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Date : 20250911


Dossiers : T-1043-24

Référence : 2025 CF 1506

Montréal (Québec), le 11 septembre 2025

En présence de madame la juge Ferron

ENTRE :

YVONNE MÉTHOT

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Yvonne Méthot, demande le contrôle judiciaire de deux décisions rendues le 15 mars 2024 [Décisions] par l’Agence du revenu du Canada [ARC], qui a conclu qu’elle était inadmissible à recevoir la Prestation Canadienne d’Urgence [PCU] et la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] qu’elle a reçues entre mars 2020 et octobre 2021, et ce, parce qu’elle n’aurait pas démontré avoir gagné au moins 5 000 $ de revenu d’emploi ou de revenu net de travail indépendant durant les périodes pertinentes.

[2] Dans ses représentations écrites très succinctes, Mme Méthot allègue une seule chose. Selon la demanderesse, les Décisions de l’ARC seraient manifestement déraisonnables et erronées étant donné (1) que sa déclaration d’impôt pour l’année 2019 mentionne un revenu d’emploi de 6 000 $ et (2) que ses revenus d’emploi pour les années 2020 et 2021 furent de 5 000 $ par année, bien qu’ils lui aient été payés en 2022 à cause de la COVID-19, tel que le démontrerait sa déclaration de revenus pour l’année 2022.

[3] Elle a fourni à l’ARC plusieurs autres documents censés prouver ses revenus, dont des reçus ou factures divers et une lettre explicative signée de son employeur qui, comme l’ARC le note dans ses rapports, se trouve être son conjoint de fait.

[4] De son côté, le Procureur général du Canada [PGC], qui représente l’ARC en l’instance, soumet que l’ARC a raisonnablement conclu que Mme Méthot n’avait pas fourni de preuve suffisante pour démontrer les revenus d’emploi qu’elle allègue.

[5] Bien que la Cour ait beaucoup d’empathie pour la situation de Mme Méthot, pour les motifs qui suivent, sa demande de contrôle judiciaire sera rejetée. À la suite de l’examen des motifs de l’ARC et de la preuve au dossier, la Cour est d’avis que les Décisions sont raisonnables. Bien motivées, elles démontrent que le décideur administratif a pris en compte l’ensemble des éléments soumis par la demanderesse. Il les a simplement jugés insuffisants. Les Décisions sont intelligibles, transparentes, et respectent les contraintes juridiques et factuelles pertinentes.

II. Contexte

A. Conditions d’admissibilité à la PCRE et la PCTCC

[6] À compter de mars 2020, le gouvernement fédéral a mis en place un certain nombre de mesures visant à atténuer les impacts économiques causés par la pandémie de COVID-19, dont la PCU et la PCRE. L’ARC est l’organisme fédéral responsable de l’administration de ces Prestations.

[7] Établie par la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, ch 5, art 8 [LPCU], la PCU visait à soutenir les employés et travailleurs autonomes qui avaient subi une perte de revenu en raison de la COVID-19. Elle fut versée pendant sept périodes de quatre semaines entre le 15 mars 2020 et le 26 septembre 2020. Quant à la PCRE, établie en vertu de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12 [LPCRE], elle a suivi la PCU et était offerte pour toute période de deux semaines entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021. Les employés et les travailleurs autonomes qui avaient subi une perte de revenu en raison de la pandémie de COVID-19 y étaient admissibles (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 2 [Aryan]).

[8] Bien que les conditions d’admissibilité afférentes aux Prestations comportent des différences à certains égards, pour recevoir la PCU ou la PCRE, tout demandeur devait, notamment, justifier d’un revenu d’au moins 5 000 $ pour l’année 2019 ou au cours des douze mois précédant sa demande. Seuls les revenus provenant de certaines sources étaient comptabilisés pour les fins du calcul (LPCU, arts 2, 6 ; LPCRE, art 3(1)d)-e)). Il s’agit essentiellement des revenus issus d’une activité professionnelle, d’où l’utilisation de l’expression « revenus d’emploi ou revenus nets de travail indépendant » dans les décisions de l’ARC. Dans le présent jugement, la Cour utilisera l’expression « revenus d’emploi ».

