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Date : 20250828


Dossier : IMM-13591-24

Référence : 2025 CF 1434

Ottawa (Ontario), le 28 août 2025

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

BACHAR MANOUFI SALIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le demandeur, un citoyen du Tchad, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 20 juin 2024. Dans cette décision, la SPR a conclu que le demandeur était exclu de la protection au Canada en vertu de l’article 98 de la LIPR puisqu’il est résident permanent de la Guinée équatoriale.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. Contexte

[3] Le demandeur était membre du Parti pour les libertés et le développement [le PLD], un parti opposé au gouvernement tchadien. En juillet 2011, le demandeur a été arrêté par la police tchadienne et détenu pour interrogatoire à trois occasions. En juillet 2012, le demandeur a quitté le Tchad à destination du Gabon. En juillet 2013, après avoir reçu des renseignements selon lesquels des agents tchadiens le recherchaient au Gabon afin de l’arrêter et de le ramener au Tchad, le demandeur a fui le Gabon pour se rendre en Guinée équatoriale.

[4] Plusieurs années plus tard, en décembre 2021, le demandeur a appris que les présidents du Tchad et de la Guinée équatoriale avaient signé un pacte de sécurité réciproque permettant l’extradition d’opposants politiques [le Pacte]. Le demandeur a présenté des déclarations sous serment indiquant que le contenu du Pacte n’avait jamais été rendu public. En raison de ce nouveau Pacte et compte tenu de l’information qui lui a été relayée par un ami qui était membre du parti au pouvoir au Tchad, le demandeur s’est caché en Guinée équatoriale afin de ne pas se faire intercepter par le service secret tchadien. Le demandeur soutient que deux de ses camarades du PLD ont été arrêtés et extradés vers le Tchad en février 2022.

[5] En septembre 2023, le demandeur s’est rendu au Canada via les États-Unis et a présenté une demande d’asile.

III. Cadre juridique et principes applicables

[6] La Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [la Convention], empêche d’octroyer le statut de réfugié à une personne qui jouit de la protection d’un tiers pays sécuritaire où elle a essentiellement les mêmes droits et obligations que les ressortissants de ce pays. La section E de l’article premier de la Convention est ainsi libellée :

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

[7] Cette disposition de la Convention est incorporée en droit canadien par le biais de l’article 98 de la LIPR, qui prévoit qu’une personne visée par la section E de l’article premier de la Convention ne peut avoir la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger :

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[8] Dans l’arrêt Zeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 118 [Zeng], la Cour d’appel fédérale a élaboré le cadre d’analyse pour l’application de l’exclusion prévue à la section E de l’article premier :

28. Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a-t-il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents. [Non souligné dans l’original.]

[9] L’arrêt Zeng indique que l’application de l’exclusion prévue à la section E de l’article premier de la Convention doit être évaluée à la lumière de la situation qui prévaut au moment de l’audience devant la SPR (voir aussi Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 au para 9).

[10] Pour déterminer si un demandeur d'asile a un statut essentiellement semblable à celui d’un ressortissant d'un tiers pays sécuritaire, le décideur doit déterminer si le statut dans ce pays lui confère, au minimum, les droits fondamentaux suivants (Balogun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 726 au para 15, citant Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1537 au para 35) :

  1. le droit de retourner dans le pays de résidence;

  2. le droit de travailler sans restriction aucune;

  3. le droit d’étudier;

  4. le droit d’utiliser sans restriction les services sociaux du pays de résidence.

[11] Enfin, la jurisprudence de notre Cour indique que si le demandeur établit l’existence d’une crainte fondée de persécution ou un risque de préjudice au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR dans le tiers pays visé par la section E de l’article premier de la Convention, l’exclusion ne peut pas s’appliquer (Omorogie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1255 au para 61; Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 458 au para 24).

IV. Décision contestée

[12] La SPR a d’abord exposé la raison d’être de l’exclusion, à savoir la protection de l’intégrité du système de protection des réfugiés afin d’assurer que les personnes ayant un statut sûr dans un tiers pays soient empêchées d’obtenir le statut de réfugié au Canada.

