ni l’arrêt Metropolitan Stores ni aucune des autres affaires auxquelles renvoient les demanderesses (143471 Canada Inc c Québec (Procureur général), 1994 CanLII 89 (CSC); Robinson c Canada (Procureur général), 2019 CF 876; Power Workers Union c Canada (Procureur général), 2022 CF 73) n’ont trait à la LIC ou à la sécurité nationale. Dans l’arrêt US Steel, la Cour d’appel fédérale a reconnu que la LIC vise à assurer que les investissements projetés ne porteront pas atteinte à la sécurité nationale, ce qui constitue un objectif d’intérêt public qui fait fortement pencher la balance. Ce même principe a été réitéré au paragraphe 87 de l’arrêt China Mobile :

[87] […] L’un des objets de la LIC consiste à instituer un mécanisme d’examen des investissements effectués au Canada par des non-Canadiens qui sont susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale : LIC, art 2. Cet élément suffit pour conclure que la LIC « a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable » : US Steel, précité, au para 23. Il est également suffisant pour que soit appliqué le principe selon lequel les mesures prises pour mettre en application la LIC pèsent lourdement : US Steel, précité, au para 23.

[34] Bien que je convienne que la Cour doit tenir compte du préjudice précis qui résulte du décret, il n’en demeure pas moins que la LIC et le décret traitent de questions de sécurité nationale qui soulèvent de graves préoccupations d’intérêt public.

(2) Préoccupations en matière de sécurité nationale

[35] Les demanderesses affirment que le PGC soulève trois préoccupations en matière de sécurité nationale : 1) les produits de Hikvision Canada entraîneront la collecte non autorisée de données, 2) Hikvision Canada est assujettie à l’influence d’un gouvernement étranger, soit celui de la RPC, et 3) il y a un risque d’activités d’espionnage et d’activités relatives au renseignement. Les demanderesses font valoir que chacune de ces préoccupations est réfutée par les éléments de preuve produits à l’appui de la requête.

[36] Les demanderesses renvoient aux affidavits de M. Zhang et de M. Davis selon lesquels ni Hikvision ni Hikvision Canada n’ont accès aux appareils ou aux données des utilisateurs, puisque Hikvision Canada ne vend pas de produits directement aux utilisateurs finaux. Hikvision Canada fait plutôt appel à des distributeurs autorisés qui fournissent un soutien technique par l’entremise de détaillants indépendants. Selon le témoignage de M. Davis, les données audio et vidéo recueillies par les produits des utilisateurs finaux canadiens sont entièrement cryptées et ne sont pas stockées sur les serveurs infonuagiques de Hikvision. De plus, les appareils de Hikvision sont conçus pour être entièrement fonctionnels sans connexion Internet. M. Zhang affirme que Hikvision Canada n’est pas assujettie aux lois de la RPC et qu’on ne lui a jamais demandé de communiquer les données des utilisateurs finaux à un gouvernement étranger. Si jamais elle recevait une telle demande, rien en droit ou dans les faits ne l’obligerait à s’y conformer. M. Davis affirme que Hikvision et Hikvision Canada respectent des processus mondiaux en matière de cybersécurité et de signalement des vulnérabilités et qu’elles ne communiquent aucun renseignement sur les vulnérabilités à d’autres entités ou gouvernements à des fins malveillantes.

[37] Les demanderesses affirment que cette preuve directe réfute les préoccupations en matière de sécurité nationale et qu’on devrait lui accorder un poids plus important qu’à la preuve du défendeur, qui ne comprend que des rapports provenant de tiers. Elles sont d’avis que ces rapports contiennent des allégations non fondées concernant l’utilisation de vulnérabilités logicielles comme arme et ne fournissent aucune preuve directe que Hikvision ou Hikvision Canada soutient le gouvernement de la RPC ou prend part à des activités relatives aux renseignements ou à des cyberactivités menées par le gouvernement de la RPC.

