Dossier : T-1650-21
Référence : 2025 CF 1433
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 août 2025
En présence de monsieur le juge Pamel
RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ |
ENTRE : |
KAREN LIGHTBODY ET RAMA NARSING |
demanderesses |
et |
SA MAJESTÉ LE ROI |
défendeur (requérant) |
JUGEMENT ET MOTIFS
III. Questions préliminaires – Requêtes en présentation de nouveaux éléments de preuve
A. Les principes applicables à une requête en radiation
B. Le cadre juridique avant l’édiction de l’article 236 de la LRTSPF
C. Le cadre juridique depuis l’édiction de l’article 236 de la LRTSPF
D. La radiation des réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236
a) Affidavits décrivant un vécu personnel
b) Les rapports de l’Ombudsman
c) Les rapports d’expert de James Craig
(3) Conclusion sur les réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236
B. Points de droit ou de fait communs
D. Il existe un représentant demandeur approprié
I. Aperçu
[1] L’action sous-jacente porte sur le racisme systémique au sein du ministère de la Défense nationale [le MDN] et des Forces armées canadiennes [les FAC] dont seraient victimes les employés civils racisés qui travaillent ou ont travaillé au MDN et au Personnel des fonds non publics, Forces canadiennes [le PFNP], un groupe d’employés civils qui travaillent pour soutenir le bien-être de la communauté des FAC. Je dois mentionner que la déclaration modifiée fait également mention de l’« Équipe de la Défense », qui est composée du MDN et des FAC en tant qu’organisation intégrée.
[2] Les demanderesses, Karen Lightbody et Rama Narsing, étaient des fonctionnaires civiles syndiquées qui travaillaient toutes les deux pour le MDN et qui avaient le droit de présentér des griefs au titre de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTSPF]. Mme Lightbody est une femme autochtone qui a occupé divers postes au sein du MDN de 1985 à août 2020. Mme Narsing est une femme hindoue de l’Inde qui a travaillé au MDN de juillet 2005 à mars 2019. Mme Lightbody et Mme Narsing demandent à la Cour d’autoriser la présente action comme recours collectif et de les nommer comme représentantes demanderesses au nom des membres du groupe envisagé conformément à l’article 334.16 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].
[3] La demande est fondée sur deux causes d’action, une réclamation pour négligence et une réclamation fondée sur la Charte. Les demanderesses allèguent que, pendant leur emploi au MDN, elles et d’autres employés civils racisés (syndiqués et non syndiqués) du MDN et du PFNP ont été victimes de racisme systémique, de discrimination et de harcèlement de la part du personnel du MDN et des FAC qui, par le fait même, ont aussi porté atteinte à leur droit constitutionnel de travailler dans un milieu libre de discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion comme le garantissent la common law, l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte] et l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, RLRQ c C-12.
[4] Les demanderesses allèguent également que le défendeur Sa Majesté le Roi a omis de fournir un recours ou un mécanisme interne efficace, adéquat ou raisonnable qui permettrait aux personnes racisées de signaler des incidents, y compris des cas de racisme, ou de faire examiner leurs plaintes ou griefs concernant de tels incidents. Bref, les demanderesses affirment que le recours offert aux membres du groupe par la structure interne de règlement de griefs pour les employés civils est inefficace.
[5] En plus de contester la présente requête en autorisation, le procureur général du Canada [le PGC], au nom du défendeur, a déposé une requête fondée de l’alinéa 221(1)a) des Règles en vue d’obtenir la radiation de la déclaration modifiée dans son intégralité, sans autorisation de la modifier de nouveau, au motif que la déclaration modifiée ne révèle aucune cause d’action valable. Le PGC soutient que la Cour n’a pas compétence pour entendre les réclamations fondées sur des incidents survenus depuis le 1er avril 2005, soit la date d’entrée en vigueur de l’article 236 de la LRTSPF (que j’appellerai désormais simplement « l’article 236 »), qui prévoit que le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend remplace les droits d’action en justice relativement aux faits à l’origine du différend. En ce qui concerne les réclamations qui visent la période antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 236, le PGC fait valoir que je devrais m’en remettre aux mécanismes de relations de travail existants, comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans les arrêts Weber c Ontario Hydro, 1995 CanLII 108 (CSC), [1995] 2 RCS 929 [Weber] et Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 RCS 146 [Vaughan], et refuser d’entendre ces réclamations compte tenu l’existence de droits de griefs négociés collectivement.
[6] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la requête en radiation du PGC et la déclaration modifiée est radiée dans son intégralité, sans autorisation de la modifier. Bref, je conclus que les allégations de racisme systémique, de discrimination et de harcèlement présentées par les demanderesses peuvent faire l’objet d’un grief suivant le mécanisme prévu par la LRTSPF. Par conséquent, l’article 236 s’applique, de sorte que la Cour est privée de sa compétence en ce qui concerne les réclamations fondées sur des incidents qui sont survenus après le 1er avril 2005. J’ai également décidé de ne pas exercer mon pouvoir discrétionnaire d’autoriser l’instruction des réclamations fondées sur des incidents survenus avant le 1er avril 2005 par la Cour, car je ne suis pas convaincu que les circonstances dans la présente affaire justifient que je m’écarte de la règle générale de la retenue judiciaire qui existe au profit des mécanismes de relations de travail existants prévus par la loi applicable. Enfin, je rejette également la requête en autorisation des demanderesses. Je conclus non seulement que les demanderesses n’ont pas établi une cause d’action valable pour la question de la compétence, mais je conclus également qu’un recours collectif n’est pas le meilleur moyen de régler les réclamations des demanderesses.
II. Contexte
[7] Je dois mentionner dès le départ que, en tant que ministère de la fonction publique fédérale, le MDN fait partie de l’administration publique centrale conformément à la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11 [la LGFP]. À ce titre, le Conseil du Trésor est ultimement l’employeur aux fins de négociation collective des fonctionnaires syndiqués nommés à des postes au sein du MDN au titre de l’article 29 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 12 et 13) [la LEFP], et dont la procédure de grief est énoncée dans la LRTSPF. Toutefois, par souci de simplicité, et comme aucune question n’a été soulevée à cet égard par l’une ou l’autre des parties, je continuerai de désigner les demanderesses comme des employées du MDN.
[8] Pour sa part, le PFNP est un organisme distinct désigné de la fonction publique fédérale figurant à l’annexe V de la LGFP et a donc un statut indépendant d’employeur. Les employés civils du PFNP ont pour tâche d’offrir des services liés au moral et au bien-être des membres des FAC et de leurs personnes à charge. Le PFNP est principalement responsable d’exploiter des magasins de détail et des épiceries, des centres de conditionnement physique et des terrains de golf, d’offrir des programmes de mise en forme et de sport, de gérer les salles de mess, de fournir des services à la famille et de faire la promotion de la santé. Les employés du PFNP, dont l’employeur est une entité créée en vertu de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5, appelée les Services de bien-être et moral des Forces canadiennes, ne fait pas partie de l’administration publique centrale; toutefois, les employés du PFNP sont considérés comme des fonctionnaires au sens de l’article 206 de la LRTSPF et, sous réserve du paragraphe 236(3), qui, quoi qu’il en soit, ne s’appliquerait à aucun des membres du groupe proposé, leur procédure de grief est régie par la LRTSPF ainsi que par les documents de politique qui énoncent les règles de grief qui s’appliquent à eux. Cela dit, même si les demanderesses ont modifié leur déclaration initiale pour présenter également une réclamation contre les FAC au nom du personnel civil du PFNP, le dossier ne comprend aucune preuve fournie par les employés du FSNP.
[9] Mme Lightbody a commencé sa carrière au MDN en 1985 en tant que gardienne à la base des Forces canadiennes de Calgary et a rapidement été transférée au personnel de la cuisine. En 1988, elle a été affectée à la 4e Escadre Cold Lake, en Alberta [la 4e Escadre Cold Lake], où, en 1993, elle a commencé à travailler aux services d’information et de télécommunications du MDN, tout en poursuivant ses études au Lakehead College où elle a obtenu un diplôme de deux ans, en administration des affaires et en informatique. En 1995, elle a été embauchée à un poste de groupe et niveau CS-01 dans le groupe Systèmes d’ordinateurs de la 4e Escadre Cold Lake, et, pour la majeure partie de sa carrière, elle a occupé un poste de CS-02 en science informatique. En 2006, Mme Lightbody a été embauchée à titre de gestionnaire de réseau du Centre d’essais techniques (Aérospatiale) de la 4e Escadre Cold Lake, poste qu’elle a occupé jusqu’en 2010, où elle a été affectée à la 19e Escadre Comox sur l’île de Vancouver [la 19e Escadre Comox]. Elle a travaillé à la 19e Escadre Comox jusqu’en 2020. En 2016, elle est partie en congé de maladie prolongé en raison, comme elle l’affirme, du stress qu’engendrait chez elle [traduction] « le côtoiement de collègues, de gestionnaires et de dirigeants racistes au MDN »
. Il n’est pas clair quand, le cas échéant, Mme Lighbody est revenue de son congé de maladie prolongé pour occuper activement son poste au MDN avant de quitter le MDN en août 2020, mais le dossier indique qu’elle a fait du bénévolat en tant que coprésidente civile nationale pour le Groupe consultatif des Autochtones de la Défense [le GCAD] de 2015 à 2018, période où elle a rédigé un rapport sur le racisme systémique dans le MDN et les FAC [le rapport de Mme Lightbody de 2016]. Elle mentionne également dans sa preuve qu’elle [traduction] « a travaillé au sein de l’organisation pendant plus de 33 ans »
. L’affidavit de Mme Lightbody décrit le racisme, la discrimination et le harcèlement systémiques dont elle a été victime, ainsi que les difficultés qu’elle a vécues au 4e Escadre Cold Lake et à la 19e Escadre Comox.
[10] Mme Narsing a immigré au Canada en provenance du Zimbabwe en 1981 et a commencé à travailler à la 19e Escadre Comox au sein du groupe des Services de l’administration en juillet 2005 dans un poste de AS-05. Elle est demeurée au MDN pendant 14 ans. Comme elle l’affirme, on lui a continuellement refusé des promotions et l’accès à d’autres possibilités d’emploi, et, de façon générale, elle a dû subir des insultes raciales, un traitement inéquitable et une discrimination continue en tant que femme de couleur. Mme Narsing affirme que le racisme au MDN était tellement horrible qu’elle a dû prendre plusieurs congés autorisés; elle a également assisté à des séances de counseling par l’entremise du Programme d’aide aux employés. Selon la preuve produite par le défendeur, Mme Narsing est demeurée une employée du MDN jusqu’en mai 2021; son statut d’emploi de 2019 à 2021 n’est pas clair, mais Mme Narsing était peut-être en congé autorisé officiel.
[11] Les demanderesses ont déposé des requêtes pour présenter de nouveaux éléments de preuve et compléter leur dossier, tout particulièrement en réponse à la requête en radiation déposée par le PGC. Le PGC a ensuite déposé un affidavit supplémentaire en réponse aux requêtes des demanderesses. Je trancherai d’abord la question préliminaire des requêtes en recevabilité de la preuve, puis j’examinerai la requête en radiation et enfin la requête en autorisation.
III. Questions préliminaires – Requêtes en présentation de nouveaux éléments de preuve
[12] Au départ, les demanderesses ont déposé les éléments de preuve suivants à l’appui de leur requête en autorisation :
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A.l’affidavit de Mme Lightbody souscrit le 27 octobre 2022 [le premier affidavit de Mme Lightbody] dans lequel Mme Lightbody décrit ses antécédents au sein du MDN, le racisme qu’elle y a subi et l’expérience qu’elle a vécue au cours de la procédure de grief interne. De plus, Mme Lightbody confirme qu’elle a connaissance de la présente instance et qu’elle est prête à agir comme représentante demanderesse. Elle joint également le rapport de Mme Lightbody de 2016 en pièce jointe à son affidavit.
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B.l’affidavit de Mme Narsing souscrit le 26 octobre 2022, dans lequel Mme Narsing décrit ses antécédents au sein du MDN, le racisme qu’elle y a subi et confirme également qu’elle a connaissance de la présente instance et qu’elle est prête à agir comme représentante demanderesse.
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C.l’affidavit de Whitney Santos, une parajuriste au sein du bureau d’avocat des demanderesses, souscrit le 31 octobre 2022, lequel comprend, entre autres, des pièces jointes qui traitent de la structure organisationnelle du MDN, de l’historique du racisme et de la discrimination au sein du MDN et de l’intervention du MDN à cet égard, des rapports et des documents rédigés par l’Ombudsman de la Défense nationale et des Forces canadiennes [les rapports de l’ombudsman] portant sur l’historique du racisme et de la discrimination au sein du MDN et contenant des recommandations pour le futur et un rapport rédigé par le Groupe consultatif de la ministre de la Défense nationale sur le racisme systémique et la discrimination en janvier 2022 [le rapport du GCMDN de 2022].
[13] Le 4 avril 2023, le PGC a déposé sa requête en radiation des actes de procédure. À l’appui de cette requête, le PGC a déposé ce qui suit :
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A.l’affidavit de M. Drew Heavens souscrit le 21 mars 2023, dans lequel M. Heavens expose la procédure de grief dont peuvent se prévaloir les fonctionnaires ainsi que les mécanismes de recours supplémentaires dont ils disposent pour régler leurs différends.
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B.l’affidavit de Mme Geneviève Lord souscrit le 22 mars 2023, dans lequel sont décrits le programme sur le harcèlement et la violence au travail et la mise en œuvre du Règlement sur la prévention du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail.
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C.l’affidavit de Robin Ross souscrit le 21 mars 2023, dans lequel sont décrits le PFNP et la procédure de grief interne dont peuvent se prévaloir les employés du PFNP.
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D.l’affidavit de Mme Barbara Williams souscrit le 23 mars 2023 dans lequel elle explique la structure organisationnelle du MDN, la formation donnée au MDN, les efforts en matière de diversité et d’inclusion déployés par le MDN, la taille approximative du groupe, la description des syndicats qui représentent les fonctionnaires du MDN ainsi que les antécédents d’emploi de Mme Lighbody et de Mme Narsing.
[14] Après la présentation de la requête en radiation par le PGC, les demanderesses ont déposé l’affidavit de James Craig du 24 mai 2023, en réponse à la preuve déposée par le défendeur : cet affidavit comprend son rapport d’expert sur les difficultés, les obstacles et les limites auxquels sont confrontés les membres du groupe lorsqu’ils ont recours à la procédure de grief prévue par la loi et aux voies de recours énoncées dans les affidavits du défendeur. Il convient de mentionner que M. Craig a déposé un deuxième affidavit le 22 décembre 2023 [deuxième affidavit de M. Craig] pour corriger une omission dans son premier rapport d’expert. Le PGC ne s’oppose pas au dépôt du deuxième affidavit de M. Craig. Par conséquent, j’autoriserai ce dépôt.
[15] Aucune des parties n’a contre-interrogé les déposants. Cependant, elles ont demandé, au fur et à mesure que les instances se poursuivent, l’autorisation de déposer des éléments de preuve supplémentaires, notamment les suivants :
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A.l’affidavit de Karen Lightbody souscrit le 8 février 2024 [le deuxième affidavit de Mme Lightbody] dans lequel Mme Lightbody précise les groupes d’employés qu’elle avait consultés lorsqu’elle a rédigé le rapport de Mme Lightbody de 2016. L’affidavit comprend également le rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne intitulé Racisme anti-noirs, sexisme et discrimination systémique au sein de la Commission canadienne des droits de la personne [le rapport du comité sénatorial de 2023].
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B.l’affidavit de Laurie-Lynn Myers souscrit le 20 mars 2024, au nom du défendeur, dans lequel Mme Myers répond au deuxième affidavit de Mme Lightbody et clarifie l’historique des griefs de Mme Lighbody de 2013 à aujourd’hui.
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C.l’affidavit de Karen Lightbody souscrit le 29 février 2024 [le troisième affidavit de Mme Lightbody] dans lequel Mme Lightbody joint divers échanges et clarifie la nature des griefs auxquels elle a participé au fil des ans, en réponse à certains renseignements fournis par Mme Myers.
[16] Les demanderesses demandent l’autorisation de déposer le deuxième et le troisième affidavit de Mme Lightbody. Le PGC demande l’autorisation de déposer l’affidavit de Mme Myers au cas où j’autoriserais le dépôt du deuxième affidavit de Mme Lightbody.
[17] Le critère d’admission de nouveaux éléments de preuve a été énoncé dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 [Tsleil-Waututh]. En fin de compte, le dépôt d’affidavits complémentaires n’est autorisé que si ces éléments vont dans le sens des intérêts de la justice (Tsleil-Waututh au para 11; Rosenstein c Atlantic Engraving Ltd, 2002 CAF 503 aux para 8-9, 299 NR 244).
[18] Le PGC soutient que les éléments de preuve que les demanderesses cherchent à déposer avec le deuxième et le troisième affidavit de Mme Lightbody ne sont pas admissibles dans une requête en radiation et n’ont aucune valeur probante, qu’ils étaient à la disposition des demanderesses lorsqu’elles ont déposé leur preuve principale et qu’ils causeront un préjudice au défendeur puisque les requêtes ont été présentées en fin de journée, ce qui pourrait mettre en péril l’audition des requêtes. En plus d’affirmer que le rapport du comité sénatorial de 2023 qui est compris dans le deuxième affidavit de Mme Lightbody constitue du ouï-dire, qu’il n’est pas fiable et qu’il ne sert pas simplement à mettre en contexte les éléments de preuve, le PGC soutient également que le rapport est assujetti au privilège parlementaire.
[19] Dans l’ensemble, je ne suis pas d’accord avec le PGC, sauf en ce qui concerne le rapport du comité sénatorial de 2023, et j’accorderai aux demanderesses l’autorisation de déposer leurs éléments de preuve supplémentaires, à l’exception de ce rapport.
[20] En ce qui concerne le rapport du comité sénatorial de 2023, il s’agit d’un rapport qui résume les témoignages, les récits personnels, les anecdotes et les opinions de témoins qui ont comparu devant le comité sénatorial. Il comprend de nombreuses recommandations proposées par ces témoins pour lutter contre le racisme systémique dans la fonction publique fédérale, en particulier les critiques formulées contre la Commission canadienne des droits de la personne, et il contient des recommandations pour lutter contre le problème dans l’ensemble de la fonction publique fédérale. Les demanderesses souhaitent déposer le rapport comme preuve de la véracité de son contenu, soit essentiellement pour remettre en question la capacité de la Commission canadienne des droits de la personne (un des mécanismes de recours supplémentaires dont peuvent se prévaloir les demanderesses selon l’affidavit de M. Heavens) de statuer sur les plaintes systémiques, et non seulement pour mettre en contexte les éléments de preuve qui se rapportent à leur expérience personnelle.
[21] En ce qui a trait à l’admission en preuve du rapport, c’est la fiabilité des témoignages qui me préoccupe. Le rapport contient des récits et des expériences vécues présentées par des témoins qui n’ont pas prêté serment et qui n’ont pas été soumis à un contre-interrogatoire et il serait donc fortement préjudiciable au défendeur. Par conséquent, je ne vois pas comment les récits contenus dans le rapport pourraient être utiles dans l’instruction de la requête en radiation ou de la requête en autorisation. Je n’accorderai donc pas l’autorisation de déposer le rapport du comité sénatorial de 2023 et je radierai le paragraphe 2 du deuxième affidavit de Mme Lightbody, dans lequel on vise à l’introduire.
[22] En ce qui concerne les autres affidavits et documents que les demanderesses souhaitent déposer, j’estime que les éléments de preuve sont pertinents tant pour la requête en radiation que pour la requête en autorisation, parce qu’ils semblent porter sur la question de la compétence et pourraient à la rigueur se rapporter à la position des demanderesses quant à l’efficacité des recours prévus par le régime de relations de travail prévu par la loi. Ainsi, ils sont pertinents pour les besoins de l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de conserver la compétence résiduelle d’entendre les réclamations des demanderesses. Je conclus également que ces éléments de preuve ont une valeur probante. Le deuxième affidavit de Mme Lightbody, à l’exception du paragraphe 2, porte sur le processus suivi par Mme Lightbody dans la rédaction du rapport de 2016 inclus dans son premier affidavit. De plus, le troisième affidavit de Mme Lightbody vient étayer l’affidavit initial de Mme Lightbody au sujet de son expérience de la procédure de grief et met à jour la preuve à cet égard.
[23] En ce qui concerne le préjudice, je ne suis pas convaincu par les arguments du PGC, car le défendeur avait également accès à une grande partie des nouveaux renseignements que Mme Lightbody souhaite déposer en lien avec ses griefs. Je reconnais que Mme Lightbody avait accès aux nouveaux éléments de preuve bien avant le dépôt de ses nouveaux affidavits. Toutefois, à mon avis, les nouveaux éléments de preuve sont ceux qui aideront le plus la Cour à comprendre ce que Mme Lightbody a vécu dans la procédure de grief et à examiner les arguments des parties, en particulier ceux du PGC, et les questions soulevées par ces arguments. Je suis conscient que les rapports que les demanderesses souhaitent introduire en preuve peuvent être du ouï-dire et qu’ils ne traitent que partiellement des questions que je dois examiner pour trancher la requête en radiation et la requête en autorisation; je tiendrai compte de cela lorsque j’évaluerai la pertinence et le poids de ces documents.
[24] Dans l’ensemble, je conclus qu’il est dans l’intérêt de la justice que les nouveaux affidavits soient admis, à l’exception du rapport du comité sénatorial de 2023. J’exerce donc mon pouvoir discrétionnaire d’accueillir en partie les requêtes des demanderesses et j’admets le deuxième affidavit de Mme Lightbody (à l’exclusion du paragraphe 2) et le troisième affidavit de Mme Lightbody ainsi que le deuxième affidavit de M. Craig dans le dossier de preuve pour la requête en radiation et la requête en autorisation. Compte tenu de ma décision, j’accepte également d’admettre en preuve l’affidavit de Laurie-Lynn Myers présenté par le défendeur en réponse au deuxième affidavit de Mme Lightbody.
[25] La radiation du paragraphe 2 et de la pièce jointe A du deuxième affidavit de Mme Lightbody pose certains problèmes d’ordre logistique, étant donné que l’audition de la requête en autorisation est terminée; par conséquent, j’ordonnerai tout simplement que ces éléments soient considérés comme radiés du dossier. Je n’en tiendrai donc pas compte pour trancher la requête en radiation ni la requête en autorisation.
IV. La requête en radiation
[26] J’ai reproduit les dispositions applicables de la LRTSPF dans l’annexe de ma décision.
