Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20250911


Dossier : T-532-25

Référence : 2025 CF 1401

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2025

En présence de monsieur le juge Duchesne

ENTRE :

MICHAEL MOREAU

demandeur

et

L’ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL D’OTTAWA

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La défenderesse, l’Administration de l’aéroport international Macdonald-Cartier d’Ottawa [la défenderesse ou l’AAIO], a déposé une requête écrite en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], en vue d’obtenir une ordonnance radiant l’avis de demande déposé par le demandeur le 18 février 2025. Elle sollicite diverses autres ordonnances à titre subsidiaire.

[2] En bref, la défenderesse soutient que, même si on les tient pour avérés, les faits allégués dans l’avis de demande ne donnent pas ouverture à la réparation sollicitée par le demandeur.

[3] Le demandeur, qui porte régulièrement devant la Cour des litiges relatifs aux droits linguistiques, soutient que son avis de demande est défendable et que la requête en radiation présentée par la défenderesse devrait être rejetée.

[4] Pour les motifs qui suivent, la requête de la défenderesse est accueillie et l’avis de demande du demandeur est radié sans autorisation de le modifier. Comme je l’explique plus loin, les aveux de fait et de droit que le demandeur a faits contre son intérêt dans son avis de demande et dans ses observations écrites relatives à la requête confirment que l’avis de demande n’a aucune chance d’être accueilli.

I. Le droit applicable à une requête en radiation d’une demande

[5] Le critère applicable à une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire est énoncé dans l’arrêt JP Morgan Asset Management (Canada) Inc c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 [JP Morgan]. Au paragraphe 47 de cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a écrit ce qui suit :

La Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli » […] Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande[.]

[6] La Cour suprême du Canada a rappelé ce critère et a confirmé son application dans l’arrêt Iris Technologies Inc c Canada (Procureur général), 2024 CSC 24 [Iris] :

[26] Les parties ne contestent pas le critère qu’il convient d’appliquer à l’égard d’une requête en radiation dans ce contexte. Un tribunal saisi d’une requête en radiation tient pour avérées les allégations de fait énoncées dans la demande et une demande de contrôle judiciaire sera radiée si elle n’a aucune chance d’être accueillie (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 47). Il est entendu qu’il s’agit d’un critère exigeant et que la requête en radiation ne sera accueillie que dans les « cas les plus clairs » (Ghazi c. Canada (Revenu national), 2019 CF 860, par. 10 (CanLII)).

[7] Lorsqu’elle doit décider si la partie requérante a satisfait au critère applicable à une requête en radiation, la Cour doit tenir compte du fait que l’un ou l’autre des éléments suivants constitue un vice fondamental et manifeste qui appelle la radiation de l’avis de demande (JP Morgan, au para 66; Première Nation de Dakota Plains c Smoke, 2022 CF 911 (CanLII) au para 6 [Dakota Plains]) :

  • a)l’avis de demande ne révèle aucune action recevable en droit administratif qui peut être introduite devant la Cour fédérale;

  • b)la Loi sur les Cours fédérales ou quelque autre principe juridique interdit à la Cour fédérale de se prononcer sur le recours en droit administratif;

  • c)la Cour fédérale ne peut accorder la mesure demandée.

[8] Dans l’arrêt Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham] (autorisation de pourvoi refusée, 2021 CanLII 49683 (CSC)), la Cour d’appel fédérale a approfondi ces trois éléments :

[35] Une demande de contrôle judiciaire comporte trois étapes d’analyse distinctes et il est utile de les garder à l’esprit : Procureur général c. Boogaard, 2015 CAF 150, aux paragraphes 35 à 37; Delios c. Procureur général, 2015 CAF 117, aux paragraphes 26 à 28. Que la demande de M. Wenham soit autorisée ou non comme recours collectif, ces étapes demeurent.

[36] Une demande peut être vouée à l’échec à l’une ou l’autre de ces trois étapes :

Objections préliminaires. Une demande qui n’est pas autorisée par la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F‑7, ou qui ne vise pas des questions de droit public peut être annulée dès le départ : JP Morgan, au paragraphe 68; Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605. Les demandes qui ne sont pas présentées en temps opportun peuvent être prescrites en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Les contrôles judiciaires qui portent sur des questions qui ne sont pas justiciables peuvent également être interdits : Première nation des Hupacasath c. Ministre des Affaires étrangères, 2015 CAF 4. Parmi les autres interdictions possibles, mentionnons la chose jugée, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77), l’existence d’un autre recours à un autre tribunal (caractère prématuré) (C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; JP Morgan, aux paragraphes 81 à 90), et le caractère théorique (Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342).

Le bien-fondé de l’examen. Les décisions administratives peuvent comporter des erreurs de fond, des erreurs de procédure ou les deux. Les erreurs de fond sont évaluées conformément à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; les erreurs de procédure sont évaluées en grande partie selon Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817. Dans certaines circonstances, la demande est vouée à l’échec dès le départ. Par exemple, une demande fondée sur des vices de procédure qui ont fait l’objet d’une renonciation n’a aucune chance d’être accueillie : Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), [2010] 2 R.C.F. 488, 2009 CAF 116.

La réparation. Dans certains cas, la réparation demandée n’est pas disponible en droit (JP Morgan, aux paragraphes 92 à 94), et la demande peut donc être annulée en tout ou en partie pour cette raison.

[9] Lorsqu’elle est saisie d’une requête en radiation, la Cour doit faire une lecture globale et pratique de l’avis de demande de manière à saisir la véritable nature de la demande (JP Morgan, aux para 49 et 50).

[10] Les faits allégués dans l’avis de demande sont tenus pour avérés à condition qu’ils puissent être prouvés devant un tribunal (Iris, au para 26; Turp c Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 12 au para 20; JP Morgan, aux para 39 et 52; Chrysler Canada inc c Canada, 2008 CF 727 au para 20, conf en appel par 2008 CF 1049). Sous réserve d’exceptions limitées, dont aucune ne s’applique en l’espèce, les affidavits ne sont généralement pas admissibles dans une requête en radiation d’une demande (JP Morgan, aux para 51 et 52).

[11] Ce n’est pas parce que les faits allégués dans l’avis de demande sont tenus pour avérés pour les besoins de la requête en radiation que la caractérisation des faits ou les conjectures énoncées dans l’avis de demande devraient également être tenues pour avérées. La Cour n’a pas non plus à tenir pour avérés les arguments juridiques formulés dans l’avis de demande.

[12] L’article 301 des Règles prévoit qu’un avis de demande doit contenir un énoncé précis de la réparation demandée ainsi qu’un énoncé complet et précis des motifs invoqués, avec mention de toute disposition législative ou règle applicable. L’énoncé complet des motifs englobe tous les moyens de droit et les faits essentiels qui, s’ils sont exacts, appellent l’octroi de la réparation demandée (JP Morgan, aux para 38 et 39). Si la réparation demandée ne peut être accordée pour ces motifs complets, la demande est vouée à l’échec et peut être radiée (Wenham, au para 36).

II. L’avis de demande en cause

[13] La défenderesse est une société à but non lucratif à qui le statut d’administration aéroportuaire désignée a été conféré en vertu du paragraphe 2(2) de la Loi relative aux cessions d’aéroports, LC 1992, c 5. Elle exploite l’aéroport international Macdonald-Cartier, situé à Ottawa, en Ontario. Le demandeur est un particulier. Son avis de demande indique que son adresse de signification est à Ottawa, en Ontario.

[14] Le 18 février 2025, le demandeur a déposé un avis de demande rédigé en anglais, dont le titre est [traduction] « Avis de demande déposé en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles (LRC 1985, c 31 (4e suppl)) ».

[15] Dans son avis de demande, le demandeur sollicite :

  1. une ordonnance au titre du paragraphe 77(4) de la Loi sur les langues officielles [la LLO] déclarant que l’AAIO n’a pas respecté les devoirs et les obligations que lui impose la partie IV de la LLO;

  2. une ordonnance au titre du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] déclarant que l’AAIO a contrevenu à l’alinéa 20(1)b) de la Charte;

  3. une ordonnance au titre du paragraphe 77(4) de la LLO enjoignant à l’AAIO d’enlever les contenants pour objets pointus et tranchants en cause et de les remplacer par des contenants dont l’étiquette accorde la préséance au français et à l’anglais;

  4. une lettre d’excuses rédigée dans les deux langues officielles, signée par la présidente-directrice générale de l’AAIO et publiée sur les comptes de médias sociaux de l’AAIO;

  5. une ordonnance au titre du paragraphe 77(4) de la LLO lui adjugeant des dommages-intérêts de 1 $;

  6. une ordonnance au titre du paragraphe 52(1) de la Charte radiant l’alinéa 3(2)e) de la Loi sur le multiculturalisme canadien au motif qu’il est incompatible avec la partie IV de la LLO et l’article 20 de la Charte;

  7. les frais et dépens au titre du paragraphe 81(2) de la LLO.

[16] L’avis de demande indique ce qui suit :

[traduction]
Il s’agit d’une demande présentée en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles (la LLO ou la Loi). Elle fait suite à une plainte déposée auprès du commissaire aux langues officielles (le commissaire) portant que l’Administration de l’aéroport international d’Ottawa (l’AAIO) a contrevenu à la Loi en utilisant dans les toilettes des hommes des contenants pour objets pointus et tranchants comportant une étiquette présentant du texte en anglais, puis en espagnol et enfin en français. Voici une photo de l’étiquette :

A label on a container

AI-generated content may be incorrect.

Le 20 décembre 2024, le commissaire a informé le demandeur de son refus d’enquêter au motif que, comme l’étiquette était dans les deux langues officielles, elle ne contrevenait ni à la lettre ni à l’esprit de la Loi.

[17] Le reste de l’avis de demande contient des arguments prétendument étayés par la loi et la jurisprudence plutôt qu’un énoncé des faits substantiels ou un énoncé concis des motifs invoqués. Le passage suivant de l’avis de demande semble énoncer l’argument fondamental du demandeur :

[traduction]
Bien qu’elle ne lie pas l’AAIO, la trousse d’outils relative à l’image de marque du gouvernement fédéral [Traitement des langues officielles – Norme graphique du Programme fédéral de l’image de marque] prévoit que, lorsqu’une troisième langue est utilisée, elle doit figurer en dessous des deux langues officielles. Ce principe n’a pas été respecté ici : l’anglais est en premier, suivi de l’espagnol, et le français est bon dernier.

Le contenant pour objets pointus et tranchants favorise l’égalité formelle en ce sens que les deux collectivités de langues officielles ont accès à l’information, mais il ne favorise pas l’égalité réelle parce qu’il exacerbe les obstacles auxquels les francophones sont particulièrement confrontés lorsqu’ils tentent d’accéder aux services. Si l’AAIO avait bien pris en considération ces obstacles auxquels sont confrontées depuis longtemps les collectivités francophones, elle aurait conclu que l’égalité réelle exige que les deux langues officielles passent avant toute autre langue.

[18] Le demandeur fait ensuite valoir ce qui suit :

  • a)la Loi d’interprétation crée une obligation de résultat qui incombe à l’AAIO, et cette dernière ne peut échapper sa responsabilité qu’en établissant l’existence d’un cas de force majeure au sens de l’article 1470 du Code civil du Québec;

  • b)l’alinéa 3(2)e) de la Loi sur le multiculturalisme canadien empiète de manière injustifiée sur les garanties prévues à la partie IV de la LLO et à l’alinéa 20(1)b) de la Charte;

  • c)il a droit à une ordonnance de mandamus ou à une autre ordonnance mandatoire obligeant l’AAIO à appliquer la LLO en fournissant des services bilingues de santé et de sécurité dans l’administration de ses activités.

III. Les arguments des parties

A. Les arguments de la défenderesse

[19] La défenderesse soutient que la demande est frivole et qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie parce que les faits allégués par le demandeur ne font ressortir aucun manquement à la LLO par l’OIAA.

[20] La défenderesse affirme que le manquement allégué à la LLO repose sur une interprétation manifestement erronée de la LLO par le demandeur. Selon elle, la LLO et son règlement sont clairs et sans ambiguïté : ils exigent que le public puisse recevoir des messages sur la santé et la sécurité dans les deux langues officielles, mais ne prévoient aucune exigence concernant l’ordre des langues ni aucune restriction quant à l’utilisation d’autres langues.

[21] La défenderesse soutient qu’elle a l’obligation, aux termes du paragraphe 24(1) de la LLO, de veiller à ce que le public puisse obtenir des services dans l’une ou l’autre des langues officielles, y compris dans les cas touchant à la santé ou à la sécurité du public. Suivant l’article 8 du Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48, ces cas comprennent l’utilisation « [d’] avis écrits ou [de] moyens de signalisation comportant des mots pour mettre en garde le public contre tout danger de nature radioactive, explosive, chimique, biologique ou environnementale ou tout autre danger de nature semblable ». Ainsi, il importe que le texte de l’étiquette des contenants pour objets pointus et tranchants soit au moins en français et en anglais, mais il n’y a pas d’exigences particulières quant à la disposition ou à l’ordre du texte dans une langue ou dans l’autre. La défenderesse est d’avis que ni la LLO ni son règlement ne précisent l’ordre dans lequel les langues doivent figurer sur les étiquettes et qu’ils n’interdisent pas l’utilisation d’autres langues.

[22] Selon la défenderesse, il s’ensuit que la poursuite intentée par le demandeur est sans fondement. De plus, elle fait valoir que le demandeur admet au paragraphe 7 de l’avis de demande que son argument est fondé sur la norme « Traitement des langues officielles – Norme graphique du Programme fédéral de l’image de marque » [le Programme], qui ne lie pas l’AAIO.

[23] La défenderesse affirme aussi que le demandeur n’a pas droit aux réparations constitutionnelles qu’il sollicite en l’espèce. Elle note que le demandeur a présenté une demande en vertu de l’article 77 de la LLO et non en vertu de la Charte ou de la Loi constitutionnelle de 1982. Par conséquent, il n’a pas droit à des réparations constitutionnelles puisqu’il peut seulement demander des mesures de réparation au titre de l’article 77 de la LLO. La défenderesse fait valoir que, même si le demandeur avait présenté une demande en vertu de la Charte, la demande n’aurait aucune chance d’être accueillie pour les mêmes motifs que ceux pour lesquels la demande présentée en vertu de l’article 77 de la LLO n’a aucune chance d’être accueillie : elle reposerait sur une interprétation manifestement erronée de la lettre et de l’esprit de la loi applicable.

[24] La défenderesse affirme également que la réparation sollicitée par le demandeur en ce qui concerne les frais et les dépens n’est pas justifiée.

B. Les arguments du demandeur

[25] Le demandeur est d’accord avec la défenderesse que la présence du français, de l’anglais et de l’espagnol sur le contenant pour objets pointus et tranchants respecte pleinement la LLO en l’espèce.

[26] Toutefois, le demandeur soutient que l’AAIO n’a pas respecté l’esprit de la LLO, tel qu’il est énoncé dans les instruments du Conseil du Trésor, comme le Programme, qui donnent à penser que l’étiquette du contenant devrait présenter le français et l’anglais avant toute autre langue. Le demandeur s’appuie sur le paragraphe 26 des décisions Norton c Via Rail Canada, 2009 CF 704, Temple c VIA Rail Canada inc, 2009 CF 858, [2010] 4 RCF 80, Bonner c Via Rail Canada, 2009 CF 857, Seesahai c Via Rail Canada, 2009 CF 859, et Collins c Via Rail Canada, 2009 CF 860 [collectivement, les décisions mettant en cause VIA Rail], pour affirmer que le Programme devrait s’appliquer à l’AAIO, tout comme le commissaire aux langues officielles (le commissaire) a jugé, au terme de son enquête dans ces affaires, que les politiques du Conseil du Trésor devaient s’appliquer à VIA Rail Canada inc. En fin de compte, le demandeur affirme que sa demande ne devrait pas être radiée parce que ces décisions forment une jurisprudence suffisante pour étayer son argument selon lequel les instruments du Conseil du Trésor peuvent être incorporés par renvoi dans la LLO.

[27] Le demandeur avance ces arguments bien qu’il ait allégué et admis que le Programme ne lie pas l’AAIO.

[28] Le demandeur soutient que la LLO permet à la Cour de rendre une ordonnance réparatoire en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte et que la réparation qu’il sollicite n’est donc pas vouée à l’échec (Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 aux para 112 et 113).

[29] Selon le demandeur, le défaut de la défenderesse de renvoyer à des précédents à l’appui de son argument selon lequel la LLO n’habilite pas la Cour à radier des dispositions précises de la Loi sur le multiculturalisme canadien milite en faveur du rejet de la requête de la défenderesse.

[30] Le demandeur allègue que sa demande soulève des questions nouvelles et importantes parce que l’issue est susceptible d’avoir une incidence sur la façon dont le Conseil du Trésor mettra en œuvre le Programme et concevra des normes à l’avenir. Le demandeur allègue aussi que le traitement des autres langues en regard des langues officielles du Canada est un sujet qui mérite d’être étudié afin de mieux comprendre comment les langues officielles devraient être mises en valeur compte tenu de leurs racines constitutionnelles.

[31] Le demandeur soutient qu’il satisfait au critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public dans la présente instance. La défenderesse n’a pas traité de cette question, et il n’est pas nécessaire de l’examiner.

C. Les arguments de la défenderesse en réponse

[32] La défenderesse a répondu à chacun des arguments du demandeur de manière détaillée et substantielle. Seuls les arguments en réponse se rapportant à l’application du Programme méritent d’être examinés ici.

[33] La défenderesse affirme que les normes et politiques du Conseil du Trésor invoquées par le demandeur ont trait aux communications du gouvernement du Canada et qu’elle ne fait pas partie du gouvernement du Canada. En conséquence, ces normes et politiques ne la lient pas. En outre, la défenderesse soutient et démontre que le demandeur a mal interprété la jurisprudence à laquelle il renvoie à l’appui de son argument selon lequel les normes du Conseil du Trésor devraient s’appliquer aux entités non gouvernementales, et que ces normes ne s’appliquent pas compte tenu des faits en l’espèce. La défenderesse soutient qu’aucun précédent n’établit que les instruments du Conseil du Trésor peuvent être invoqués pour imposer de nouvelles obligations en matière de langues officielles en l’absence de toute contradiction ou ambiguïté.

[34] La défenderesse renvoie également à la « Politique sur les communications et l’image de marque » du Conseil du Trésor, sur laquelle le demandeur s’appuie dans ses observations écrites, pour démontrer que celle-ci indique clairement qu’elle ne s’applique pas à la défenderesse et qu’elle est entrée en vigueur le 27 mars 2025, soit bien après la date à laquelle le demandeur aurait vu le contenant pour objets pointus et tranchants à l’aéroport international Macdonald-Cartier.

[35] La Cour remarque que la « Politique sur les communications et l’image de marque » du Conseil du Trésor invoquée par le demandeur n’est pas mentionnée dans l’avis de demande et n’a pas été versée au dossier de preuve de l’une ou l’autre partie dans le cadre de la requête en l’espèce. Par conséquent, la politique n’a pas été régulièrement soumise en preuve à la Cour dans le cadre de la requête et ne peut être prise en considération. Je ne prends connaissance d’office ni de l’existence ni du contenu de la politique.

D. Les observations écrites supplémentaires non sollicitées présentées hors délai

[36] Le 27 juin 2025, le demandeur a écrit à la Cour pour clarifier le contenu du paragraphe 17 de ses observations écrites en réponse, qui se rapportait à l’état de son appel dans une autre instance. L’appel qu’il a interjeté dans cette autre instance n’a aucune incidence et n’est pas pertinent à l’égard de la présente instance. Le demandeur n’a pas demandé à la Cour l’autorisation de communiquer des changements à ses observations écrites. La lettre a néanmoins été acceptée pour dépôt au dossier de la Cour.

[37] Le 14 juillet 2025, le demandeur a écrit de nouveau à la Cour et a déposé des observations écrites supplémentaires sous la forme d’une lettre accompagnée de deux autres décisions, rendues avant le dépôt de l’avis de requête et, en fait, avant le dépôt de l’avis de demande. Ces documents ont été acceptés par le greffe pour dépôt au dossier de la Cour.

[38] Le 29 juillet 2025, la défenderesse a présenté une lettre de trois pages en réponse à la lettre du 14 juillet 2025 du demandeur, ainsi que d’autres décisions en réponse à celles que le demandeur avait invoquées le 14 juillet 2025. La lettre de la défenderesse a aussi été acceptée pour dépôt au dossier de la Cour.

[39] Aucune de ces observations écrites supplémentaires n’a été présentée avec l’autorisation de la Cour, et toutes ont été présentées bien après l’expiration du délai prévu à l’article 369 des Règles pour la signification et le dépôt du dossier de requête, de la preuve, des observations écrites et des arguments des parties. Il s’agissait d’observations supplémentaires non sollicitées qui n’ont été autorisées par aucune ordonnance ou directive de la Cour.

[40] Les Règles prévoient le délai pour la signification et le dépôt des arguments et des lois, règlements, jurisprudence et doctrine à l’appui. Après l’expiration du délai fixé par les Règles ou par une ordonnance ou une directive de la Cour, les parties doivent obtenir l’autorisation de la Cour pour signifier et déposer, notamment par lettre, tout document supplémentaire relatif à la requête, y compris des éléments de preuve, des observations ou des lois, règlements, jurisprudence et doctrine à l’appui. La seule exception est lorsqu’une cour d’instance supérieure rend une nouvelle décision exécutoire qui devrait être portée à l’attention de la Cour après la fin des plaidoiries, et, même dans ce cas, la pratique veut que les parties demandent l’autorisation de la Cour pour présenter des observations supplémentaires. Cette obligation de demander l’autorisation de la Cour s’applique aux parties représentées par un avocat et aux parties non représentées par application de l’article 122 des Règles.

[41] Bien que les observations écrites supplémentaires non sollicitées des parties aient été acceptées pour dépôt au dossier de la Cour, je n’en tiendrai pas compte puisqu’elles ont été déposées de façon irrégulière sans autorisation.

IV. Analyse

[42] Ayant effectué une lecture globale de l’avis de demande en vue de saisir la véritable nature de la demande, je constate que le demandeur a déposé un document qui énonce une série d’arguments à la recherche de faits susceptibles d’étayer les arguments qu’il souhaite faire valoir. Les faits requis pour étayer les arguments du demandeur ne sont pas allégués dans son avis de demande. De plus, les aveux de fait et de droit faits par le demandeur dans son avis de demande et dans ses observations écrites établissent que la demande est vouée à l’échec et qu’aucune modification ne permettrait de remédier aux vices de l’avis de demande.

[43] Les faits qui ont mené au dépôt de l’avis de demande sont simples et peu nombreux.

[44] Le demandeur a vu un contenant pour objets pointus et tranchants dans les toilettes pour hommes de l’aéroport international Macdonald-Cartier, à Ottawa, sur lequel était apposée une étiquette comportant une description du contenant. L’étiquette était rédigée en anglais, en espagnol et en français. La description du contenant était de la même dimension et avait la même apparence générale dans les trois langues, et aucune langue n’était plus visible que l’autre. La description en anglais était tout en haut; la description en espagnol était au milieu et la description en français était tout en bas.

[45] La question qui se pose est celle de savoir si la réparation sollicitée sur le fondement de ces faits par le demandeur dans l’avis de demande est vouée à l’échec.

[46] Pour accorder la réparation sollicitée par le demandeur, la Cour doit conclure que la défenderesse a contrevenu à ses droits garantis par l’alinéa 20(1)b) de la Charte et l’alinéa 24(1)a) de la LLO.

[47] Au paragraphe 6 de ses observations écrites relatives à la requête, le demandeur admet que la défenderesse a raison d’affirmer que la présence et l’ordre de l’anglais, de l’espagnol et du français sur le contenant sont conformes à la LLO. Les propos du demandeur sont on ne peut plus clairs :

Le défendeur prétend avec raison au paragraphe 30 que la présence de trois langues en soi sur le récipient de sécurité pour des déchets infectieux tranchants respecte pleinement la LLO.

[48] Par conséquent, le demandeur accepte et admet que la présence et l’ordre de l’anglais, de l’espagnol et du français sur le contenant sont conformes à la LLO. Il s’agit là d’un aveu de fait et de droit contraire à son intérêt.

[49] Si le demandeur admet que la défenderesse s’est conformée à la LLO, comme il le fait, rien ne permet à la Cour de conclure qu’il y a eu atteinte aux droits de celui-ci garantis par l’alinéa 24(1)a) de la LLO compte tenu des allégations qu’il a formulées dans l’avis de demande. Force est de conclure que la réparation demandée ne peut être accordée et que la demande est vouée à l’échec (JP Morgan, au para 66; Dakota Plains). La même conclusion doit être tirée à l’égard de l’allégation du demandeur selon laquelle il y a eu atteinte à ses droits garantis par l’alinéa 20(1)b) de la Charte, parce que le demandeur soutient, au paragraphe 5 de son avis de demande, que l’alinéa 24(1)a) de la LLO est une reformulation de l’alinéa 20(1)b) de la Charte. La Cour ne peut donc pas accorder la réparation sollicitée par le demandeur en raison de ses propres arguments et aveux.

[50] Le demandeur avance néanmoins qu’il y a eu atteinte à ses droits garantis par l’alinéa 24(1)a) de la LLO parce que, même si la défenderesse a respecté l’égalité linguistique formelle, elle n’a pas respecté l’égalité réelle en ne se conformant pas au Programme. Toutefois, le demandeur admet, au paragraphe 7 de son avis de demande et aux paragraphes 6 et 11 de ses observations écrites, que le Programme ne lie pas la défenderesse et que l’étiquette du contenant est conforme à la LLO. Il faut donc comprendre que le demandeur allègue que la défenderesse a contrevenu à ses droits garantis par l’alinéa 24(1)a) de la LLO en ne respectant pas le Programme, qu’elle n’est pas tenue de respecter puisqu’il ne s’applique pas elle. Il est évident qu’il ne peut y avoir eu de manquement dans de telles circonstances. On ne saurait conclure qu’une personne a contrevenu à une norme qui ne la lie pas et qui ne s’applique pas à elle.

[51] Les aveux faits par le demandeur dans son avis de demande et dans ses observations écrites constituent des aveux de droit qui réfutent les observations écrites contraires qu’il a formulées sur le fondement de son interprétation des décisions mettant en cause VIA Rail, à savoir qu’il y a une jurisprudence suffisante pour étayer son argument selon lequel les instruments du Conseil du Trésor peuvent être incorporés par renvoi dans la LLO.

[52] Les décisions mettant en cause VIA Rail auxquelles renvoie le demandeur concernent une série d’affaires connexes instruites par le même juge. Chacune portait sur la question de la légalité des exigences de bilinguisme pour les postes de directeur des services et de coordonnateur adjoint des services à VIA Rail Canada [VIA] sur les trajets ferroviaires non désignés comme étant des trajets bilingues par le Conseil du Trésor. Le demandeur invoque à tort le paragraphe 26 de ces décisions (le paragraphe 26 est essentiellement le même dans chacune des décisions), car ce paragraphe explique simplement que le commissaire aux langues officielles estimait que VIA Rail devait, à titre d’institution fédérale, respecter les principes sous-jacents et l’objet des politiques du Conseil du Trésor en matière de langues officielles, et ce, même si elle est un employeur distinct et n’est donc pas liée par les politiques du Conseil du Trésor en matière de langues officielles.

[53] La Cour n’a pas jugé dans ces décisions que le commissaire avait eu raison d’estimer que VIA Rail devait, à titre d’institution fédérale, respecter les politiques du Conseil du Trésor en matière de langues officielles même si elle est un employeur distinct et n’est donc pas liée par ces politiques. La Cour a explicitement conclu que la directive du Conseil du Trésor ne liait pas VIA Rail; elle n’a pas conclu que VIA Rail était liée par les politiques du Conseil du Trésor même si elle n’y était pas soumise. Les questions ont été tranchées en fonction du processus de désignation bilingue décrit dans la convention collective régissant le personnel itinérant des services dans les trains et non en fonction des politiques du Conseil du Trésor ou de leur éventuelle application ou incorporation par renvoi dans toute autre loi ou tout autre instrument.

[54] Les décisions mettant en cause VIA Rail n’appuient pas l’argument du demandeur selon lequel les instruments du Conseil du Trésor peuvent être incorporés par renvoi dans la LLO. Elles n’étayent pas non plus l’argument selon lequel la Cour devrait suivre le raisonnement adopté par le commissaire dans ces affaires. En fait, les décisions mettant en cause VIA Rail semblent confirmer le contraire.

[55] La Cour ne peut donc pas accorder la réparation sollicitée par le demandeur, en raison des allégations et des arguments qu’il a lui-même formulés sur le fondement des décisions mettant en cause VIA Rail.

[56] Le demandeur invoque ensuite l’article 11 de la Loi d’interprétation et l’article 1470 du Code civil du Québec pour affirmer que la défenderesse ne peut échapper à sa responsabilité à moins d’établir qu’elle n’a pu faire autrement que de contrevenir aux droits du demandeur garantis par l’alinéa 24(1)a) de la LLO en raison d’un cas de force majeure.

[57] Bien qu’il soit exact de noter que l’article 11 de la Loi d’interprétation prévoit que, sauf indication contraire, l’obligation s’exprime essentiellement dans un texte législatif par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal, le demandeur ne mentionne pas quelle obligation créée par un texte législatif a été imposée à la défenderesse ni comment la défenderesse a contrevenu à une telle obligation eu égard aux faits allégués, compte tenu des aveux qu’il a faits dans son avis de demande et dans ses observations écrites.

[58] L’aéroport international Macdonald-Cartier est situé à Ottawa, en Ontario, où réside le demandeur. L’article 1470 du Code civil du Québec s’applique au Québec et non en Ontario. Il ne s’applique donc pas en l’espèce. La réparation sollicitée par le demandeur ne peut pas être accordée sur le fondement de l’article 1470 du Code civil du Québec.

[59] Le demandeur soutient ensuite que l’alinéa 3(2)e) de la Loi sur le multiculturalisme canadien empiète de manière injustifiée sur les garanties prévues à la partie IV de la LLO et à l’alinéa 20(1)b) de la Charte. Il n’avance aucun fait important à l’appui de cette allégation, si ce n’est le contenu de l’étiquette du contenant pour objets pointus et tranchants. Les allégations formulées par le demandeur à cet égard dans son avis de demande se limitent à des arguments dénués de fondement factuel.

[60] Le demandeur affirme qu’il a droit à une ordonnance sous la forme d’un bref de mandamus puisque la défenderesse n’a pas appliqué la LLO. Comme il est mentionné plus haut, le demandeur a admis dans ses observations écrites relatives à la requête en l’espèce que l’étiquette du contenant est conforme à la LLO, et il n’a avancé aucun autre fait à l’appui de son allégation selon laquelle la défenderesse n’a pas appliqué la LLO. L’argument du demandeur en faveur d’une ordonnance de mandamus est voué à l’échec.

[61] La Cour ne peut que conclure que la réparation sollicitée par le demandeur pour les motifs avancés dans l’avis de demande ne peut être accordée. L’avis de demande est truffé de vices fondamentaux qui se classent parmi les moyens exceptionnels qui infirment à la base sa capacité à instruire la demande.

[62] En règle générale, l’autorisation de modifier un acte introductif d’instance vicié devrait être accordée, sauf dans les cas où l’acte de procédure ne fait état d’aucun semblant de cause d’action (Al Omani c Canada, 2017 CF 786 aux para 32 à 34, et les décisions auxquelles cette décision renvoie). Aucune modification ne permettrait de remédier aux vices de l’avis de demande en l’espèce en raison des aveux de fait et de droit contre intérêt du demandeur, comme il est expliqué ci-dessus. L’autorisation de modifier ne peut être accordée dans ces circonstances.

V. Conclusion et dépens

[63] La requête de la défenderesse en radiation de l’avis de demande du demandeur est accueillie, et le demandeur n’est pas autorisé à modifier son avis de demande. L’instance est rejetée en vertu de l’article 168 des Règles, car sa continuation est irrémédiablement compromise par suite de la présente ordonnance.

[64] La défenderesse sollicite les dépens, calculés selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif B. Compte tenu du pouvoir discrétionnaire d’adjuger les dépens afférents à une requête qui m’est conféré par le paragraphe 400(1) et l’article 401 des Règles, et compte tenu des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) et à l’article 407 des Règles, j’adjuge des dépens de 1 260 $ à la défenderesse, payables sans délai par le demandeur.


ORDONNANCE dans le dossier T-532-25

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête en radiation présentée par la défenderesse est accueillie.

  2. L’avis de demande du demandeur est radié sans autorisation de le modifier.

  3. L’instance est rejetée en vertu de l’article 168 des Règles.

  4. Le demandeur doit payer sans délai à la défenderesse les dépens afférents à la requête, qui sont fixés à 1 260 $.

« Benoit M. Duchesne »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh, jurilinguiste principale

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-532-25

INTITULÉ :

MICHAEL MOREAU c L’ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL D’OTTAWA

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DUCHESNE

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 11 septembre 2025

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES, DORS/98-106

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Michael Moreau

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Marion Sandilands

Kiana Saint-Macary

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Conway Baxter Wilson LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.