Dossier : IMM-3218-23
Référence : 2025 CF 1407
Ottawa (Ontario), le 22 août 2025
En présence de madame la juge en chef adjointe St-Louis
ENTRE : |
JEAN-CLAUDE NDUWINGOMA |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Apercu
[1] M. Jean-Claude Nduwingoma, le demandeur, est citoyen du Burundi. En février 2004, M. Nduwingoma se voit octroyer le statut de réfugié au sens de la Convention et en mai 2005, il devient résident permanent du Canada. Cependant, lors d’un retour au Canada, M. Nduwingoma déclare aux autorités canadiennes être retourné au Burundi au moins six fois depuis 2008.
[2] En 2017, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada [le Ministre] présente une demande de constat de perte d’asile en application du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Le Ministre allègue alors que M. Nduwingoma s’est réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Burundi selon l’alinéa 108(1)a) de la Loi.
[3] La Section de la protection des réfugiés [SPR] conclut qu’aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la Loi, M. Nduwingoma s’est réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité, le Burundi. La SPR conclut aussi qu’en application du paragraphe 108(2) de la Loi, l’asile mentionné au paragraphe 95(1) de la Loi est perdu, et qu’en application du paragraphe 108(3) de la Loi, le constat est maintenant assimilé au rejet de sa demande d’asile.
[4] M. Nduwingoma demande le contrôle judiciaire de cette décision de la SPR. Il soutient que les conclusions tirées par la SPR sont déraisonnables puisque (1) la SPR ne tient pas compte du fait qu’après avoir appris les conséquences d’un retour dans son pays de nationalité, il n’est jamais retourné au Burundi par la suite; et (2) il a témoigné, lors de l’audience, ignorer les conséquences liées au renouvellement de son passeport burundais et aux voyages effectués au Burundi avec celui-ci; il précise que la SPR n’a pas suffisamment motivé sa conclusion factuelle selon laquelle il n’aurait jamais demandé d’avis juridique.
[5] La Cour doit déterminer si M. Nduwingoma a démontré, tel que l’exige son fardeau, que la décision de la SPR est déraisonnable. Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Après avoir examiné la décision, les éléments de preuve présentés et le droit applicable, la Cour conclut que les arguments soulevés par M. Nduwingoma ne peuvent être retenus. La preuve déposée par le Ministre appuie en effet les conclusions de la SPR selon lesquelles M. Nduwingoma s’est de nouveau réclamé de la protection de son pays de nationalité, le Burundi.
II. Contexte
A. Les faits
[6] Les faits tel que décrits par la SPR ne sont pas contestés. Ainsi, en février 2004, M. Nduwingoma se voit octroyer le statut de réfugié au sens de la Convention et en mai 2005, il devient résident permanent du Canada. Après l’obtention de son statut de réfugié, M. Nduwingoma renouvelle deux fois son passeport, les deux fois au Burundi même. M. Nduwingoma voyage à l’extérieur du Canada sept fois, après avoir atteint l’aĝe de 18 ans, dont six fois au Burundi et une fois au Rwanda, utilisant toujours son passport du Burundi. Il voyage au Burundi pour assister aux funérailles de son grand-père, pour assister au mariage d’un ami, pour la célébration de son propre mariage en 2008 et pour visiter sa femme et ses enfants. Il ne prend aucune mesure de sécurité et ne se renseigne pas sur les conséquences de ses voyages hors du Canada. Enfin M. Nduwingoma ne dépose, avant 2017, aucune demande pour parrainer sa famille puisqu’il pouvait se rendre au Burundi pour les visiter.
[7] Devant la SPR, M. Nduwingoma ne fait valoir qu’un seul élément, soit qu’il ne savait pas que ses voyages au Burundi pouvaient avoir une conséquence sur son statut au Canada.
B. La décision de la SPR
[8] Dans une décision du 30 janvier 2023, la SPR accueille la demande du Ministre et rejette la demande d’asile de M. Nduwingoma. La SPR réfère à la section C de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés et aux paragraphes 118 à 125 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. La SPR indique qu’il incombe au Ministre de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la personne s’est réclamée à nouveau de la protection de son pays d’origine.
[9] La SPR confirme le test cumulatif à trois volets selon lequel le Ministre porte le fardeau de démontrer que la personne visée avait : (1) la volonté : le réfugié doit avoir agi volontairement; (2) l’intention : le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; et (3) le succès de l’action : le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection (référant notamment à Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo CAF]) au paragraphe 84 et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bashir, 2015 CF 51).