[9] Il appartenait à la personne présentant une demande de Prestations, Mme Méthot en l’espèce, de démontrer qu’elle satisfaisait à l’ensemble des critères d’admissibilité, y compris celui afférent au revenu minimal, selon la prépondérance des probabilités. L’ARC ne jouissait d’aucune marge discrétionnaire dans l’application de ces critères (Fortin c Canada (Procureur général), 2024 CF 2031 au para 15 [Fortin]; Xin c Canada (Procureur général), 2023 CF 595 [Xin] au para 83). Enfin, ces critères étant cumulatifs, toute personne incapable de justifier un revenu suffisant était inéligible aux Prestations (Mailloux c Canada (Procureur général), 2025 CF 583 au para 44).

[10] La question de la raisonnabilité des conclusions de l’ARC relativement à l’insuffisance des documents que Mme Méthot a fournis pour s’acquitter de son fardeau de prouver ses revenus d’emploi est le seul point litigieux en l’espèce.

B. Demandes de prestations de Mme Méthot et échanges menants aux Décisions

[11] Mme Méthot présente ses demandes de PCU entre avril et septembre 2020, et de PCRE en octobre 2021. L’ARC débourse la quasi-totalité des sommes demandées, soit 37 557,22 $, et ce sans examen réel de son admissibilité.

[12] C’est en février 2023 que le dossier de la demanderesse est sélectionné pour un examen de son admissibilité aux Prestations, d’où l’envoi d’une lettre de contact lui demandant de produire les documents nécessaires pour prouver que ses revenus d’emploi pour les périodes pertinentes atteignent bien le seuil minimal de 5 000 $.

[13] Dans sa déclaration de revenus pour l’année 2019, la demanderesse déclare 6 000 $ de revenus d’entreprise (et non de revenu d’emploi comme elle le prétend), la même somme étant déclarée comme revenu brut et net. Ses autres revenus déclarés proviennent essentiellement de la sécurité de la vieillesse et de sa pension de retraite. Les extraits du système de l’ARC reprenant les informations de ses déclarations de 2020 et 2021 sont par ailleurs inclus dans le dossier du défendeur et n’indiquent pas de revenu d’emploi ou d’entreprise.

[14] Le 21 mars 2023, la demanderesse transmet à l’ARC trois documents censés prouver que ses revenus excédent le seuil de 5 000 $ pour les années pertinentes. Le premier combine six (6) reçus manuscrits, tous datés du 28 septembre 2019, pour des montants variants entre 325 $ et 575 $. Ils portent des mentions comme « Mustang » ou « Roulotte 26pi » ainsi que les noms de différents payeurs. Le second est un relevé de compte du mois de mai 2023 qui fait état de l’encaissement de deux chèques, datés du 4 mai 2023, dont l’un est adressé à Mme Méthot et est signé par son employeur/conjoint, au montant de 10 000 $. Des annotations manuscrites indiquent que le chèque de 10 000 $ concernerait une somme de 5 000 $ pour 2019, et une somme de 5 000 $ pour 2020. Le troisième document combine trois reçus intitulés « sales order/formulaire de vente » d’un format distinct des six autres. Ils sont datés du 19 octobre 2019, tous signés par la demanderesse, et portent sur des montants entre 450 $ et 600 $. Des mentions comme « Fifth (…) wheel 38pi » ou « Zodiac 22p » peuvent y être distinguées.

[15] Le 24 mars 2023, la demanderesse a soumis sa déclaration de revenus de 2022. Dans celle-ci, Mme Méthot déclare des revenus d’entreprise de 10 000 $, la même somme étant déclarée comme revenu brut et net.