[38] Je conviens qu’il faut tenir compte des préjudices allégués par les parties lors de l’évaluation de la prépondérance des inconvénients. Toutefois, comme l’a fait remarquer le PGC, les observations en adéquation avec la preuve des demanderesses ont déjà été examinées lors de l’examen relatif à la sécurité nationale. Dans le cadre de la présente requête, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer le bien-fondé du décret.

[39] Au paragraphe 100 de l’arrêt China Mobile, le juge en chef Paul Crampton souligne que :

[100] […] la Cour suprême du Canada a avisé les tribunaux, lorsqu’ils évaluent la prépondérance des inconvénients, de se garder de tenter de déterminer si l’octroi d’une injonction entraînerait réellement le préjudice à l’intérêt public allégué par l’autorité publique. La Cour suprême a expliqué qu’une telle approche « amènerait en réalité le tribunal à examiner si le gouvernement gouverne bien, puisque l’on se trouverait implicitement à laisser entendre que l’action gouvernementale n’a pas pour effet de favoriser l’intérêt public et que l’interdiction ne causerait donc aucun préjudice à l’intérêt public » : RJR, précité, à la p 346.

[40] De plus, à mon avis, le fait que le PGC se soit appuyé sur les rapports provenant de tiers n’est pas déterminant en soi. Compte tenu du moment où la requête a été déposée, de la nature des risques en jeu et du type de preuve en question, je reconnais que les éléments de preuve présentés par des tiers peuvent être suffisamment fiables en l’espèce, surtout puisque les examens relatifs à la sécurité nationale sont axés sur le risque, qui est nécessairement prospectif. La preuve contient également des renseignements à l’égard des organes qui peuvent exercer un contrôle sur les demanderesses ou une influence sur elles, ce qui est pertinent pour déterminer si Hikvision est une entreprise d’État (article 3 de la LIC). La preuve n’est pas aussi limitée que l’affirment les demanderesses.

[41] Dans son affidavit, M. McCarty fait référence aux renseignements qui figurent dans l’avis que Hikvision Canada a déposé conformément à la LIC. Ceux-ci étayent que Hikvision est une entreprise d’État contrôlée ou influencée, directement ou indirectement, par le gouvernement de la RPC. Il renvoie au rapport annuel de 2024 de Hikvision dans lequel est énuméré la CETC, à titre de directrice de Hikvision, ainsi que la filiale de la CETC, China Electronics Technology HIK Group Ltd [la CETHIK], comme actionnaire majoritaire. M. McCarty fait également référence aux renseignements supplémentaires qui ont été fournis lors de l’examen relatif à la sécurité nationale selon lesquels deux des neuf membres du conseil d’administration de Hikvision font partie du comité du Parti communiste chinois [le PCC] du groupe CETHIK. En tant que membres du conseil d’administration, ces personnes jouissent de droits de vote conformément à la loi chinoise sur les sociétés. M. McCarty soulève les Lignes directrices sur l’examen relatif à la sécurité nationale des investissements d’ISDE selon lesquelles le gouvernement du Canada examinera de plus près, en vertu des dispositions de la LIC concernant l’examen relatif à la sécurité nationale, tous les investissements étrangers effectués par des entreprises d’État ou des investisseurs privés considérés comme étant étroitement liés à des gouvernements étrangers ou soumis à leurs directives.

[42] M. McCarty, faisant référence au Rapport public du SCRS 2023 et à un rapport du Center for Naval Analyses, soulève les préoccupations concernant la capacité du gouvernement de la RPC d’obliger les citoyens de la RPC n’importe où dans le monde à aider ses services de renseignement et à coopérer avec eux pour contribuer au travail national de renseignement. Il fournit une copie du Rapport public du SCRS 2024 dans lequel on mentionne que la RPC est « la plus grande menace pour le Canada sur le plan de l’espionnage », et qu’elle a pris pour cible tous les échelons du gouvernement et la population canadienne pour défendre les intérêts nationaux de la RPC. Le SCRS estime que les organisations de la RPC et du PCC continueront de représenter « une menace durable pour le Canada » et que la RPC est susceptible d’intensifier ses cyberactivités en 2025. Les préoccupations du SCRS ont été reprises dans l’Évaluation des cybermenaces nationales 2025-2026 du Centre canadien pour la cybersécurité, dans laquelle on mentionne que le programme de cyberactivité de la RPC « surpasse les autres États hostiles au chapitre de la portée et des ressources consacrées aux activités de cybermenace contre le Canada » et qu’il comporte des « capacités mondiales de cybersurveillance, d’espionnage et d’attaque ».

[43] Dans son affidavit, M. McCarty soulève un rapport du Atlantic Council dans lequel on indique que les demanderesses sont classées comme membres de « niveau 1 » au sein de la China National Vulnerability Database of Information Security [la CNNVD]. La CNNVD est un programme de signalement des vulnérabilités liées à la cybersécurité mis en œuvre par le ministère de la Sécurité de l’État, qui est le service civil du renseignement et de la sécurité de la RPC. Il ressort du rapport du Atlantic Council que la Chine avait déjà [traduction] « utiliser les vulnérabilités logicielles signalées à la CNNVD comme arme ».

[44] M. McCarty fait également mention d’un rapport du Stimson Center, un établissement de recherche américain qui vise à éduquer les fonctionnaires au sujet des affaires internationales, dont les intentions stratégiques de la Chine. Le rapport en question fait état des liens étroits qui existent entre Hikvision et les organisations gouvernementales de la Chine, y compris le ministère de la Sécurité publique de la RPC. Le Stimson Center formule des préoccupations à l’égard de Hikvision, notamment les suivantes : elle a remporté plusieurs contrats de surveillance auprès du ministère de la Sécurité publique de la RPC, elle a mentionné dans son prospectus qu’elle avait reçu un important soutien financier du gouvernement chinois, et elle entretient des liens étroits avec le PCC. Il ressort du rapport du Stimson Center qu’en 2019, la loi américaine intitulée National Defense Authorization Act a officiellement interdit aux organismes gouvernementaux d’utiliser les systèmes de vidéosurveillance et le matériel de télécommunications fourni par Hikvision pour des raisons de sécurité. Dans son affidavit, M. McCarty renvoi aux préoccupations constantes qui ont conduit la Federal Communication Commission des États-Unis à interdire, en 2022, l’importation et la vente du matériel de Hikvision aux États-Unis.

[45] Comme l’indique le rapport du Stimson Center, les mesures prises par les États-Unis à l’égard de Hikvision démontrent que le Canada n’est pas le seul pays à avoir des préoccupations en matière de sécurité nationale. En 2019, le gouvernement des États-Unis a déployé des mesures similaires pour bannir l’utilisation des systèmes de vidéosurveillance et du matériel de télécommunications de Hikvision au sein des organismes gouvernementaux tout comme le gouvernement du Canada a mis en œuvre, comme le prévoit sa déclaration publique, l’interdiction d’utiliser le matériel de Hikvision au sein des organismes gouvernementaux à la suite du décret, lequel a été suivi d’une interdiction encore plus sévère en 2022.

[46] Dans la décision China Mobile, le juge en chef Paul Crampton a conclu que les rapports comme ceux en l’espèce étayent suffisamment les allégations du défendeur concernant les activités d’espionnage et d’ingérence étrangère au Canada exercées par la RPC. Comme dans la décision China Mobile, je suis d’avis que les rapports provenant de tiers dont il est question plus haut fournissent suffisamment d’éléments fiables et objectifs concernant les préjudices à l’intérêt public soulevés par le défendeur.

[47] Par conséquent, je conclus qu’il existe suffisamment de preuve pour étayer les préoccupations en matière de sécurité nationale soulevées dans le décret et que la Cour doit se pencher sur ces préoccupations dans son analyse.

(3) Appréciation du préjudice

[48] Les demanderesses soutiennent que la balance devrait pencher en leur faveur, car elles ont présenté une preuve directe du préjudice irréparable réel et immédiat qu’elles subiront si la suspension n’est pas accordée. Elles font remarquer que l’effet du décret se limite à la distribution des produits de Hikvision Canada, qui influencera la présence de celle-ci sur le marché. En l’espèce, le décret n’entraînera pas le retrait des produits de Hikvision du marché, puisque ceux-ci pourront encore être achetés auprès de tiers. Les demanderesses soutiennent que le décret ne permettra donc pas d’éliminer les risques pour la sécurité nationale qu’il vise à prévenir. En fait, comme les produits demeureront sur le marché, ils deviendront moins sûrs sans les systèmes de soutien nécessaires pour remédier à leurs vulnérabilités, ce qui augmentera le risque d’un préjudice plus important dans l’ensemble.

[49] Comme l’a souligné le défendeur, les dispositions de la LIC sur lesquelles repose le décret ont, par leur nature, un effet nécessairement prospectif. Elles ne se fondent pas sur ce qui s’est produit dans le passé ou ce qui se produit dans le présent, mais concernent plutôt l’incidence future de l’investissement sur la sécurité nationale du Canada et l’évaluation du risque. Selon l’évaluation présentée en l’espèce, le préjudice est lié à la présence accrue et continue des produits des demanderesses sur le marché ainsi qu’à la forte progression des ventes mensuelles ( |  |||||||||||||||||| de produits par l’intermédiaire de |||||| détaillants au Canada), ce qui accroît le risque associé d’espionnage et d’autres activités de renseignement de la RPC au Canada.

[50] À mon sens, la distinction établie par les demanderesses ne suffit pas à elle seule pour faire pencher la balance en leur faveur.

[51] Les demanderesses affirment que le décret causera un préjudice irréparable en portant atteinte de manière permanente à la part de marché de Hikvision Canada et en détruisant son entreprise. Comme je le mentionne plus haut, dans son affidavit, M. Zhang fait état du préjudice qui découlera de la cessation des activités de Hikvision Canada et de la liquidation de son entreprise. M. Davis fournit des éléments de preuve supplémentaires pour expliquer le préjudice qui sera causé par la suppression du service après-vente et de gestion des vulnérabilités de Hikvision Canada. Il affirme que cette suppression va à l’encontre des directives établies visant à fournir rapidement des correctifs et rendra les vulnérabilités plus exploitables.

[52] Les demanderesses prétendent que cette preuve directe expose de manière claire et concrète les différents types de préjudice irréparable qu’elles subiront. Selon elles, il y a lieu d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire China Mobile, dans laquelle aucune preuve directe du préjudice irréparable n’avait été présentée. Elles affirment que la Cour devrait donc accorder davantage de poids au préjudice dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients. Elles renvoient aux commentaires du juge en chef Paul Crampton au paragraphe 103 de sa décision :

[103] Les demanderesses ont établi qu’elles subiront un préjudice irréparable si la suspension qu’elles sollicitent n’est pas accordée et qu’elles obtiennent finalement gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire. La perte permanente de certains clients, employés et revenus de CMI Canada est l’un des éléments de ce préjudice, sans compter une certaine atteinte à la réputation et la perte de la licence d’exploitation des STIB par CMI Canada. Toutefois, en l’absence d’éléments de preuve clairs et non conjecturaux étayant d’une manière détaillée et concrète la nature irréparable de ces préjudices, il est très difficile d’avoir une bonne idée de l’ampleur des préjudices qui seront réellement subis si la suspension n’est pas accordée. Par conséquent, le poids que les préjudices invoqués peuvent avoir dans l’ensemble de l’analyse de la prépondérance des inconvénients est inférieur à ce qu’il serait si de tels éléments de preuve avaient été présentés.

[Non souligné dans l’original.]

[53] J’ai examiné attentivement la preuve présentée par les demanderesses. La preuve démontre que si la suspension n’est pas accordée, Hikvision Canada subira des pertes commerciales, une perturbation de ses relations d’affaires, des atteintes continues à sa réputation ainsi qu’une perte d’employés. Je reconnais qu’il y aura une perte de revenus tirés des ventes mensuelles de ||||||||||||||||||||||||, de même que certaines dépenses locatives irrécouvrables et d’autres frais contractuels liés aux produits de Hikvision Canada. Il y aura également une perturbation des relations de Hikvision Canada avec ses distributeurs, l’annulation de commandes ainsi que la suppression des services de soutien liés aux produits (sécurité, garantie et service après-vente) et en matière de cybersécurité et de correctifs fournis par Hikvision Canada jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande. Je reconnais également qu’obliger Hikvision Canada à liquider son entreprise plutôt que lui permettre de céder ses actifs l’empêchera d’atténuer les pertes par la vente de ceux-ci. J’ai pris l’ensemble de ces éléments en considération dans mon analyse.

[54] Toutefois, la preuve produite par les demanderesses présente certaines lacunes qui rendent difficile l’évaluation de l’ampleur du préjudice qui sera causé :

[55] Dans le cadre de la liquidation de l’entreprise de Hikvision Canada, le décret exige que cette dernière licencie toutes les personnes au Canada qui sont employées en lien avec son exploitation ou qui travaillent aux termes d’un contrat de service. Bien que je reconnaisse que cela entraînera la perte permanente de certains employés, je ne suis pas en mesure de déterminer concrètement, à partir de la preuve au dossier, quelles autres possibilités d’emploi ou de réembauche seraient offertes aux employés si la demande de contrôle était accueillie. De plus, les demanderesses n’ont pas précisé comment le licenciement sera mis en œuvre compte tenu du délai prévu de 120 jours.

[56] Comme l’a souligné le défendeur, l’une des modalités du décret prévoit expressément ce qui suit :

7(1) Le ministre peut, à sa discrétion ou sur demande écrite de Hikvision, prolonger tout délai fixé dans le présent décret s’il est convaincu que Hikvision ne sera pas en mesure de remplir ses obligations dans le délai prescrit.

(2) Pour décider de la durée de la prolongation de délai, le ministre tient compte de tout plan qui lui a été fourni au titre de l’article 6 et des objectifs du présent décret.

[57] Ainsi, s’il est compatible avec les objectifs du décret, un plan visant à atténuer certains aspects de ce préjudice, ainsi que d’autres, pourrait être élaboré d’un commun accord.

[58] Bien que je sois d’accord que la preuve au dossier en l’espèce est plus complète que celle dont la Cour disposait dans la décision China Mobile et de sorte que l’on devrait accorder davantage de poids à l’allégation de préjudice des demanderesses, je conclus néanmoins que la preuve présente toujours certaines lacunes qui doivent être prises en compte dans l’exercice de mise en balance.

[59] Les demanderesses affirment que les arguments du défendeur vont à l’encontre de l’accord de prolongation, car ce dernier a pour effet de suspendre provisoirement l’application du décret. Selon elles, puisque le défendeur a accepté de permettre à Hikvision Canada de reprendre l’exploitation de son entreprise et de poursuivre ses activités jusqu’à ce qu’il soit statué sur la présente requête, les risques pour la sécurité nationale ne peuvent être aussi graves que ce qu’il prétend. Les demanderesses affirment que, pour cette raison, la Cour devrait accorder la suspension demandée, qui ne ferait que prolonger l’accord existant pour une période supplémentaire limitée.

[60] L’accord de prolongation en l’espèce semble différent de celui imposé dans la décision China Mobile. Cela me donne à réfléchir, étant donné que les parties ont convenu d’un calendrier pour la présente requête qui était un peu plus long que ce à quoi je me serais attendue pour ce type de requête urgente. Toutefois, j’ai également été surprise que les demanderesses n’aient pris aucune mesure, lorsque la demande de contrôle a été déposée, pour accélérer l’instruction de la demande dans son ensemble. Elles auraient pu demander la gestion de l’instance et solliciter un échéancier accéléré, du moins pour leurs propres étapes, et ainsi démontrer leur intention de limiter le préjudice. Les circonstances entourant certains de ces choix ne sont pas expliquées. De plus, en l’absence d’une copie de l’accord de prolongation et des détails sur la manière dont les modalités et le calendrier ont été établis, je ne saurais conclure que l’accord du défendeur, à lui seul, suffit à invalider sa thèse à l’égard de la présente requête. Cela est d’autant plus vrai que le temps nécessaire pour procéder au contrôle judiciaire (au moins quatre mois pour mener à bien les étapes présentées par les deux avocats) et pour obtenir un jugement (vraisemblablement plusieurs mois supplémentaires) sera largement supérieur à celui nécessaire pour trancher la présente requête.

[61] Il convient également de noter que, bien que l’accord de prolongation soit en vigueur, Hikvision Canada poursuit ses activités tout en demeurant exposée à un risque de litige, car elle est pleinement consciente du décret et du fait que la suspension demandée pourrait ne pas être accordée. Les communications avec les distributeurs doivent être considérées en tenant compte de ce contexte. Rien n’indique que le défendeur ait cherché à exacerber les préjudices en consentant à l’accord de prolongation.

[62] Compte tenu de la preuve présentée par les parties et de l’ensemble de ces facteurs, je suis d’avis que, si la suspension est accordée, les graves préjudices à l’intérêt public liés aux risques pour la sécurité nationale relevés par le défendeur l’emporteront sur les préjudices commerciaux que subiront les demanderesses. De plus, même si je considérais que les préjudices étaient équivalents, je conclurais néanmoins que, pour des motifs fondés sur l’equity, la suspension ne devrait pas être accordée puisque les demanderesses ne se sont pas adressées à la Cour en n’ayant rien à se reprocher.

[63] Bien que Hikvision Canada ait commencé à exercer ses activités au Canada en 2015 et devait déposer un avis relativement à ses activités avant de commencer à les exercer ou dans les 30 jours suivants, Hikvision ne l’a fait que neuf ans plus tard, en novembre 2024, et seulement après y avoir été incitée par ISDE. Le fait que les demanderesses ne connaissaient peut-être pas les exigences de la LIC ou qu’elles les ont peut-être mal comprises n’est pas une excuse, particulièrement compte tenu du fait qu’il s’agit d’une entité avertie, représentée par avocat, qui exerce ses activités à l’échelle mondiale : voir China Mobile, au para 107. Le préjudice résultant de l’obligation pour Hikvision Canada de cesser ses activités et de liquider son entreprise après ces neuf années est un préjudice qui aurait pu être évité si elle avait déposé un avis en 2015 comme il se devait. Les préjudices que Hikvision Canada allègue aujourd’hui découlent de son propre retard.

[64] Bien que je sois d’accord avec les demanderesses que la Cour n’est pas tenue de rejeter la requête en suspension en raison de ces circonstances (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 aux paras 9-10; Hrvoic v Hrvoic, 2023 ONCA 508 au para 18), il s’agit d’un autre facteur en faveur du défendeur, qui milite contre l’octroi de la suspension demandée et le maintien du statu quo (China Mobile, aux para 52 et 107).

[65] Pour tous ces motifs, je conclus que la requête doit être rejetée.

[66] Néanmoins, afin d’atténuer les préjudices autant que possible, j’ordonnerai que l’affaire se poursuive en tant qu’instance à gestion spéciale et qu’un juge responsable de la gestion de l’instance soit nommé pour aider les parties à établir un calendrier approprié quant aux prochaines étapes et à fixer une date d’audition.

[67] Puisqu’aucune des parties n’a sollicité de dépens, aucuns ne seront adjugés.




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