Date : 20250904
Dossier : IMM-15133-24
Référence : 2025 CF 1459
Ottawa (Ontario), le 4 septembre 2025
En présence de l’honorable madame la juge Saint-Fleur
ENTRE : |
ELYSE DELGADO FLORINDA MWAD |
demanderesse |
et |
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La demanderesse, Elyse Delgado Florinda Mwad [demanderesse], sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue à son encontre le 18 juillet 2024 par la Section d’appel des réfugiés [SAR] [Décision] rejetant son appel de la décision du 19 février 2024 de la Section de protection des réfugiés [SPR] qui a rejeté sa demande d’asile parce qu’elle ne l’a pas trouvé crédible.
[2] La demanderesse soutient que la décision de la SAR est déraisonnable parce qu’elle a rejeté de nouveaux éléments de preuve cruciaux pour son appel. Elle reproche également à la SAR d’avoir erré dans l’évaluation de sa crédibilité. Le défendeur soutient pour sa part que la décision de la SAR était raisonnable.
[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II. Contexte
[4] La demanderesse est une citoyenne de la République Démocratique du Congo [RDC]. Elle a déposé une demande d’asile au Canada en novembre 2022 sur la base d’une crainte des services secrets de la RDC en raison des activités politiques de son oncle, un ancien gouverneur de la province de Lualaba. La demanderesse a indiqué avoir quitté son pays en raison d’événements ayant débuté en octobre 2021 par la réception d’un appel téléphonique anonyme menaçant suivi en novembre 2021 d’un enlèvement par deux hommes et au cours duquel elle a été agressée sexuellement. La demanderesse indique être devenue enceinte en raison de cette agression.
[5] La demanderesse a quitté la RDC vers New York le 26 mars 2022. Pendant qu’elle était aux États-Unis, la demanderesse témoigne avoir fait une fausse couche. La demanderesse est arrivée au Canada le 19 novembre 2022.
III. Décision sous contrôle judiciaire
[6] Devant la SAR, la demanderesse a interjeté l’appel de la décision de la SPR. La SAR a confirmé la décision de la SPR qui a déterminé que la demanderesse n’était pas crédible.
A. Nouveaux éléments de preuve
[7] La SAR a traité d’une façon préliminaire des quatre nouveaux éléments de preuve soumis par la demanderesse :
A. Une plainte contre le commandant Mamba
B. Une attestation de membre de l’Association Congolaise pour l’Accès à la justice [ACAJ]
C. Un rapport de psychothérapie de l’appelante
D. Une page de présentation d’un livre intitulé « Les femmes de Pakadjuma »
[8] La SAR n’a pas admis les documents en tant que nouvelle preuve parce qu’elle a jugé qu’ils ne répondaient pas aux critères du paragraphe 110(4) de la LIPR et aux critères de la jurisprudence clé en la matière (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 [Singh]; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]).
[9] Plus précisément, la SAR a déterminé que la plainte contre le commandant Mamba et l’attestation d’un membre de l’ACAJ étaient disponibles au moment de l’audience de la SPR.
[10] Quant au rapport psychologique, la SAR constate qu’il a été produit deux mois après la décision de la SPR, mais a déterminé que la demanderesse aurait eu le temps d’obtenir un tel rapport avant l’audience de la SPR.
[11] Finalement, la SAR a déterminé que le livre « Les femmes de Pakadjuma »
, duquel la page de présentation a été soumise comme nouvelle preuve, était aisément accessible sur Internet et à la demanderesse avant que la SPR ne prenne une décision.
[12] N’ayant pas admis les nouveaux éléments de preuve, la SAR n’a pas cru nécessaire de tenir une audience.
B. Crédibilité de la demanderesse
[13] La SAR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible sur plusieurs aspects. Plus précisément, la SAR a trouvé que la demanderesse a omis de mentionner dans son formulaire Fondement de la demande d’asile que sa famille a déménagé de Kinshasa à Boma à la suite de menaces et que son témoignage devant la SPR sur la nature des menaces subies par sa famille était vague et contradictoire. La SAR a également conclu que le récit de la demanderesse était contradictoire relativement à son lien familial avec le gouverneur de Lualaba et au moment où elle et sa famille auraient fréquenté cet homme et assisté durant sa maladie. Pour la SAR, la demanderesse s’est aussi contredite à propos des démarches qu’elle aurait entreprises pour quitter la RDC, notamment relativement à l’obtention de son passeport.
[14] La SAR a également conclu que la demanderesse n’a pas démontré une crainte pour sa sécurité en raison de son activisme au sein d’une organisation non gouvernementale ou de ses propres activités politiques.
[15] Finalement, la SAR a considéré l’impact de l’agression sexuelle sur la demanderesse et analysé la preuve soumise à cet égard. Toutefois, elle n’a pas trouvé que le rapport médical soumis établit un lien entre l’agression de la demanderesse et les problèmes politiques de son oncle.
IV. Question en litige
[16] La décision de la SAR soulève les deux questions en litige suivantes :
a) La décision de la SAR de rejeter les nouveaux éléments de preuves soumis est-elle raisonnable?
b) La conclusion de la SAR selon laquelle la demanderesse n’est pas crédible est-elle raisonnable?
V. Norme de contrôle
[17] Les parties conviennent, et je suis d’accord que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, comme établie dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paragraphes 23, 25, 86 et 99 [Vavilov].
[18] Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, au para 100). La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision (Vavilov, au para 85).
VI. Dispositions législatives
[19] Dans le cadre d’un appel d’une décision de la SPR, la SAR procède en se fondant sur le dossier disponible devant la SPR (para 110(3), LIPR). Le paragraphe 110(4) de la LIPR prévoit les éléments de preuve admissibles :
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VII. Soumissions des parties et analyse
A. Question préliminaire : l’affidavit de la demanderesse
[20] Le défendeur soutient que les paragraphes 6 à 10 et 12 à 22 de l’affidavit de la demanderesse sont de nature argumentative et exposent des opinions plutôt que des déclarations factuelles. Selon le défendeur, cette Cour devrait conséquemment radier ces paragraphes en raison d’arguments, d’opinions ou de conclusions de droit (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 au para 18 [Quadrini]; Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1324 aux para 9 à 12). Dans l’alternative, il demande à la Cour de ne pas leur octroyer de force probante. La demanderesse ne fait aucune soumission à cet égard.
[21] La règle 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 stipule en effet qu’un affidavit doit se limiter aux faits dont la déclarante a une connaissance personnelle. Par conséquent, la Cour a la juridiction de radier des affidavits, en totalité ou en partie, lorsqu’ils ne sont pas admissibles ou renferment des arguments ou des conclusions de droit (Quadrini au para 18).
[22] Dans les paragraphes 6 à 10 et 12 de son affidavit, la demanderesse réitère des arguments présentés lors de son appel devant la SAR et identifie les éléments de preuve qu’elle a soumis à la SAR comme nouvelle preuve. Je comprends qu’ils servent à toutes fins pratiques à situer son dossier. Dans ce contexte et considérant les particularités du présent contrôle judiciaire, bien que la Cour dispose de l’autorité nécessaire pour radier les paragraphes en cause, à mon avis, il n’est pas nécessaire de le faire.
B. La décision de la SAR de rejeter les nouveaux éléments de preuves soumis n’est pas raisonnable
[23] La demanderesse soumet que la SAR a erré dans son interprétation du paragraphe 110(4) de la LIPR qui prévoit l’admissibilité de nouvelle preuve. Selon elle, la SAR n’a pas pris en compte la deuxième partie du paragraphe 110(4) de la LIPR en effectuant son analyse d’admissibilité de la plainte contre le commandant et de l’attestation qu’elle est membre de l’ACAJ. Elle fait également valoir que la SAR ne s’est pas penchée sur les critères de la décision Raza.
[24] Quant au rapport psychologique, la demanderesse soutient qu’il aurait dû être admis puisqu’il date d’après l’audience et la décision de la SPR et parce que le retard dans l’obtention du rapport est justifié par les longs délais d’attente pour consulter des psychologues.
[25] Le défendeur fait valoir que la conclusion de la SAR que les nouveaux éléments de preuve présentés en appel n’étaient pas admissibles est raisonnable. Il soutient que la SAR a révisé les documents, a appliqué les critères prévus par la loi et la jurisprudence, et a conclu que les nouveaux éléments de preuve ne respectaient pas les critères requis pour admettre de la nouvelle preuve. Le défendeur souligne que le seuil d’admissibilité de nouveaux éléments de preuve à la SAR est élevé puisqu’une nouvelle preuve est seulement admissible lorsqu’elle remplit les conditions expressément prévues à 110(4) (Cakir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 592 au para 27).
[26] Je suis d’accord avec la demanderesse que la SAR a commis des erreurs dans son analyse des éléments de preuve présentés comme nouvelle preuve, ce qui rend sa décision déraisonnable.
[27] Afin de décider si elle peut ou non admettre les nouveaux éléments de preuve proposés par la demanderesse, la SAR doit être convaincue que ces éléments respectent l’un des critères énoncés au paragraphe 110(4) de la LIPR. Il s’agit de critères disjonctifs (Olowolaiyemo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 895 au para 19).
[28] D’abord, en ce qui concerne la plainte déposée par la demanderesse contre un commandant et l’attestation qu’elle est membre de l’ACAJ daté de 2021, la SAR a raisonnablement conclu que ces éléments de preuve ne sont pas survenus depuis que la SPR a rendu sa décision le 19 février 2024.
[29] La SAR a noté les explications de la demanderesse voulant que ces documents auraient pu être présentés devant la SPR avant sa décision, mais que malheureusement, il n’y avait aucun membre de sa famille à Kinshasa pour entreprendre des démarches auprès des autorités afin de le lui faire parvenir. Cependant, la SAR ne s’est pas interrogée à savoir s’il s’agissait de documents qui n’étaient normalement pas accessibles au moment de la décision de la SAR ou que la demanderesse n’aurait pas normalement présentés à la SPR, dans les circonstances, avant que la décision ne soit rendue. Il n’y a aucune analyse de la SAR à ce sujet. Il s’agit là d’une erreur importante faisant en sorte que l’on ne comprend pas pourquoi ces documents ne satisfont pas les autres critères du paragraphe 110(4) de la LIPR.
[30] Il en va de même pour le rapport psychologique daté du 21 avril 2024. La SAR a constaté qu’il date d’environ deux mois après la décision de la SPR, donc qu’il s’agit d’un élément de preuve survenu depuis que la SPR a rendu sa décision. Cependant, là encore la SAR n’a fait que noter les explications de la demanderesse, soit qu’elle n’a pas produit ce rapport à la SPR avant que la décision ne soit rendue parce que la liste d’attente pour consulter la psychologue était très longue. Il n’y a toutefois aucune analyse de la part de la SAR des explications fournies par la demanderesse, ce qui constitue une erreur.
[31] Bien sûr, il incombe à la demanderesse de démontrer en quoi les éléments de preuve présentés à la SAR respectent les exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR. (Singh aux para 34-38; Iribhogbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 501 aux para 17, 18 et 25). Par conséquent, lorsque la demanderesse fournit des explications, la SAR doit les analyser et le résultat de son analyse doit être reflété dans ses motifs. Ce qui n’est pas le cas en l’instance.
[32] Dans la présente affaire, les motifs de la SAR ne permettent pas de comprendre son raisonnement à savoir pourquoi les éléments de preuve ne respectent pas l’un des critères prévus au paragraphe 110(4). Les motifs que la SAR a fournis ne possèdent pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 100). Considérant cette conclusion, il n’est pas nécessaire de me prononcer sur les autres arguments dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire.
VIII. Conclusion
[33] J’accueille la demande de contrôle judiciaire du demandeur puisque la décision de la SAR est déraisonnable. L’affaire doit être renvoyée à la SAR pour nouvel examen devant un commissaire différent.
[34] Les parties n'ont pas proposé de question certifiée, et je conviens qu'aucune ne se pose.
JUGEMENT dans IMM-15133-24
LA COUR STATUE que
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La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
-
L’affaire est renvoyée à la SAR pour un nouvel examen devant un commissaire différent.
-
Aucune question n’est certifiée.
« L. Saint-Fleur »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-15133-24 |
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INTITULÉ : |
ELYSE DELGADO FLORINDA MWAD c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
OTTAWA (ONTARIO) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 20 août 2025 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE SAINT-FLEUR |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 4 SEPTEMBRE 2025 |
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COMPARUTIONS :
Me Kibondo Max Kilongozi |
Pour LA DEMANDERESSE |
Me Dylan Smith |
Pour LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Kibondo Max Kilongozi Avocat Ottawa (Ontario) |
Pour LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
Pour LE DÉFENDEUR |