[10] En lien avec le premier volet, celui de la volonté, la SPR note que (1) M. Nduwingoma a renouvelé son passeport du Burundi, au Burundi même, à deux occasions; (2) il a voyagé au Burundi au moins huit fois après l’octroi de l’asile; (3) il a voyagé au Burundi pour assister aux funérailles de son grand-père, pour se marier (2008) et pour visiter sa femme et ses enfants; (4) ce n’est qu’en 2017 qu’il a tenté de parrainer sa famille pour qu’elle vienne au Canada puisqu’il pouvait voyager pour les visiter auparavant. La SPR conclut que M. Nduwingoma a fait le choix délibéré de retourner volontairement dans le pays qu’il avait quitté et à l’égard duquel il avait demandé l’asile.
[11] Au niveau de l’intention, la SPR note qu’il existe une présomption selon laquelle les réfugiés qui obtiennent et utilisent des passeports délivrés par le pays dont ils ont la nationalité pour se rendre dans ce pays ou dans un pays tiers ont eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont ils ont la nationalité (Camayo CAF). La SPR indique que M. Nduwingoma a demandé deux fois un passeport au Burundi et elle conclut donc que la présomption d’intention s’applique. La SPR note que pour réfuter la présomption, M. Nduwingoma avance avoir ignoré que le retour au Burundi pouvait avoir des conséquences défavorables sur son statut d’immigrant au Canada. La SPR souligne que (1) M. Nduwingoma a confirmé n’avoir jamais cherché à obtenir des renseignements, ou un avis juridique sur son retour et que, quoi qu’il en soit, le fait qu’il ait été ou non au courant des conséquences de ses voyages est seulement l’un des facteurs dans la liste non exhaustive qui figure dans l’arrêt Camayo CAF; (2) il n’a pris aucune mesure de protection ou de sécurité lors de ses retours au Burundi et il a déclaré qu’il se sentait en sécurité; et (3) elle est consciente de la gravité des conséquences, mais aussi que la gravité des conséquences et l’incidence de cette décision sur l’intimé sont seulement l’un des nombreux facteurs parmi la liste non exhaustive figurant dans l’arrêt Camayo CAF, facteurs dont aucun n’est déterminant à lui seul. La SPR conclut que M. Nduwingoma n’a pas fourni de raisons ou d’éléments suffisants pour réfuter la présomption d’intention.
[12] Au niveau du succès de l’action, la SPR note que M. Nduwingoma (1) n’a mentionné aucune difficulté à son entrée et à sa sortie du Burundi, à huit occasions différentes, ni lors des démarches auprès des autorités burundaises pour renouveler, deux fois, son passeport; (2) a aussi utilisé son passeport, en 2016, pour entrer au Rwanda et en sortir. La SPR conlut que M. Nduwingoma s’est effectivement réclamé de la protection du Burundi.
III. Analyse
A. Les dispositions applicables
[13] L’article 108 et la paragraphe 46(1) de la Loi prévoient que :
Rejet
108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :
a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;
b) il recouvre volontairement sa nationalité;
c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;
d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;
e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.
Perte de l’asile
(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de la protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).
Effet de la décision
(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.
Résident permanent
46 (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :
a) l’obtention de la citoyenneté canadienne;
b) la confirmation en dernier ressort du constat, hors du Canada, de manquement à l’obligation de résidence;
c) la prise d’effet de la mesure de renvoi;
c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;
d) l’annulation en dernier ressort de la décision ayant accueilli la demande d’asile ou celle d’accorder la demande de protection;
e) l’acceptation par un agent de la demande de renonciation au statut de résident permanent
[Notre emphase]
[14] Les parties s’entendent que la décision de la SPR doit être controlée à l’une de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]); Camayo CAF au para 39). ll incombe à M. Nduwingoma de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de la SPR. Les lacunes reprochées doivent être plus que superficielles pour qu’une cour de révision puisse infirmer une décision administrative. La cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves »
(Vavilov, au para 100). Lorsque les motifs comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, la cour de révision peut avoir de bonnes raisons d’intervenir. Ainsi, est raisonnable la décision administrative qui est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [qui] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85).
[15] Les arguments soulevés par M. Nduwingoma sont en lien seulement avec l’analyse que la SPR fait du critère de l’intention. Ainsi, il soutient que les conclusions tirées par la SPR sont déraisonnables puisque (1) la SPR ne tient pas compte du fait qu’après avoir appris les conséquences d’un retour dans son pays de nationalité, il n’est jamais retourné au Burundi par la suite; et (2) il a témoigné à son audience qu’il ignorait les conséquences qu’entraineraient le renouvellement de son passeport du Burundi et les voyages au Burundi muni dudit passeport tandis que la SPR n’a pas suffisamment justifié sa conclusion factuelle qu’il n’a jamais demandé d’avis juridique.