[16] Le 23 juin 2023, lorsque l’ARC tente de la contacter par téléphone, la demanderesse refuse de s’identifier en répondant aux questions de confidentialité. Selon les notes prises au dossier par l’agent responsable de ce premier examen, l’insuffisance des revenus de Mme Méthot semble être le seul problème: « Pas admissible parce que : Il manque les relevés bancaires de 2019 ainsi que de 2020 pour démontrer les 5 000$ en revenu net » et « Vérification des critères d’admissibilité impossible puisque pas en mesure de parler au Ct (…) lettre de refus SANS RÉPONSE envoyée ».

[17] Selon les notes saisies par le personnel dans le système interne de l’ARC, aucune autre conversation téléphonique n’intervient avant la décision de premier examen rendue quatre jours plus tard.

[18] Ainsi, le 27 juin 2023, alors qu’elle n’a reçu aucune réponse de la demanderesse, l’ARC informe Mme Méthot qu’elle la considère inadmissible aux Prestations, par le biais de deux lettres de premier examen, tout en l’informant des démarches à suivre pour demander un second examen. Le seul motif évoqué dans ces lettres concerne l’insuffisances des revenus d’emploi de la demanderesse.

[19] Le 4 juillet 2023, la demanderesse adresse sa demande de deuxième examen à l’ARC. Dans la lettre jointe à sa demande, Mme Méthot prétend que l’ARC ne peut pas conclure que ses revenus d’emploi pour les années 2019 et 2020 sont inférieurs à 5 000 $ puisqu’elle a déclaré des revenus de 6 000 $ pour 2019. Elle souligne aussi avoir « gagné » 5 000 $ en 2020 et 5 000 $ en 2021, pour son travail dans un immeuble commercial, tout en explicitant n’avoir véritablement reçu ces sommes qu’en 2022, une fois l’immeuble vendu, à cause des problèmes que la pandémie aurait causé au propriétaire (son employeur).

[20] Le 27 août 2023, la demanderesse envoie à l’ARC une lettre affirmant à nouveau son admissibilité aux Prestations et réitérant les mêmes affirmations, sans joindre de nouveaux documents au soutien de ses prétentions. Une lettre similaire, non datée mais adressée au Commissaire du revenu, est reçue par l’ARC le 22 septembre 2023. Dans ces lettres, la demanderesse dit répondre à des communications de l’ARC qui dateraient des 14 août et 7 septembre 2023. Ces dernières ne sont toutefois pas au dossier.

[21] Les 7 et 8 décembre 2023, l’agent qui rendra les Décision de deuxième examen contacte la demanderesse par téléphone. Selon les notes prises par ce dernier, en plus de lui expliquer pourquoi elle a été déclarée inadmissible en premier examen, il lui demande de fournir une « lettre de vérification d’emploi » ainsi que « tout autre document pouvant faire état de sa situation d’emploi ainsi que de ses revenus pendant la période examinée ». De plus, Mme Méthot lui explique que, si elle a refusé de procéder par téléphone en juin 2023, c’est qu’elle craignait les fraudes téléphoniques.

[22] Dans les notes aux dossiers concernant ces appels, l’agent de deuxième examen détaille son analyse. Il y rappelle les revenus déclarés par la demanderesse pour les années 2019 à 2021, souligne que l’insuffisance de preuve quant aux revenus d’emploi de la demanderesse fut le seul motif de la décision de premier examen qui la déclarait inadmissible aux Prestations et liste tous les documents soumis par la demanderesse à ce stade. Enfin, il explicite ses préoccupations en notant : (1) que les documents que la demanderesse a fait parvenir pour prouver qu’elle a gagné 5 000 $ en revenus d’emploi en 2020 et 2021, mais qui n’auraient pas été payée avant 2022 sont « insuffisants »; (2) qu’elle doit « préciser sa situation d’emploi » et « appuyer ses preuves de paiements avec des preuves d’encaissement ou proposer des documents alternatifs pouvant faire état d’un revenu de travail ».

[23] Le 10 janvier 2024, Charles Henri Desrosiers (employeur et conjoint de fait de la demanderesse) laisse un message vocal à l’ARC dans lequel il donne des explications sur l’entente de services conclue oralement avec la demanderesse et demande des clarifications relativement aux documents que l’ARC souhaite recevoir.

[24] Le 15 janvier 2024, l’agent de deuxième examen recontacte M. Desrosiers. Selon les notes de l’agent, lors de leur conversation téléphonique, M. Desrosiers confirme notamment (1) qu’il a engagé Mme Méthot en 2019, pour qu’elle s’occupe d’un centre commercial qu’il possède à Port-Cartier moyennant 100 $ par semaine; (2) qu’il l’a rémunéré « environ 5 000 $ par ans [sic] de 2019 à 2021 »; (3) que du fait de la pandémie, ils ont convenu que ses services de 2020 et 2021 lui seraient payés plus tard; et (4) qu’il contracte souvent les services de tiers sans entente écrite et ne peut fournir aucun document additionnel pour prouver l’emploi ou les revenus de son employée. Le même jour, ce même agent contacte Mme Méthot pour l’aviser que le délai pour fournir des documents additionnels au soutien de ses prétentions a expiré. Elle lui confirme ne pas avoir de documents additionnels à lui fournir.

[25] Le 22 janvier 2024, la demanderesse écrit à l’ARC. Dans sa lettre, elle explique que M. Desrosiers l’a engagé, en 2019, pour « s’occuper d’un petit centre commercial à Port-Cartier » (c’est-à-dire effectuer certaines tâches d’entretien, collecter les loyers et vérifier que tout se passe bien), moyennant 100 $ par semaine. Elle réitère que la pandémie ayant empêché son employeur de la payer en 2020 et 2021, elle aurait accepté de continuer à travailler sans rémunération jusqu’à ce que l’immeuble soit vendu. Les arrérages de 5 000 $ par année lui auraient été versés en 2022. Ces prétentions concordent avec celles faites par M. Desrosiers dans une lettre datée du 24 janvier 2024, qu’il envoie à l’ARC.

III. Décisions en contrôle judiciaire

[26] Le 15 mars 2024, l’ARC transmet les lettres de Décisions à Mme Méthot. Elle y confirme que la demanderesse n’est pas éligible aux Prestations, toujours au motif qu’elle n’a pas prouvé que ses revenus d’emploi ou de travail indépendant étaient d’au moins 5 000 $ pendant les périodes pertinentes.

[27] Datés du 13 mars 2024, les rapports de deuxième révision détaillés font partie intégrante des Décisions (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 30 ; Fortin au para 19; Grandmont c Canada (Procureur général), 2023 CF 1765 au para 30 ; Aryan au para 22). Bien qu’un rapport concerne la PCU et l’autre la PCRE, étant donné que leur contenu est largement similaire, la Cour se permet de les résumer conjointement.

[28] En plus de lister tous les documents fournis par la demanderesse et de résumer ses déclarations de revenus pour les années 2019 à 2021 ainsi que les « principaux arguments » mis de l’avant par cette dernière, et les appels téléphoniques intervenus, l’agent y souligne notamment que les reçus soumis comme preuves de revenus pour 2019 portent sur une somme totale de 2 950 $ et n’identifient aucunement l’employeur. Ensuite, il indique que « les explications ainsi que les documents de [Mme Méthot] sont insuffisants pour démontrer ses revenus car ils ne constituent pas des preuves vérifiables » notamment étant donné (1) qu’il n’existe sous forme écrite aucun contrat de travail ou aucune entente afférente aux modalités de sa rémunération, ni aucune feuille de temps lié à son travail; et (2) que rien ne relie le chèque adressé à Mme Méthot aux services qu’elle dit avoir fournis.