[13] Citant l’arrêt Zeng au paragraphe 28, la SPR a ensuite considéré le critère à trois volets applicable à l’exclusion prévue à l’article 98 de la LIPR.

[14] Ainsi, la SPR a analysé le statut que le demandeur possédait au moment de l’audience tenue devant elle. En se référant à la preuve dont elle disposait, notamment les déclarations faites par le demandeur dans ses formulaires d’immigration voulant qu’il soit résident permanent de la Guinée équatoriale ainsi que sa carte de résidence, la SPR a conclu qu’il était un résident permanent de la Guinée équatoriale à la date de l’audience, soit le 8 avril 2024, puisque sa carte de résidence était valide jusqu’au 19 avril 2025. Ensuite, elle a considéré si le demandeur, étant résident de la Guinée équatoriale, jouissait d’un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays.

[15] La SPR a conclu qu’à la date de l’audience tenue devant elle, le demandeur avait un statut essentiellement semblable à un citoyen de la Guinée équatoriale. Par conséquent, elle a conclu qu’il était une personne visée par l’article 98 de la LIPR.

[16] La SPR a ensuite entrepris une évaluation du risque auquel le demandeur pourrait faire face en Guinée équatoriale. Elle a conclu qu’il y avait un lien entre le motif de persécution allégué – c’est-à-dire les opinions politiques du demandeur – et un motif prévu dans la Convention. Par conséquent, elle a entrepris son évaluation du risque sous l’angle de l’article 96 de la LIPR. Bien qu’elle ait reconnu que la présomption de véracité s’applique au témoignage sous serment d’un demandeur, la SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible puisque la preuve documentaire présentée ne confirmait aucun évènement allégué par celui-ci. La SPR s’attendait raisonnablement à ce qu’il y ait des éléments de preuve documentaire pouvant corroborer l’existence du Pacte, mais n’a pu en a relevé aucun. À l’appui de l’existence du Pacte, le demandeur a présenté une déclaration sous serment indiquant que le contenu du Pacte n’avait jamais été rendu public, ainsi qu’un article de presse dans lequel l’auteur mentionnait qu’un pacte avait été signé entre les présidents du Tchad et de la Guinée équatoriale, mais ne fournissait aucun détail quant au contenu de ce pacte. La SPR a donc conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer l’existence du Pacte. Par conséquent, puisque le Pacte constituait le fondement de l’allégation du risque allégué par le demandeur, la SPR a conclu que ce dernier n’était pas exposé à un risque de persécution en Guinée équatoriale.

[17] La SPR a aussi conclu que le demandeur manquait globalement de crédibilité. D’ailleurs, selon la SPR, le manque de crédibilité du demandeur quant aux allégations centrales de sa demande a mis en doute la preuve documentaire qu’il a produite à l’appui de ses allégations (Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89 ; Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 359).

[18] En somme, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur alléguant sa persécution en Guinée équatoriale puisqu’il manquait des éléments de preuve crédibles et fiables pour déterminer, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ferait face à un risque de persécution.

V. Questions préliminaires

[19] Deux questions préliminaires se posent. Premièrement, dans le cadre de cette demande, le défendeur est désigné comme étant « le ministre de l’Immigration et de la Protection des Réfugiés ». Cependant, dans la LIPR, le ministre responsable de l’application de la loi est « le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » (LIPR, art 4(1)). Or, il devrait être désigné ainsi dans l’intitulé (Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‐22, art 5(2) [les Règles en matière d’immigration]). L’intitulé sera modifié en conséquence (Règles des Cours fédérales, DORS/98‐ 106, art 76).

[20] Deuxièmement, le défendeur remarque, et je suis d’accord, que les paragraphes 23 à 28 et 31 à 35 de la déclaration sous serment du demandeur sont des énoncés argumentatifs, en contravention du paragraphe 12(1) des Règles en matière d’immigration. Je n’ai donc pas tenu compte des paragraphes 23 à 28 et 31 à 35 de la déclaration du demandeur.

VI. Question en litige et norme de contrôle

[21] La demande ne soulève qu’une seule question : la décision de la SPR selon laquelle le demandeur est exclu de la protection en vertu de l’article 98 de la LIPR est-elle raisonnable à la lumière de la preuve présentée?

