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Date : 20250722


Dossiers : T-933-24

T-934-24

Référence : 2025 CF 1303

Montréal (Québec), le 22 juillet 2025

En présence de madame la juge Ferron

ENTRE :

NADIR TAILEB

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Nadir Taileb, demande le contrôle judiciaire de deux décisions rendues le 19 mars 2024 [Décisions] par l’Agence du revenu du Canada [ARC], qui a conclu qu’il était inadmissible à recevoir la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] et la Prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement [PCTCC] qu’il a reçues en 2020, 2021 et 2022, et ce, parce qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $ de revenu d’emploi ou de travail indépendant durant la période applicable. Le dossier T-933-24 concerne la demande de PCTCHC et le dossier T-934-24 concerne la demande de PCRE. À la demande des parties, les dossiers ont été joints.

[2] En résumé, M. Taileb soutient que l’ARC aurait erré dans l’analyse de son admissibilité aux prestations en ne tenant pas compte de sa déclaration de revenus modifiée, de ses versements de la Prestation canadienne d’urgence [PCU] et de l’« Avis Trudeau », soit en fait le Décret de remise visant la prestation canadienne d’urgence et la prestation d’assurance-emploi d’urgence, TR/2021-19 [Décret].

[3] De plus, lors de l’audience, M. Taileb a soulevé le fait qu’il jugeait non équitable qu’il ait été visé par une demande de révision de son admissibilité aux prestations, alors que d’autres ne l’auraient pas été. Il considère que les vérifications aléatoires de l’ARC sont incohérentes et non justifiées alors qu’il se décrit comme un citoyen honnête, n’ayant jamais abusé du « système ».

[4] Bien que la Cour ait beaucoup d’empathie pour la situation de M. Taileb, pour les motifs qui suivent, ses demandes de contrôle judiciaire seront rejetées. À la suite de l’examen des motifs de l’ARC et de la preuve au dossier, la Cour est d’avis que les Décisions sont raisonnables. Elles sont fondées sur la preuve et le raisonnement concernant l’inadmissibilité de M. Taileb aux prestations est logique et cohérent à la lumière des contraintes juridiques et factuelles pertinentes.

II. Contexte

A. Conditions d’admissibilité à la PCRE et la PCTCC

[5] À compter de mars 2020, le gouvernement fédéral a mis en place un certain nombre de mesures visant à atténuer les impacts économiques causés par la pandémie de COVID-19, dont la PCU, la PCRE et la PCTCC. Chacune est régit par sa propre loi et les conditions d’admissibilités, bien que parfois similaires, peuvent varier d’une loi à l’autre. Ces prestations visaient à soutenir les travailleurs qui avaient subi une perte de revenu en raison de la COVID-19 et qui ne pouvaient pas bénéficier de la protection offerte par le régime d’assurance-emploi. L’ARC est l’organisme fédéral responsable de l’administration de ces prestations.

[6] Établie par la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, ch 5, art 8 [LPCU], la PCU visait à soutenir les employés et travailleurs autonomes qui avaient subi une perte de revenu en raison de la COVID-19. Elle fut versée pendant sept périodes de quatre semaines entre le 15 mars 2020 et le 26 septembre 2020. Quant au Décret, il fut instauré à la suite d’une confusion entre les revenus bruts et nets, afin de permettre aux personnes dont les revenus bruts issus d’un travail autonome étaient d’au moins 5 000 $ et qui avaient présenté leurs déclarations de revenus pour les années d’imposition 2019 et 2020 au plus tard le 31 décembre 2022 de conserver la PCU qui leur avait été attribuée, même si leur revenu net était de moins de 5000$ (Décret, art. 1(1)).

[7] Quant à la PCRE, elle a suivi la PCU et était offerte pour toute période de deux semaines entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021. Les employés et les travailleurs autonomes qui avaient subi une perte de revenu en raison de la pandémie de COVID-19 y étaient admissibles (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 2 [Aryan]). Les critères d’admissibilité à la PCRE sont énoncés à l’article 3 de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12 [LPCRE], et inclut notamment d’avoir gagné au moins 5 000 $ en revenu d’emploi ou en revenu net de travail indépendant en 2019 ou 2020, ou dans les 12 mois précédant la date de la première demande (LPCRE, art 3(1)d)-e)).

[8] Quant à la PCTCC, il s’agit d’une prestation destinée aux personnes dont l’emploi ou les revenus ont été affectés par un ordre de confinement lié à la COVID-19 dans des régions désignées. La PCTCC était disponible entre le 24 octobre 2021 et le 7 mai 2022. L’article 4 de la Loi sur la prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement, LC 2021, c 26, art 5 [LPCTCC] précise les critères d’admissibilité à cette prestation. Le fait d’avoir gagné au moins 5 000 $ en revenu d’emploi ou en revenu net de travail indépendant en 2020, en2021 ou dans les 12 mois précédant la date de la demande constitue également une condition à cette prestation (LPCTCC, art 4(1)d)-e)).

[9] Contrairement à la LPCU, tant la LPCRE que la LPCTCC précisent que le revenu de la personne qui exécute un travail pour son compte est constitué de son revenu moins les dépenses engagées pour le gagner (LPCRE, art 3(2); LPCTCC, art 4(2)). Ainsi, il n’y a aucune confusion vis-à-vis ces deux lois que le critère du revenu mentionné ici-haut concernait le revenu net.

[10] Enfin, il appartenait à la personne présentant une demande de prestation, M. Taileb en l’espèce, de démontrer qu’elle satisfaisait à l’ensemble des critères d’admissibilité, selon la prépondérance des probabilités. Ces critères ne sont pas discrétionnaires (Fortin c Canada (Procureur général), 2024 CF 2031 au para 15 [Fortin]).

B. Demandes de prestations de M. Taileb

[11] Pendant les années pertinentes aux demandes de PCRE et de PCTCC, M. Taileb est chauffeur de taxi. Entre octobre 2020 et 2021, M. Taileb présente 27 demandes de PCRE qui sont acceptées. En décembre 2020 et janvier 2021, M. Taileb présente deux demandes de PCTCC pour les périodes 9 et 10 respectivement. Seule la demande pour la période 9 est acceptée. Bien que les Décisions ne visent pas la PCU, notons que M. Taileb a également appliqué et obtenu des prestations de PCU.

[12] Ses revenus nets de travail indépendants sont alors de 4 082$ en 2019, -2 496$ en 2020 et -2 043$ en 2021.

[13] Le 26 août 2022, l’ARC transmet une lettre à M. Taileb dans laquelle elle l’invite à transmettre des documents justifiant son revenu minimal de 5 000$ pour les périodes pertinentes en lien avec ses demandes de PCU, PCRE et de PCTCC.

[14] Le 16 février 2023, n’ayant reçu aucune communication de la part de M. Taileb, l’ARC lui transmet deux lettres l’avisant de son inadmissibilité à la PCRE et la PCTCC. L’ARC l’avise toutefois qu’il n’est pas trop tard pour envoyer l’information qu’elle avait demandée.

[15] En mars 2023, l’ARC reçoit une lettre explicative, un contrat de vente d’une voiture et un nouveau formulaire T1 signé le 26 mars 2023 dans lequel M. Taileb réduit l’amortissement du véhicule utilisé pour les fins de son travail. En réduisant les dépenses déclarées, son revenu net modifié dépasse le seuil des 5 000$ requis pour être éligible à la PCRE et la PCTCC.

[16] La lettre explicative indique notamment ce qui suit:

Suite à la conversation avec 1’agente de revenu Canada [sic], mon comptable a rédigé ce message.

-Nous vous avisons que nous procéderons à un redressement de la déclaration d’impôts de l’année fiscale 2019 pour les raisons suivantes.

Sur des revenus d’entreprises (ventes) de 21,272,76$ [sic] nous avons considéré diverses charges liées à l’exploitation de la voiture taxi qui ont amené un revenu net d’entreprise à 4,082.07$. De ces charges de 17,190.69$ nous avons considéré un amortissement du véhicule de 8000$. En considérant l’utilisation modérée pour fins d’affaires en 2019 (environ 30,000 km, voiture électrique avec usage restreint par temps froid) il aurait été plus juste de considérer un amortissement de 6000$ ce qui aura pour effet de ramener le revenu net d’entreprise à la ligne 13500 de la T1 à 6,082.07$.

[17] Le 9 novembre 2023, l’ARC transmet une première lettre à M. Taileb indiquant son inadmissibilité à la PCRE et la PCTCC. Selon les informations au dossier, l’ARC considère qu’il n’a pas gagné au moins 5 000$ (avant impôts) durant les périodes pertinentes.

[18] Le 14 décembre 2023, l’ARC reçoit une demande de deuxième examen de la part de M. Taileb. Il joint notamment une lettre de la coopérative de taxi à laquelle il est membre, qui indique les revenus de M. Taileb pour l’année 2019, ainsi qu’un extrait d’un article concernant la PCU.

[19] Le 7 mars 2024, l’ARC discute avec M. Taileb. Les notes aux dossiers de l’ARC concernant cet appel indiquent notamment :

Lors de la conversation du 7 Mars 2024, [M. Taileb] nous a dit que le changement a été demandé de diminuer le montant de l’amortissement du véhicule afin d’avoir plus de $5K de revenus de travail indépendant nets en 2019 et d’être ainsi admissible aux prestations reçues.

III. Décisions en contrôle judiciaire

[20] Le 19 mars 2024, l’ARC transmet les lettres de Décisions à M. Taileb, indiquant qu’il ne rencontre pas le critère d’avoir gagné des revenus d’au moins 5 000$ de revenu d’emploi ou de revenu net de travailleur indépendant au cours de la période applicable et qu’il n’est donc pas admissible à la PCRE et à la PCTCC.

[21] Dans les rapports de deuxième révision qui font partie intégrante des Décisions (Fortin au para 19; Grandmont c Canada (Procureur général), 2023 CF 1765 au para 30 [Grandmont]), l’agent de l’ARC désigné pour traiter du deuxième examen des demandes de M. Taileb note les faits pertinents suivants :

PCRE

[M. Taileb] a déclaré seulement $4082 de revenus de travail indépendant net lors de sa déclaration initiale pour 2019.