[27] Le PGC soutient que l’article 236 a pour effet de supprimer tout pouvoir discrétionnaire résiduel que la Cour pourrait avoir dans les conflits de travail mettant en cause des employés ayant des droits de grief et de révoquer toute attribution légale de compétence que la Cour pourrait autrement posséder. Même si les demanderesses disposent de recours pour demander une réparation relativement au préjudice qu’elles disent avoir subi, selon le PGC, un recours collectif devant la Cour n’est tout simplement pas l’un de ces recours, car l’article 236 a pour effet d’écarter complètement et expressément la compétence de la Cour au profit d’un régime législatif complet régissant le règlement de griefs en ce qui a trait aux allégations qui pourraient faire l’objet d’un grief au titre de l’article 208 de la LRTSPF, y compris les allégations de racisme, de discrimination et de harcèlement en milieu de travail, et qui sont fondées sur des incidents survenus depuis l’entrée en vigueur de l’article 236 le 1er avril 2005. Selon le PGC, l’article 236 ne laisse aucune place à la compétence résiduelle continue de la Cour pour entendre les réclamations qui pourraient par ailleurs faire l’objet d’un grief.
[28] En ce qui concerne toute cause d’action survenue avant l’entrée en vigueur de l’article 236, le PGC soutient que les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Weber et Vaughan s’appliquent. Selon le PGC, dans l’arrêt Weber, la CSC affirme que les tribunaux n’entendront pas les actions civiles lorsqu’il existe des droits de griefs négociés collectivement et, dans l’arrêt Vaughan, elle étend ce principe aux régimes de règlement des différends en milieu de travail prévus par la loi, mais laisse également entendre que les tribunaux peuvent exercer leur pouvoir discrétionnaire résiduel pour entendre une réclamation lorsque la preuve indique que le mécanisme de règlement des griefs est compromis et qu’il ne peut donc pas offrir un « redressement efficace » au demandeur. Le PGC soutient que, même si la Cour conserve une compétence résiduelle pour entendre les réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236 selon les principes énoncés dans l’arrêt Vaughan, je devrais m’abstenir d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’autoriser l’instruction des réclamations par la Cour.
A. Les principes applicables à une requête en radiation
[29] Il n’y a pas de litige entre les parties en ce qui concerne la question des principes applicables à une requête en radiation. L’alinéa 221(1)a) des Règles prévoit que la Cour peut ordonner la radiation d’une demande, avec ou sans autorisation de la modifier, lorsque, en supposant que les faits substantiels allégués sont avérés suivant une lecture généreuse des actes de procédure, la demande ne révèle aucune cause d’action valable. Dans ce cas, c’est à la partie requérante qu’incombe le fardeau d’établir la cause d’action. Une demande n’aura aucune chance raisonnable de succès lorsqu’il est évident et manifeste que la Cour n’a pas compétence pour l’entendre (McMillan c Canada, 2023 CF 1752 [McMillan CF], conf par McMillan c Canada, 2024 CAF 199 [McMillan CAF] aux para 16, 17, 19, 20). Pour ce qui est des faits substantiels, la Cour d’appel fédérale a dit ce qui suit dans l’arrêt Mancuso c Canada (Santé nationale et bien-être social), 2015 CAF 227 (autorisation d’appel refusée à la CSC, 36889 (23 juin 2016)) :
[18] Il n’existe pas de démarcation très nette entre les faits matériels et les simples allégations ni entre l’exposé de faits matériels et l’interdiction de plaider certains éléments de preuve. Ce ne sont que deux points d’une même ligne continue, et il appartient au juge de première instance, lequel dispose d’une vue d’ensemble des actes de procédure, de voir à ce que les actes de procédure cernent les questions en litige avec une précision suffisante pour assurer la saine gestion et l’équité de l’instruction et des phases préparatoires à l’instruction.
[19] La pertinence des faits est établie en fonction du moyen et des dommages-intérêts réclamés. Le demandeur doit énoncer, avec concision, mais suffisamment de précision, les éléments constitutifs de chacun des moyens de droit ou de fait soulevé. L’acte de procédure doit indiquer au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée.
[30] De plus, même si une partie n’est pas obligée de fonder sa requête sur l’article 221 des Règles lorsqu’elle demande la radiation d’une déclaration pour des motifs de compétence (Ebadi c Canada, 2022 CF 834 [Ebadi CF] au para 26, conf par Ebadi c Canada, 2024 CAF 39 [Ebadi CAF]), elle peut décider de le faire (Berenguer c Sata Internacional - Azores Airlines, SA, 2023 CAF 176 [Berenguer] au para 24; Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54 aux para 12 et 24). En l’espèce, le PGC fonde sa requête sur l’alinéa 221(1)a), puisqu’il demande la radiation de l’action pour des motifs de compétence et, à titre subsidiaire, il demande la radiation de toutes les allégations de négligence au motif que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable. À titre subsidiaire également, le PGC demande la radiation de toutes les réclamations se rapportant au groupe envisagé du PFPN, parce que la déclaration modifiée n’expose pas de faits substantiels à l’appui d’une cause d’action au nom des membres d’un tel groupe.
[31] En outre, habituellement, aucune preuve n’est admissible pour l’instruction d’une requête en radiation fondée sur l’alinéa 221(1)a) des Règles sauf si une question de la requête se rapporte à la compétence de la Cour (Berenguer au para 26). Le fardeau de la preuve est donc inversé. En l’espèce, il faut d’abord que le PGC convainque la Cour que l’acte de procédure ne révèle aucune cause d’action valable pour des motifs de compétence; dans la présente affaire, ce serait en raison de l’article 236. Ensuite, il incombe aux demanderesses de démontrer que l’exception à la règle générale s’applique à leurs réclamations (Davis c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2024 CAF 115 [Davis] au para 74). Je dois mentionner que, selon le PGC, si je suis d’avis que l’article 236 s’applique, il n’existe aucune exception à l’application de cette disposition autre que celle prévue dans la LRTSPF, et que, par conséquent, il n’est pas nécessaire, en l’espèce, d’examiner la preuve concernant la compétence résiduelle possible de la Cour selon le principe énoncé dans l’arrêt Vaughan pour les réclamations visant la période postérieure à l’entrée en vigueur de l’article 236.
[32] Les griefs sont tranchés selon les procédures énoncées dans la législation et la réglementation applicable, ainsi que dans les dispositions pertinentes de la convention collective. La procédure de grief est interne, et c’est le personnel de gestion qui détermine en premier lieu le bien-fondé du grief. Personne ne semble contester que les réclamations faites en l’espèce se rapportent à des conditions d’emploi pouvant faire l’objet d’un grief au titre de la partie 2 de la LRTSPF. L’article 208 de la LRTSPF confère aux fonctionnaires le droit général de présenter un grief pour presque tous les différends liés aux conditions de leur emploi, et il ne fait aucun doute que les allégations de harcèlement et de discrimination systémiques en milieu de travail entrent dans cette catégorie. Les différends liés aux conditions d’emploi d’un employé « ont été considérés comme comprenant les allégations de diffamation, de discrimination, de harcèlement, de malice et de mauvaise foi, de violation de la Charte et de fautes intentionnelles, y compris l’infliction intentionnelle d’une souffrance psychologique »
(Ebadi CAF au para 29; voir aussi Weber au para 67; Davis au para 75; Madame Unetelle c Canada (Procureur général), 2018 CAF 183; Hudson c Canada, 2022 CF 694 [Hudson] au para 103). De par leur nature, les réclamations présentées par les demanderesses en l’espèce sont nécessairement comprises dans cette description.
[33] De plus, la Cour a jugé que les réclamations portant sur une conduite systémique¾où les employés craignent que la direction exerce des représailles¾pourraient être présentées en tant que grief collectif ou grief de principe en application de leur convention collective plutôt qu’en tant que grief individuel (Hudson au para 44). En fait, le dossier dont je suis saisi contient des éléments de preuve selon lesquels des griefs de principe ont été déposés au nom de plusieurs fonctionnaires à l’égard d’une conduite de nature systémique, ce qui confirme que les fonctionnaires peuvent se prévaloir de la procédure de grief pour régler des différends de cette nature. Je dois toutefois souligner que les demanderesses contestent la pertinence de la procédure de grief pour régler les griefs de principe qui s’appliquerait à tous les membres du groupe.
[34] Comme je le mentionne plus haut, le PGC soutient que le paragraphe 236(1) de la LRTSPF est clair et sans ambiguïté et que la disposition a pour effet d’écarter complètement et expressément la compétence de la Cour au profit du mécanisme de règlement de griefs prévu par la LRTSPF pour les réclamations fondées sur des incidents qui sont survenus après le 1er avril 2005, sans exception en l’espèce¾les exceptions prévues aux paragraphes 206(1), 209(3) et 236(3) de la LPRFP ne s’appliquant pas¾et qu’il ne laisse aucune compétence résiduelle qui permettrait aux tribunaux d’entendre ces réclamations, peu importe les circonstances. Le PGC invoque l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Bron v Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71 [Bron] au paragraph 30 pour étayer son argument selon lequel il n’existe qu’une seule exception à cette règle, soit le paragraphe 236(3) de la LRTSPF, lequel ne s’applique pas en l’espèce, et affirme que c’est dans cette mesure que je dois tenir compte des éléments de preuve sur la question de la compétence relativement aux réclamations présentées par les membres du groupe envisagé qui sont fondées sur des incidents survenus depuis le 1er avril 2005. Par conséquent, le débat concernant l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire est clos, l’article 236 s’applique et il convient de radier ces réclamations. Ainsi, l’ensemble de la demande de Mme Narsing serait prescrite, puisqu’elle n’est devenue employée du MDN qu’en juillet 2005; quant aux réclamations de Mme Lightbody fondées sur des incidents qui sont survenus après le 1er avril 2005 elles seraient irrecevables pour des motifs de compétence.
[35] Le PGC reconnaît qu’avant l’entrée en vigueur du paragraphe 236(1) de la LRTSPF, les tribunaux avaient une compétence résiduelle pour entendre les différends qui pouvaient par ailleurs faire l’objet d’un grief, c’était le cas dans l’arrêt Vaughan, et disposaient d’un processus leur permettant de juger s’ils devaient exercer leur pouvoir discrétionnaire d’exercer cette compétence. Toutefois, le PGC maintient que l’article 236 met fin à une telle compétence résiduelle dans le contexte des questions pouvant faire l’objet d’un grief au titre de la LRTSPF.
[36] De plus, le PGC reconnaît que le recours à l’article 236 pour écarter la compétence des tribunaux est assujetti à certains paramètres (McMillan CF au para 25). Cependant, en l’espèce, les parties ne contestent pas que ces paramètres sont respectés. Tout d’abord, la preuve confirme que les membres du groupe envisagé sont des « fonctionnaires » au sens de l’article 206 de la LRTSPF; aucune des exceptions énumérées dans la présente loi ne s’applique à eux et ils ne sont pas des fonctionnaires d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné en vertu du paragraphe 209(3) de la LRTSPF. L’article 236 s’applique à tous les fonctionnaires au sens de l’article 206 de la LRTSPF, ce qui comprend les fonctionnaires des ministères de l’administration publique centrale¾comme le MDN¾et les personnes employées dans des organismes figurant à l’annexe V de la LGFP¾comme le PFNP¾qu’ils soient syndiqués et visés par une convention collective ou non, ce qui engloberait l’ensemble des membres du groupe envisagé. Comme je l’ai mentionné, l’exception énoncée au paragraphe 236(3) de la LRTSPF ne s’applique pas en l’espèce.
[37] Les demanderesses soutiennent que la jurisprudence qui interprète l’article 236 n’est pas si sans équivoque, et que les exceptions à l’application de la règle énoncée au paragraphe 236(1) de la LRTSPF comprennent les cas où la procédure de grief est manifestement inefficace, c’est-à-dire lorsque le régime de règlement des différends en milieu de travail prévu par la loi ne peut pas offrir un « redressement efficace ». Les demanderesses font valoir que le dossier de preuve démontre que la procédure de grief interne en l’espèce comporte des failles, qu’elle est compromise et qu’elle n’est pas efficace pour régler des problèmes systémiques de grande envergure qui durent depuis longtemps et pour s’attaquer à l’ensemble du racisme systémique. Elles affirment que les personnes qui déposent des plaintes font systématiquement l’objet de représailles.
[38] En réponse, le PGC reconnaît qu’il existe des remarques incidentes qu’il décrit comme pernicieuses dans la jurisprudence selon lesquelles les tribunaux hésitent à fermer complètement la porte. Bien que les tribunaux aient reconnu que le libellé de l’article 236 écarte clairement et sans équivoque leur compétence, la Cour continue d’invoquer le concept d’une compétence résiduelle depuis l’entrée en vigueur de l’article 236 d’une manière totalement conjecturale et d’examiner quand même le dossier pour juger si la preuve est suffisante pour lui permettre d’assumer compétence. Systématiquement, la Cour finit par conclure qu’elle n’a pas cette compétence. Toutefois, le PGC soutient que de telles remarques incidentes ne doivent pas et ne devraient pas avoir d’effet sur ce qui est sinon une exclusion claire et sans équivoque de la compétence des tribunaux dans ces circonstances. Autrement dit, le PGC demande à la Cour de fermer cette porte.
[39] En grande partie, la discussion sur la compétence résiduelle des tribunaux relativement aux réclamations qui pourraient par ailleurs faire l’objet d’un grief depuis l’édiction de l’article 236 revient constamment aux arrêts Weber et Vaughan rendus par la Cour suprême. Par conséquent, il est préférable de commencer par ces arrêts. De plus, je pense qu’il est important, comme l’a fait la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Bron, de faire une distinction entre les principes généraux découlant des affaires qui visent la période antérieure à l’édiction de l’article 236 et ceux des affaires qui visent la période après l’entrée en vigueur de l’article 236 ou dans lesquelles l’article 236 ne s’appliquait pas. Je suis d’avis, tout comme l’était le juge Doherty dans l’arrêt Bron, que l’édiction de l’article 236, une disposition qui n’avait aucun équivalent dans la loi antérieure, change quelque peu la donne à cet égard (Bron au para 4).
B. Le cadre juridique avant l’édiction de l’article 236 de la LRTSPF
[40] Pour bien comprendre l’arrêt Weber, nous devrions commencer par examiner l’arrêt St Anne Nackawic Pulp & Paper c SCTP, 1986 CanLII 71 (CSC), [1986] 1 RCS 704 [St Anne Nackawic].
[41] Dans St Anne Nackawic, un employeur a intenté une action en dommages-intérêts contre un syndicat pour les dommages subis à la suite d’une grève qui était illégale aux termes de la loi applicable sur les relations de travail et qui était aussi une violation de la convention collective en vigueur. L’employeur avait également obtenu une injonction interlocutoire interdisant la poursuite d’une grève par ce groupe d’employés. En ce qui concerne la compétence des tribunaux pour entendre l’action en dommages-intérêts, la Cour suprême a conclu que « [l]es tribunaux ne sont pas compétents pour entendre des réclamations qui découlent des droits créés par une convention collective »
(St Anne Nackawic au para 19). La Cour a exprimé l’idée que la déférence judiciaire envers la procédure d’arbitrage est nécessaire pour éviter qu’on « porte atteinte à un régime législatif complet [dans ce cas, la
Loi sur les relations industrielles
du Nouveau-Brunswick] destiné à régir tous les aspects du rapport entre les parties dans le cadre des relations de travail »
si « les parties ont accès aux tribunaux comme autres juridictions »
; si, peu importe ce dont il peut être qualifié sur le plan juridique, le litige résulte de la convention collective, seul le tribunal du travail peut l’entendre pour son application (St Anne Nackawic au para 20).
[42] Dans cette affaire, en ce qui a trait à la question de la compétence résiduelle des tribunaux relativement à la délivrance d’injonctions, la Cour suprême a jugé que les tribunaux avaient néanmoins conservé une « présence résiduelle limitée »
pour délivrer des injonctions lorsque « la conduite équivaut à une grève illégale ou un lock‑out »
(St Anne Nackawic au para 34). Aux paragraphes 21 et 22, la Cour suprême pose la question à savoir si la délivrance d’injonctions pour forcer l’application des clauses d’une convention collective porte atteinte au principe de respect envers la procédure d’arbitrage. Dans l’affirmative, les employeurs qui sont parties à une convention collective et qui n’auraient, sans doute, pas le droit de demander une injonction seraient alors désavantagés par rapport aux employeurs qui ne sont pas assujettis à l’arbitrage obligatoire et qui auraient ce droit. En fin de compte, la Cour suprême a déclaré ce qui suit : « [t]outefois, ce préjudice peut être plus apparent que réel car, en fait, il n’entraîne qu’une modification de juridiction et de procédure mais pas nécessairement la privation réelle du recours ultime »
[non souligné dans l’original].
[43] Le « recours ultime » auquel le juge Estey a fait allusion était le redressement demandé : l’application de la disposition d’interdiction de grève pendant la durée de la convention collective comme le prévoit la loi applicable, un redressement que l’arbitre n’avait pas le pouvoir d’accorder. Toutefois, le juge Estey a indiqué clairement que la compétence résiduelle limitée des tribunaux qui leur donne le pouvoir de délivrer des injonctions ne leur permet pas d’instruire des « réclamations qui découlent des droits créés par une convention collective »
(St Anne Nackawic au para 19) et leur accorde plutôt le pouvoir d’« applique[r] le droit commun tel qu’il est consacré dans la loi »
¾
dans ce cas, l’interdiction de grève comme le prévoit la loi applicable¾et bien que la délivrance d’une injonction interdisant la grève pendant la durée d’une convention collective puisse aussi, par le fait même, forcer l’application de la clause interdisant la grève dans la convention collective, « [d]e tels effets accessoires […] ne constituent pas un motif suffisant pour refuser une injonction visant à empêcher qu’un acte clairement illégal ne cause des dommages, en l’absence de tout autre recours »
(St Anne Nackawi au para 30) [renvoi omis, non souligné dans l’original.]
[44] Par « autre recours », la Cour suprême faisait allusion à un recours offert par le processus de grief et d’arbitrage que l’arbitre aurait le pouvoir d’accorder. Puisque l’arbitre ne pouvait accorder aucun autre redressement et pour éviter une privation réelle du redressement ultime offert par la disposition d’interdiction de grève comme le prévoit la loi applicable, la Cour suprême a conclu que la compétence résiduelle limitée des tribunaux de délivrer des injonctions n’était pas incompatible avec les dispositions législatives qui écartent la compétence des tribunaux d’entendre les différends découlant des conventions collectives (St Anne Nackawic au para 37; voir aussi Weber au para 57; et Fraternité des préposés à l’entretien des voies -- Fédération du réseau Canadien Pacifique c Canadien Pacifique Ltée, 1996 CanLII 215 (CSC), [1996] 2 RCS 495 [Canadien Pacifique] au para 5).
[45] Dans l’arrêt Weber, la Cour suprême a réitéré le principe de la déférence et de la retenue judiciaire confirmé dans l’arrêt St Anne Nackawic en ce qui concerne les réclamations fondées sur des droits de règlement des griefs négociés collectivement. Dans l’arrêt Weber, un employé a présenté un grief au sujet de la méthode utilisée par son employeur pour enquêter sur ses demandes de congé de maladie; l’employé a également intenté devant les tribunaux une action concomitante fondée sur la responsabilité délictuelle et une violation de la Charte. Le paragraphe 45(1) de la Loi sur les relations de travail, LRO 1990, c L.2 [la LRT], prévoyait que chaque convention collective devait contenir une disposition sur le règlement, par voie arbitrale, de tous les différends entre les parties. Les conventions collectives qui ne contiennent pas une telle disposition sont réputées en contenir une en application de la LRT.
[46] Il était « admis que le par. 45(1) de la
Loi sur les relations de travail
de l’Ontario interdi[sai]t toute action civile fondée uniquement sur la convention collective »
(Weber au para 37). Par conséquent, dans l’arrêt Weber, il était impossible de contester que le libellé de la loi et le contexte des lois régissant les relations de travail écartaient explicitement la compétence des tribunaux.
[47] La Cour suprême a confirmé la « tendance de plus en plus forte à faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de la procédure d’arbitrage et de grief et à reconnaître des restrictions corrélatives aux droits des parties d’intenter des actions en justice qui sont parallèles ou se chevauchent »
(Weber au para 58) et a adopté ce qu’elle a appelé le modèle de la compétence exclusive fondé sur le principe suivant :
[...] si le différend qui oppose les parties résulte de la convention collective, le demandeur doit avoir recours à l’arbitrage, et les tribunaux n’ont pas le pouvoir d’entendre une action relativement à ce litige. Il n’y a pas chevauchement des compétences. [Non souligné dans l’original.]
(Weber au para 50).
La Cour suprême a confirmé que les clauses d’arbitrage obligatoire prévues dans les lois régissant les relations de travail comme le paragraphe 45(1) de la LRT « confèrent en général une compétence exclusive aux tribunaux du travail »
pour entendre tous les litiges qui résultent, expressément ou non, de la convention collective, peu importe la façon dont les réclamations qui pourraient par ailleurs faire l’objet d’un grief sont soulevées (Weber au para 67), y compris les demandes de réparation fondées sur la violation d’un droit garanti par la Charte.
[48] Dans l’arrêt Weber, il n’y avait aucune question d’injonction ou de recours interlocutoire concernant directement la question de la compétence résiduelle des tribunaux. Toutefois, dans son examen des caractéristiques du modèle de la compétence exclusive, la juge McLachlin, s’exprimant au nom de la majorité, a confirmé que les tribunaux peuvent assumer cette compétence lorsqu’un « arbitre n’[a] pas le pouvoir d’accorder la réparation requise »
(Weber au para 57). La Cour suprême a conclu que les tribunaux « possèdent une compétence résiduelle fondée sur leurs pouvoirs particuliers, ainsi que l’a confirmé le juge Estey dans
St. Anne Nackawic
»
et que, en fin de compte, « [l]a compétence exclusive de l’arbitre est assujettie au pouvoir discrétionnaire résiduel des tribunaux de compétence inhérente d’accorder des réparations que le tribunal de création législative ne peut accorder »
(Weber aux para 54, 67).
[49] La juge McLachlin a repris les propos formulés par le juge Estey dans l’arrêt St Anne Nackawic : il faut éviter une « privation réelle du recours ultime »
lorsque, comme dans l’arrêt St Anne Nackawic, le droit qui est invoqué ne relève pas la compétence de l’arbitre. Dans ces situations, les « tribunaux de compétence inhérente de chaque province peuvent alors assumer cette compétence »
(Weber au para 57). À titre d’exemple, la juge McLachlin a invoqué la compétence résiduelle des tribunaux pour accorder des redressements, tel que des injonctions (St Anne Nackawic) et des jugements déclaratoires (Moore v British Columbia, 1988 CanLII 184 (CAC-B), 50 DLR (4th) 29).