[29] Par ailleurs, le rapport de deuxième examen indique notamment les éléments suivants :

  1. La demanderesse « a d’abord attesté qu’elle n’a pas travaillé du tout pendant qu’elle réclamait la PCU et la PCRE mais change ses explications au fil de la discussion. En effet, [la demanderesse] atteste et réitère qu’elle a continué de travailler mais que ses heures ont été un peu réduites à partir de mars 2020 à cause de la COVID-19 »;

  2. la demanderesse « n’a pas d’historique de travail indépendant avant 2019 à l’exception de l’année 2016 et son dernier revenu d’emploi remonte à 2011. Aussi, [la demanderesse] admet qu’elle était déjà retraitée avant le début de la pandémie et ajoute qu’elle n’a pas conservé son poste suite au changement de propriétaire »;

  3. la demanderesse « n’avait pas d’horaire fixe », « ses heures étaient irrégulières car parfois elle ne travaillait pas pendant des semaines ou des mois pour des raisons indépendantes de la COVID-19 » et elle « n’a jamais signé de contrat et qu’elle n’avait pas d’horaire. Elle ne faisait pas non plus le suivi de ses heures »;

  4. la demanderesse « n’a aucun document à proposer car il n’y a jamais eu production de feuillets en lien avec son travail » et elle « admet qu’elle ignore comment ses revenus de 2020 et 2021 ont été calculés »;

  5. la demanderesse « ne mentionne pas pendant les appels que son employeur est également son conjoint depuis au moins 2015 ».

IV. Analyse

A. Questions préliminaires

(1) Nouveaux documents soumis par la demanderesse

[30] Le PGC explique que la demanderesse a inclut dans son dossier plusieurs documents qui n’étaient pas devant le décideur, et ne seraient donc pas admissibles. Il identifie spécifiquement les pièces A à E et I versées au soutien de l’affidavit de la demanderesse.

[31] En l’instance, la demanderesse, qui se représente seule, n’a pas fait les démarches nécessaires pour obtenir un dossier certifié du tribunal, de telle sorte que les différents éléments de preuve documentaire que le décideur avait en sa possession ont été mis en preuve par le PGC, au moyen d’un affidavit signé par l’agent de l’ARC ayant rendu les Décisions, qui indique que les pièces A à E et I n’étaient pas devant lui lors de son deuxième examen, bien qu’elles aient été en possession de l’ARC.

[32] Dans une demande de contrôle judiciaire, le rôle de la Cour se limite à évaluer si le décideur administratif a rendu une décision cohérente d’un point de vue interne, répondant de façon suffisante aux moyens et éléments soumis par l’administré, et qui faisait partie de l’éventail des possibilités auquel il pouvait arriver eu égard au droit applicable et aux faits du dossier. Ce faisant, la Cour ne doit normalement pas examiner les éléments de preuve qui n’ont pas été préalablement examinés par le décideur administratif (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14 citant Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright]; Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 97-98; Xin au para 54; Taileb c Canada (Procureur général), 2025 CF 1303 [Taileb] aux para 24-27, citant Mailloux aux para 23-24 et 27; Lapointe c Canada (Procureur général), 2024 FC 172 au para 12).

[33] En effet, comme la Cour d’appel fédérale le rappelle dans Access Copyright : « [l]e but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n'ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance » (au para 19 [Access Copyright] citant Gitxan Treaty Society c Hospital Employees’ Union, 1999 CanLII 7628 (CAF), [2000] 1 CF 135, aux pp 144-45; Mailloux au para 23).

[34] En somme, la Cour n’a pas le pouvoir de décider de l’admissibilité de Mme Méthot aux Prestations. Elle n’interviendra pour écarter la Décision que si le décideur administratif « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 125-26 [Vavilov] [Surlignement ajouté]).

[35] Cette règle d’exclusion des nouveaux éléments de preuve souffre d’exception restreintes (Taileb au para 27 citant Mailloux au para 24; Xin au para 55), mais aucune ne s’applique en l’espèce. De plus, comme l’indique le juge Gascon dans Mailloux :

[27] … On ne saurait reprocher à l’ARC de ne pas avoir tenu compte de documents qui n’ont pas été portés à son attention, même si ceux-ci étaient disponibles sur l’Internet. L’ARC n’était pas tenue d’effectuer ses propres recherches sur Internet pour compléter le dossier de M. Mailloux (Loeb c Canada (Procureur général), 2023 CF 1463 au para 7). De plus, les documents ne rencontrent aucune des exceptions reconnues par la jurisprudence pour admettre de la nouvelle preuve. La Cour ne peut donc pas les examiner dans son analyse des Décisions. …

[36] En l’instance, la Cour constate que les pièces A à D et I sont, en substance, toutes des pièces que le décideur a prises en compte et qui se retrouvent dans la preuve soumise par le défendeur, bien que parfois sous une forme légèrement différente. Quant à la pièce E, c’est-à-dire la déclaration de revenus de la demanderesse pour l’année 2019, qui est au cœur de la présente demande, elle est manquante dans le dossier du défendeur. Elle devrait faire partie de la pièce I versée en soutien à l’affidavit du décideur mais en réalité cette pièce contient deux fois les résumés informatiques des déclarations de revenus de Mme Méthot pour l’année 2018, en lieu et place de celui de sa déclaration de 2019. Vu ce qui précède, la Cour accepte en preuve les pièces A à E et I soumises par la demanderesse avec son affidavit.

(2) Autres nouveaux arguments et informations soumis par le Demandeur

[37] À l’audition, Mme Méthot explique que les reçus qu’elle a transmis à l’ARC ne visaient qu’à démontrer que c’est bien elle qui est allée chercher les reçus, dans le cadre de son travail. Toutefois, sans douter que ceci puisse être vrai, ceci est un nouvel argument qui n’apparait pas au dossier et la Cour ne peut en tenir compte dans le cadre de sa révision judiciaire.

[38] De plus, à l’audition, Mme Méthot a indiqué à la Cour que la raison pour laquelle elle n’avait pas d’historique de travail avant 2019 est reliée à des problèmes de santé sérieux. Il s’agit d’informations qui n’étaient pas devant le décideur de l’ARC et qui n’ont pas été allégués dans son mémoire. La Cour ne peut en tenir compte.

[39] En effet, encore ici, il est de jurisprudence constante que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut considérer des arguments ou des faits qui n’ont pas été mis de l’avant devant l’ARC lors du deuxième examen (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 aux para 22-24; Access copyright aux para 15, 18-20; Taileb au para 30).

[40] Par ailleurs, la Cour ne peut considérer des arguments soulevés pour la première fois à l’audience puisque cela causerait préjudice à l’autre partie. De plus, n’ayant pas le bénéfice de la position éclairée du défendeur, la Cour ne serait pas en mesure d’évaluer comme il se doit le bien-fondé d’un nouvel argument (Abdulkadir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 318 au para 81; Taileb au para 30).

B. Norme de contrôle

[41] Il est maintenant établi que la norme de la décision raisonnable s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Tel que l’indique le juge Gascon dans l’affaire Mailloux :

[16] Il ne fait aucun doute que la norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions de l’ARC relatives aux prestations de PCU et de PCRE (Devi c Canada (Procureur Général), 2024 CF 33 au para 14 [Devi]; Flock c Canada (Procureur général), 2022 CF 305 au para 15; He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 20 [He]; Lajoie c Canada (Procureur général), 2022 CF 1088 au para 12; Aryan aux para 15–16). Ce courant jurisprudentiel est conforme avec le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative qui a été fixé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 7 [Mason]). Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit désormais la norme applicable dans tous les cas lors d’examens au mérite.

[17] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Mason au para 64 ; Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74).

[18] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Mason aux para 58, 60 ; Vavilov au para 84).

[19] La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable, la Cour le souligne, tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Mason au para 57 ; Vavilov aux para 13, 46, 75).

[20] Il incombe à la partie qui conteste une décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Pour annuler une décision administrative, la cour de révision doit être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100).

C. Les Décisions sont raisonnables

[42] Comme l’a bien fait valoir le PGC, l’ARC a raisonnablement conclu que Mme Méthot ne s’était pas acquittée de son fardeau d’établir qu’elle satisfaisait, selon la prépondérance des probabilités, aux critères d’admissibilité aux Prestations (Taileb au para 39, citant Grandmont au para 38 et Fortin au para 15).