[22] Les parties s’entendent, et je suis d’accord, pour dire que la norme de la décision raisonnable est applicable en l’espèce. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a établi qu’une décision est raisonnable quand elle est, dans son ensemble, transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (aux para 15, 99). Cette norme requiert que la Cour accorde « une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpr[ète] de façon globale et contextuelle » (Vavilov, au para 97).

VII. Analyse

[23] Le demandeur soutient que la décision de la SPR est déraisonnable puisque celle-ci a mal évalué son statut en Guinée équatoriale. Bien que la SPR ait conclu que le demandeur était résident permanent, il soutient que sa carte de résidence ne l’identifie pas comme résident permanent et que celle-ci comporte une date d’expiration. Par conséquent, son statut était provisoire, non illimité et pouvait être annulé. Je ne suis pas d’accord. La SPR a clairement indiqué les éléments de preuve sur lesquels elle s’est appuyée pour tirer sa conclusion sur le statut du demandeur. Ces éléments de preuve comprenaient, entre autres, la carte de résidence du demandeur, ses déclarations dans ses formulaires d’immigration et la preuve objective.

[24] La SPR a examiné ces éléments de preuve et a noté que le demandeur avait confirmé que son statut en Guinée équatoriale lui conférait le droit de retourner, le droit de travailler et le droit d’accéder aux services médicaux et au système éducatif offerts aux citoyens. La SPR a également noté la date d’expiration de la carte de résidence et le fait que celle-ci était toujours en vigueur au moment de l’audience. Contrairement à ce que soutient le demandeur, compte tenu de l’ensemble de la preuve, il n’était pas déraisonnable de la part de la SPR d’avoir conclu que l’expiration future de la carte de résidence n’était pas déterminante quant au statut du demandeur en Guinée équatoriale. Il était raisonnablement loisible à la SPR d’en arriver à ce résultat compte tenu de la preuve, et sa conclusion est appuyée par une analyse transparente et intelligible.

[25] Toutefois, je suis d’avis que la SPR a commis une erreur dans son examen du risque auquel le demandeur pourrait faire face en Guinée équatoriale.

[26] Le demandeur a allégué que le Pacte le mettait en danger d’extradition vers le Tchad en raison de son statut de dissident et militant tchadien actif. La SPR, s’appuyant sur l’absence de preuve documentaire relative au Pacte, a conclu que le demandeur manquait généralement de crédibilité.

[27] Cette conclusion est déraisonnable. Le demandeur a expliqué pourquoi le Pacte n’était pas corroboré par des éléments de preuve documentaire : le contenu du Pacte n’a jamais été rendu public. La SPR aurait pu rejeter cette explication, mais sa décision est muette à cet égard. L’existence d’une explication justifiant l’absence de preuve documentaire distingue également la présente affaire des circonstances énoncées dans la jurisprudence sur laquelle la SPR s’est appuyée (Adu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 114 (CAF)(QL) ; Momanyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 431 ; Diadama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1206).

[28] Ayant conclu de façon déraisonnable que le demandeur n’était pas généralement crédible, la SPR s’est ensuite appuyée sur cette conclusion pour « mettre en doute la preuve documentaire produite pour corroborer le récit et de n’y accorder aucun poids ». Je reconnais qu’il était raisonnablement loisible à la SPR de conclure que la preuve documentaire corroborante était insuffisante ou peu fiable pour démontrer le risque allégué. Cependant, la SPR était tenue d’examiner cette preuve et de la mettre à l’épreuve, chose qu’elle a omis de faire. Également pour cette raison, j’estime que la conclusion ultime de la SPR concernant le risque auquel le demandeur était exposé en Guinée équatoriale est déraisonnable.

VIII. Conclusion

[29] Pour les motifs qui précèdent, la demande est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-13591-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’intitulé est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  4. Aucune question n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

 

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-13591-24

 

INTITULÉ :

BACHAR MANOUFI SALIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 juillet 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 AOÛT 2025

 

COMPARUTIONS :

Vincent de Paul Wafo

 

Pour le demandeur

 

Simone Truong

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wafo Law Office

Avocat et Notaire

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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