[50] Dans l’arrêt Canadien Pacifique, la Cour suprême a réitéré l’existence du « pouvoir discrétionnaire résiduel qu’ont les tribunaux de compétence inhérente d’accorder une réparation que la procédure d’arbitrage d’origine législative ne prévoit pas »
et a déclaré que, nonobstant l’existence d’un code détaillé conçu pour le règlement des conflits de travail, les cours de justice conservent, en « l’absence de tout autre recours »
, leur pouvoir discrétionnaire résiduel d’accorder un redressement interlocutoire tel que les injonctions, « pouvoir qui découle de la compétence inhérente des cours en matière de recours interlocutoires »
(Canadien Pacifique au para 5). Le redressement demandé par le syndicat pour lequel il n’existe aucun autre recours était une injonction contre la mise en application unilatérale d’un nouvel horaire par l’employeur, une question qui n’était ni régie par la convention collective ni prévue par la législation régissant les relations de travail; en fait, la convention collective « ne trait[ait] aucunement de cette question »
(Canadien Pacifique au para 10). La Cour suprême a jugé que la compétence résiduelle des tribunaux ne se limitait pas à l’interdiction d’activités illégales (comme la grève illégale dans l’arrêt Weber), mais qu’ils avaient également compétence pour accorder un redressement qui n’était pas prévu par le régime régissant les relations de travail (Canadien Pacifique au para 8) et que, par conséquent, l’arbitre n’avait pas le pouvoir d’accorder. Par conséquent, les tribunaux peuvent accorder des injonctions lorsque la convention collective et le régime législatif applicable « n’offrent pas de moyen d’obtenir »
le redressement demandé (Canadien Pacifique aux para 6, 9), autrement dit, s’il y a absence de tout autre recours.
[51] Dans les arrêts St Anne Nackawic, Weber et Canadien Pacifique, la Cour suprême a clairement indiqué que les tribunaux n’avaient pas compétence pour entendre les différends lorsqu’une convention collective s’inscrivant dans le cadre d’un régime législatif complet régissant les relations de travail prévoit un recours, sous réserve d’une compétence résiduelle limitée fondée sur des pouvoirs spéciaux d’accorder un redressement interlocutoire en « l’absence de tout autre recours »
offert par le régime, à savoir lorsque la convention collective et le régime législatif applicable n’offrent pas de moyen d’obtenir le redressement et que le risque d’une « privation réelle du recours ultime »
existe (voir aussi Office régional de la santé du Nord c Horrocks, 2021 CSC 42, [2021] 3 RCS 107 [Horrocks] aux para 13, 22 et 23). Il faut toutefois bien préciser que, dans l’arrêt Weber, la Cour suprême « n’a pas dit pour autant que la compétence de l’arbitre en droit du travail à l’égard d’un conflit de travail est toujours exclusive. Selon la loi applicable et la nature du litige, il pourra y avoir chevauchement, concurrence ou exclusivité »
(Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Québec (Procureur général), 2004 CSC 39 (CanLII), [2004] 2 RCS 185 au para 11; Horrocks au para 27).
[52] Je pense qu’il est aussi important de garder à l’esprit que, dans les affaires St Anne Nackawic, Weber et Canadien Pacifique, la possibilité d’un règlement indépendant des différends découlait de conventions collectives et non d’un régime législatif prévoyant une procédure de grief interne. L’important, c’est qu’il existait un recours pour obtenir le redressement demandé, et non la question de savoir si le redressement obtenu suivant ce recours est efficace. De plus, dans ces affaires, la Cour suprême a conclu que le libellé de la loi et le contexte des régimes législatifs écartaient explicitement la compétence des tribunaux, sous réserve, uniquement, d’une compétence résiduelle limitée d’accorder les redressements interlocutoires que l’arbitre n’avait pas le pouvoir d’accorder.
[53] Arrive ensuite l’arrêt Vaughan, où la Cour suprême a étendu le principe de la retenue judiciaire énoncé dans l’arrêt Weber au-delà du cadre des conventions collectives afin qu’il soit applicable aux régimes prévus par une loi établissant une procédure de grief interne à laquelle sont assujettis tous les employés, que ceux-ci soient protégés ou non par une convention collective. L’arrêt Vaughan portait sur une action intentée par un fonctionnaire fédéral contre son employeur parce qu’on lui avait refusé des prestations de retraite anticipée offertes au titre d’un texte réglementaire qui n’avait pas été intégré à la convention collective. Selon la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LRC 1985, c P-35 [la LRTFP], qui a été remplacée par la LRTSPF¾les refus de prestations prévues dans des régimes en marge d’une convention collective pouvaient faire l’objet d’un grief dans le cadre du régime de règlement des différends, mais ne pouvaient plus ensuite être tranchés par un arbitre indépendant; les décisions issues du mécanisme interne mis en place par l’employeur étaient définitives, sous réserve seulement du contrôle judiciaire effectué par la Cour fédérale.
[54] Contrairement à ce qui avait été le cas dans l’arrêt Weber, la Cour suprême a jugé que la clause privative limitée figurant au paragraphe 96(3) de la LRTFP n’était pas suffisante pour écarter la compétence résiduelle des tribunaux en ce qui concerne les questions pouvant faire l’objet d’un grief, mais non d’un arbitrage aux termes de cette loi (Vaughan aux para 2 et 33). Le juge Binnie a confirmé qu’il faut des termes très clairs pour écarter la compétence du tribunal (Vaughan au para 21, qui reprenait les propos du juge d’appel Cromwell dans l’arrêt Pleau (Litigation Guardian of) v Canada (Attorney General)(1999), 1999 NSCA 159 à la p 381, 182 DLR (4th) 373 (NSCA) [Pleau]), auquel cas, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Weber, « les tribunaux conserveront leur compétence si le régime prévu par la loi n’offre pas la réparation demandée »
(Vaughan au para 30, d’après St Anne Nackawic au para 74 et Weber au para 57) [non souligné dans l’original].
[55] Cependant, le problème ne se posait pas dans l’arrêt Vaughan, car la réparation demandée était offerte et le décideur était investi du pouvoir nécessaire, suivant la procédure de grief du ministère, pour ordonner le versement des prestations de retraite anticipée à l’appelant (Vaughan au para 30). L’employé faisait plutôt valoir que le tribunal devait conserver sa compétence parce que le mécanisme interne de grief était corrompu, et il affirmait que la procédure ministérielle « sent[ait] le conflit d’intérêts »
et que les « hauts fonctionnaires du ministère [avaient] intérêt à refuser les [prestations de retraite anticipée] à un employé qui satisfait aux critères applicables, et qu’il [fallait] y voir une sorte de préjugé institutionnel »
. Le juge Binnie était d’avis que ces affirmations n’étaient pas plausibles (Vaughan au para 37).
[56] En ce qui concerne la compétence résiduelle du tribunal, le juge Binnie a analysé les arrêts Pleau et Guenette v Canada (Attorney General) (2002), 2002 CanLII 45012 (CA Ont), 60 OR (3d) 601 (CA) [Guenette] (les cas de dénonciateurs), où il a été conclu que, même si le régime créé par la loi prévoyait une forme de réparation dans les situations en cause, cette réparation n’offrait peut-être pas aux demandeurs un « redressement efficace », car l’intégrité de la procédure de grief pouvait être compromise par les représailles de l’employeur. Au paragraphe 39, le juge Binnie s’est exprimé en ces termes : « Même si l’absence d’un arbitre indépendant [préoccupation qui, je le rappelle, n’existait pas dans les arrêts
St Anne Nackawic
,
Weber
et
Canadien Pacifique
] peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal (comme dans les cas de dénonciateurs), la règle générale de la retenue dans les instances découlant des relations de travail devrait prévaloir. »
[57] Cependant, le juge Binnie a émis ensuite deux réserves. Premièrement, l’absence d’un décideur indépendant n’est pas en soi décisive, et il appartient encore au tribunal de juger si le régime prévu par la loi reflète l’intention du législateur de faire en sorte que les différends en milieu de travail soient tranchés par les tribunaux ou au moyen de la procédure de grief établie par la loi (Vaughan au para 22). Deuxièmement, et je pense que c’est primordial dans la présente affaire, même si le juge Binnie a exprimé son accord avec l’énoncé selon lequel « s’il y a un droit, il doit y avoir une réparation »
et que, en conséquence, « il faut envisager la capacité du régime d’offrir un
redressement efficace
»
pour décider si le principe de la retenue judiciaire s’applique aux demandes pouvant faire l’objet de griefs (Vaughan au para 22, qui cite l’arrêt Pleau à la p 391 [en italiques dans l’original]), il a souligné le fait que, comme c’était le cas dans l’arrêt Vaughan, les arrêts Pleau et Guenette reposaient sur la prémisse que « les dispositions des art. 91 à 96 [de la LRTFP] attributives d’une compétence “exclusive” étaient plus souples que la disposition sur les relations de travail en cause dans
Weber
. Le législateur avait laissé la porte ouverte juste assez pour que les tribunaux puissent intervenir »
(Vaughan au para 20) [non souligné dans l’original].
[58] Bien que les termes utilisés dans la LRTFP et le contexte ne soient pas suffisamment catégoriques pour écarter la compétence des tribunaux et que le régime prévu par la loi ne prévoie pas l’arbitrage par un tiers, la Cour suprême a déclaré, dans l’arrêt Vaughan, que « [l]e législateur a clairement exprimé aux art. 91, 92 et au par. 96(3) de la LRTFP son intention de refuser l’accès à l’arbitrage dans le cas des avantages accordés par règlement »
comme ceux dont voulait se prévaloir l’employé (Vaughan aux para 32 et 34). Au paragraphe 36, le juge Binnie a cité les propos énoncés par la Cour d’appel du Manitoba dans l’arrêt Phillips v Harrison (2000), 196 DLR (4th) 69,2000 MBCA 150, pour affirmer que « [l’]important, c’est que le régime prévoie une solution au problème »
(au para 80).
[59] Selon mon interprétation de l’arrêt Vaughan, même en l’absence d’un libellé suffisamment catégorique dans la loi pour écarter la compétence des tribunaux, il convient de faire preuve de retenue à l’égard d’un régime législatif complet lorsqu’il s’agit de trancher des différends en matière d’emploi, que le législateur permette ou non l’arbitrage par un décideur indépendant, et s’il y a suffisamment d’éléments de preuve qui portent à croire que les recours prévus le régime législatif ne peuvent offrir un redressement efficace au demandeur, le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel et instruire la demande. Autrement dit, ce n’est pas l’incapacité du mécanisme prévu par la loi d’offrir un redressement efficace qui étend la compétence résiduelle de la Cour au-delà de ses pouvoirs interlocutoires : la compétence résiduelle découle plutôt de l’intention du législateur, reflétée dans les termes utilisés dans la loi, de ne pas fermer la porte au recours aux tribunaux. Lorsque la porte a été laissée ouverte par le législateur, et même si le principe général de la retenue continue de s’appliquer, l’incapacité des recours prévus à offrir un redressement efficace « peut se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal »
de conserver sa compétence à l’égard des demandes (Vaughan au para 39). Toutefois, si le législateur a fermé la porte en termes très clairs qui écartent la compétence du tribunal, la compétence résiduelle de ce dernier se limite aux réparations qui ne sont pas offertes par le régime législatif (Vaughan au para 30, d’après St Anne Nackawic au para 74 et Weber au para 57).
[60] Les arrêts Le Procureur général du Canada et autres c Smith, 2007 NBCA 58 [Smith] et Lebrasseur c Canada, 2007 CAF 330 [Lebrasseur], portent tous deux sur des actes répréhensibles reprochés à la GRC par certains de ses membres. Je dois mentionner que les membres de la Gendarmerie royale du Canada [GRC] sont assujettis à leur propre régime de présentation de griefs établi par une loi et sont protégés par une convention collective seulement depuis 2021. Dans l’arrêt Smith, la Cour d’appel a déterminé que la procédure interne de règlement des griefs prescrite par un texte législatif soit la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada en l’occurrence¾« est insuffisante aux fins d’écarter la compétence des tribunaux »
(Smith au para 18); le tribunal conservait donc sa compétence conformément à l’arrêt Vaughan, car certains éléments de preuve indiquaient que la procédure interne de règlement des griefs ne permettait pas aux demandeurs d’obtenir un redressement efficace. Dans l’arrêt Lebrasseur, la Cour d’appel fédérale a conclu que le dossier ne contenait « aucune preuve révélant qu’il y a eu atteinte à l’intégrité de la procédure applicable aux griefs »
(Lebrasseur au para 19) et a donc refusé de se saisir de la demande. Elle a confirmé que l’arrêt Vaughan « permet d’affirmer que, lorsqu’une personne peut se prévaloir d’un régime de présentation de griefs établi par une loi, comme celui de la partie III de la [
Loi sur la Gendarmerie royale du Canada
], afin d’obtenir une réparation pour une plainte découlant d’une situation liée au milieu de travail, les tribunaux devraient de façon générale refuser de statuer sur des réclamations en dommages-intérêts qui ont pris naissance du même incident, et ce, même si le régime de présentation de griefs établi par cette loi n’interdit pas expressément l’exercice par ces tribunaux de leur compétence »
(Lebrasseur au para 18).
C. Le cadre juridique depuis l’édiction de l’article 236 de la LRTSPF
[61] Le 1er avril 2005, la LRTFP a été abrogée et remplacée par la LRTSPF, dont l’article 236 visait à répondre directement à l’arrêt Vaughan de la Cour suprême du Canada (voir Procureur général du Canada, au nom de Service correctionnel du Canada) c Robichaud et MacKinnon, 2013 NBCA 3 [Robichaud] au para 7; Hudson au para 74).
[62] Dans l’arrêt Bron, un fonctionnaire fédéral prétendait avoir été harcelé par son employeur, Transports Canada, en représailles de ses activités de dénonciation, et soutenait qu’il ne pouvait pas s’attendre à un traitement équitable s’il faisait appel à la procédure interne de grief. La Cour d’appel de l’Ontario a clairement indiqué que l’application du principe énoncé dans l’arrêt Vaughan¾selon lequel les tribunaux peuvent examiner, lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire résiduel, si le mécanisme de grief en place offre un redressement efficace ¾dépendait des termes utilisés dans la loi applicable et a souligné que l’entrée en vigueur de l’article 236 de la LRTSPF depuis cet arrêt a essentiellement changé la donne (Bron au para 28). De plus, et faisant ainsi écho au juge Binnie dans l’arrêt Vaughan au paragraphe 21, ainsi qu’au juge Cromwell dans l’arrêt Pleau à la page 381, le juge Doherty a conclu que, même s’il faut un libellé clair pour que [traduction] « la compétence exclusive de statuer sur certains différends soit conférée à un décideur autre que les tribunaux »
, l’article 236 est clair et sans équivoque à cet égard, et on ne peut y déroger que dans les cas où le processus de grief n’offre aucune réparation appropriée (il reprend ainsi le propos de la juge McLachlin dans les arrêts Weber et Canadien Pacifique), de sorte que les demandes pouvant faire l’objet d’un grief [traduction] « doivent être tranchées au moyen de la procédure de grief »
(Bron au para 29).
[63] Le juge Doherty s’appuie sur un passage tiré du paragraphe 8 de l’arrêt Canadien Pacifique, soit que la common law a élaboré la notion de cours investies d’une compétence inhérente afin de résoudre les problèmes pour lesquels il y a un vide ou une lacune que le régime législatif n’a pas prévus ou, autrement dit, lorsqu’aucune réparation n’est offerte (Bron au para 32). Cependant, il affirme clairement qu’il n’y aura aucune lacune lorsque le régime législatif s’applique à une plainte en milieu de travail pouvant faire l’objet d’un grief en vertu de la loi (Bron au para 32).
[64] Quant à savoir s’il existe des exceptions à l’application de l’article 236 dans le cas où il n’est peut-être pas possible d’obtenir un redressement efficace, le juge Doherty a déclaré [traduction] « qu’il n’y a rien dans le libellé de l’article 236 pour conclure à l’existence d’une limite semblable »
. Au contraire, le législateur a énoncé au paragraphe 236(3) la seule exception au libellé général des paragraphes 236(1) et (2). Cette exception n’a rien à voir avec la dénonciation » (Bron au para 30). Plus important encore pour la question dont je suis saisi en l’espèce, bien que le juge Doherty reconnaisse qu’une telle interprétation étroite de l’article 236 pourrait empêcher des personnes vulnérables aux représailles pendant le processus de règlement des griefs de se prévaloir [traduction] « d’un processus équitable et indépendant d’arbitrage des plaintes »
, il a conclu que cette préoccupation constituait au mieux [traduction] « un argument de principe »
et qu’elle [traduction] « pouvait faciliter le processus d’interprétation si le libellé de la loi n’était pas clair ou s’il était ambigu »
, ce qui n’était toutefois pas le cas de l’article 236 (Bron au para 31). Autrement dit, selon le juge Doherty, en édictant l’article 236, le législateur a fermé la porte.
[65] J’estime que l’arrêt Bron est conforme aux arrêts Weber, Vaughan et Canadien Pacifique en ce qu’il appuie le principe selon lequel, lorsque le libellé de la loi est assez ferme pour écarter la compétence des tribunaux, le pouvoir résiduel de ces derniers se limite à la prise de mesures interlocutoires dans le cas où le régime prévu par la loi comporte une lacune qui fait en sorte que le décideur ne peut pas accorder la réparation demandée. Comme je l’ai dit tout plus haut, d’après l’interprétation que je fais de leurs commentaires, ni le juge Binnie dans l’arrêt Vaughan ni le juge Cromwell dans l’arrêt Pleau d’ailleurs ne reconnaissent la compétence résiduelle du tribunal au-delà des questions purement interlocutoires, et ce, même lorsque l’intégrité de la procédure de grief a été compromise, dans les cas où les dispositions législatives en matière de relations de travail excluent clairement et sans équivoque la compétence des tribunaux. Par conséquent, l’examen de la compétence résiduelle du tribunal qui permette à ce dernier d’instruire des demandes pouvant faire l’objet d’un grief commence par une évaluation du caractère catégorique des termes employés par le législateur. En l’espèce, l’article 236 est [traduction] « clair et sans équivoque »
, et assez catégorique pour écarter la compétence des tribunaux (Bron au para 29).
[66] De l’avis de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick dans l’arrêt Robichaud, l’arrêt Bron a confirmé que « le pouvoir discrétionnaire résiduel mentionné dans l’arrêt
Vaughan
avait été écarté »
par l’article 236 (Robichaud au para 9). La question déterminante dans l’arrêt Robichaud consistait à savoir si le refus de l’employeur d’entreprendre une enquête officielle sur les allégations de harcèlement et d’inconduite formulées à l’endroit des deux employées constituait un différend qui pouvait faire l’objet d’un grief auquel s’appliquait l’article 236 (Robichaud aux para 2 et 13). La Cour d’appel a conclu que rien de ce qui avait été décidé dans l’arrêt Vaughan n’a porté atteinte au principe selon lequel les réclamations qui peuvent faire l’objet d’un grief sont assujetties à l’article 236, puisque ce dernier « est la réponse directe du législateur fédéral aux principes de common law qui ont été énoncés dans l’arrêt
Vaughan
»
(Robichaud au para 3). Le juge Robertson a déclaré que l’article 236 « dispose que si un fonctionnaire peut présenter un grief, ce fonctionnaire ne peut engager une poursuite »
et que cet article « élimine expressément »
l’argument selon lequel une procédure de règlement des griefs qui ne prévoit pas un arbitrage indépendant n’offre pas un recours approprié (Robichaud au para 16).
[67] Le juge Robertson a analysé la notion de compétence résiduelle élargie suivant les principes énoncés dans l’arrêt Vaughan, dans les cas où « la disposition privative n’était pas suffisante pour écarter le pouvoir discrétionnaire résiduel qu’elle avait d’intervenir »
(Robichaud au para 8) et les instances « qui font véritablement problème »
, comme les cas de dénonciateurs, sont celles où le processus de règlement des griefs est lui-même « corrompu »
parce que le plaignant est « obligé de déposer un grief devant les personnes qui étaient coupables de cette mauvaise foi »
(Robichaud au para 10). En fin de compte, le juge Robertson a déclaré que l’article 236 établit que « le droit de déposer un grief remplace le droit d’engager une action » et que la possibilité de recourir à l’arbitrage indépendant « n’a aucune importance […] [et que la] seule question que nous devons trancher est celle de savoir si l’omission de l’employeur d’entreprendre une enquête officielle sur les allégations anonymes formulées à l’endroit des deux employées constituait un différend lié à leurs “conditions d’emploi” qui “pouvait faire l’objet d’un grief” »
(Robichaud au para 13).
[68] Bien qu’il n’ait pas été nécessaire pour la Cour de décider si l’article 236 écartait le pouvoir discrétionnaire résiduel des tribunaux de se prononcer sur des questions qui pourraient autrement faire l’objet d’un grief au titre de la LRTSPF, le juge Robertson a conclu que « s’il existe un pouvoir discrétionnaire résiduel, il se trouve forcément dans la notion de “grief” qui est évoquée à l’art. 236 »
(Robichaud au para 10). Autrement dit, la demande porte-t-elle sur un différend qui « pouvait faire l’objet d’un grief » lié aux « conditions d’emploi » lorsque l’arbitre a le pouvoir d’accorder la réparation demandée? Toujours au paragraphe 10, le juge Robertson a déclaré que « le fait que la procédure de règlement des griefs ne permette pas un arbitrage indépendant relativement à la question qui nous occupe en l’espèce ne serait pas en lui‑même suffisant pour qu’intervienne le pouvoir discrétionnaire résiduel. L’article 236 est clair sur ce point »
.
[69] L’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada c Greenwood, 2021 CAF 186, [2021] 4 RCF 635 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 19060 (17 mars 2022)) [Greenwood CAF], portait sur une requête en autorisation d’un recours collectif envisagé contre la GRC en raison de l’intimidation et du harcèlement systémiques qui avaient été encouragés et tolérés par des membres de la direction. Comme je l’ai mentionné plus haut, les membres de la GRC n’étaient pas considérés comme des fonctionnaires au sens de l’article 206 de la LRTSPF, de sorte que l’article 236 ne s’appliquait pas à eux. Étant donné que le différend ne pouvait faire l’objet d’un grief en vertu de la LRTSPF, la question de savoir si le tribunal avait conservé sa compétence résiduelle après l’édiction de l’article 236 n’a pas été soulevée. La Couronne s’est plutôt appuyée sur l’arrêt Vaughan et les décisions concordantes ultérieures pour faire valoir que la Cour devrait refuser d’exercer cette compétence au profit d’autres recours légaux et des procédures internes de la GRC pour traiter des cas d’intimidation et de harcèlement (voir la décision en première instance¾Greenwood c Canada, 2020 CF 119 [Greenwood CF] au para 39; Greenwood CAF au para 78).
[70] Par conséquent, même si la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Greenwood CAF, renvoyait à l’arrêt Vaughan et à ce qu’elle voyait comme une exception à la règle générale de retenue lorsque la procédure de grief interne ne permet pas de véritable recours (Greenwood CAF au para 130), elle décrivait le principe applicable en common law, en dehors de la portée d’une disposition législative qui serait assez catégorique pour écarter la compétence de la Cour. Je ne considère donc pas que l’arrêt Greenwood CAF est pertinent lorsqu’il s’agit de cerner la portée et l’étendue de toute compétence résiduelle des tribunaux pour les besoins de l’article 236.
[71] Toutefois, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée dans l’arrêt Greenwood CAF sur l’importance de la syndicalisation dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal en ce qui concerne sa compétence résiduelle. La Cour fédérale avait constaté que la procédure de recours interne établie à l’intention des membres de la GRC et des réservistes était inefficace et a décidé d’exercer sa compétence conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Vaughan (Greenwood CF au para 39); cette conclusion de fait a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (Greenwood CAF au para 132). La Cour fédérale a jugé que la GRC à l’époque n’était pas un lieu de travail syndiqué (Greenwood CF au para 30), mais la situation sur le terrain était en train de changer et, lorsque l’affaire s’est retrouvée devant la Cour d’appel fédérale, les membres de la GRC étaient sur le point de ratifier leur première convention collective (Greenwood CAF au para 134).
[72] La Cour fédérale n’avait pas fixé la date à laquelle prendrait fin la période visée par le recours collectif au moment où elle a autorisé le recours collectif, mais la Cour d’appel fédérale a souligné qu’un recours pour négligence fondé sur le harcèlement en milieu de travail, individuel ou systémique, risque d’être radié s’il est intenté par des personnes assujetties à un contrat d’emploi (Greenwood CAF au para 155). Par conséquent, elle a notamment modifié la définition du groupe pour faire en sorte que la période visée par le recours collectif prenne fin « [à] la date à laquelle [l’]unité de négociation [des membres du groupe] est devenue assujettie à une convention collective »
(Greenwood CAF au para 202). Quant à l’importance que revêt la syndicalisation pour l’application des principes énoncés dans l’arrêt Vaughan, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au paragraphe 136 : « [...] dès lors qu’une convention collective entre en vigueur, les principes établis dans l’arrêt
Weber
s’appliquent, et l’exception mentionnée dans l’arrêt
Vaughan
ne joue plus »
; elle a ajouté ensuite au paragraphe 137 « [qu’]une fois que les membres de la GRC et les réservistes ont une convention collective, il n’est plus possible d’affirmer qu’ils ne disposent d’aucun recours efficace pour soulever des plaintes en matière de harcèlement ou d’intimidation au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’exception limitée établie dans l’arrêt
Vaughan
»
.
[73] L’effet de l’article 236, soit d’écarter la compétence du tribunal dans les affaires qui peuvent par ailleurs faire l’objet d’un grief en vertu de la LRTSPF, a toujours été reconnu par notre Cour de même que par la Cour d’appel fédérale (Hudson au para 73; Ebadi CF aux para 37 et 51; Adelberg c Canada, 2023 CF 252 [Adelberg CF] au para 13; McMillan CF au para 24; Ebadi CAF au para 28; Adelberg c Canada, 2024 CAF 106 [Adelberg CAF] au para 51; Davis au para 68; McMillan CAF au para 45; Thompson c Canada, 2025 CF 476 aux para 109 et 119). Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’obstacle juridictionnel figurant à l’article 236 est assujetti à l’exception issue de la common law qui a été décrite dans l’arrêt Vaughan, c’est-à-dire que la compétence discrétionnaire résiduelle des tribunaux est maintenue lorsque le mécanisme interne de règlement des griefs n’offre pas de redressement efficace.
[74] Comme je l’ai mentionné plus haut, le PGC soutient que toute mention vague dans la jurisprudence d’une compétence résiduelle élargie, où l’efficacité du mécanisme de grief est prise en considération au regard de l’article 236, ne constitue qu’une remarque incidente et relève de la conjecture, car la Cour n’a jamais déclaré clairement que l’exception exposée dans l’arrêt Vaughan continue de s’appliquer quand le législateur utilise des termes assez catégoriques pour écarter la compétence des tribunaux.
[75] Je suis d’accord avec le PGC. Il est évident que les jugements rendus dans les affaires Hudson, Ebadi CF, Adelberg CF et McMillan CF se sont appuyés sur les arrêts Vaughan et Greenwood CAF en ce qui concerne la compétence résiduelle dont jouit la Cour lorsque le recours prévu par la loi ne peut offrir un redressement efficace. Cependant, en toute justice, notre Cour n’a jamais eu à se pencher exactement sur la question de savoir si l’exception élaborée par la common law selon l’arrêt Vaughan s’appliquait malgré l’article 236, soit parce que les demandeurs n’avaient pas plaidé que le processus interne de grief était corrompu ou incapable d’offrir un redressement efficace (Adelberg CF au para 21) ou parce que les questions soumises à la Cour ont fait porter l’analyse sur un autre aspect (Ebadi CF au para 47) ou encore parce que la Cour n’a pas été convaincue de toute façon par les arguments avancés par le demandeur ou la demanderesse sur la question (Hudson au para 93; Ebadi CF au para 59).
[76] La Cour d’appel fédérale a eu l’occasion de confirmer le pouvoir discrétionnaire résiduel de la Cour, permettant ainsi à la Cour d’instruire des réclamations pouvant par ailleurs faire l’objet d’un grief dans le cas où les mécanismes en place n’offrent pas de redressement efficace et où le libellé législatif n’était pas assez catégorique pour dessaisir les tribunaux (Davis au para 88 citant Greenwood à l'appui de cette proposition). Comme je l'ai indiqué précédemment, j'interprète l'arrêt Bron en soutien à la proposition selon laquelle tout argument selon lequel les recours légaux disponibles sont manifestement inefficaces est réfuté par l'article 236.
[77] Comme l’a déclaré le juge Binnie dans l’arrêt Vaughan, c’est le fait que les termes écartant la compétence des tribunaux ne soient pas suffisamment catégoriques qui laisse la porte ouverte à ce que les tribunaux envisagent de conserver leur pouvoir discrétionnaire résiduel lorsque les recours prévus par la loi n’offrent pas de redressement efficace. La notion selon laquelle l’analyse en vue de trancher la question de savoir si les recours possibles offrent un redressement efficace se limite aux situations où le législateur ne s’exprime pas assez catégoriquement pour écarter la compétence des tribunaux a été répétée dans la décision McMillan CF, puis confirmée en appel dans l’arrêt McMillan CAF. Au sujet de la requête en radiation présentée par le PGC, principalement fondée sur l’article 236, notre Cour a confirmé que, si le législateur a employé des termes catégoriques, le régime prévu par la loi peut écarter complètement la compétence de la Cour « de sorte qu’il ne reste aucune compétence résiduelle »
(McMillan CF au para 21; voir aussi Vaughan au para 21 et Pleau à la p 381).
D. La radiation des réclamations visant la période postérieure à l’édiction de l’article 236
[78] Comme je l’ai mentionné plus haut, le PGC m’exhorte à me prononcer fermement sur la question et à ne pas tenir compte des remarques incidentes portant qu’il est loisible au tribunal de se demander si les recours prévus par la loi offrent un redressement efficace même dans le cas où le libellé de la loi est assez catégorique pour retirer toute compétence aux tribunaux. Le PGC soutient que l’exception élaborée par la common law suivant l’arrêt Vaughan ne s’applique pas aux fonctionnaires syndiqués visés par une convention collective et que, de toute manière, elle n’a pas survécu à l’édiction de l’article 236. La question est donc de savoir si l’article 236 est suffisamment catégorique pour empêcher l’application possible de l’exception issue de la common law relative au « redressement efficace » dont il est question dans l’arrêt Vaughan en ce qui a trait aux réclamations qui pourraient autrement faire l’objet d’un grief en vertu de l’article 208 de la LRTSPF; pour ma part, je suis d’accord avec le juge Doherty pour dire que c’est le cas (Bron aux para 29–33).
[79] Examiné à travers le prisme des règles d’interprétation législative, dont la Cour suprême nous a récemment rappelé les principes dans l’arrêt Piekut c Canada (Revenu national), 2025 CSC 13 [Piekut], le texte de l’article 236 est d’une simplicité trompeuse : il énonce que le droit de recours du fonctionnaire « remplace ses droits d’action en justice »
. C’est le texte de la loi qui « demeure le point d’ancrage de l’opération d’interprétation »
(Piekut au para 45). L’article 236 fait partie d’une loi qui vise à instaurer un cadre régissant les relations de travail dans le secteur public fédéral, tandis que le paragraphe 236(1) a pour but de diriger les décisions relatives aux demandes pouvant faire l’objet de griefs, au sens de l’article 208 de la LRTSPF, vers le processus de grief établi plutôt que de permettre aux fonctionnaires d’engager des actions en justice distinctes. De plus, je rappellerai que l’article 236 a été édicté expressément pour donner suite à l’arrêt Vaughan, où la Cour suprême, même si elle reconnaît qu’il ne convient pas de mettre en péril le mécanisme exhaustif de règlement des différends que contient la loi en permettant l’accès systématique aux tribunaux, a néanmoins laissé la porte ouverte à ces derniers dans le cas où la procédure de grief n’offre pas de recours adéquat au fonctionnaire. Comme elle l’a souligné, il appartient encore au tribunal de juger si, compte tenu du régime législatif, le législateur voulait que les différends en milieu de travail soient tranchés par les tribunaux ou au moyen de la procédure de grief établie par la loi (Vaughan au para 22). Dans les circonstances, l’intention du législateur semble claire, et l’article 236 a pour effet de fermer cette porte pour ce qui est des griefs déposés au titre de l’article 208 de la LRTSPF.
[80] À mon avis, le libellé du paragraphe 236(1) a pour effet d’éteindre tout droit d’action du fonctionnaire dont la plainte peut par ailleurs faire l’objet d’un grief au titre de l’article 208 de la LRTSPF, le rôle des tribunaux dans le traitement de ces plaintes étant alors limité au contrôle judiciaire et aux mesures interlocutoires, comme le précisent les arrêts St Anne Nackawic et Weber lorsque le processus de grief ne peut offrir un redressement approprié (Bron au para 29); « s’il existe un pouvoir discrétionnaire résiduel, il se trouve forcément dans la notion de “grief” qui est évoquée à l’art. 236 »
(Robichaud au para 10). Avec un libellé aussi clair, « [il] n’y a pas de chevauchement des compétences »
et « les tribunaux n’ont pas le pouvoir d’entendre une action relativement à ce litige »
(Weber au para 50). Par conséquent, lorsque l’article 236 est applicable, [traduction] « le tribunal n’a plus le pouvoir discrétionnaire résiduel d’instruire une réclamation qui peut par ailleurs faire l’objet d’un grief en vertu de l’article 208 en raison de l’incapacité du fonctionnaire de recourir à un décideur indépendant »
(Bron au para 29); dans les circonstances, « il ne reste aucune compétence résiduelle »
(McMillan CF au para 21). Le fait que les recours prévus par la loi n’offrent pas de redressement efficace¾ce que certaines décisions antérieures appelaient aussi un « redressement adéquat »¾n’a, pour reprendre les termes utilisés dans l’arrêt Robichaud, aucune importance.
[81] Compte tenu de cette conclusion, j’estime que le PGC s’est acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir que l’article 236 a pour effet d’enlever toute compétence à notre Cour à l’égard des réclamations visant la période postérieure au 1er avril 2005 (Davis au para 74). Étant donné que les paramètres d’application du paragraphe 236(1) ont été établis, le PGC affirme qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la preuve d’une compétence résiduelle possible relevant de l’exception mentionnée dans l’arrêt Vaughan pour les réclamations postérieures à l’entrée en vigueur de l’article 236. Je suis d’accord. L’article 236 a également fermé la porte à tout examen, par les tribunaux, de la capacité des recours prévus par la loi afin d’offrir un redressement efficace parce qu’ils sont, pour utiliser les termes des demanderesses, manifestement inefficaces. Comme je l’ai mentionné, le tribunal doit déterminer si le régime législatif offre une voie de recours et non pas si la réparation qu’il prévoit constitue un redressement efficace. Tout argument relatif à l’iniquité découlant de l’application stricte de la règle générale, selon l’arrêt Bron, relève uniquement du domaine politique. De même, lorsqu’il s’agit d’examiner une question similaire liée à l’accès à la justice dans le contexte d’un arbitrage prévu dans une convention collective, le juge Brown a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Horrocks :
[38] Évidemment, il y aura des cas où le syndicat refusera de soumettre un grief à l’arbitrage, sans manquer à son devoir de juste représentation ou sans faire preuve de discrimination. Dans de tels cas, l’employé se retrouvera effectivement sans juridiction pour régler son grief. Toutefois, cette situation – qui, rappelons‑le, peut être renversée par une intention législative clairement exprimée à l’effet contraire – résulte du monopole de représentation que confère la loi au syndicat (Bisaillon, par. 24‑28; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207, par. 41). Autrement dit, elle découle d’un choix du législateur, auquel nous sommes tenus de donner effet.
[82] En l’espèce, l’article 236 constitue la « situation », ce qui ne veut pas dire qu’il est inutile de prendre connaissance des éléments de preuve des demanderesses relativement à l’application de l’article 236, mais seulement que nous n’avons plus à composer avec un fardeau de preuve mouvant. Comme je l’ai mentionné, l’application de l’article 236 pour écarter la compétence judiciaire comporte bien certains paramètres, et je dois prendre en considération la preuve présentée par les deux parties pour décider si ces paramètres ont été respectés : le différend peut-il faire l’objet d’un grief, le recours invoqué par les demanderesses est-il offert et les exceptions prévues par la LRTSPF à l’article 236 entrent-elles en jeu? Une fois que cet examen est fait et que la Cour est convaincue que l’article 236 s’applique, aucune autre preuve n’est requise pour régler la question relative à la compétence. Le fardeau ne revient pas aux demanderesses parce qu’il n’y a pas d’autres exceptions à prendre en considération.
[83] En l’espèce, les paramètres justifiant l’application de l’article 236 sont respectés. Comme il a été mentionné plus haut, il n’est pas contesté que les membres du groupe envisagé sont des « fonctionnaires » au sens de l’article 206 de la LRTSPF, qu’ils soient syndiqués ou non syndiqués. Les demanderesses admettent que, même s’il peut y avoir de petits groupes de fonctionnaires auxquels l’article 208 de la LRTSPF ne s’appliquera pas étant donné que l’instance en l’espèce est censée prendre la forme d’un recours collectif, elles ne font aucune distinction et considèrent que, aux fins de la requête en l’espèce, tous les membres du groupe envisagé sont visés par l’article 208 de la LRTSPF. De plus, il n’y a pas de véritable mésentente entre les parties quant au fait que les allégations de racisme systémique, de discrimination et de harcèlement font partie de la catégorie des réclamations qui peuvent faire l’objet d’un grief et que les réparations sollicitées sont offertes par le processus de grief créé par la loi¾indépendamment des questions d’efficacité.
[84] La preuve montre que la LRTSPF et les lois qu’elle a remplacées, dont la LRTFP, ont accordé aux membres de la fonction publique fédérale le droit de déposer des griefs sur les questions relatives à leurs conditions d’emploi, y compris des griefs liés au racisme, à la discrimination et au harcèlement en milieu de travail ou des recours fondés sur la Charte. Je dois mentionner également que la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral a le pouvoir d’interpréter l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H 6 [la LCDP], et d’ordonner le versement de dommages-intérêts. Ainsi, il n’y a pas de vide ni de lacune de nature législative dans la présente affaire. De plus, aucune des exceptions énumérées dans la LRTSPF ne s’applique aux demanderesses, et les membres du groupe envisagé ne sont pas non plus des fonctionnaires faisant partie d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné en vertu du paragraphe 209(3) de la LRTSPF. L’exception énoncée au paragraphe 236(3) de la LRTSPF n’a aucune incidence en l’espèce.
[85] Les demanderesses attirent l’attention de la Cour sur l’arrêt Greenwood CAF, où il est précisé qu’il est nécessaire de présenter des éléments de preuve sur la nature et l’efficacité des autres recours administratifs suggérés lorsqu’on demande à la Cour de décliner compétence pour qu’elle puisse trancher la question de savoir si elle doit ou non se dessaisir en faveur de ces autres recours administratifs et ainsi éviter de rendre sa décision dans un vide factuel (Greenwood CAF au para 95). Je suis d’accord avec ce principe, mais quand la situation est la même que dans l’arrêt Greenwood CAF, où l’exception mentionnée dans l’arrêt Vaughan était en jeu et où il n’y avait aucun problème relatif à l’application d’une clause privative sans équivoque. En l’espèce, il ne s’applique qu’aux réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236.
[86] Au bout du compte, je suis d’avis que l’article 236 a complètement écarté la compétence de notre Cour d’instruire toute réclamation postérieure au 1er avril 2005. Je ne suis pas convaincu que la modification de la demande donnerait un résultat différent. Par conséquent, la Cour radierait les réclamations visant la période postérieure à l’entrée en vigueur de l’article 236, sans possibilité de modification.
E. La radiation des réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236
(1) Les principes applicables
[87] En l’espèce, la question relative à la compétence prend une forme différente. Pour ce qui est des réclamations assujetties à l’article 236, il fallait déterminer dans quelle mesure cet article écarte la compétence de la Cour à l’égard des plaintes qui peuvent par ailleurs faire l’objet d’un grief. Dans le cas des réclamations visant la période antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 236, nous revenons aux principes énoncés dans les arrêts Weber et Vaughan, à savoir que les tribunaux devraient généralement exercer leur pouvoir discrétionnaire pour refuser d’intervenir dans les affaires liées au secteur du travail, et la question relative à la « compétence » consiste alors à décider si je devrais quand même exercer mon pouvoir discrétionnaire résiduel et conserver ma compétence à cause d’éléments de preuve portant à croire que l’intégrité de la procédure de grief prévue à la LRTSPF et des autres mécanismes de recours mis à la disposition des demandeurs a été compromise au point où le recours prévu par le législateur ne peut pas fournir un redressement efficace, le fardeau d’établir ce fait reposant sur les demanderesses (Lebrasseur au para 19; Hudson au para 93).
[88] En outre, la preuve relative au vécu personnel remonte à de nombreuses années, ce qui m’a obligé à me demander si je devais évaluer la capacité du processus de grief à offrir un redressement efficace au moment où sont survenus les incidents de racisme, de harcèlement et de discrimination ou bien à la date de la présente instance. Ce qui est clair, c’est que la demande est présentée aujourd’hui, et il me semble qu’avant de décider d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas m’en remettre à la procédure de grief prévue par le législateur, je devrais être convaincu que les mécanismes internes de règlement des griefs en place aujourd’hui ne peuvent pas offrir un redressement efficace. De plus, lorsqu’il a présenté sa requête en radiation, le PGC a souligné que les demanderesses ont accès à une procédure de grief qui peut traiter leurs réclamations, y compris celles qui visent la période antérieure à l’édiction de l’article 236. Par conséquent, l’efficacité du redressement offert doit être évaluée à la date de l’allégation du PGC, et non pas à la date de l’incident ayant donné lieu à la plainte. En l’espèce, les demanderesses confirment qu’elles s’appuient sur une même preuve, que ce soit pour les réclamations visant la période antérieure ou postérieure à l’entrée en vigueur de l’article 236. Il s’ensuit également que, si je me suis trompé sur la question de savoir si l’exception mentionnée dans Vaughan a survécu à l’entrée en vigueur de l’article 236, l’analyse ci-dessous s’appliquerait aux réclamations visant la période postérieure au 1er avril 2005.
[89] Selon le PGC, en ce qui concerne les réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236, les principes énoncés dans l’arrêt Weber s’appliquent à n’importe quel fonctionnaire protégé par une convention collective et faisant partie d’un syndicat, de sorte que toute compétence résiduelle se limite aux pouvoirs interlocutoires de la Cour. Je souscris à cette affirmation. La Cour d’appel fédérale a clairement indiqué que, « dès lors qu’une convention collective entre en vigueur, les principes établis dans l’arrêt
Weber
s’appliquent, et l’exception mentionnée dans l’arrêt
Vaughan
ne joue plus »
(Greenwood CAF au para 136). Comme je l’ai mentionné, les demanderesses ne reprochent rien à leur syndicat, et les éléments de preuve sont insuffisants pour établir que les unités de négociation collective des membres du groupe sont institutionnellement incapables de les aider lorsqu’elles ont des griefs et des plaintes (Hudson au para 162). La syndicalisation fait pencher la balance en faveur de la retenue judiciaire envers le régime de relations de travail établi par le législateur.
[90] Le PGC reconnaît que les principes énoncés dans l’arrêt Vaughan s’appliquent dès qu’un des fonctionnaires n’est pas protégé par une convention collective et ne fait pas partie d’un syndicat. Il m’exhorte à tout de même refuser d’accueillir ces réclamations, car les éléments de preuve ne permettent pas de conclure que les recours prévus par la loi n’aboutiront pas à un redressement efficace.
[91] Il est clair également que, dans mon analyse à savoir si j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire de conserver ma compétence, je devrais envisager toutes les voies de recours offertes aux demanderesses par les diverses lois régissant les relations de travail. La preuve confirme que, outre la procédure de grief prévue dans la LRTSPF, les membres du groupe disposent d’autres recours pour régler les questions de racisme, de discrimination et de harcèlement en milieu de travail grâce à diverses procédures autres que le dépôt de griefs, notamment celles qui sont prévues dans la LEFP et le Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2, ou dans diverses politiques comme celles du Conseil du Trésor sur le harcèlement (voir aussi Hudson au para 81).
[92] Les demanderesses soulèvent le fait que le PGC n’a produit aucune des conventions collectives qu’il invoque, ni aucune preuve décrivant la procédure de grief en vigueur avant le 1er avril 2005 dont elles auraient pu se prévaloir¾à part l’article 91 de la LRTFP¾et aucun élément de preuve mettant en lumière les situations qui pouvaient faire l’objet de griefs avant l’entrée en vigueur de l’article 236. Par conséquent, selon les demanderesses, le défendeur ne s’est pas acquitté de son fardeau d’établir que la règle générale de la retenue judiciaire s’applique. Je ne suis pas d’accord. L’affidavit de Drew Heavens déposé pour le compte du PGC précise que le secteur public fédéral a été assujetti à la législation sur les relations de travail dans la fonction publique (soit, diverses versions de la LRTSPF) pour l’ensemble de la période visée par le recours collectif envisagé et que des fonctionnaires se prévalent du processus de grief depuis longtemps. Je considère que cet argument suffit pour faire entrer en jeu la règle générale établie dans l’arrêt Vaughan : il est évident qu’il existe un processus prévu par la loi régissant les relations de travail et que je dois m’en remettre à ce processus, sous réserve de l’exception mentionnée dans cet arrêt. S’il existait des éléments de preuve portant expressément sur l’exercice de ma compétence discrétionnaire résiduelle, il incombait aux demanderesses de les présenter (Lebrasseur au para 19; Hudson au para 93).
[93] En dernier lieu, bien que les tribunaux soient investis d’une compétence résiduelle en common law, comme le souligne l’arrêt Vaughan, dans les cas où le libellé de la loi le permet, le simple fait que je conserve une compétence résiduelle ne signifie pas que je suis tenu de l’exercer; c’est aux demanderesses de me convaincre de le faire.
(2) La preuve
[94] Les demanderesses ont affirmé qu’elles s’appuyaient considérablement sur les rapports de l’Ombudsman pour étoffer leurs arguments sur la question relative à la compétence. De plus, elles reconnaissent que, aux fins de la requête en radiation, les rapports concernant le racisme, le harcèlement et la discrimination au sein du MDN, par exemple le rapport du GCMDN de janvier 2022, qui s’attaque à la question du racisme au sein du MDN et contient une analyse de la crainte de représailles et de l’efficacité des initiatives de lutte contre le racisme lancées par le Ministère, ne seraient pas suffisants à eux seuls pour leur permettre de s’acquitter du fardeau qui leur incombe, soit de me convaincre que leur situation relève de l’exception mentionnée dans l’arrêt Vaughan. Si les rapports visent à étayer la preuve principale des demanderesses en lien avec la requête en radiation, ils doivent traiter directement de la question relative à la compétence soulevée par les demanderesses, c’est-à-dire l’incapacité alléguée des recours prévus par la loi de fournir un redressement efficace; c’est exactement à cette fin que les demanderesses invoquent le rapport de l’Ombudsman.
a) Affidavits décrivant un vécu personnel
[95] Les demanderesses admettent sans hésiter que la preuve présentée par Mme Narsing n’a pas beaucoup de poids en ce qui concerne la question relative à la compétence, parce que Mme Narsing n’a jamais déposé de grief. Cependant, Barbara Williams mentionne dans son affidavit que Mme Narsing a bel et bien déposé un grief en 2012 à la suite du refus du MDN de lui rembourser sa cotisation professionnelle à titre de comptable en management accrédité; le grief a été traité et rejeté au troisième palier en mars 2013. Quoi qu’il en soit, après avoir examiné la preuve de Mme Narsing, je suis d’accord avec les demanderesses pour dire qu’elle n’a pas beaucoup de poids en ce qui touche la question relative à la compétence. Bien que son vécu de racisme et de discrimination y soit clairement décrit, la question sur laquelle je dois statuer est celle de savoir si la procédure interne de grief est manifestement inefficace, comme le font valoir les demanderesses. Mme Narsing soutient cependant qu’elle avait peur de se plaindre de la différence de traitement et de son manque de possibilités de promotion par crainte de subir des représailles et des attaques si elle attirait l’attention sur le racisme présent au sein du MDN alors qu’elle était déjà la cible d’insultes raciales et de vulgarités de la part de ses collègues. Mme Narsing a décidé de quitter le MDN en 2019.
[96] Pour ce qui est de l’expérience vécue par Mme Lightbody dans le cadre du processus de grief, j’ai essayé de regrouper ses divers affidavits, étant donné que j’ai accepté qu’ils fassent partie du dossier. Je dois préciser que j’ai constaté plusieurs lacunes dans la preuve présentée par Mme Lightbody et que j’ai cherché à les combler en me reportant à la preuve présentée par le défendeur. Lorsque la preuve de Mme Lightbody semble contredire celle du défendeur, je mets en lumière les endroits où il existe des contradictions.
[97] Mme Lightbody invoque aussi sa crainte de représailles afin d’expliquer pourquoi elle avait décidé de ne pas signaler les comportements racistes. Elle fait part d’un incident survenu en 2004, alors qu’elle avait essayé d’intervenir dans une affaire de harcèlement sexuel au travail, ce qui lui a valu des menaces de représailles et de perte d’emploi; peu de temps après, elle a pris un congé de maladie lié au stress.
[98] Elle décrit aussi des événements auxquels elle a participé en 2006 et en 2010, où elle a été la cible d’insultes raciales ainsi que de commentaires et de gestes vulgaires. En 2010, Mme Lightbody, en tant que membre du GCAD, a été informée qu’elle était reconnue championne des peuples autochtones de l’Équipe de la Défense, mais son superviseur ne l’a jamais souligné officiellement au travail, alors que les réalisations d’autres employés non racisés étaient mises en lumière. En tant que coprésidente civile nationale du GCAD entre 2015 et 2018, Mme Lightbody a entendu à maintes reprises que le financement des cérémonies autochtones était un [traduction] « gaspillage d’argent »
et, lorsqu’elle a cherché à faire rebaptiser une zone récréative du MDN qui était appelée le « parc Teepee », ce qui était offensant pour les Autochtones, ses efforts ont donné lieu à un lot de critiques.
[99] Mme Lightbody raconte que, en 2010, elle a déposé un grief malgré l’opposition de son commandant, mais qu’elle l’a retiré après être passée de la 4e Escadre Cold Lake à la 19e Escadre Comox parce qu’elle ne voulait pas être étiquetée comme employée à problèmes.
[100] En janvier 2013, Mme Lightbody s’est vu confier la plupart des tâches de son superviseur lorsque ce dernier a pris sa retraite, mais sans recevoir de rémunération en conséquence, à son avis. Mme Lightbody a déposé un grief de classification par l’entremise de son syndicat en mai 2014 [le grief de classification]. En mai 2016, comme elle n’avait pas encore été informée de la date d’audition du grief au premier palier, Mme Lightbody a fait un suivi auprès de son représentant syndical. Le long délai était apparemment attribuable au fait que son superviseur n’avait pas encore signé le formulaire¾condition qui doit être remplie pour que le grief progresse. Toutefois, la pièce qu’elle joint à son affidavit indique seulement que la copie du grief portant la signature du superviseur n’avait pas été présentée. Quoi qu’il en soit, les demanderesses me confirment qu’elles ne laissent entendre aucune mauvaise foi de la part du superviseur : toutefois, l’obligation de faire signer d’abord le grief par un superviseur empêchait bel et bien le processus de grief d’avancer, car n’importe quel supérieur pourrait bloquer le processus de grief. Les demanderesses considèrent qu’il s’agit d’un problème systémique. Je n’en suis pas convaincu. Il peut y avoir de bonnes raisons justifiant d’exiger la signature initiale du supérieur immédiat d’un employé. De toute manière, les demanderesses concèdent que tout geste posé par un superviseur pour bloquer un grief pourrait lui-même faire l’objet d’un grief, auquel cas la question serait soumise à un tiers.
[101] En 2016, en tant que coprésidente civile nationale du GCAD, Mme Lightbody a rédigé un rapport sur le racisme et la discrimination systémique au sein du MDN et des FAC, et elle a alors reçu de nombreux courriels d’autres membres autochtones de l’Équipe de la Défense, militaires comme civils, qui lui ont fait part de leur vécu de racisme et de discrimination. Peu après avoir rédigé son rapport, Mme Lightbody a été forcée de prendre un congé de maladie prolongé en raison du stress causé par le degré de racisme dont elle était victime de la part de ses collègues, des gestionnaires et des dirigeants au MDN. Mme Lightbody a dû consulter un psychologue, qui lui a recommandé de rester en congé d’invalidité de longue durée plutôt que de retourner dans un milieu de travail nuisible à sa santé mentale.
[102] Mme Lightbody mentionne qu’elle a présenté de nouveau son grief de classification en septembre 2016. Selon la preuve présentée par le défendeur, qui comporte diverses pièces, Mme Lightbody a déposé en septembre 2016¾avec l’aide de son syndicat¾un nouveau grief distinct relatif à sa description de travail [le grief relatif à la description de travail] puis elle a confirmé en décembre 2016 qu’elle ne donnait plus suite à son grief de classification. Je crois que cette incohérence, possiblement explicable par une simple confusion chez Mme Lightbody en raison du temps écoulé, n’est d’aucune conséquence.
[103] Mme Lightbody affirme que le grief relatif à la description de travail qu’elle avait déposé en septembre 2016 a été reporté de nouveau, cette fois parce que son superviseur essayait de la convaincre de retirer sa plainte, et que ce grief a été signé seulement après qu’elle l’eut présenté de nouveau en 2017. La preuve du défendeur laisse à penser que le grief relatif à la description de travail était traité sans délai, mais que, pour une raison inexpliquée, Mme Lightbody l’a présenté de nouveau en juin 2017.
[104] Quoi qu’il en soit, le grief de Mme Lightbody relatif à la description de travail a été rejeté au premier palier en janvier 2018. Sa demande visant à passer au deuxième palier¾présentée avec l’aide de son syndicat¾étant retardée, Mme Lightbody a porté plainte au Bureau de l’Ombudsman. À la suite de ce qui semble être l’intervention de ce dernier, l’instruction au deuxième palier du grief de Mme Lightbody a été fixée pour mars 2023; toutefois, selon le défendeur, l’audience a été ajournée à la demande de Mme Lightbody, qui avait réclamé une semaine supplémentaire pour préparer ses observations. Je vois dans la preuve présentée par le défendeur que, en juin 2023, le grief relatif à la description de travail a été mis en suspens à la demande du syndicat de Mme Lightbody.
[105] Entre-temps, en 2020, Mme Lightbody a demandé à son représentant syndical de déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne fondée sur le racisme systémique et le harcèlement au MDN. Elle indique qu’elle s’est sentie alors libre de déposer sa plainte, parce qu’elle savait qu’elle quitterait prochainement le MDN et qu’elle n’aurait pas à subir de représailles pendant que sa plainte progressait dans le système de règlement des griefs. En juillet 2020, son représentant syndical, après avoir examiné les éléments de sa plainte, a formulé des recommandations importantes sur l’approche à adopter et a même suggéré des modifications qui pouvaient être apportées au texte pour appuyer la plainte. D’après ce que je peux voir, la plainte de discrimination de Mme Lightbody ressemble pour l’essentiel à la réclamation qu’elle fait valoir dans la présente action.
[106] Mme Lightbody a quitté le MDN en septembre 2020. Sa plainte pour atteinte aux droits de la personne ne semble pas avoir été déposée avant son départ. Mme Lightbody souligne qu’elle n’a plus eu de nouvelles de son représentant syndical jusqu’à ce qu’elle dépose le recours en l’espèce, en octobre 2021, bien qu’elle ne donne aucun détail quant à la nature des échanges qui avaient alors eu lieu et qu’elle ne précise pas si elle avait communiqué ou non avec son représentant syndical au cours de l’année précédente. Quoi qu’il en soit, Mme Lightbody affirme qu’elle a engagé l’action en l’espèce parce qu’elle n’avait plus peur des représailles, [traduction] « au nom de tous ceux et celles qui ont peur de s’exprimer »
.
[107] Avec l’aide de son syndicat, Mme Lightbody a déposé un grief individuel en bonne et due forme auprès du Conseil du Trésor en octobre 2022 [le grief de racisme systémique et de harcèlement] environ un an après avoir introduit l’action sous-jacente; dans le grief, elle reproche au MDN d’avoir exercé de la discrimination contre elle en raison de son sexe, de sa race, de sa couleur ou de son origine nationale et ethnique, ce qui est contraire à plusieurs dispositions de la convention collective et de la LCDP. Ce grief parallèle de racisme systémique et de harcèlement est mentionné dans le premier affidavit de Mme Lightbody.
[108] Il y a eu une tentative de règlement par la voie du mécanisme alternatif de résolution des conflits [le MARC] en décembre 2022 avec l’aide des Services de gestion des conflits et des plaintes du MDN [les SGCP]; toutefois, les SGCP ont déterminé que le MARC n’était pas approprié en raison de la nature systémique du grief et, en janvier 2023, a suggéré une autre voie de recours à Mme Lightbody et à son représentant syndical pour faire progresser le grief de racisme systémique et de harcèlement. Selon la preuve du défendeur, il semble que la plainte ait été mise en suspens avec le consentement des parties, mais une audience virtuelle sur le grief de racisme systémique et de harcèlement a eu lieu en octobre 2023. Environ un mois plus tard, le syndicat de Mme Lightbody a demandé de porter le grief au troisième palier et de discuter d’un règlement.
[109] En février 2024, le représentant syndical a écrit à Mme Lightbody afin de lui transmettre un courriel du représentant du défendeur concernant la structure d’une entente possible pour régler les deux griefs en suspens de Mme Lightbody¾le grief relatif à la description de travail et le grief de racisme systémique et de harcèlement¾et la possibilité d’une indemnisation rétroactive ainsi que des dommages-intérêts, le tout conditionnel au retrait de la présente action par Mme Lightbody, action qui se poursuit néanmoins toujours. Je n’ai essentiellement aucune information sur l’état du grief de racisme systémique et de harcèlement de Mme Lightbody et je ne sais pas non plus s’il a été mis en suspens ou non en attendant ma décision en l’espèce.
[110] Les demanderesses soutiennent qu’elles ont suffisamment d’éléments de preuve démontrant l’existence d’un problème systémique au sein du MDN et des FAC tout au long de la période visée par le recours collectif, que la preuve de Mme Lightbody remonte à 1985 et que les rapports de l’Ombudsman nous amènent jusqu’au moment présent. Cependant, encore une fois, la question à trancher n’est pas de savoir s’il existait une culture généralisée de harcèlement et de discrimination au sein du MDN durant toute la période visée par le recours collectif, mais plutôt de savoir si la preuve suffit à établir l’existence d’un système interne de traitement des griefs n’offrant pas de redressement efficace et si elle me convainc ainsi d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas m’en remettre au processus de grief prévu par la loi relativement aux réclamations qui visent la période antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 236.
[111] Selon les demanderesses, la procédure de grief à la date des événements était manifestement inefficace, ce dont témoigne le fait que les griefs en suspens remontent à 2014. Il est vrai qu’il s’est écoulé énormément de temps depuis le dépôt du grief initial de Mme Lightbody relatif à la rémunération, mais l’histoire ne s’arrête pas là. En fait, le grief de rémunération a été retiré en 2016. Il y a peut-être eu des délais supplémentaires à l’occasion dans le traitement des autres griefs, mais les raisons n’en sont pas très claires. Mme Lightbody est d’avis que ces délais résultent de manœuvres d’obstruction à son endroit. Même si les éléments de preuve semblent confirmer son interprétation des événements, dans l’ensemble, je suis d’avis que les affirmations de Mme Lightbody sont de nature plutôt conjecturale, particulièrement en ce qui concerne le grief de racisme systémique et de harcèlement.
[112] Les demanderesses affirment que leur situation personnelle est une exception et qu’elles ne cherchent pas à attaquer l’ensemble de la procédure de grief du secteur public fédéral pas plus qu’à remettre en question les conventions collectives et les mécanismes de grief qui y sont prévus, et elles soulignent qu’elles souhaitent simplement obtenir justice dans les cas où la discrimination systémique a entaché la procédure interne de grief offerte aux fonctionnaires du MDN et au PFNP. Bien que la distinction que font les demanderesses soit délicate étant donné les employés du MDN et les autres fonctionnaires fédéraux sont tous assujettis au même processus de grief, en fin de compte, la preuve directe présentée par les demanderesses n’établit tout simplement pas le bien-fondé de leur réclamation. Les demanderesses ne m’ont pas convaincu que le processus de règlement des griefs prévu dans la LRTSPF ne peut répondre à leurs préoccupations, ni que la preuve est suffisante en l’espèce pour démontrer que le système interne de traitement des griefs auquel les demanderesses sont assujetties est complètement corrompu et inutilisable. Il me semble que l’affidavit de M. Drew Heavens, en particulier les pièces C à H qui y sont jointes, confirme que la forme de conduite pernicieuse qui constitue du racisme systémique a été l’objet de griefs dans le passé et qu’elle peut l’être dans l’avenir. Il n’est pas suffisant pour les demanderesses d’être insatisfaites du processus ou de croire simplement qu’il est inefficace, sans oublier qu’il n’y a aucune preuve concernant l’efficacité du processus de grief avant l’édiction de l’article 236.
[113] Par conséquent, je suis d’avis que la preuve relative à leur vécu personnel ne suffit pas à me convaincre que les recours prévus par la loi ne sont pas en mesure d’offrir un redressement efficace aux demanderesses.
b) Les rapports de l’Ombudsman
[114] Pour étayer les éléments de preuve décrivant leur vécu personnel, les demanderesses s’appuient fortement sur plusieurs rapports de l’Ombudsman qui tracent l’histoire du racisme, de la discrimination, des inconduites sexuelles et du harcèlement sexuel dans les forces armées canadiennes; même si des efforts considérables ont été déployés pour s’attaquer à ces problèmes, il reste encore beaucoup de chemin à faire, car les membres du personnel militaire et civil continuent de signaler du harcèlement, de la discrimination et des agressions sexuelles. Les demanderesses prétendent que la toxicité du racisme et de la discrimination est solidement imprégnée dans l’ensemble de l’organisation, alors que l’on sait, selon elles, qu’elle possède une capacité limitée de répondre aux griefs et un mécanisme de traitement des griefs problématique. Les demanderesses ont également souligné que le rapport de 2022 du GCMDN, qui avait pour mandat de transmettre à la ministre de la Défense nationale des recommandations sur la façon d’éliminer le racisme systémique et la discrimination au MDN et dans les FAC, constitue une preuve supplémentaire de l’environnement malsain dans lequel évoluent les personnes racisées au sein de l’organisation. Même s’il est parfois difficile de savoir si les commentaires formulés dans les rapports visent le côté civil ou le côté militaire de l’organisation, les demanderesses les utilisent pour extrapoler leurs vécus personnels et les étendre à l’ensemble du groupe.
[115] Les demanderesses font valoir que l’Équipe de la Défense, à laquelle elles mentionnent renvoient dans la déclaration modifiée, fonctionne comme une unité ou une organisation unique, cohérente et intégrée [traduction] « où les militaires relèvent de civils, et vice versa, et où les entités civiles et militaires fonctionnent essentiellement comme un tout »
. En guise de preuve supplémentaire de l’intégration du système, elles renvoient la Cour au rapport de 1999 de l’Ombudsman intitulé Un chemin vers l’avenir – Plan d’action du Bureau de l’Ombudsman, où on peut constater que le groupe client du Bureau de l’Ombudsman qui dépose des plaintes comprend des employés civils et pas seulement des militaires et leurs familles. Au sein de cette organisation militaire, environ 20 % des employés sont des civils, y compris tous les employés du MDN et les civils du PFNP au sein des FAC qui appartiennent au groupe envisagé. Même si les 80 % membres du personnel militaire (au sein des FAC) ne sont pas inclus dans la définition du groupe, les demanderesses font valoir que les membres du groupe envisagé sont un groupe d’employés civils intégrés à une organisation où les effets toxiques sont légion, ce qui se répercute sur leurs situations à elles. Autrement dit, les demanderesses s’appuient sur les rapports pour étayer leur thèse, soit qu’il existe des éléments de preuve systémiques démontrant que le processus de grief est incapable d’offrir un redressement efficace.
[116] Malheureusement pour les demanderesses, les rapports ne constituent pas des éléments de preuve en soi et peuvent seulement tracer le contexte entourant la preuve de première main qu’elles présentent. C’est cette preuve qui doit être suffisante pour me convaincre, à elle seule ou compte tenu du contexte élargi décrit dans les rapports, d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et de conserver ma compétence à l’égard de leurs demandes. Dans les circonstances en l’espèce, je n’ai pas été convaincu de la sorte.
[117] La difficulté que j’ai face aux rapports est semblable à celle que j’éprouve relativement à la preuve dans laquelle les demanderesses décrivent leur vécu personnel : même si ces rapports font état en détail des défis que le MDN et les FAC ont dû relever pour lutter contre le racisme, le harcèlement sexuel et la discrimination au sein de l’organisation militaire, ils contiennent très peu d’information qui atteste l’incapacité de la procédure de grief prévue par la LRTSPF ou d’autres mécanismes de recours en dehors du dépôt de griefs de s’attaquer adéquatement aux questions systémiques du même genre que celles qui sont soulevées par les demanderesses ni qui montre l’inefficacité manifeste de cette procédure ou de ces mécanismes. Il faut prendre soin de ne pas faire de lien entre les commentaires formulés dans les rapports du Bureau de l’Ombudsman qui portent sur les processus de reddition de comptes externes et la procédure interne de grief prévue par la LRTSPF. En fait, Mme Lightbody a elle-même préparé un rapport qui concerne principalement la question du racisme alors qu’elle occupait un poste de direction au sein du GCAD; par contre, ce rapport ne renferme qu’un paragraphe sur la pertinence du processus interne de grief du MDN. De toute façon, je souligne également que l’Équipe de la Défense a mis en place des volets distincts pour le traitement des griefs et, comme c’était le cas dans l’arrêt Hudson, il n’y a aucune preuve m’amenant à croire que les diverses procédures de grief qui s’appliquent aux membres du groupe ne peut leur offrir de redressement efficace.
[118] Les demanderesses me renvoient au Livre blanc de l’Ombudsman de 2005 intitulé Remaniement de la surveillance, qui présente la vision de l’Ombudsman de ce qu’est une surveillance efficace de l’appareil militaire. En parlant de la culture militaire au sein des FAC (dans laquelle les civils doivent travailler), le rapport met en lumière les conflits possibles entre une culture militaire « selon laquelle on obéit les yeux fermés, sans se poser de questions »
où, parfois, des personnes qui adhèrent à cette culture « peuvent devenir zélées, même avoir des œillères, au point de traiter des êtres humains comme de simples soldats ou des outils militaires
¾
en faire abstraction et oublier que ce sont des humains »
. Selon les demanderesses, à cause de cette culture militaire, il n’est pas approprié d’instaurer un processus interne de grief où les effectifs civils doivent passer par le personnel militaire pour résoudre les conflits. Les demanderesses font valoir que c’est cette structure, où des civils doivent adresser leurs plaintes à des personnes qui font partie d’une culture militaire, qui rend la situation unique et justifie donc que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas m’en remettre à la procédure de grief prévue par la loi. Je ne suis pas d’accord avec elles. Bien que je comprenne la réalité de ce que le rapport décrit comme une culture militaire, rien dans ce rapport ne porte à croire que tout le système de grief est compromis parce que les plaintes doivent passer par divers paliers dans lesquels interviennent des personnes qui font partie de cette culture.
[119] Au contraire, la preuve montre que Mme Lightbody s’est bel et bien prévalue de la procédure interne de grief quand elle en a eu besoin. Je comprends que c’est seulement après avoir passé 20 ans au MDN qu’elle a peut-être trouvé la force de le faire, mais la preuve décrivant le système de grief tel qu’il existe aujourd’hui ne me convainc pas que les demanderesses ne peuvent pas obtenir un redressement efficace; le fait que Mme Lightbody ait déposé un grief en parallèle avec le recours en l’espèce, et qu’elle ait reçu le soutien de son syndicat en cours de route, démontre la capacité du système de grief d’offrir un tel redressement lorsque ce genre de réclamation est présenté.
[120] Les demanderesses affirment que les échecs du processus de grief ressemblent à ceux que décrivent les affaires Greenwood. Toutefois, il ne faut pas oublier que le processus de grief qui était mis en cause dans ces affaires est différent de celui dont disposent les demanderesses et que les membres de la GRC n’étaient pas syndiqués au moment où la Cour fédérale a rendu sa décision. En l’espèce, les demanderesses ont indiqué clairement qu’elles ne reprochaient rien au syndicat, mais elles soulignent que ce dernier œuvre lui aussi à l’intérieur de la même culture militaire et qu’il ne peut pas changer la structure militaire; elles ajoutent que le problème vient de la structure de règlement des griefs dans laquelle le syndicat lui-même doit travailler.
[121] Les demanderesses font valoir aussi que le premier palier, soit le processus interne de grief, est manifestement inefficace parce qu’il est corrompu sur le plan opérationnel; Mme Lightbody affirme dans son affidavit que les plaintes passent par une chaîne de commandement interne, ce qui veut dire qu’elle se plaindrait donc en fait de la direction à la direction. Les demanderesses acceptent le fait que, une fois passé le dernier palier du processus de grief, l’auteur du grief a accès à un arbitrage indépendant, mais elles prétendent que les employés ne font tout simplement pas appel au processus interne parce qu’ils craignent des représailles ou bien que leurs griefs sont retardés ou carrément bloqués. Selon elles, comme le confirment les rapports de l’Ombudsman, c’est la crainte de subir des représailles qui empêche les personnes de signaler les problèmes et de déposer des griefs de ce genre.
[122] Je reconnais que la peur de se faire reprocher d’aller à contre-courant du groupe peut être exacerbée dans une culture militaire, mais il me semble que le risque de représailles ne se limite pas aux milieux militaires et qu’il existerait même si l’affaire était instruite publiquement devant un tribunal. De toute manière, comme la Cour l’a conclu dans l’arrêt Hudson, la crainte de représailles est insuffisante pour justifier qu’elle exerce sa compétence résiduelle de ne pas s’en remettre à la procédure de grief prévue par la loi (Hudson aux para 100–103). Je retiens de la preuve que, tant pour les griefs individuels que collectifs, lorsque la plainte contient des allégations contre un superviseur ou un gestionnaire en particulier, le palier du processus auquel cette personne peut participer est contourné. De plus, les griefs de principe ne sont pas soumis à la chaîne de commandement interne, car ils sont déposés directement auprès du Conseil du Trésor. Les demanderesses prétendent que la solution dans chaque cas dépend des faits. Elles ont raison, mais il ne fait aucun doute que la présence du syndicat est déterminante dans le processus d’évaluation.
[123] Je reconnais qu’il peut y avoir des cas où le syndicat se livre à un processus de filtrage, c’est-à-dire que l’employé syndiqué ne peut pas aller plus loin à moins que le syndicat convienne qu’il y a un problème. Toutefois, si le syndicat refuse de manière déraisonnable de déposer un grief, l’employé peut porter plainte contre son agent négociateur au nom du devoir de représentation équitable (Hudson au para 87). Lorsque le refus du syndicat est raisonnable et ne contrevient pas au devoir de représentation équitable ou à l’obligation de ne pas faire preuve de discrimination, il s’agit de la « situation »
qui « découle d’un choix du législateur, auquel nous sommes tenus de donner effet »
(Horrocks au para 38). De toute manière, je le rappelle, les demanderesses n’ont signalé aucun problème relatif à l’appui qu’elles ont reçu de leur syndicat.
[124] Dans l’ensemble, je ne suis pas convaincu que les rapports présentés par les demanderesses mettent en lumière un mécanisme de grief établi par la loi qui est aujourd’hui incapable d’offrir aux membres du groupe un redressement efficace. Par conséquent, ces rapports sont insuffisants pour étoffer les éléments de preuve directs déjà faibles présentés par les demanderesses sur la question relative à la compétence.
c) Les rapports d’expert de James Craig
[125] Enfin, les affidavits de l’expert de James Craig ont été déposés pour répliquer aux affidavits du défendeur qui font état des différentes formes de recours que les membres du groupe peuvent exercer, principalement en vertu des conventions collectives, et de différents mécanismes de réparation. Les griefs individuels peuvent être déposés en vertu de l’article 208 de la LRTSPF; les griefs collectifs peuvent être présentés en vertu de l’article 215 de cette même loi et les griefs de principe, en vertu de l’article 220. L’affidavit de Drew Heavens décrit le processus. Les griefs individuels et collectifs suivent la chaîne de commandement interne¾à partir du supérieur immédiat de l’employé jusqu’à un niveau intermédiaire de la structure hiérarchique, puis au chef de la direction ou à l’administrateur général du ministère¾tandis que les griefs de principe se rendent directement au Conseil du Trésor. Par la suite, certaines catégories de griefs peuvent être soumises à l’arbitrage indépendant de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral.
[126] M. Craig signale dans son rapport un certain nombre de ce qu’il appelle des défis, des obstacles et des limites liés aux griefs menés par le syndicat ou soumis à un arbitre, surtout en ce qui concerne les griefs de principe de nature systémique. Bon nombre des questions soulevées portent sur l’efficacité du processus de grief et le critère fondé sur la recherche du meilleur moyen afin de régler une réclamation pour négligence systémique, comme la présente action.
[127] Les demanderesses font valoir que le nombre de conventions collectives applicables et d’agents négociateurs participants à un tel processus rendrait ce dernier inutilisable dans le contexte de questions systémiques : il y a 19 conventions collectives distinctes et 11 unités de négociation pour le MDN, plus 21 conventions collectives avec, il semble, au moins 2 unités de négociation pour le PFNP. Le principal point qui préoccupe les demanderesses se rattache à la nature systémique de leur réclamation, qui doit passer soit par un grief collectif, soit par un grief de principe. Elles affirment que le système de traitement des griefs ne permet pas à des personnes, individuellement, de provoquer des changements dans l’ensemble du MDN, parce qu’un grief collectif ne peut être entrepris que par leur propre syndicat, sans compter qu’il est absolument nécessaire d’inclure des non-syndiqués dans le groupe. Je ne suis pas convaincu que le processus apparemment plus complexe qui consiste à déposer des griefs collectifs ou des griefs de principe dans ce contexte justifie de ne pas s’en remettre à la procédure prévue par la loi; il s’agit d’une question d’efficacité (Hudson au para 73). Je ne suis pas non plus convaincu qu’un grief collectif déposé avec l’appui du syndicat ne peut pas aboutir dans le processus interne de grief, ni qu’un grief collectif ou de principe, s’il est accueilli, ne sera pas bénéfique pour les employés dont les syndicats n’ont pas participé au grief. On peut constater à la lecture de l’affidavit de Drew Heavens que plusieurs syndicats ont déposé des griefs de principe coordonnés¾y compris des réclamations en dommages-intérêtscontre le Conseil du Trésor en 2020 en raison de la discrimination systémique exercée contre des employés de la Commission canadienne des droits de la personne, de même qu’un grief de principe déposé en 2022 au nom des employés racisés d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada.
[128] Les demanderesses soutiennent que la situation en l’espèce est différente, compte tenu de la portée nationale des questions soulevées et du fait qu’elles sont liées à un plus grand nombre de conventions collectives et d’unités de négociation. Je ne pense pas que cet argument soit fondé, compte tenu des éléments de preuve qui m’ont été présentés, et je ne suis pas disposé à conclure les yeux fermés, comme me l’implorent les demanderesses, que le nombre accru de conventions collectives et d’unités de négociation en l’espèce rendrait le processus de grief inefficace à l’échelle nationale. De plus, il me semble que les inquiétudes soulevées par M. Craig ne concernent pas l’efficacité du processus de grief, mais plutôt son efficience, et le fait demeure que le processus de grief ne peut être contourné pour des raisons d’efficience (Hudson au para 73, qui renvoie à l’arrêt Bouchard). Hormis aux endroits qui s’apparentent souvent à un plaidoyer de sa part, M. Craig n’avance pas vraiment l’argument que la procédure de grief et les autres recours disponibles ne peuvent pas offrir un redressement efficace aux membres du groupe. Son opinion, soit que les défis d’une approche au cas par cas constitueraient un « obstacle », repose sur l’hypothèse que les membres du groupe devraient exercer tous les recours en même temps pour s’attaquer à la nature systémique de leur réclamation. Les affidavits de M. Drew Heavens et de Geneviève Lord m’amènent à tirer une autre conclusion. Je ne vois pas non plus comment la décision Stonechild c Canada, 2022 CF 914, invoquée par les demanderesses sur ce point, appuie de quelque façon que ce soit leur position.
[129] Je ne suis pas convaincu que les demanderesses devront déposer une série de griefs individuels ou de plaintes pour atteintes aux droits de la personne afin de traiter adéquatement de la nature systémique de leurs réclamations. La preuve présentée par le défendeur établit qu’il est possible d’utiliser des griefs collectifs et des griefs de principe pour s’attaquer aux problèmes systémiques. En ce qui concerne le dépôt d’une plainte auprès de la CCDP, il ressort de l’affidavit de M. Drew Heavens que les plaintes fondées sur la LCDP permettent d’obtenir des redressements exhaustifs, tant individuels que systémiques.
(3) Conclusion sur les réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236
[130] Dans l’ensemble, je ne crois pas que le rapport de l’ombudsman sur lequel les demanderesses s’appuient fortement, ni les affidavits de M. Craig me permettent de déduire de l’expérience personnelle de Mmes Lightbody et Narsing que la procédure de grief ne peut offrir un redressement efficace dans l’organisation tout entière. Tant la preuve relative au vécu personnel des demanderesses que les rapports portent essentiellement sur l’existence d’une culture de racisme et de discrimination au sein du MDN et des FAC. Toutefois, ni cette preuve ni ces rapports, pris isolément ou ensemble, ne me convainquent que la procédure de grief actuelle ne permet pas de régler de manière satisfaisante les problèmes systémiques soulevés par les demanderesses. Les doutes exprimés par M. Craig ne sont pas plus convaincants à cet égard. Je ne vois donc aucune raison de m’écarter de la règle générale énoncée dans l’arrêt Vaughan et je ferai preuve de retenue à l’égard du régime de règlement des griefs prévu par la loi en ce qui concerne les réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236. Je ne suis pas non plus convaincu qu’une modification de la déclaration entraînerait une conclusion différente. Par conséquent, je suis d’avis qu’il convient également de radier les parties des réclamations qui visent la période antérieure à l’édiction de l’article 236, sans possibilité de modification.
[131] Je suis conscient que je ne suis pas tenu de trancher la question de la compétence à ce stade préliminaire (Hodgson c Ermineskin Indian Band No. 942, 2000 CanLII 16686 (CAF) [Hodgson] au para 5), mais je crois qu’il est néanmoins important de le faire. Je suis d’avis que le PGC s’est acquitté de son fardeau de démontrer que la Cour n’a pas compétence pour connaître des réclamations qui tombent sous le coup de l’article 236. Quant aux réclamations visant la période antérieure à l’édiction de cette disposition, le PGC a démontré que les conditions d’application de la règle générale de la retenue judiciaire énoncée dans l’arrêt Vaughan sont réunies, et les demanderesses ne m’ont pas convaincu que l’exception à cette règle s’applique à leur situation. Selon moi, il ne s’agit pas d’une affaire où la question de la compétence devrait être repoussée jusqu’à ce que l’ensemble de la preuve ait été présentée (Hodgson au para 10). Compte tenu de ma conclusion précédente sur la question de la compétence, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les arguments subsidiaires avancés par le défendeur à l’appui de la requête en radiation.
V. Requête en autorisation
[132] Pour autoriser une instance comme recours collectif au titre du paragraphe 334.16(1) des Règles, la Cour doit être convaincue que l’instance satisfait aux cinq conditions suivantes :
-
i.les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;
-
ii.il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;
-
iii.les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs;
-
iv.le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs;
-
v.il existe un représentant demandeur approprié.
[133] En ce qui concerne la première condition, l’incapacité des demanderesses à démontrer que la Cour a compétence pour connaître des réclamations qui tombent sous le coup de l’article 236 et leur incapacité à me convaincre d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’entendre les réclamations visant la période antérieure à l’édiction de l’article 236 entraînent le rejet de leur requête en autorisation, car les conditions du critère d’autorisation sont cumulatives : le demandeur doit satisfaire aux cinq conditions énumérées ci‑dessus, sinon la requête en autorisation doit être rejetée. Cela dit, au cas où ma conclusion sur la question de la compétence est erronée, j’examine ci‑après les quatre autres conditions préalables à l’autorisation.
[134] Bien qu’il incombe aux demanderesses de faire la preuve des autres conditions afin d’établir l’existence d’un fondement de preuve justifiant l’autorisation, le fardeau de preuve est peu exigeant. Il doit exister un « certain fondement factuel » pour chacune des conditions d’autorisation. La notion de « certain fondement factuel » signifie que le demandeur doit produire des éléments de preuve étayant chaque condition, sans toutefois devoir satisfaire à la norme de preuve de la prépondérance des probabilités (Pro‑Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 [Pro‑Sys Consultants] aux para 99 à 101; Greenwood CAF au para 94). La procédure d’autorisation demeure malgré tout un « mécanisme de filtrage efficace »
et elle ne « donne pas lieu […] à un examen du caractère suffisant de la preuve qui soit superficiel au point d’être strictement symbolique »
(Pro‑Sys Consultants au para 103). En fait, c’est « le rôle et l’obligation qu’ont les tribunaux de faire plus qu’approuver sans discussion et de procéder à un examen symbolique des recours collectifs envisagés à l’étape de l’autorisation, et de s’assurer que les conditions d’autorisation sont effectivement respectées »
(Jensen c Samsung Electronics Co Ltd, 2021 CF 1185 au para 292). En somme, l’analyse est plus qu’un simple examen symbolique, mais moins qu’un examen au fond (Canada (Procureur général) c Nasogaluak, 2023 CAF 61 [Nasogaluak] au para 20).
[135] De plus, comme je le précise plus haut dans la section sur la requête en radiation, les rapports publics sont admissibles en preuve et sont « fréquemment produits lors de requêtes en autorisation, en conjonction avec d’autres types d’éléments de preuve, afin d’établir qu’il existe un certain fondement factuel relatif aux quatre dernières conditions d’autorisation »
(Greenwood CAF au para 96; Araya c Canada (Procureur général), 2023 CF 1688 [Araya] au para 48). Cependant, les rapports n’équivalent pas à des éléments de preuve directe, ils ne doivent pas être admis pour la véracité des renseignements qu’ils contiennent (Bigeagle c Canada, 2021 CF 504 aux para 39, 40 et 46), et leur utilisation est limitée en ce sens qu’ils doivent être liés à la preuve directe et utilisés dans le but de compléter et de mettre en contexte la preuve directe ainsi que la preuve d’expert afin de pouvoir tirer des conclusions sur le groupe envisagé à partir de l’expérience vécue par le représentant demandeur (Araya au para 49). En matière d’autorisation, le rôle de la Cour n’est pas d’évaluer la véracité ni la valeur probante des rapports (Bruyea c Canada, 2022 CF 1409 au para 225), mais seulement de les utiliser conjointement à la preuve directe dans le but de démontrer qu’un certain fondement factuel étaye les conditions d’autorisation.
[136] Le PGC s’oppose à l’autorisation du recours collectif envisagé au motif qu’il n’est satisfait à aucune des cinq conditions d’autorisation. Il soutient que, non seulement des obstacles juridictionnels empêchent la Cour de statuer sur les réclamations des demanderesses dont il est question dans sa requête en radiation de la déclaration modifiée, mais en plus 1) le groupe envisagé est trop large et ingérable, 2) les questions communes proposées ne peuvent être tranchées de façon commune, 3) les réclamations des demanderesses sont proscrites par diverses lois et elles n’ont aucun lien avec les questions communes proposées ni la preuve présentée à l’appui de la requête en autorisation, 4) le recours collectif n’est pas le meilleur moyen de régler les réclamations des demanderesses, et 5) les représentantes demanderesses ne peuvent pas représenter de façon adéquate le groupe envisagé étant donné qu’elles n’ont elles‑mêmes aucune réclamation valable.
A. Groupe identifiable
[137] L’alinéa 334.16(1)b) des Règles exige qu’il existe « un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes »
. Voici la composition du groupe envisagé par les demanderesses :
[traduction]
Membres du groupe principal : toutes les personnes racisées qui sont, ou étaient, des employés du ministère de la Défense nationale ou du Personnel des fonds non publics, Forces canadiennes pendant la période visée par le recours collectif;
Membres du groupe familial : toutes les personnes qui, en raison de leur relation avec un membre du groupe principal, ont le droit de présenter une réclamation en vertu de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990 c F.3, ou d’une loi équivalente ou comparable dans d’autres provinces et territoires.
[138] La période visée par le recours collectif envisagé s’échelonne de 1988 à 2021. Même si Mme Narsing affirme avoir commencé à travailler au MDN en 1985, le début de la période visée par le recours collectif envisagé a été fixé à 1988, afin que cela coïncide avec la première expérience de racisme dont Mme Lightbody a été victime suivant son embauche au MDN. Quant à la fin de la période visée, le témoignage de Mme Narsing indique qu’elle a cessé de travailler activement pour le MDN en 2019, mais qu’elle était peut‑être en congé de maladie jusqu’en 2021. En ce qui concerne Mme Lightbody, rien n’indique quand elle a recommencé à travailler activement pour le MDN à la suite de son congé de maladie prolongé en 2016, mais elle a officiellement quitté le MDN en 2020. Quoi qu’il en soit, la période visée par le recours collectif envisagé s’étend jusqu’à la date de dépôt de la présente déclaration, soit le 26 octobre 2021. De plus, la taille potentielle du groupe est inconnue; selon la preuve présentée par le défendeur, qui est fondée sur des données recueillies au cours de certaines périodes, le nombre d’employés racisés au sein du MDN est estimé à environ 8 900; quant à celui du PFNP, il est estimé à 4 238.
[139] La condition d’autorisation relative au groupe identifiable requiert uniquement qu’un « certain fondement factuel » permette une définition objective du groupe qui a un lien rationnel avec les questions communes, mais ne dépend pas de l’issue du litige (Greenwood CAF au para 168; Nasogaluak au para 84). S’il n’est pas nécessaire que tous les membres du groupe soient dans la même situation, ils doivent toutefois tous profiter du dénouement favorable de l’action. La définition du groupe peut comprendre à juste titre des membres qui n’ont subi aucun préjudice (Pro‑Sys Consultants aux para 108‑110). Je dois donc examiner les questions du caractère suffisant de la preuve, de la clarté et de l’objectivité de la définition du groupe, ainsi que de l’étendue du lien rationnel entre la définition du groupe et les questions communes.
[140] Les demanderesses soutiennent que la définition du groupe est objective et suffisamment claire pour permettre aux membres de s’y identifier facilement, et qu’elle a un lien rationnel avec les questions communes, puisque tous les membres partagent la caractéristique d’avoir travaillé au sein de l’Équipe de la Défense, qui relève du sous‑ministre de la Défense nationale [le sous‑ministre], et que les actes de procédure sont axés sur la chaîne de commandement et les abus de pouvoir dans le milieu militaire qui ont permis au racisme de prospérer et qui ont contrecarré le système de recours interne. Elles font en outre valoir que notre Cour a autorisé une définition semblable du groupe regroupant des employés du MDN et du PFNP dans la décision Heyder c Canada (Procureur général), 2019 CF 1477 (voir aux para 31, 44). Selon elles, un lien rationnel unit la définition du groupe envisagé à la réclamation pour négligence systémique fondée sur le racisme dans l’armée.
[141] À l’audience, le PGC a soutenu que la définition du groupe envisagé était floue, trop large et probablement ingérable. Il ajoute que le groupe envisagé ne repose sur aucun fondement factuel et que, quoi qu’il en soit, l’ensemble du groupe est formé de personnes dont les réclamations sont proscrites par des lois et/ou prescrites.
[142] D’une part, le PGC remet en question la clarté de la définition du groupe envisagé, qui se compose de tous les employés racisés du MDN ou du PFNP, qu’ils aient personnellement été victimes de racisme ou de discrimination raciale ou non. Il avance que la définition ne permet pas de distinguer les personnes racisées ayant été victimes de racisme et de discrimination de celles qui n’en ont pas été victimes, mais pourraient néanmoins tirer avantage d’une réclamation fondée sur la Charte en tant que membres du groupe d’employés racisés au sein du MDN ou du PFNP. D’autre part, il soulève également un problème relativement à la nature identifiable du groupe, étant donné qu’il est difficile de savoir comment les membres du groupe seront identifiés, notamment en raison des diverses causes d’action.
[143] Je suis d’accord avec le PGC pour dire que la définition du groupe est floue, car elle ne permet pas d’identifier clairement, à l’aide de critères objectifs, les membres qui en feront partie. Les demanderesses proposent essentiellement deux groupes distincts poursuivant deux causes d’action différentes, et il est difficile d’imaginer comment ces deux normes pourraient s’inscrire dans une seule définition du groupe. Selon moi, le problème réside en partie dans la nature exhaustive de la définition. Les demanderesses reconnaissent que le fait pour une personne d’être désignée comme racisée ne signifie pas nécessairement qu’elle a été victime de racisme, ou de discrimination ou de harcèlement fondés sur la race, la religion ou l’origine ethnique, mais elles expliquent qu’elles ont retenu une définition du groupe englobante¾plutôt qu’une définition fondée sur les réclamations¾afin que toute personne racisée puisse être membre du groupe et puisse présenter une réclamation, et aussi en raison de la possibilité que chaque personne racisée ait une réclamation fondée sur les Chartes. Je suis conscient qu’il n’est pas nécessaire de démontrer, au stade de l’autorisation, que chaque membre du groupe réussirait à établir le bien‑fondé d’une réclamation pour une ou plusieurs réparations (Hudson au para 127); toutefois, l’absence d’un critère lié à la présentation d’une réclamation rend la définition du groupe insuffisamment objective. Je suis certain qu’une définition du groupe fondée sur les réclamations permettrait de résoudre les problèmes liés à l’identifiabilité et de remédier au défaut reproché par le PGC relativement à la définition du groupe envisagé.
[144] Cela m’amène à la question du caractère suffisant de la preuve. Afin d’établir l’existence d’un certain fondement factuel, les demanderesses s’appuient non seulement sur la preuve directe contenue dans leurs affidavits, mais aussi sur les rapports déposés, notamment les rapports d’expert de M. Craig. Il convient de rappeler que je n’ai pas admis en preuve le rapport du comité sénatorial de 2023 ni le paragraphe 2 du deuxième affidavit de Mme Lightbody, dont l’objet était d’introduire en preuve ce rapport, tant dans le cadre de la requête en radiation que de celle en autorisation. À l’audience, les demanderesses ont accordé une grande importance au rapport du GCMDN de 2022, qui semble viser toutes les personnes faisant partie du groupe envisagé. Malgré ma conclusion selon laquelle ce rapport n’est d’aucune utilité pour les demanderesses relativement à la question du redressement efficace offert par le régime de règlement des griefs prévu par la loi, les demanderesses soutiennent que le rapport¾qui traite des antécédents du MDN et des FAC en matière de racisme systémique, de discrimination et de préjugés fondés sur l’orientation sexuelle, et présente des recommandations pour mettre fin à ces problèmes¾aide à établir un lien rationnel entre le groupe envisagé et les questions communes.
[145] Les demanderesses affirment que, certes, le MDN est un organisme civil et non militaire, mais qu’il exerce ses activités dans un système militaire fermé dont il partage le code de valeurs et d’éthique et qui a de nombreux antécédents de discrimination raciale et ethnique, de harcèlement et d’intimidation envers les minorités racisées, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses rangs. Mme Narsing décrit un environnement de travail [traduction] « épouvantable »
au sein du MDN, où elle a été victime de discrimination en raison de sa peau brune, où on lui a constamment refusé des promotions, où on l’a systématiquement empêchée de progresser dans sa carrière, et où ses collègues réussissaient généralement à la convaincre qu’elle valait moins qu’une personne blanche. Quant à Mme Lightbody, mon résumé des expériences de racisme, de discrimination et d’agression raciste qu’elle a vécues se trouve dans la section des présents motifs portant sur la requête en radiation.
[146] Le PGC soutient que le groupe envisagé ne repose sur aucun fondement factuel, car aucun élément de preuve au dossier n’étaye la grande majorité de ses membres. Il précise que rien ne justifie l’inclusion de tous les employés provenant de l’ensemble des lieux de travail du MDN et du PFNP. Il reconnaît qu’il n’est pas nécessaire de produire des éléments de preuve pour chaque lieu de travail à travers le pays ni pour toute la période visée par le recours collectif envisagé, mais il affirme qu’un groupe s’étendant au‑delà de la 4e Escadre Cold Lake et de la 19e Escadre Comox doit être étayé par des faits.
[147] Après avoir examiné la preuve et lu les rapports, je suis convaincu qu’il existe un certain fondement factuel aux réclamations pour racisme systémique, discrimination et harcèlement au sein du MDN. Les demanderesses ont fourni des éléments de preuve visant à illustrer la nature systémique des failles dans le fonctionnement du MDN ainsi que de sa « culture militaire » qui renforce un environnement propice au racisme et à la discrimination. Elles ont décrit le préjudice qu’elles ont subi et qui les a poussées à prendre un congé de maladie prolongé. Mme Lightbody a fourni des éléments de preuve faisant état d’expériences comparables de racisme et d’actes racistes en dehors de son unité de base, et les demanderesses cherchent à assimiler leur propre vécu à celui de l’ensemble des membres du groupe sur le fondement des divers rapports déposés. Je prends note que le but premier des rapports n’était pas toujours de définir la nature des réclamations en cause dans la présente instance, et que certains rapports traduisent une réalité nouvelle et plus positive. Je note également que, dans le rapport de Mme Lightbody de 2016, il est question de l’absence de problèmes majeurs dans certaines régions, notamment la région de la capitale nationale, ce qui laisse croire [traduction] « que la vie militaire en dehors de la RCN représente une culture différente ou que le racisme y est inexistant, peu répandu ou non signalé »
(rapport de Mme Lightbody de 2016, au para 4 de la p 2). Cela étant dit, les allusions à une culture de discrimination et de harcèlement perpétuels fondés sur la race à l’égard de membres civils racisés faisant partie d’un groupe plus large, dans lequel le MDN ressort particulièrement, suffisent à me convaincre que la preuve présentée par de Mmes Lightbody et Narsing, étayée par les rapports, satisfont au critère du certain fondement factuel en ce qui concerne le MDN.
[148] Je ne peux tirer la même conclusion concernant la partie du groupe envisagé composée d’employés du PFNP. Bien qu’aucune des demanderesses n’ait travaillé au sein du PFNP, elles font valoir qu’il est fort révélateur que les divers rapports produits, notamment le rapport du GCMDN de 2022, établissent un lien entre l’expérience vécue par des employés du MDN et celle vécue par des employés civils du PFNP; le rapport du GCMDN de 2022 traite le racisme systémique, la discrimination et le harcèlement vécus dans les deux milieux de travail comme un tout, et décrit la toxicité des environnements de travail militaires et civils, sans exception ni réserve quant aux différents bureaux, unités ou divisions à travers le pays. C’est pourquoi les demanderesses soutiennent qu’il est difficile de retenir l’argument du PGC selon lequel les deux situations en milieu de travail¾au sein du MDN et du PFNP¾doivent être examinées séparément dans le contexte du critère peu exigeant du certain fondement factuel.
[149] Je ne suis pas d’accord avec les demanderesses et je crains qu’elles cherchent à utiliser les rapports à des fins auxquelles ils ne sont pas destinés. Je ne suis pas convaincu qu’elles ont satisfait au critère peu exigeant du certain fondement factuel dans le cas des employés du PFNP, car les faits pertinents relatifs à cette partie du groupe envisagé sont insuffisants. Comme je le mentionne plus haut, ni Mme Lightbody ni Mme Narsing n’ont travaillé au sein du PFNP et rien dans leur preuve directe ne traite de la réalité de l’environnement de travail propre aux employés du PFNP qui, selon la preuve du défendeur, correspond généralement à des lieux différents de celui du MDN. Certes, la preuve montre que le MDN et le PFNP ont possiblement en commun leur procédure intégrée de règlement des griefs, mais aucune preuve directe n’indique que les employés civils du MDN et du PFNP sont confrontés aux mêmes difficultés en milieu de travail. La Cour d’appel fédérale a fourni la précision suivante au paragraphe 169 de l’arrêt Greenwood CAF : « Même si l’exigence d’un fondement factuel constitue une norme moins rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités, un demandeur est néanmoins tenu de présenter des faits qui sous-tendent les réclamations présentées au nom des membres du groupe […] »
. À l’instar de l’affaire Greenwood CAF, il n’est pas possible de déduire de la preuve ni du vécu des demanderesses qu’il existe un certain fondement factuel pour une catégorie différente d’employés travaillant dans des domaines différents, dans des conditions différentes et pour un employeur différent (Greenwood CAF au para 173), comme dans le cas des employés du PFNP.
[150] Si les rapports doivent servir de point de départ pour généraliser l’expérience personnelle des demanderesses à l’ensemble du groupe, je suis d’avis qu’il devrait d’abord exister un certain fondement de preuve justifiant une telle généralisation. Je sais que, dans son deuxième affidavit, Mme Lightbody mentionne que, lors de la rédaction de son rapport de 2016, elle a parlé avec de nombreux membres civils et militaires à travers le Canada, y compris des employés du PFNP. Elle ne relate toutefois aucune de leurs histoires ni ne confirme expressément que l’expérience en milieu de travail vécue par les employés du PFNP avec qui elle a discuté était comparable à celle qu’elle avait vécue au MDN. Cela ne signifie pas que les employés racisés du PFNP n’ont pas été victimes de racisme systémique dans l’exercice de leurs fonctions au sein des FAC; cependant, la question que la Cour doit trancher en l’espèce est celle de savoir si le dossier dont je dispose satisfait au critère d’autorisation d’un recours collectif, ce qui est une question beaucoup plus étroite. De plus, le fait que le sous‑ministre assure la gestion des ressources humaines au sein du MDN et du PFNP, n’est pas, à lui seul, suffisamment convaincant pour justifier une conclusion différente. Dans l’ensemble, je conclus que la preuve ne permet pas de conclure qu’un certain fondement factuel étaye les réclamations des employés du PFNP.
[151] Dans le cas du groupe familial envisagé, il s’agit entièrement de réclamations découlant d’un lien familial, et les demanderesses affirment que, même si elles n’ont toutes deux aucun membre de leur famille pouvant faire valoir une réclamation, cela ne devrait pas empêcher d’autres personnes appartenant au groupe familial envisagé de faire valoir la réclamation d’un membre du groupe principal. Or, la seule preuve relative au vécu de membres du groupe familial est une simple mention¾dans un rapport de l’Ombudsman portant principalement sur la réforme du fonctionnement interne de son propre bureau¾du fait que le Bureau de l’ombudsman a parlé avec des membres de la famille d’employés du MDN et des FAC. Les demanderesses reconnaissent que cette mention équivaut à [traduction] « bien peu » et admettent que la preuve est insuffisante pour justifier l’autorisation du groupe familial à ce stade. Elles demandent que cette partie de la déclaration soit radiée avec autorisation de la modifier, et invoquent la décision Tippett c Canada, 2021 CF 1338 [Tippett], à l’appui de leur demande en vue d’être autorisées à présenter une preuve additionnelle en lien avec le groupe familial, sous réserve du droit du PGC de s’y opposer. Dans la décision Tippett, la Cour a autorisé un groupe envisagé, et le demandeur a présenté une requête en vue d’élargir la définition du groupe afin d’y inclure les cadets de la Marine. La requête a été rejetée, mais le juge Southcott a apporté la précision suivante au paragraphe 36 : « [S]i de nouveaux éléments de preuve démontrant l’existence de mauvais traitements envers les cadets de la Marine avaient été fournis, un élargissement de la définition du groupe aurait été presque assurément justifié ».
[152] Je ne peux souscrire à la position des demanderesses, car il n’appartient pas à la Cour d’accorder des ajournements « afin de permettre aux personnes qui demandent l’autorisation de corriger leur requête ou de les aider à remplir les conditions d’autorisation fondamentales prévues à la règle 334.16. C’est aux personnes qui demandent l’autorisation qu’il incombe de remplir les conditions d’autorisation, et le juge saisi de la requête en autorisation doit rester un arbitre neutre lorsqu’il détermine si ces conditions ont été remplies »
(Buffalo c Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165 aux para 12‑13).
[153] D’après la preuve au dossier, je crains que l’inclusion du groupe familial soit confrontée à l’obstacle même qui avait entraîné la radiation de la partie concernant les employés du PFNP, puisque les demanderesses cherchent à utiliser le rapport de la même manière que celle que j’ai jugée inappropriée dans le cas de l’inclusion de ces employés dans la définition du groupe. En résumé, je suis d’avis que la preuve ne permet pas de conclure qu’il existe un certain fondement factuel en ce qui a trait aux réclamations des membres du groupe familial (Greenwood CAF au para 169; Canada c Greenwood, 2024 CAF 22 au para 32). Les demanderesses semblent faire fausse route lorsqu’elles invoquent le paragraphe 41 de l’arrêt Western Canadian Shopping Centres Inc c Dutton, [2001] 2 RCS 534, 2001 CSC 46 (CanLII) [Dutton].
[154] En ce qui concerne de la question de savoir s’il y a un lien rationnel entre la définition du groupe envisagé et les questions communes, je suis convaincu qu’il en existe un pour les membres du groupe principal associés au MDN, étant donné qu’ils partagent la caractéristique d’avoir travaillé au sein du MDN, qui relève du sous‑ministre, et que les actes de procédure sont axés sur la chaîne de commandement et les abus de pouvoir dans le milieu militaire, ce qui est étayé par les rapports.
[155] Quant à la question de savoir si la définition du groupe couvre une période qui ne tient pas compte de la prescription, comme c’était le cas dans les affaires Greenwood CAF et Hudson, je ne suis pas convaincu qu’il soit nécessaire de s’attarder aux délais de prescription ou aux interdictions légales relativement aux indemnités à l’étape de l’autorisation, puisque cette question est fortement tributaire de l’examen des faits.
[156] Aucune partie n’a proposé une définition différente du groupe. Après examen, et conformément à mes conclusions, j’élaguerais la définition du groupe envisagé que proposent les demanderesses en supprimant toute référence aux employés du PFNP ainsi qu’au groupe familial, et j’y ajouterais une disposition afin de la rendre fondée sur les réclamations. De plus, si le volet temporel demeure la période visée par le recours collectif envisagé, le volet spatial doit toutefois avoir un lien rationnel avec les questions communes liées au lieu de travail des membres du groupe. Ainsi, et sous réserve de ma décision sur la requête en radiation, je conclus que la preuve présentée par les demanderesses démontre que la nouvelle définition du groupe qui suit repose sur un « certain fondement factuel » :
Membres du groupe : toutes les personnes racisées qui sont, ou étaient, des employés du ministère de la Défense nationale pendant la période visée par le recours collectif et qui allèguent avoir été victimes de racisme, d’actes racistes, de discrimination raciale ou de harcèlement racial en milieu de travail de la part de la direction ou du personnel du ministère de la Défense nationale.
B. Points de droit ou de fait communs
[157] Mon analyse des points de droit ou de fait communs repose sur la nouvelle définition, plus étroite, du groupe que je donne plus haut (Jensen c Samsung Electronics Co Ltd, 2023 CAF 89 [Jensen] au para 77). Les demanderesses proposent que la Cour autorise les questions suivantes à titre de points de droit ou de fait communs au titre de l’alinéa 334.16(1)c) des Règles :
2. Dans l’affirmative, le défendeur, par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, a‑t‑il manqué à son obligation envers les demanderesses et les membres du groupe?
3. Le défendeur, par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, était‑il tenu de respecter les droits que la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec garantissent aux demanderesses et aux membres du groupe, et de fournir un environnement de travail exempt de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion?
4. Dans l’affirmative, le défendeur, par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, a‑t‑il porté atteinte aux droits des demanderesses et des membres du groupe garantis par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, de travailler dans un environnement exempt de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion?
5. La conduite du défendeur s’inscrivait‑elle dans les limites raisonnables prévues par une règle de droit, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec?
6. Si la réponse à la question commune no 2 ou no 4, voire à ces deux questions, est « oui », la responsabilité du fait d’autrui du défendeur était‑elle engagée en raison de l’incapacité de ses agents, de ses préposés et de ses employés à fournir un environnement de travail exempt de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion?
7. La conduite du défendeur justifie-t-elle l’adjudication de dommages‑intérêts punitifs et, dans l’affirmative, à quelle somme devraient‑ils s’élever?
[158] Je dois mentionner que, au départ, les demanderesses avaient proposé une question commune relative aux dommages‑intérêts globaux, mais elles ont confirmé lors de l’audience qu’elles ne cherchaient plus à la faire autoriser à ce stade. Cela n’empêche évidemment pas le juge appelé à statuer sur les questions communes de conclure que les exigences relatives à l’octroi de dommages‑intérêts globaux sont remplies et, par conséquent, d’accorder des dommages‑intérêts globaux (Nasogaluak au para 115; Pro‑Sys Consultants au para 134).
[159] La condition d’autorisation énoncée à l’alinéa 334.16(1)c) vise à savoir si les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, et si le fait d’autoriser le recours collectif permettra d’éviter la répétition de l’appréciation des faits ou de l’analyse juridique (Vivendi Canada Inc c Dell’Aniello, 2014 CSC 1 [Vivendi Canada] au para 41; Dutton au para 39). L’exigence relative aux points communs commande une approche en deux étapes : pour chaque question commune, il doit exister un certain fondement factuel selon lequel 1) elle existe effectivement, et 2) on peut y répondre de façon commune pour tous les membres du groupe (Jensen aux para 27, 76 et 80).
[160] Le critère est celui du certain fondement factuel, et il n’est pas nécessaire que la Cour se livre à une analyse sur le fond ni qu’elle apprécie la preuve. La Cour devrait plutôt adopter une approche téléologique dans le cadre de son analyse des questions communes (Dutton au para 39; Greenwood CF au para 60). Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenwood CAF : « L’existence des questions communes sera confirmée si elles permettent de faire avancer les réclamations des membres du groupe, ce qui sera le cas à moins que des questions individuelles aient une importance beaucoup plus grande »
(Greenwood CAF au para 180). Bref, la réponse à chaque question commune n’a pas à être identique pour tous les membres du groupe et elle peut varier d’un membre du groupe à l’autre, mais les réponses doivent au moins permettre « de faire progresser le règlement de la réclamation de chacun des membres du groupe »
(Vivendi Canada aux para 45 et 46; Dutton au para 39). La Cour suprême s’est ainsi prononcée dans l’arrêt Dutton : « Tous les membres du groupe doivent profiter du succès de l’action, quoique pas nécessairement dans la même mesure. Le recours collectif ne doit pas être autorisé quand des membres du groupe sont en conflit d’intérêts »
(Dutton au para 40).
[161] En ce qui concerne les questions communes nos 1 et 2, le PGC soutient que le défendeur n’a aucune obligation en common law à l’égard des membres du groupe, et que toute obligation de sa part se limite à ce qui est prévu dans la convention collective et les différentes politiques en matière de harcèlement. C’est peut‑être vrai, mais cet argument porte sur le fond des questions, et à ce stade de l’analyse, je vois clairement qu’un certain fondement factuel appuie l’argument des demanderesses. Si les demanderesses reconnaissent qu’aucun précédent ne corrobore leur thèse selon laquelle les employeurs doivent, en raison d’une obligation de diligence, fournir aux employés un environnement de travail exempt de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion, elles font toutefois valoir qu’une pareille proposition de responsabilité délictuelle a résisté à deux requêtes en radiation devant notre Cour, dans les décisions Hudson et McMillan CF, qui portaient toutes deux sur des contrats de travail. Elles invoquent donc le paragraphe 146 de l’arrêt Greenwood CAF à l’appui de leur argument en faveur de la reconnaissance d’une nouvelle obligation de diligence au regard des principes énoncés dans l’arrêt Anns v Merton London Borough Council, [1978] AC 728 (Ch des lords) (QL) [Anns]. À ce stade de la procédure d’autorisation, je ne suis pas disposé à priver les demanderesses du droit d’avancer cet argument (Greenwood CF au para 63; Cloud v Canada (Attorney General), 2004 CanLII 45444 (CA ON) au para 97).
[162] Les demanderesses soutiennent que les questions communes proposées ont trait à une inconduite systémique et que tous les membres du groupe tireront avantage d’une conclusion portant que le défendeur a l’obligation envers le groupe envisagé de fournir un environnement de travail exempt de racisme et de discrimination systémiques et qu’il a manqué à cette obligation sur le plan systémique. Selon le PGC, les questions communes proposées ne peuvent pas être tranchées de façon commune, puisqu’elles supposent une expérience universelle vécue par tout employé racisé travaillant dans l’un ou l’autre des lieux de travail du MDN. Le PGC ajoute que la question commune de la négligence systémique ne repose sur aucun fondement de preuve, que les questions communes relatives aux Chartes ne peuvent être résolues sans enquêtes individuelles, que celle relative à la responsabilité du fait d’autrui ne peut être tranchée de façon commune et que celle relative aux dommages‑intérêts ne repose sur aucun fondement factuel.
[163] Premièrement, le PGC soutient que les questions communes supposent une expérience universelle vécue par toutes les personnes racisées travaillant dans divers lieux de travail au cours d’une période de 35 ans. Je ne suis pas d’accord. Ni le fait que les abus puissent avoir eu lieu dans divers établissements ou lieux de travail ni la nature systémique des réclamations n’ont empêché notre Cour, par le passé, d’autoriser des questions communes semblables à celles que les demanderesses proposent (voir Nasogaluak; Greenwood CAF et BW c Canada (Procureur général), 2024 CF 77 [BW]), et je ne vois aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Je prends acte qu’il existe différents lieux de travail, différentes responsabilités professionnelles et différents endroits, mais la preuve ainsi que les rapports indiquent que la culture toxique prétendue au sein du MDN, qui constitue le fondement des réclamations des demanderesses, ne se limite clairement pas aux environnements de travail de Mmes Lightbody et Narling, et qu’un problème touche ou touchait l’ensemble du système. Comme je le mentionne plus haut, le PGC a reconnu qu’il n’était pas nécessaire de disposer d’éléments de preuve provenant de chacun des lieux de travail situés dans l’ensemble des régions du pays pour étayer la réclamation.
[164] La communauté est examinée au regard des questions, et l’existence des questions communes sera confirmée si elles permettent de faire avancer les réclamations des membres du groupe. Je comprends qu’il puisse être nécessaire de se pencher sur des questions individuelles pour chaque membre du groupe et que l’expérience unique vécue par des personnes racisées occupant divers postes¾qui, selon la preuve des défenderesses, appartiennent à plus de 70 groupes et sous‑groupes professionnels différents¾puisse varier, mais les questions communes portent sur des droits qui seraient garantis à l’ensemble des membres du groupe, sur des obligations que le défendeur aurait envers eux et sur le manquement prétendu de ce dernier à ces droits et obligations, en particulier dans les échelons supérieurs du MDN ainsi que dans ces groupes et sous‑groupes au sein du MDN. Il s’agit de droits et d’obligations qui transcendent les circonstances particulières de leur emploi, comme les différents lieux de travail, les différentes époques et les différents mandats du MDN. La définition du groupe selon l’approche fondée sur les réclamations devrait atténuer la crainte que les questions communes ne puissent être tranchées de façon commune. Qui plus est, je n’ai pas été convaincu que les questions individuelles des membres du groupe auront une importance beaucoup plus grande que les questions communes.
[165] Le PGC fait également valoir que les conclusions de la Cour sur les questions communes ne feraient pas avancer les réclamations individuelles des membres du groupe, étant donné qu’il faudrait encore examiner des questions individuelles. Encore une fois, je ne peux souscrire à l’avis du PGC. Comme l’a souligné notre Cour dans la décision BW, « [l]es dispositions des Règles sont empreintes d’une certaine souplesse, de sorte qu’il y a de nombreuses solutions pour régler les questions individuelles qui pourraient survenir »
, notamment la création de sous‑groupes, l’évaluation des points individuels supervisée par la Cour et, en dernier ressort, le retrait de l’autorisation si les conditions d’autorisation ne sont plus respectées (BW au para 120).
[166] Deuxièmement, comme je le précise plus haut, il existe un fondement de preuve à la question commune relative à la négligence systémique au sein du MDN, et je suis d’avis que les questions relatives à la négligence systémique ne sont pas trop générales pour tenir compte de la complexité de l’expérience vécue par les membres du groupe dans l’ensemble du MDN. Je suis conscient que, dans leurs témoignages, Mmes Lightbody et Narsing parlent de leur expérience personnelle, mais Mme Lightbody raconte les récits semblables d’autres personnes racisées dans son rapport de 2016, et les autres rapports déposés par les demanderesses permettent de tirer des conclusions à partir de ces expériences personnelles et donnent à penser que le problème de racisme au sein du MDN est de nature systémique. La question de savoir si ces faits liés au MDN constituent un manquement à l’obligation qu’a le défendeur envers les membres du groupe est le fondement même des questions communes nos 1 et 2.
[167] Le fait d’exiger une preuve directe d’un problème systémique au stade de la procédure d’autorisation, où il suffit d’établir l’existence d’un certain fondement factuel, va à l’encontre de la nature même d’une réclamation pour négligence systémique, à savoir une réclamation fondée sur une responsabilité descendante qui ne dépend pas nécessairement de circonstances personnelles et, j’ajouterais, qui est rarement évidente sur le plan individuel (Nasogaluak aux para 8, 71 et 95; BW au para 100). En ce sens, les difficultés associées à la preuve d’une réclamation pour négligence systémique s’apparentent à celles liées à la démonstration de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part d’un tribunal administratif; comme on dispose rarement d’éléments de preuve étayant ce que le décideur avait à l’esprit, on ne peut établir une telle partialité qu’au moyen d’un ensemble de divers indices de partialité. Le PGC prétend que, pour satisfaire au critère du certain fondement factuel, les demanderesses doivent prouver l’existence d’une faille systémique, par exemple en produisant la preuve de politiques institutionnelles montrant que le racisme et la discrimination sont tolérés; cette prétention est insoutenable.
[168] Je suis conscient que, comme c’était le cas dans la décision Greenwood CF, la question de savoir s’il y a eu manquement à l’obligation de diligence mentionnée à la question commune no 1 constitue un aspect complexe du présent recours. Toutefois, quel que soit son degré de complexité pour les demanderesses, je suis également d’avis que cet aspect ne constitue pas un motif justifiant de refuser l’autorisation (Greenwood CF au para 63). Je suis également conscient que, contrairement à la présente espèce, l’affaire Greenwood CF portait sur l’application d’une politique en matière de harcèlement sexuel commune à l’ensemble de la GRC. En l’espèce, le PGC relève plusieurs dispositions interdisant la discrimination qui figurent dans les diverses conventions collectives ainsi qu’une série de politiques et règlements en matière de harcèlement qui traitent de la discrimination et du harcèlement à titre de forme de discrimination, lesquels prévoient tous la création de mesures visant à prévenir et à réprimer le harcèlement en milieu de travail, ainsi que d’un cadre général régissant l’enquête et le règlement des plaintes de harcèlement en milieu de travail au sein des ministères et organismes de l’administration publique centrale. Essentiellement, les conventions collectives introduites en preuve préconisent un environnement de travail exempt de discrimination; soit. Les politiques relevées par le PGC visent à créer une procédure permettant de cerner, de suivre et de traiter les cas de discrimination. Cela étant dit, je ne suis pas convaincu que ce que le PGC qualifie de mosaïque de conventions collectives et de politiques a une incidence sur la communauté des questions relatives à la négligence systémique ni sur la capacité de la Cour à les examiner. Encore une fois, il convient de rappeler qu’il faut adopter une approche téléologique.
[169] En ce qui concerne les questions communes relevant des Chartes, le PGC reconnaît que, par le passé, notre Cour a autorisé des allégations de responsabilité fondée sur les chartes à titre de questions communes, mais il fait valoir qu’elle ne l’a fait que dans des cas où la loi ou la politique en cause s’appliquait à l’ensemble des membres du groupe envisagé, ce qui, selon lui, n’est pas le cas en l’espèce. Je ne suis pas d’accord. Tout d’abord, tant l’article 15 de la Charte canadienne que l’article 10 de la Charte québécoise portent sur la même question, soit les droits à l’égalité. De plus, la conduite reprochée est semblable pour l’ensemble des membres du groupe, à savoir le manquement allégué à l’obligation de fournir un environnement de travail exempt de discrimination. Le fait que la définition du groupe soit fondée sur les réclamations permet d’axer l’analyse sur des situations personnelles bien précises unies sous une même question commune, c’est‑à‑dire la question de savoir s’il y a eu violation du droit des membres du groupe à un environnement de travail exempt de racisme et de discrimination. Le PGC invoque l’arrêt Cirillo v Ontario, 2021 ONCA 353 [Cirillo], à l’appui de l’argument portant que les réclamations doivent reposer sur une même ligne de conduite ayant donné lieu aux violations alléguées (Cirillo au para 65). En l’espèce, je suis d’avis que les demanderesses ont démontré qu’un certain fondement factuel étaye leur prétention selon laquelle l’incapacité à fournir un environnement de travail exempt de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion découle d’une même ligne de conduite suivie par le MDN et sa direction.
[170] En ce qui concerne la question commune relative à la responsabilité du fait d’autrui, la Cour l’a déjà autorisée comme question commune par le passé (Hudson aux para 145 à 153; Greenwood CAF aux para 182 à 186). Le PGC critique cette question commune, car, selon lui, le grand nombre de personnes en cause rendrait trop difficile la tâche d’examiner, dans chaque cas, si la responsabilité du fait d’autrui du défendeur était engagée en raison des actes de ses agents, de ses préposés et de ses employés; la question dépend entièrement d’une analyse factuelle multifactorielle au cas par cas. Cet argument a cependant été rejeté dans les jugements Hudson et Greenwood, puisqu’il ne tient pas compte de la nature systémique et descendante des allégations.
[171] Le PGC porte à l’attention de la Cour l’arrêt John Doe (GEB #25) v The Roman Catholic Episcopal Corporation of St. John’s, 2020 NLCA 27 [John Doe] au paragraphe 58, citant l’arrêt de la Cour suprême Bazley c Curry, [1999] 2 RCS 534, 1999 CanLII 692 (CSC) [Bazley], qui fournit des lignes directrices à l’intention des tribunaux afin de les aider à juger si la responsabilité du fait d’autrui est engagée. Les questions à examiner comprennent celle de savoir « si l’acte fautif est suffisamment lié à la conduite autorisée par l’employeur pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui »
. De plus, dans l’arrêt Bazley, la Cour suprême a précisé que « [l]a responsabilité du fait d’autrui est généralement fondée quand il existe un lien important entre la création ou l’accroissement d’un risque et la faute qui en découle »
(Bazley au para 41).
[172] Je ne vois pas en quoi ces jugements sont utiles au PGC. Les arrêts Bazley et John Doe portent sur des situations où la faute avait été commise par un employé à l’égard de tiers, et la question était de savoir si la responsabilité du fait d’autrui de l’employeur était engagée par une telle faute à laquelle il n’avait aucunement pris part. La responsabilité dépendait de la question de savoir si les actes non autorisés étaient « si étroitement liés aux actes autorisés qu’ils [pouvaient] être considérés comme des façons (quoiqu’incorrectes) d’accomplir un acte autorisé »
(Bazley au para 10). En l’espèce, la faute ou le manquement prétendu, s’il en est, est attribuable au défendeur lui‑même qui, agissant par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, n’a pas fourni un environnement de travail exempt de discrimination. Ainsi, compte tenu de la définition du groupe, il pourrait s’avérer relativement simple pour le juge appelé à statuer sur les questions communes de « s’attaquer ouvertement à la question de savoir si la responsabilité de l’employeur devrait être engagée »
(Bazley au para 41).
[173] Le PGC tente d’établir une distinction avec les questions communes similaires qui ont été autorisées dans les jugements Hudson et Greenwood en soutenant que, contrairement à celles‑ci, la question commune no 6 n’est pas liée à l’exploitation et à la gestion du MDN; mais plutôt simplement à la savoir si la responsabilité du fait d’autrui du défendeur est engagée en raison du manquement de ses agents, de ses préposés et de ses employés. Encore une fois, comme je le mentionne plus haut, le défendeur agit par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés qui sont chargés de mettre en œuvre des politiques visant à assurer le respect de toute obligation que le défendeur pourrait avoir envers les membres du groupe. Je considère que la distinction que le PGC tente de faire n’a pas de véritable portée dans le cas qui nous occupe.
[174] En ce qui concerne les dommages-intérêts punitifs, le PGC soutient que, en fait, les rapports déposés par les demanderesses font état d’une amélioration de la culture au sein du MDN. C’est vrai, mais ce n’est pas le seul point qui y est traité, et l’évaluation de l’opportunité d’accorder des dommages-intérêts punitifs relève du juge qui sera appelé à statuer sur les questions communes. Il ne m’appartient pas d’effectuer cette évaluation à ce stade. Je me contenterai de dire que la description de l’expérience que Mmes Lightbody et Narsing ont vécue au sein du MDN fournit un certain fondement factuel permettant à cette question commune de résister à l’analyse.
[175] Je souscris à l’observation des demanderesses selon laquelle les questions en l’espèce sont axées sur la conduite de la direction du MDN, et, comme l’a précisé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenwood CAF, même si la responsabilité nécessite une évaluation au cas par cas, la question à l’étude en vue de son autorisation « ne nécessite pas de conclusion de responsabilité à l’égard d’un membre du groupe »
(Greenwood CAF au para 185). De plus, les faits pertinents pour la réclamation de dommages‑intérêts punitifs sont très semblables à ceux qui étaient pertinents dans le contexte de l’évaluation de la responsabilité du fait d’autrui. En l’occurrence, je conclus que cette question présente un certain fondement factuel.
[176] Dans l’ensemble, et sous réserve des questions de compétence sous le régime de la LRTSPF, les demanderesses ont satisfait à la condition exigeant que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs qui sont liés à la nouvelle définition du groupe. Je conclus que les questions communes proposées sont pertinentes pour faire avancer l’instance et éviter la répétition de l’analyse juridique au regard des questions individuelles; les réponses aux questions communes simplifieront l’examen de la situation personnelle de chaque membre du groupe qui suivra sans doute. Certes, la preuve présentée à ce stade ne permet pas de répondre à toutes les questions soulevées, mais, comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Nasogaluak, « il n’est pas nécessaire que les éléments de preuve présentés à l’appui d’une requête en autorisation établissent le bien fondé de l’affaire; il suffit qu’ils démontrent un certain fondement factuel en ce qui a trait aux questions communes »
(Nasogaluak au para 104, renvoyant à Pro‑Sys Consultants aux para 100, 110).
C. Meilleur moyen
[177] Dans le cas présent, les demanderesses doivent démontrer que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste, efficace et pratique, les questions communes; l’analyse du meilleur moyen comprend un examen de tous les moyens raisonnables offerts pour régler le litige dont le tribunal est saisi (Hollick c Toronto (Ville), [2001] 3 RCS 158, 2001 CSC 68 (CanLII) [Hollick] aux para 28 et 31). Comme l’a fait observer la Cour d’appel fédérale, la condition d’autorisation relative au meilleur moyen soulève des questions qui sont très semblables, voire identiques, à celles que j’examine plus haut dans le contexte de la question de la compétence (Greenwood CAF au para 98).
[178] Le PGC reconnaît qu’il lui incombe de démontrer l’existence d’autres moyens permettant de régler, de façon juste, efficace et pratique, les questions communes, après quoi les demanderesses auront alors le fardeau de prouver que le recours collectif est le meilleur moyen de faire une telle chose. Il soutient, comme il l’a fait dans l’arrêt Hudson, qu’aucun tribunal n’a conclu, à quelque moment que ce soit, qu’un recours collectif est préférable à une procédure de règlement des griefs négociée collectivement, encore moins si l’on y adjoint l’accès à d’autres voies de recours (Hudson au para 161).
[179] Nul ne prétend que des litiges individuels soient une option envisageable. En ce qui concerne les autres recours possibles, les parties se sont limitées aux options énumérées dans les affidavits du défendeur, à savoir : la procédure interne de griefs, un recours au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, les politiques en matière de harcèlement du Conseil du Trésor, du Code canadien du travail, de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État ou de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, et les mécanismes de plainte du Système de gestion informelle des conflits [les autres recours possibles].
[180] Comme l’a récemment rappelé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham], « [l]’analyse relative au meilleur moyen “s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif : l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice” : Fischer, au para. 22 »
(Wenham au para 78).
[181] Dans leurs affidavits, M. Drew Heavens ainsi que Mmes Geneviève Lord et Barbara Williams mentionnent les autres recours possibles pour régler les réclamations des demanderesses. Ces dernières soutiennent principalement que ces autres recours, seuls ou combinés, ne constituent clairement pas de meilleurs moyens par rapport à un recours collectif, mais elles reconnaissent que la Cour a conclu le contraire dans la décision Hudson. Ainsi, et en supposant, comme le reconnaissent les demanderesses, qu’elles démontrent que l’interdiction prévue à l’article 236 ne s’applique pas à leurs réclamations, elles renvoient au rapport de M. Craig, que celui‑ci a rédigé en réponse directe aux affidavits déposés par le défendeur, afin de mettre en évidence les difficultés auxquelles les membres du groupe seraient confrontés s’ils devaient se prévaloir de ces autres recours.
[182] J’ai examiné la preuve. D’emblée, il me semble que la procédure de grief serait plus économique et efficace qu’un recours collectif, car elle pourrait favoriser le règlement informel des réclamations. Comme la Cour l’a mentionné dans la décision Hudson, la procédure de grief est conforme au régime législatif adopté par le législateur, ce qui permet aux membres de l’unité de négociation concernée de recevoir de l’aide et d’être représentés par leur syndicat à chaque étape de la procédure. Le PGC souligne l’expertise en relations de travail et en emploi que la procédure de grief offre, mais que les tribunaux ne peuvent pas toujours offrir, et il ajoute que les employés peuvent collectivement présenter un grief au moyen d’un grief collectif ou d’un grief de principe. Plus haut, je traite de la possibilité de présenter un grief collectif ou un grief de principe dans le cas de réclamations fondées sur un problème systémique. Certes, ces griefs se limitent aux agents négociateurs concernés, mais ils entraîneraient une modification du comportement systémique, malgré les doutes exprimés par les demanderesses à cet égard.
[183] Comme je le mentionne plus haut, M. Craig relève les difficultés et les limites inhérentes à chacun des autres recours possibles, mais il va de soi que chaque recours, y compris le recours aux tribunaux, comporte son lot de limites et de difficultés. Quoi qu’il en soit, comme l’a rappelé notre Cour dans la décision Hudson, « la voie judiciaire n’est pas nécessairement la modalité idéale de règlement équitable et efficace des différends. [La Cour] doit se demander si l’autre moyen peut constituer un redressement efficace les demandes quant au fond tout en assurant aux demanderesses la possibilité d’exercer des droits procéduraux adéquats (
Fischer
au para 37) »
(Hudson au para 158).
[184] M. Craig donne son avis sur les recours devant la CCDP et le Tribunal canadien des droits de la personne [le TCDP], sans toutefois préciser s’il possède une expérience particulière avec la CCDP ou s’il a déjà comparu devant le TCDP. Je reconnais que le dépôt d’une plainte en matière de droits de la personne présente des difficultés procédurales et que le TCDP est restreint quant à la somme d’agent qu’il peut accorder, mais je ne considère pas que ces difficultés ni ces restrictions font de la présente instance un meilleur moyen de régler l’affaire. Le recours devant la CCDP permet la nomination d’un enquêteur ayant le pouvoir d’exiger la production de renseignements et de nommer un conciliateur. Si l’affaire est portée devant le TCDP, la CCDP peut produire des éléments de preuve et présenter des observations dans l’intérêt public. De plus, les plaintes en matière de droits de la personne devant la CCDP peuvent être déposées par les représentants de victimes (Canada (Procureur général) c Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2021 CF 969 au para 227). Tous ces recours n’engendreraient aucun coût supplémentaire pour les demanderesses qui, si elles sont membres d’une unité de négociation, pourraient sans doute compter sur le soutien de leur syndicat. Il convient de noter que, en l’espèce, les demanderesses ne formulent aucune plainte contre leur syndicat ni ne prétendent que celui‑ci ne pouvait les aider en lien avec les réclamations qu’elles souhaitaient présenter. À vrai dire, la preuve, du moins en ce qui concerne Mme Lightbody, semble démontrer le contraire.
[185] Je ne suis pas non plus convaincu que les restrictions associées au dépôt de griefs individuels, collectifs ou de principe militent en faveur de la conclusion selon laquelle le recours collectif constitue le meilleur moyen. Il est intéressant de souligner que, au paragraphe 57 de son rapport, M. Craig exprime l’avis que la procédure de grief, contrairement à une plainte auprès de la CCDP, est le meilleur moyen de régler les cas de discrimination. La procédure de grief est plus simple pour les membres du groupe, puisqu’ils disposent alors du soutien de leur syndicat s’ils font partie d’une unité de négociation. Il s’agit d’un recours plus économique. L’enquête est menée en leur nom. En fait, Mme Lightbody a déjà présenté un grief en liaison avec les mêmes plaintes qu’elle cherche à faire valoir dans la présente action. Je suis convaincu que des griefs collectifs ou de principe, s’ils sont accueillis, constitueront le mécanisme approprié afin de promouvoir une modification du comportement systémique de la part du défendeur.
[186] Il convient également de se pencher sur la durée des recours. Les parties ne sont qu’au point de départ de la présente instance. Le règlement d’un recours collectif peut prendre des années. En revanche, la preuve présentée par le défendeur indique que la procédure de grief pourrait permettre un règlement en quelques mois grâce à sa plus grande flexibilité.
[187] Les demanderesses ont confirmé qu’elles ne prétendent pas que les autres recours possibles ne sont pas utiles, mais plutôt que chacun présente des limites, des difficultés et des problèmes, et qu’ils ne sont pas meilleurs que l’approche concertée du recours collectif. Je n’en suis pas convaincu. Il convient également de rappeler qu’aucun fondement de preuve ne permet de conclure que les divers syndicats sont structurellement incapables d’aider les membres du groupe en lien avec leurs griefs et leurs plaintes.
[188] Dans l’ensemble, à l’instar de la Cour dans la décision Hudson, je conclus que la procédure interne de règlement des griefs, conjuguée aux autres recours possibles, demeure le meilleur moyen de régler les réclamations présentées par les demanderesses. Après avoir examiné la présente affaire sous l’angle de l’économie des ressources judiciaires, de la modification des comportements et de l’accès à la justice, je conclus que le fait que les demanderesses se prévalent de la procédure interne de griefs et autres mécanismes de recours internes qui leur sont offerts répondrait mieux au souci d’économie des ressources judiciaires, permettrait des mesures correctives favorisant une modification du comportement systémique et garantirait l’accès à la justice. Par conséquent, je conclus que les demanderesses n’ont pas satisfait à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)d) des Règles selon laquelle le recours collectif doit être le meilleur moyen de régler leurs plaintes.
D. Il existe un représentant demandeur approprié
[189] Il n’est pas nécessaire que les représentants demandeurs proposés soient un « modèle type » du groupe, ni qu’ils soient les « meilleurs » représentants possibles, mais la Cour doit être convaincue qu’ils défendront vigoureusement et efficacement les intérêts du groupe (Hudson au para 176). Je suis d’avis que les demanderesses satisfont aux exigences pour agir à titre de représentantes demanderesses dans la présente instance (Dutton au para 41). Les doutes que le PGC a exprimés concernant l’incapacité des représentantes demanderesses à représenter de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe envisagé formé d’employés du PFNP ne sont plus pertinents compte tenu de la définition tronquée du groupe.
[190] En outre, les deux représentantes demanderesses ont dit qu’elles étaient disposées à agir à ce titre. Dans leurs affidavits, elles déclarent qu’elles représenteront de façon équitable et adéquate les intérêts de tous les membres du groupe, qu’elles s’engagent à agir dans l’intérêt de ces derniers, et qu’elles n’ont pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs. Elles ont fourni les ententes conclues avec leurs avocats concernant les honoraires et les débours, et ont produit, du moins à ce stade, ce qui semble être un plan raisonnable, quoique sommaire, relatif à la poursuite de l’instance, même si l’on ne me demande pas de l’approuver pour l’instant. Je n’ai aucune réserve quant à la compétence des avocats du groupe.
[191] Le PGC soutient que le recours tout entier de Mme Narsing est proscrit par l’article 236 de la LRTSPF et ajoute que le droit de Mmes Narsing et Lightbody à des dommages‑intérêts au titre de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, LRC 1985, c G-5, en raison du préjudice psychologique qu’elles auraient subi, constitue un autre obstacle légal à leur recours. Il n’est cependant ni nécessaire ni approprié de traiter des interdictions d’indemnisation à l’étape de l’autorisation (Hudson au para 180). Par ailleurs, les demanderesses ont donné leur accord à la radiation du groupe familial.
VI. Conclusion
[192] Je conclus que les demanderesses devraient être autorisées à déposer leur preuve additionnelle, à l’exception du paragraphe 2 du deuxième affidavit de Mme Lightbody ainsi que du rapport qui y est joint, et que l’affidavit en réponse de Mme Myers devrait également être admis en preuve. Pour les motifs exposés plus haut, la requête en autorisation sera rejetée pour des raisons de compétence et parce que le recours collectif n’est pas le meilleur moyen de résoudre les réclamations des demanderesses, et la déclaration modifiée sera radiée sans autorisation de modification.
JUGEMENT dans le dossier T-1650-21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
L’autorisation de déposer l’affidavit souscrit le 22 décembre 2023 par James Craig, les affidavits souscrits les 8 et 29 février 2024 par Karen Lightbody ainsi que l’affidavit souscrit le 20 mars 2024 par Laurie‑Lynn Myers est accordée. Le paragraphe 2 de l’affidavit souscrit le 8 février 2024 par Karen Lightbody ainsi que la pièce A qui y était jointe sont réputés radiés du dossier.
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La requête en autorisation des demanderesses est rejetée.
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La requête du procureur général du Canada en vue de faire radier la déclaration modifiée est accueillie, sans autorisation de modification.
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Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Peter G. Pamel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1650-21 |
INTITULÉ : |
KAREN LIGHTBODY ET RAMA NARSING c SA MAJESTÉ LE ROI |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LES 9, 10 et 11 AVRIL 2024 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE PAMEL |
DATE DES MOTIFS : |
le 28 août 2025 |
COMPARUTIONS :
David A. Klein Aden H. Klein Scott Ashbourne |
POUR LES DEMANDERESSES |
Careen Hannouche |
POUR LES DEMANDERESSES |
Angela Green Victor Ryan Monisha Ambwani |
POUR LE DÉFENDEUR (Requérant) |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Klein Lawyers LLP |
POUR LES DEMANDERESSES |
Klein Avocats Plaideurs Inc. Montréal (Québec) |
POUR LES DEMANDERESSES |
Procureur général du Canada Halifax (Nouvelle‑Écosse) |
POUR LE DÉFENDEUR (Requérant) |