[43] En effet, tout demandeur de programmes de prestations tels que la PCU et la PCRE avait le fardeau de produire suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa demande, et l’ARC pouvait lui demander de fournir des documents ou de l’information additionnelle afin de prouver son admissibilité (Taileb au para 41, citant Fortin au para 16; voir aussi LPCU, par 5(3); LPCRE, art 6).

[44] Dans le cas de Mme Méthot, les rapports de deuxième examen de l’agent de l’ARC démontrent clairement qu’il a pris en compte tous les documents soumis par Mme Méthot (dont les reçus, les chèques, ses déclarations de revenus, ses lettres d’explication et celle de son conjoint de fait / employeur), ainsi que ses explications. Il les a simplement jugés insuffisants pour prouver que ses revenus d’emploi avaient dépassé le seuil de 5000 $ pour les périodes pertinentes.

[45] Le raisonnement qui l’a menée à cette conclusion est explicité de façon transparente, en plus d’être intelligible et intrinsèquement cohérent (Vavilov au para 99). Il explicite les prémisses suivantes, toutes à même de soutenir sa conclusion finale :

  1. Les documents fournis par la demanderesse, c’est-à-dire les reçus et lettres d’explication, ne sont pas indépendamment vérifiables;

  2. Les reçus produits pour l’année 2019 totalisent moins de 3 000 $ et aucun reçu n’identifie directement l’employeur allégué;

  3. La demanderesse n’a aucun historique de travail indépendant avant 2019, et elle n’est plus employée depuis 2016;

  4. La demanderesse ne peut fournir aucun document écrit attestant de son lien d’emploi, aucune trace écrite des heures effectuées et aucune explication concernant le mode de calcul de sa rémunération alors même que la somme de 100 $ par semaine qu’elle allègue ne mène pas inexorablement à un total exact de 5 000 $ par an; et

  5. La demanderesse n’a pas volontairement et proactivement divulgué le fait que son supposé employeur, M. Desrosiers, est également son conjoint de fait.

[46] Par ailleurs, contrairement à ce que la demanderesse prétend, ses déclarations de revenus ne suffisent pas à prouver qu’elle a effectivement gagné les revenus qu’elle y inscrit (Grandmont au para 36 citant Ntuer v Canada (Attorney General), 2022 FC 1596 au para 27; Latourell v Canada (Attorney General), 2024 FC 44 au para 28 citant Aryan aux para 29, 35, 40 et Walker v Canada (Attorney General), 2022 FC 381 aux para 27, 30-33). D’abondant, la Cour a déjà souligné que les déclarations fiscales ne sont pas suffisantes pour remplir les conditions d’admissibilité aux Prestations puisque ces déclarations ne sont pas des preuves irréfutables qu’un demandeur a effectivement gagné et reçu le montant indiqué dans celles-ci (Fortin aux para 17-18; Taileb aux para 42-44).

[47] Les Décisions ne sont entachées d’aucune erreur ou lacune grave susceptible de contrôle (Vavilov aux para 100–101).

V. Conclusion

[48] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de Mme Méthot est rejetée. La Cour est d’avis que les Décisions possèdent les attributs de transparence, de justification et d’intelligibilité requis en vertu de la norme de la décision raisonnable et qu’elles ne sont entachées d’aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[49] Cela dit, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu de condamner Mme Méthot, qui se représente seule, à payer des dépens. (Laflamme c Canada (Agence du revenu), 2025 CF 336 au para 42 citant Lalonde c Canada (Agence du revenu), 2023 CF 41 au para 97 et Hu c Canada (Le Procureur Général), 2023 CF 1590 au para 36, conf par 2024 FCA 215).


JUGEMENT au dossier T-1043-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1043-24 est rejetée, sans dépens.

« Danielle Ferron »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-1043-24

INTITULÉ :

YVONNE MÉTHOT c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 SEPTEMBRE 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

ferron J.

DATE DES MOTIFS

LE 11 septembre 2025

COMPARUTIONS :

Yvonne Méthot

POUR LA DEMANDERESSE
(pour son propre compte)

Me Rim Afegrouch

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Rim Afegrouch

Ministère de la Justice Canada Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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