[16] En lien avec le critère de l’intention, la Cour d’appel fédérale [CAF] a confirmé, dans Camaya CAF qu’il existe une présomption selon laquelle les réfugiés qui acquièrent des passeports délivrés par leur pays de nationalité et qui les utilisent pour se rendre dans ce pays ou dans un pays tiers ont eu l’intention de se réclamer de la protection de leur pays de nationalité et que cette présomption est encore plus forte lorsque les réfugiés retournent dans leur pays de nationalité, car non seulement ils se placent sous la protection diplomatique pendant leur voyage, mais ils confient également leur sécurité aux autorités gouvernementales à leur arrivée (Camayo CAF au para 63). La CAF a souligné que la jurisprudence contraignante de la Cour fédérale indique toutefois que la présomption est réfutable et qu’il incombe à la personne visée de produire une preuve suffisante pour réfuter la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays d’origine (Camaya CAF au para 65 référant à Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2015 CF 1154, au para 26; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459, au para 42).
[17] C’est dans ce contexte que la Cour doit examiner les deux arguments soulevés par M. Nduwingoma devant la Cour. Avec égard, ils ne peuvent réussir. Premièrement, le fait qu’il ne soit pas retourné au Burundi après 2017 n’est pas déterminant. D’abord, rien n’indique que cet élément ait été soulevé devant la SPR. Au surplus, et, à tout évenement, le fait que M. Nduwingoma ait modifié son comportement, après que le Ministre ait initié sa procédure de rejet, ne signale pas que M. Nduwingoma n’avait pas l’intention de se réclamer de la protection du Burundi pendant ses voyages.
[18] Ensuite, la Cour note que, dans sa décision Camayo CAF, la CAF souligne que « Le manque de connaissance réelle d’une personne quant aux conséquences de ses actes sur l’immigration ne peut pas être déterminant en ce qui concerne la question de l’intention. Il s’agit toutefois d’une considération factuelle clé, et la SPR doit soit la soupeser avec tous les autres éléments de preuve, soit expliquer correctement pourquoi la Loi exclut sa prise en compte »
(Camayo CAF au para 70). Au paragraphe 84 de sa décision, la CAF confirme que cette connaissance, ou absence de connaissance est l’un des facteurs à considérer.
[19] En l’instance, l’ignorance des conséquences de ses voyages est le seul élément soulevé par M. Nduwingoma devant la SPR. Or, la SPR n’a pas refusé de considérer l’absence de connaissances invoquée par M. Nduwingoma et elle l’a, au contraire, acceptée comme un élément. Cependant, elle a noté précisément, tel que le prévoit le paragraphe 70 de Camayo CAF, qu’il s’agit là d’un élément qui doit être soupesé avec les autres éléments (paragraphe 26 de la décision de la SPR).
[20] La SPR n’a pas erré en soulignant que le fait que M. Nduwingoma ait été, ou non, au courant des conséquences de ses voyages est seulement l’un des facteurs dans la liste non exhaustive qui figure au paragraphe 84 de l’arrêt Camayo CAF; il était loisible à la SPR de considérer que ce facteur, à lui seul, ne permettait pas de pencher la balance en faveur de M. Nduwingoma et de réfuter la présomption compte tenu de l’ensemble des autres facteurs défavorables énumérés plus haut. La SPR a noté le fait que M. Nduwingoma a admis n’avoir sollicité aucun éclairage préalable (soit auprès des autorités canadiennes de l’immigration, soit auprès d’un conseiller juridique) afin de vérifier l’impact légal que pouvait avoir ses voyages sur son statut au Canada comme un autre élément parmi tous les éléments, ce qu’elle pouvait raisonnablement faire selon Camayo CAF.
[21] En l’espèce, l’examen des motifs de la décision de la SPR confirme le fait que cette dernière a bel et bien considéré les principes législatifs et jurisprudentiels applicables. La SPR réfère aux dispositions et à la jurisprudence et M. Nduwingoma n’a pas convaincu la Cour que la conclusion de la SPR est déraisonnable ou qu’elle n’est pas suffisamment justifiée. Au contraire, la SPR examine même certains des facteurs de Camayo CAF en dépit du fait qu’ils n’aient pas été invoqués par M. Nduwingoma devant elle.
[22] Les deux arguments soulevés par M. Nduwingoma ne justifient pas l’intervention de la Cour. M. Nduwingoma n’a établi aucune erreur démontrant que la décision est déraisonnable et sa demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.
JUGEMENT dans IMM-3218-23
LA COUR STATUE que :
-
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
-
Aucune question n’est certifiée.
-
Aucun dépens n’est accordé.
« Martine St-Louis »
Juge en chef adjointe
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-3218-23 |
|
INTITULÉ : |
JEAN-CLAUDE NDUWINGOMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 11 août 2025 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE en chef adjointe ST-LOUIS |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 22 août 2025 |
|
COMPARUTIONS :
Julien Saint-Amour Lavigne |
Pour le demandeur |
Mario Blanchard |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Julien Saint-Amour Lavigne Montréal (Québec) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |