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Date : 20250922


Dossier : IMM-14185-24

Référence : 2025 CF 1545

Montréal, Québec, le 22 septembre 2025

En présence de l'honorable madame la juge Ferron

ENTRE :

DIANE INGABIRE

Demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Mme Diane Ingabire, la demanderesse, demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 30 juillet 2024 par un agent [Agent] du Service d’immigration du Haut-commissariat du Canada à Pretoria en Afrique du Sud [Haut-Commissariat], rejetant sa demande outre-frontières de visa de résidence permanente et de statut de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (28 juillet 1951, 189 RTNU 137 (entrée en vigueur 22 avril 1954)) [Convention], ou de personne protégée à titre humanitaire [Décision]. La Demanderesse était encore à l’extérieur du pays au moment de l’institution du présent recours.

[2] Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[3] La Demanderesse est citoyenne du Burundi. Dans son Mémoire de faits et de droit, elle indique avoir quitté le Burundi en 2002, alors âgée de 22 ans, en raison d’« actes de violence orchestrés par des rebelles envers la population Tutsie » dont elle fait partie , pour trouver refuge en Afrique du Sud.

[4] Le 24 janvier 2024, la Demanderesse dépose sa demande de visa outre-frontière, pour elle et ses deux enfants, par le biais du formulaire IMM0008 « General application form for Canada ». Dans ce dernier, elle déclare être de nationalité burundaise et vivre en Afrique du Sud avec le statut de personne protégée. La Demanderesse inscrit également ne jamais être venue, ou avoir tenté de venir, au Canada précédemment. Elle déclare être la mère de deux enfants Marcello O’Neil Ndagirwa et Pierre David Ndagirwa, tous deux citoyens burundais ayant le statut de personne protégée en Afrique du Sud, et être la veuve d’un Pierre Bertrand Ndagirwa décédé en 2021, qu’elle aurait épousé en premières noces. Par suite du décès de ce dernier, elle explique que sa situation en Afrique du Sud est devenue incertaine, et en raison de cela, elle dit souhaiter s’installer à Mercier au Québec, où résident ses deux parents.

[5] Dans l’annexe numéro 2 jointe à la demande de résidence permanente, la Demanderesse indique notamment ce qui suit :

In November 2002, my departure from Burundi was prompted by a dire and unsettling situation. At that time, rebels were wreaking havoc in the city of Bujumbua, where my family and I resided. The atmosphere was surreal and chaotic, marked by unsettling sound of bombs being thrown indiscriminately. Each passing moment brought with it the ominous uncertainty of whether the next explosion would be perilously close to our home.

Amidst this turmoil, young Tutsi girls and boys were specifically targeted, adding another layer of fear and vulnerability. The situation had deteriorated to the point where leaving our home was not an option, and we found ourselves locked inside 24 hours a day, living in constant fear of being taken or harmed by the rebels.

In an effort to secure our safety, my parents worked tirelessly to arrange for my escape along with my brothers. The urgency of the situation led them to secure a visa for me to South Africa. (…)

(…)

My parents played a crucial role in organising and covering the expenses associated with my flight and travel arrangements.

[Soulignement ajouté]

[6] Toujours dans les annexes numéro 2 jointes à la demande de résidence permanente, la Demanderesse et son fils Marcello expliquent les raisons de leur demande d’asile. Ils indiquent être tous deux burundais, membres du peuple Tutsi, et craindre pour leur vie en raison des positions politiques prises en 2015 par Pierre Bertrand Ndagirwa (le défunt mari de la Demanderesse et père de ses enfants), lorsque le Président du Burundi tente d’obtenir un troisième mandat nonobstant une prohibition constitutionnelle claire. Marcello et sa mère évoquent spécifiquement les « deeply ingrained cultural norms » qui, selon eux, font en sorte qu’un fils est tenu responsable des actes de son père, et puni pour les « transgressions » de ce dernier. Tous deux évoquent les discriminations et obstacles auquel leur famille fait face comme réfugiés en Afrique du Sud. En sus, Marcello identifie aussi le soutien financier de ses grands-parents maternels comme seule raison pour laquelle sa famille a pu continuer à vivre décemment après le décès de son père. À la section B : Questionnaire, du formulaire IMM5669, les Demandeurs confirment ne jamais avoir demandé l’asile au Canada ou ailleurs par le passé, ni fait l’objet d’un refus de visa ou d’entrée ou d’une mesure d’expulsion au Canada ou ailleurs auparavant.

[7] La Demanderesse est convoquée à une entrevue qui aura lieu le 29 juillet 2024. Lors de celle-ci, en réponse aux questions de l’Agent, Mme Ingabire indique que sa première demande d’immigration au Canada date de 2021. Elle est alors confrontée par l’Agent avec les informations relatives à une demande de visa refusée remontant à 2002. Plusieurs des informations contenues dans la demande de 2002 contredisent les prétentions écrites et verbales de la Demanderesse et ses explications sont jugées non convaincantes par l’Agent.

[8] Ainsi, la Décision est principalement basée sur le fait que l’Agent a conclu que la Demanderesse avait manqué d’honnêteté dans sa demande écrite et ses réponses aux questions orales de l’Agent, impactant sa crédibilité et constituant un manquement à l’article 16(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[9] L’Agent a également conclu que la Demanderesse n’avait pas de crainte raisonnable de persécution pour des motifs politiques, qui serait suffisante pour être reconnue comme réfugiée sous 96 LIPR, et qu’elle ne fait pas face au type de « conséquences graves et personnelles » résultant d’une guerre civile, d’un conflit armé ou d’une violation massive des droits de la personne qui lui permettrait d’être protégée en tant que personne protégé à titre humanitaire outre-frontières au titre des articles 145-147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR].

[10] En somme, bien que l’Agent reconnaisse que les Demandeurs n’ont pas de solution durable en Afrique du Sud étant donné l’incertitude quant à leur statut, l’Agent ne croit pas qu’ils rencontrent les critères nécessaires pour venir au Canada.

III. Position des parties

[11] La Demanderesse soumet essentiellement que la Décision est déraisonnable pour quatre raisons, soit que l’Agent a omis :

  1. de prendre en considération certains éléments de preuve;

  2. de considérer la possibilité que certaines fausses représentations aient été faites par des membres de sa famille sans que la Demanderesse en ait connaissance;

  3. d’évaluer le bien-fondé de la crainte de persécution des Demandeurs non pas à titre personnel vu l’identité de leur père/mari mais en tant que membres du peuple Tutsi en consultant proactivement les Cartables Nationaux de Documentation (CND) édités par la Commission de l’Immigration et du Statut de Réfugié du Canada; et

  4. de consulter les CND, de son propre chef là aussi, pour évaluer le bien-fondé des allégations des Demandeurs quant à la possibilité qu’ils soient personnellement persécutés en raison des opinions politiques de leur défunt père/mari.

[12] Quant aux deux premiers motifs, la Demanderesse ajoute que la conclusion suivante de l’Agent est déraisonnable car inintelligible, puisqu’aucunement basée sur la preuve soumise par la Demanderesse:

I presented my concerns to the applicant and have taken her responses into consideration. I am not satisfied she has answered all questions truthfully at the interview or in the forms. I am not satisfied that someone stole her identity to apply to Canada in 2002 in the absence of reliable and credible information to substantiate this.

[Soulignement ajouté]

[13] Le Procureur général du Canada [PGC], qui représente le ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté, défendeur en l’instance, soumet que l’Agent a raisonnablement conclut à la fois (1) que la Demanderesse avait manqué de crédibilité et (2) qu’elle n’avait pas fourni de preuve suffisante pour établir que les Demandeurs faisaient face à un risque personnel au Burundi [Soulignement ajouté].

[14] Le PGC soutient que c’est la Demanderesse qui avait le fardeau de prouver qu’elle est une réfugiée au sens de la Convention et de l’article 96 LIPR, en citant notamment Atahi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 753 au para 15 et qu’il appert du dossier que l’Agent a bel et bien considéré les explications de la Demanderesse relativement à son omission de déclarer la demande de visa de 2002, mais les a considéré non convaincantes. Quant aux éléments de preuve non spécifiquement mentionnés, le PGC rappelle que la Cour doit présumer que ces éléments ont été considérés par l’Agent (en citant notamment Vavilov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 128). Le PGC souligne aussi que l’évaluation de la crédibilité de la Demanderesse et de la force probante des explications et éléments qu’elle met de l’avant appartient au décideur administratif et non à la Cour.

[15] Quant à la possibilité que ce soient des membres de la famille de la Demanderesse qui aient menti en son nom en 2002, comme elle le prétend dans son affidavit déposé devant cette Cour, le PGC soumet que ceci ne semble pas avoir été porté à l’attention de l’Agent puisque les notes de ce dernier n’en font pas mention. Toutefois, tel que plus amplement détaillé ci-après, la Cour note que l’annexe 2 déposée par la Demanderesse au soutien de sa demande de visa indique spécifiquement que se sont ses parents qui ont pris charge de son départ du Burundi en 2002.

[16] Le PGC soumet par ailleurs que la notion de « vol d’identité » découlerait des réponses fournies par la Demanderesse, lorsque questionnée sur les demandes de visa de 2002 :

Q : Why do we have a record that you applied in 2002? You were refused a visa for Canada in 2002 and failed to declare this in the forms and just now as well.

A: My cousin applied.

Q: Why would your cousin apply using your identity?

A: I left in 2002. I applied for visas everywhere. I applied for USA, Canada and Belgium. Only South Africa approved me.

Q: If you knew you applied to Canada for a visa in 2002, why were you not truthful about it just now and also in the forms?

A: It didn’t go far. Here was not an interview.

(…)

Q: In 2002, you told Canada you were already married. You already had a husband in 2002. I am not satisfied you are being truthful.

A: I don’t think it’s me. I don’t know, I promise you. I tried for many countries. The only one that approved me was South Africa.

(…)

A: We were trying for many countries. I never applied! I didn’t even go to the embassy! I never did such things.

(…)

A: I didn’t go to the embassy. I didn’t know it was refused.

Q: The next concern I have it that you declared in 2002 that you had a seven-and-a-half-month-old son in Burundi. You have failed to declare this child in your current application.

A: Someone lied about it. I promise you.

Q: Who lied about it?

A: I don’t know.

[17] Enfin, le PGC soumet que l’Agent a dûment considéré les risques personnels auxquels les Demandeurs disaient faire face en raison des opinions et prises de position politiques de leur défunt père/mari. Toutefois, quant au risque généralisé auquel feraient face les Tutsis du Burundi, le PGC affirme que la Demanderesse n’avait pas soulevé qu’elle craignait pour sa sécurité en raison de son appartenance à ce peuple et donc, que l’Agent n’avait pas à considérer celui-ci. La Demanderesse chercherait ici à renverser le fardeau de preuve alors qu’il lui incombait de fournir au décideur les éléments nécessaires pour supporter sa demande.

IV. Décision en contrôle judiciaire

[18] Dans la lettre de refus datée du 30 juillet 2024, l’Agent responsable de la Décision écrit tout d’abord:

I have now completed an assessment of your application for a permanent resident visa in Canada as a member of the Convention Refugee Abroad class or as a member of the Humanitarian-Protected Persons Abroad designated class. I have determined that you do not meet the requirements for immigration to Canada.

[19] Il invoque ensuite l’article 16 de la LIPR, qui exige de tout demandeur qu’il « réponde véridiquement » aux questions posées par les agents analysant sa demande, en plus de leur fournir « les renseignements et tous les éléments de preuve pertinents ». Soulignant qu’il a porté cet article à la connaissance de la Demanderesse, et l’a informé des doutes qu’il avait quant à son honnêteté (truthfulness), l’Agent conclut « I am not satisfied that you answered all questions truthfully in the application forms and at interview ».

[20] Selon les notes détaillées de l’Agent, inscrites dans le système mondial de gestion des cas (Global Case Management System ou GCMS en anglais), et qui font partie de la Décision (Saqeb v Canada (Citizenship and Immigration), 2025 FC 845 au para 3; Kazeminajafabadi v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 941 au para 6; Navarathnam v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1759 au para 5), la Décision se base d’abord sur le manque de sincérité et d’honnêteté imputé à la Demanderesse et l’article 16(1) de la LIPR. L’Agent note qu’elle a omis de déclarer que le Canada, la Belgique, les États-Unis, le Royaume-Uni, et potentiellement d’autres pays, avaient refusé ses demandes de visa en 2002. Selon lui, ce fait est pertinent car, dans sa demande de visa de 2002, la Demanderesse déclarait avoir un enfant et être mariée. C’est essentiellement ce mariage, dont l’existence pourrait vicier le mariage en secondes noces de la Demanderesse, supposément intervenu en 2007, qui constitue le cœur du problème. En effet, c’est principalement voire exclusivement en raison des prises de position politique de son second mari que la Demanderesse dit craindre pour sa sécurité et celle de ses enfants. Ce raisonnement est clairement expliqué par l’Agent. Ses motifs sont très détaillés et passent en revue tous les éléments de preuve portés à son attention, y compris ceux qui lui ont été remis lors de l’entrevue, tout en indiquant pourquoi il ne les juge pas convaincants.

[21] Après avoir rappelé les critères de l’article 96 de la LIPR applicables à la classe des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières en vertu de l’article 145 RIPR, l’Agent affirme que la Demanderesse ne l’a pas convaincu qu’elle est membre de la classe des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la classe des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières car :

  1. Sa crainte de persécution fondée sur ses opinions politiques réelles ou supposées au Burundi ne serait pas fondée (ce critère est pertinent pour la classe des réfugiés au sens de la Convention);

  2. Elle n’a pas été, et ne continue pas d’être « sérieusement et personnellement affectée » par une « guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne » au Burundi (ce critère est pertinent pour la classe des personnes protégées).

[22] Subsidiairement, l’Agent conclut aussi que la Demanderesse et ses enfants n’ont prouvé ni crainte raisonnable de persécution, ni impact grave d’une situation de guerre civile, de conflit armé, ou de violation massive des droits humains les touchant spécifiquement. Cette conclusion s’appuie notamment sur l’absence de preuve suffisante quant aux activités et prises de position politiques de l’ancien mari de la Demanderesse. L’Agent conclut qu’aucun élément de preuve indépendant ne prouve que les autorités burundaises avaient connaissance de ces activités et prises de position, ou qu’elles ont effectivement montré un intérêt quelconque pour le mari de la Demanderesse avant sa mort.

[23] Conséquemment, après avoir rappelé de façon détaillé les évènements dont Marcello dit qu’ils lui font craindre pour sa sécurité, l’Agent explique que ni la Demanderesse ni ses enfants ne l’ont convaincu que les autorités du Burundi les cibleront personnellement.

[24] De plus, selon l’Agent, lorsque la Demanderesse a quitté son Burundi natal en 2002, c’était bien en raison de la situation d’insécurité généralisée dans le pays, et non à cause de craintes pour sa personne spécifiquement.

[25] En somme, la Demanderesse aurait manqué de d’honnêteté dans ses déclarations, et elle n’aurait établi ni la crainte raisonnable de persécution nécessaire pour que le statut de réfugié lui soit attribué, ni le risque grave et personnel requis pour être une personne protégée à titre humanitaire.

[26] La possibilité d’une crainte raisonnable de persécution fondée sur leur appartenance au peuple Tutsi n’est toutefois pas évoquée. Aucune preuve disponible publiquement concernant la situation actuelle au Burundi, en matière politique, ou relativement au traitement du peuple Tutsi n’est mobilisée, l’Agent se limite aux éléments de preuve produits par la Demanderesse.

V. Analyse

A. Norme de contrôle

[27] Les parties soumettent, et la Cour est d’accord, que la norme de la décision raisonnable s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 23, 65 [Vavilov]). Aucune des situations justifiant le renversement de cette présomption ne se présente dans le cadre du présent contrôle judiciaire (Vavilov aux para 25, 33, 53; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27). Il faut ainsi déterminer si la Décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

B. La Décision est déraisonnable

[28] Avec égards, la Cour est d’avis que la Décision est déraisonnable, car elle n’est pas justifiée compte tenu des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Notamment, la Décision manque d’intelligibilité à certains égards, particulièrement quant aux explications de la Demanderesse face aux demandes de visa de 2002. De plus, le défaut de l’Agent de prendre en considération le risque auquel les Demandeurs font face en raison de leur appartenance au peuple Tutsi constitue une erreur importante qui rend la Décision déraisonnable.

(1) L’Agent ne semble pas avoir pris en compte la preuve contradictoire à sa conclusion que la Demanderesse manquerait d’honnêteté

[29] D’abord, la Cour n’est pas convaincue que l’Agent ait considéré les explications de la Demanderesse quant aux demandes de visa déposées en son nom en 2002 avant de conclure à son manque d’honnêteté.

[30] La Demanderesse prétend dans son affidavit avoir expliqué viva voce lors de son entrevue du 29 juillet 2024, que ces demandes auraient été faites par ses parents, avec l’aide de ses cousins, et qu’elle en ignorait le contenu. Les notes de l’Agent sont silencieuses à ce sujet de sorte qu’il est impossible pour la Cour de savoir si la Demanderesse a bel et bien fourni ces explications à l’Agent et que ce dernier n’en a pas tenu compte, ou si la Demanderesse amène devant cette Cour des explications nouvelles.

[31] Toutefois, la Cour constate que le narratif de la Demanderesse dans son affidavit est conforme avec ce qu’elle avait indiqué dans l’annexe numéro 2 jointe à la demande de résidence permanente, qui précède son entrevue. Ainsi, la Cour se serait attendue à ce que l’Agent note le fait que la Demanderesse avait préalablement indiqué dans sa documentation au soutien de sa demande de résidence permanente, que c’étaient ses parents qui avaient sécurisé son visa en Afrique du Sud. La Décision est toutefois silencieuse à ce sujet.

[32] La Cour est d’accord avec la Demanderesse qu’avant d’arriver à la conclusion qu’elle avait délibérément menti, l’Agent devait se demander s’il existait des raisons pour lesquelles la Demanderesse n’avait pas divulgué le refus de la demande de visa de 2002. Non seulement l’Agent devait considérer l’information contenue dans l’annexe numéro 2 jointe à la demande de résidence permanente, qui indiquait que ce n’était pas la Demanderesse qui avait pris en charge son départ du Burundi, mais cette information était aussi corroborée par le témoignage de la Demanderesse, lors de l’entrevue du 29 juillet 2024, tel que les notes de l’Agent le résument et ce, même si celui-ci était parfois confus ou imprécis.

[33] Ainsi, si l’Agent a omis de considérer des éléments à même de contredire la thèse du mensonge ou de l’omission volontaire de la Demanderesse, la conclusion de l’Agent quant au manque d’honnêteté de la Demanderesse est déraisonnable. Et si au contraire, l’Agent a considéré l’ensemble des éléments, y compris ses déclarations dans le cadre de l’annexe 2, comme la Cour doit le présumer, l’Agent aurait dû le mentionner et expliquer pourquoi il ne retenait pas ces éléments contradictoires comme pertinents (voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17). Comme la Demanderesse le propose : « Les notes de l’Agent sur le sujet ne permettent aucunement de comprendre son raisonnement et dans quelle mesure les éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions furent pris en compte avant de rejeter la demande de la Demanderesse et de ses enfants ».

[34] La Demanderesse note avec raison qu’on ne peut pas reprocher à un demandeur le défaut de divulguer ce qu’il ignorait en citant Ede c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 804 au para 66. Dans Ede, le juge Norris souligne que, si la décision de la SPR est viciée, c’est parce qu’il n’y a « aucune preuve directe » que M. Ede savait qu’il avait été inculpé. En l’espèce, bien que la preuve semble indiquer que Mme Ingabire savait qu’une demande de visa canadien avait été faite en son nom en 2002, nous n’avons aucune preuve directe qu’elle savait que celle-ci avait été refusée, et encore moins que des membres de sa famille avaient fait de fausses représentations dans cette demande. Au contraire, avant même la tenue de l’entrevue, dans l’annexe numéro 2, la Demanderesse avait indiqué qu’elle ne se souvenait pas de certains détails concernant les démarches prises par sa famille en 2002 pour l’aider à quitter le Burundi.

[35] Mais il y a plus. Sur la questions des visas de 2002, l’Agent indique dans la Décision qu’il ne retient pas la thèse d’un « vol d’identité » (« I am not satisfied that someone stole her identity to apply to Canada in 2002 in the absence of reliable and credible information to substantiate this »). Toutefois, une telle thèse ne semble pas avoir été soulevée par la Demanderesse. En effet, rien dans les notes de l’Agent dans le système GCMS n’indique que la Demanderesse aurait évoqué une quelconque usurpation de son identité.

[36] Avec égard, la Cour ne partage pas l’avis du PGC que les réponses fournies par la Demanderesse lors de son entrevue permettaient à l’Agent de conclure qu’elle prétendait que « someone stole her identity to apply to Canada ». Ses réponses semblent plutôt corroborer ce qu’elle avait écrit dans l’annexe 2 à l’effet que quelqu’un (ses parents ou cousins) avaient répondu pour elle ou fait des démarches pour elle. Cela n’équivaut pas à un « vol d’identité ». Ainsi, la Cour est incapable de comprendre comment l’Agent est arrivé à cette conclusion. La Décision manque donc ici de justification, d’intelligibilité et de transparence.

(2) L’Agent n’a pas considéré le risque généralisé d’être Tutsi au Burundi

[37] La Cour constate par ailleurs que l’Agent ne semble pas avoir évalué le bien-fondé de la crainte de persécution des Demandeurs non pas à titre personnel vu l’identité de leur père/mari, mais en tant que membres du peuple Tutsi.

[38] La Cour est en accord avec la prétention du PGC à l’effet que c’est la personne qui prétend appartenir à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières qui doit prouver qu’elle rencontre les critères de 96 LIPR (Atahi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 753 aux para 15 et 21; Alakozai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 266 au para 33). Il en est de même pour la personne qui réclame la protection de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières en vertu de 147 RIPR (Hosaini c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 354 aux para 9, 26; Tshibangile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 451 au para 33).

[39] Toutefois, la jurisprudence est également claire que l’Agent avait l’obligation de consulter proactivement les CND pour comprendre la situation des Tutsis au Burundi. En effet, comme le juge La Forest l’a expliqué au nom d’une Cour suprême unanime dans Canada (Procureur général) c Ward, en citant avec approbation le guide du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés pertinents : « il n'incombe pas au demandeur d'identifier les motifs de persécution. Il incombe à l'examinateur de déterminer si les conditions de la définition figurant dans la Convention sont remplies » (1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 [Ward] à la p 745).

[40] Il est établi par la jurisprudence, notamment en matière d’Évaluation des Risques Avant Renvoi [ÉRAR], que les décideurs ont une obligation d’évaluer les risques auxquels font face les demandeurs, y compris en consultant les CND et la documentation disponible publiquement pertinente. Voir notamment les motifs du juge de Montigny -alors juge de la Cour fédérale- dans Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668 aux para 17-20 ([Jama] cité dans Pacheco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 872 au para 55) :

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

[17] Il est reconnu en droit que l’ERAR fait intervenir l’obligation indépendante et fondamentale de l’État de ne pas refouler les demandeurs d’asile là où les attendent la torture, la persécution et d’autres sorts inadmissibles. […] Par conséquent, un agent d’ERAR ne peut pas limiter ou restreindre son analyse aux seuls arguments soulevés par le demandeur, voire aux seuls éléments de preuve présentés.

[18] Par exemple, il incombe aux agents de consulter les rapports récents et accessibles au public sur les conditions régnant dans le pays, même lorsqu’ils n’ont pas été produits par les demandeurs : […] que, pour que la Cour fasse montre de déférence à l’égard des conclusions d’un agent d’ERAR dans le cadre d’un contrôle judiciaire, elle doit être convaincue que l’expertise de l’agent d’ERAR repose sur des recherches dignes de ce nom et sur la connaissance des conditions régnant dans le pays où le demandeur serait renvoyé.

[19] Il incombe aussi aux agents d’ERAR de prendre en compte les motifs de risques qui ressortent manifestement du dossier, même s’ils n’ont pas été soulevés par le demandeur : Viafara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1526, aux paragraphes 6 et 7. On peut retracer l'origine de cette obligation au jugement charnière de la Cour suprême dans Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689, où la Cour a unanimement statué (aux paragraphes 745 et 746) : « [u]n demandeur n'est pas tenu d'identifier les motifs de persécution. Il incombe à l'examinateur de déterminer si les conditions de la définition figurant dans la Convention sont remplies; habituellement, il y a plus d'un motif applicable ».

[20] Une telle obligation ne disparaît pas même si le demandeur n'est pas jugé crédible. La Cour a statué que les agents doivent quand même apprécier les facteurs personnels qui peuvent objectivement être relevés ou vérifiés afin d'établir si le profil d'un demandeur l’exposerait à un risque à son retour dans son pays. Cette approche a été adoptée, par exemple, par le juge Mactavish dans Bastien c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 982 (…)

[Soulignement ajouté]

[41] La récente décision du juge McHaffie, dans l’affaire Cali c Canada (Citoyenneté et immigration), 2025 CF 587 [Cali], citant Jama et Ward, est au même effet :

(2) La décision n’a pas traité d’une question potentiellement centrale

[23] (…) Néanmoins, il convient de souligner que la décision de l’Agent est aussi déraisonnable parce que l’Agent n’a pas entrepris d’examen substantif des risques auxquels M. Cali ferait face en Turquie en raison de son ethnicité kurde.

[24] Comme indiqué, M. Cali a soulevé son ethnicité kurde dans sa demande, faisant référence, entre autres, aux abus pendant son service militaire. D’autres aspects de son narratif concernent aussi la question de son ethnicité, y compris la question de son recrutement comme garde de village contre le PKK.

[25] L’Agent a adéquatement constaté que la demande de M. Cali est surtout fondée sur les menaces et le risque liés à son refus de servir comme garde de village, et non directement son ethnicité kurde. Cependant, cette Cour a conclu qu’il « incombe aussi aux agents d’ERAR de prendre en compte les motifs de risques qui ressortent manifestement du dossier, même s’ils n’ont pas été soulevés par le demandeur ».

[26] Cette Cour a conclu que cette obligation s’applique non seulement au tribunal responsable de déterminer la plupart des demandes d’asile (qui est aujourd’hui la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR]), mais aussi aux agents chargés de veiller à ce que le Canada respecte ses engagements envers le principe de non-refoulement par le biais de demandes de protection en vertu de l’article 112 de la LIPR : Jama au para 19; Nsungani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 107 au para 35; Pacheco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 872 au para 55; Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 500 au para 28.

[27] Le ministre prétend, avec raison, que le fardeau de démontrer le bien-fondé de sa demande d’ERAR appartient au demandeur : Gao aux para 32, 45; Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446 au para 63; Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 au para 39. Cependant, l’existence de ce fardeau, qui est surtout factuel, ne mine pas l’obligation d’un agent de prendre en compte les motifs de risque qui ressortent manifestement du dossier, même s’ils ne sont pas clairement identifiés par le demandeur : [je souligne]

(…)

[29] Le ministre soutient que M. Cali n’a présenté à l’Agent aucune référence à la documentation objective sur la situation des hommes kurdes en Turquie. Il prétend qu’il n’incombe pas aux agents qui examinent les demandes d’ERAR d’examiner le cartable national de documentation [CND], outil publié par la CISR pour chaque pays, pour trouver des documents pertinents auxquels un demandeur n’a pas fait référence.

[30] Cependant, le juge de Montigny dans l’arrêt Jama a également confirmé qu’il « incombe aux agents de consulter les rapports récents et accessibles au public sur les conditions régnant dans le pays, même lorsqu’ils n’ont pas été produits par les demandeurs » [je souligne] : Jama au para 18, citant, entre autres, Rizk Hassaballa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 489 au para 33 et Jessamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 20 au para 81; voir aussi Nadarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 224 aux para 7–8; Ngabo v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1425 [actuellement disponible seulement en anglais] au para 16; mais voir Woldemichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 655 au para 30. Ceci ne signifie pas qu’un agent doit examiner le CND au complet pour étayer la revendication du demandeur : Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549 au para 16. Cependant, en l’espèce, la décision ne présente aucune analyse du CND au sujet du traitement des Kurdes en Turquie, malgré les faits acceptés par l’Agent au sujet des expériences de M. Cali.

[31] La Cour conclut donc que la décision de l’Agent est également déraisonnable en raison de l’absence d’analyse du risque lié à l’ethnicité kurde de M. Cali.

[Soulignement ajouté]

[42] Ce principe est également vrai en matière de demande d’asile. Dans Safi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1347, au paragraphe 14, la juge Roussel écrit :

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Il est bien établi dans la jurisprudence que la SPR doit évaluer tous les motifs de risque qui sont manifestes au vu du dossier. Cette obligation a été formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689, à la page 745, et réitérée par la Cour au paragraphe 10 de la décision Thurairaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 409, aux paragraphes 19 à 21 de la décision Ajelal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1093; aux paragraphes 5 et 6 de la décision Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 494. Cette telle obligation existe dans toutes les situations, même lorsque la crédibilité du demandeur est contestée (Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668, aux paragraphes 19 et 20; Hannoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 448, au paragraphe 47; Bastien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 982, aux paragraphes 8, 10 à 13).

[Soulignement ajouté]

[43] Comme l’indique la juge Kane dans Saeed c Canada (Citoyenneté et immigration), 2024 CF 129 :

[TRADUCTION FRANÇAISE]

[22] Les demandeurs affirment que le fait que l’agent n’a pas tenu compte de tous les motifs possibles d’octroi du statut de réfugié constitue une erreur (renvoyant à la décision Canada (Procureur général) c Ward1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 au para 80 [Ward]; Pastrana Viafara c Canada (Citoyenneté et Immigration)2006 CF 1526 au para 6).

[23] Les demandeurs soutiennent que, puisque les demandes de résidence permanente présentées depuis l’étranger n’exigent pas du demandeur qu’il indique les motifs sur lesquels il fonde sa demande d’asile, l’agent est tenu de prendre en considération tous les motifs pertinents. Ils notent également que leur situation unique de demandeurs d’asile outre‑frontières qui ne sont pas représentés par un avocat renforce l’obligation de l’agent d’examiner tous les motifs (Nabizadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 365 au para 49). Ils ajoutent que les agents doivent tenir compte des motifs qui se chevauchent ou qui sont « cumulatifs » pour octroyer le statut de réfugié.

(…)

[37] Le défendeur fait valoir que l’agent n’a commis aucune erreur. L’agent a tenu compte de tous les motifs d’asile invoqués par les demandeurs, qui portaient principalement sur la religion, et de ceux qui étaient pertinents pour les demandeurs compte tenu de leur demande et de leurs éléments de preuve.

[38] Le défendeur soutient qu’il incombait aux demandeurs d’établir qu’ils répondaient à la définition de réfugié au sens de la Convention ou qu’ils appartenaient à la catégorie des personnes de pays d’accueil, ce qu’ils n’ont pas fait. Le défendeur fait remarquer que, bien que le processus de demande soit différent, la définition de réfugié au sens de la Convention et les principes pertinents qui régissent l’octroi de l’asile demeurent applicables, (…)

(…)

[51] L’agent n’a pas examiné la question de savoir si les demandeurs étaient gravement et personnellement touchés par la situation en Iraq ni dans quelle mesure ils l’étaient. L’agent est présumé connaître la situation dans le pays. L’insécurité, la discrimination à l’égard des femmes, les assassinats extrajudiciaires et la violation généralisée des droits de la personne, y compris la persécution des minorités religieuses, sont décrits dans le Cartable national de documentation pour l’Iraq. Les renseignements sur la situation dans le pays indiquent que les femmes et les minorités religieuses en Iraq courent un risque accru d’être victimes de violations des droits de la personne ou de persécution en raison de leur identité.

[52] Le fait que l’agent n’a pas réalisé une véritable évaluation pour savoir, en tenant compte de la situation dans le pays et de la description faite par les demandeurs de leur propre situation, s’ils respectaient les critères de la catégorie des personnes de pays d’accueil est une « faille décisive » qui oblige la Cour à conclure que la décision de l’agent n’est pas raisonnable et à renvoyer l’affaire pour nouvelle décision.

(…)

[54] Toutefois, je tiens à faire observer que les questions soulevées ont mis en lumière les défis que doivent surmonter les demandeurs qui sont à l’étranger pour présenter une demande de parrainage bien étayée, de même que les difficultés auxquelles doivent faire face les agents d’immigration chargés de rendre les mêmes décisions importantes concernant le statut de réfugié que celles que doit rendre la Section de la protection des réfugiés [la SPR] au Canada (et pour lesquelles il y a habituellement un dossier et des observations mieux étayés sur la jurisprudence pertinente).

[55] L’agent d’immigration doit rendre la même décision que celle que devrait rendre la SPR si le demandeur d’asile était arrivé au Canada, mais la décision de l’agent d’immigration est simplement constituée d’un ensemble de notes du SMGC fondées sur une entrevue avec les demandeurs et de leur formulaire dûment rempli, qui peut comprendre une brève description. Bien que les motifs de l’agent d’immigration ne soient pas assujettis à une norme de perfection, ils doivent être exhaustifs et justifier l’issue compte tenu de l’importance de la décision. En revanche, on peut uniquement s’attendre à ce que l’agent examine les éléments de preuve fournis par les demandeurs et la situation pertinente dans le pays.

[56] Les tribunaux ne devraient pas contrôler la décision d’un agent d’immigration en fonction de principes différents de ceux qui s’appliquent aux décisions de la SPR.

[57] Bien que l’annexe 2 du formulaire de demande générique décrive les critères de réinstallation au Canada, les demandeurs ne sont pas tenus de préciser les motifs de persécution qu’ils invoquent. Le formulaire n’énonce aucun des autres principes relatifs à la protection internationale des réfugiés qui peuvent faire échec à une demande. Les demandeurs outre-frontières ne sont généralement pas assistés par un conseil. Il serait donc préférable que l’agent d’immigration informe les demandeurs des motifs d’octroi de l’asile pour les personnes protégées à titre humanitaire et les personnes de pays d’accueil, et qu’il explique aux demandeurs qu’il leur incombe d’établir ces motifs. En cas de décision défavorable et de demande de contrôle judiciaire, les conclusions de l’agent sur la question de savoir si un demandeur s’était acquitté de son fardeau de prouver le fondement de sa demande d’asile pourraient alors être appréciées dans ce contexte.

[Soulignement ajouté]

[44] Il est vrai que, dans sa demande, la Demanderesse ne semble pas avoir mis l’emphase sur une crainte d’être retournée au Burundi en tant que membre du peuple Tutsi, elle a plutôt centré ses arguments sur les activités et prises de position politiques de son défunt mari. Toutefois, la Demanderesse a évoqué dès le départ le risque auquel faisait face les Tutsis au Burundi, du moins en 2002. En effet, dans l’annexe numéro 2 jointe à la demande de résidence permanente soumis au soutien de sa demande, Mme Ingabire explique bien que son départ du Burundi en 2002 était motivé non seulement par l’impact du conflit civil sur la vie quotidienne de la population de la ville de Bujumbura où elle vivait alors, mais plus particulièrement par les violences dont « young Tutsi girls and boys » faisaient spécifiquement l’objet.

[45] De plus, lors de l’entrevue du 29 juillet 2024, il appert des notes prises par l’Agent que Mme Ingabire et son fils Marcello ont tous deux parlé du risque général d’être Tutsi au Burundi. Questionnée sur l’impact du conflit civil alors en cours sur sa vie personnelle, elle affirme « They were attacking all the Tutsis in the area ». Ce motif de risque était donc « manifeste au vu du dossier » au sens de la jurisprudence pertinente (voir notamment l’exégèse fondée sur Ward faite par notre Cour dans Cali, Jama, Safi et Saeed).

[46] Le décideur saisi d’une demande d’asile doit évaluer tous les risques qui se dégagent du dossier, même lorsqu’ils n’ont pas été spécifiquement soulevés lors de l’entrevue orale ou de l’audience. (Allanah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 408 au para 44 citant Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 au para 18, Aleaf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 445 au para 37 et Ortiz Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1066 au para 16). Récemment, dans Singh v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1020, aux para 10-12, la juge Azmudeh a jugé déraisonnable une décision où la SAR avait omis de considérer si le demandeur pourrait exprimer ses opinions politiques sincères sans risquer de persécution en cas de retour dans son pays, bien que le demandeur n’ait évoqué que sa persécution passée. En somme, les opinions politiques de ce dernier étant connue de la SAR, elle devait évaluer l’existence d’un risque prospectif, sans se limiter aux arguments que demandeur avait formulé quant à ses persécutions passées. La juge Azmudeh rappelle ainsi que la CISR « has a duty to consider all potential grounds for a refugee claim that arise on the evidence, even when they are not raised by the applicant » (en citant Viafara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1526 au para 6 ; Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1055, au para 35).

[47] Or, ayant conclu que les Demandeurs n’avait aucune solution durable en Afrique du Sud, l’Agent était nécessairement confronté à l’hypothèse de leur retour contraint au Burundi, hypothèse sur laquelle il a lui-même questionné Mme Ingabire et son fils. Conséquemment, la question des risques auxquels les demandeurs pourraient faire face, dans ce pays, en tant que membre du peuple Tutsi était bien devant l’Agent. Il devait évaluer la possibilité d’accueillir leur demande de visa sur le fondement de ce risque. Contrairement à ce que prétend le PGQ, l’Agent ne pouvait pas se limiter à une analyse des risques liés à des représailles en lien avec les prises de position politiques du défunt mari de la Demanderesse.

[48] La Cour est d’accord avec la Demanderesse que l’Agent devait prendre connaissance des CND, même si la Demanderesse n’y avait pas référé (Bouaza c Ministre de la sécurité publique et de la protection civile, 2018 CF 1028 au para 21; Sivapathasuntharam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 486l au para 22). Elle a aussi raison de dire qu’elle « n’avait pas à prouver qu’elle était personnellement visée ou persécutée, qu’elle fut persécutée dans le passé ou qu’elle le serait dans l’avenir. Le simple fait d’invoquer sa crainte en tant que Tutsi était suffisant pour que l’Agent ait l’obligation d’effectuer une analyse de cette crainte. » (Salibian c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (CA), 1990 CanLII 7978 (CAF) à la page 258). L’Agent n’ayant pas effectué cet exercice, la Cour est d’avis que la Décision est déraisonnable.

(3) L’Agent n’a pas considéré le sort qui est réservé aux opposants politiques au Burundi

[49] Encore ici, la Cour est d’avis que l’Agent avait l’obligation de prendre connaissance d’office des CND concernant le sort qui est réservé aux opposants politiques au Burundi et aux membres de leur famille avant de conclure que ce risque n’était pas fondé (Hassaballa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 489 (CanLII), [2007] ACF no 658, aux paragraphes 33 à 35; Jessamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 20, au paragraphe 81). L’Agent n’a pas effectué cet exercice.

VI. Conclusion

[50] La demande de contrôle judiciaire est accordée. La Cour renvoi le dossier vers le Haut-Commissaire pour un nouvel examen.


JUGEMENT au dossier IMM-14185-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée et le dossier est retourné vers le Haut-Commissaire pour un nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Danielle Ferron »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-14185-24

 

INTITULÉ :

DIANE INGABIRE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 SEPTEMBRE 2025

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE FERRON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2025

 

COMPARUTIONS :

Saïd Le Ber-Assiani

Pour La demanderesse

Sherry Rafai Far

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Saïd Le Ber-Assiani

Montréal (Québec)

Pour La demanderesse

 

Sherry Rafai Far

Ministère de la Justice Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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