[M. Taileb] a fait modifier le 2023-05-18 le montant de dépenses allouées à l’amortissement du véhicule électrique de $8000 à $6000.

[M. Taileb] a expliqué lors de l’appel du 2024-03-07 que la modification avait été demandée dans le but de devenir admissible aux prestations de PCU, PCRE et PCTCC reçues en ayant un revenu indépendant net supérieur à $5000.

Nous pouvons donc conclure que [M. Taileb] n’est pas admissible à la PCRE.

PCTCC

[M. Taileb] n’atteint pas le $5000 de revenus de travail indépendants nets en 2020 et 2021

[M. Taileb] ayant des revenus nets négatifs en 2021, il devient mathématiquement impossible qu’il ait gagné plus de $5k dans les 12 mois précédant sa première demande de PCTCC, soit entre le 2021-01-18 et 2022-01-17.

Nous pouvons donc conclure qu’il n’est pas admissible à la PCTCC.

[22] Ces Décisions de deuxième examen font chacune l’objet d’une demande de contrôle judiciaire déposée le 26 avril 2024 devant cette Cour.

IV. Analyse

A. Questions préliminaires

[23] D’entrée de jeu, il y a d’abord lieu de statuer sur les trois questions préliminaires soulevées par le défendeur, le Procureur général du Canada [PGC].

[24] Premièrement, le PGC maintient que certains éléments de preuve de M. Taileb n’ont pas été présentés à l’ARC lorsqu’elle a rendu ses Décisions, et conséquemment, ne devraient pas être considérés par la Cour. Plus précisément, le PGC s’objecte au dépôt des documents suivants :

  1. Document de la Caisse Desjardins – journal des opérations pour la période du 1er janvier 2019 au 31 août 2019 (notons que ce document n’est d’ailleurs pas joint à l’affidavit de M. Taileb déposé dans son dossier du demandeur);

  2. Documents de Revenu Québec;

  3. Article intitulé « Certains travailleurs autonomes ne seront pas tenus de rembourser la PCU »;

  4. Relevé de compte des prestations pour la COVID-19;

  5. Courriel « Deuxième examen de votre demande de Prestation canadienne d’urgence »;

  6. Note du docteur Hoang Ngoc Vinh de la Clinique Médicale Anjou.

[25] Tel que l’indique le juge Gascon dans l’affaire Mailloux c Canada (Procureur général), 2025 CF 583 [Mailloux] :

[23] Il est bien établi que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut normalement pas examiner les éléments de preuve qui n’étaient pas devant le décideur administratif (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 aux para 97–98 [Tsleil-Waututh]; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Access Copyright]; Lapointe c Canada (Procureur général), 2024 CF 172 au para 12 [Lapointe]; Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 au para 17). En effet, « le but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance » (Access Copyright au para 19).

[24] Il existe toutefois quelques exceptions. De nouveaux documents peuvent ainsi être admis lorsqu’ils: (i) fournissent des renseignements généraux susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions en litige; (ii) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans la procédure administrative; ou (iii) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur (Tsleil‐Waututh au para 98; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 23–25; Access Copyright aux para 19–20; Lapointe au para 12; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 16–18).

[26] En l’espèce, la Cour note que le relevé de compte des prestations pour la COVID-19 en date du 12 mars 2024 correspondant au document 7 de l’affidavit de M. Taileb se trouve effectivement dans les dossiers certifiés de l’ARC transmis aux termes des articles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles]. Cette pièce est donc admissible.

[27] Quant aux autres documents, la Cour est d’accord avec le PGC que les dossiers certifiés de l’ARC ne contiennent pas ces éléments de preuve et qu’aucune des exceptions susmentionnées ne s’applique. Il s’agit de preuves nouvelles qui n’ont pas été portées à l’attention de l’ARC et n’étaient pas devant le décideur. La Cour conclut donc que ces éléments de preuve sont inadmissibles. Comme l’indique le juge Gascon dans Mailloux :

[27] … On ne saurait reprocher à l’ARC de ne pas avoir tenu compte de documents qui n’ont pas été portés à son attention, même si ceux-ci étaient disponibles sur l’Internet. L’ARC n’était pas tenue d’effectuer ses propres recherches sur Internet pour compléter le dossier de M. Mailloux (Loeb c Canada (Procureur général), 2023 CF 1463 au para 7). De plus, les documents ne rencontrent aucune des exceptions reconnues par la jurisprudence pour admettre de la nouvelle preuve. La Cour ne peut donc pas les examiner dans son analyse des Décisions. …

[28] À tout événement, la Cour est en accord avec le PGC que les nouveaux documents ne permettent pas de déterminer l’admissibilité de M. Taileb au critère de 5 000$ de revenus minimaux, ni de démontrer une erreur de la part de l’ARC et sont donc non pertinents.

[29] Deuxièmement, le PGC soutient également que M. Taileb soulève un nouvel argument devant cette Cour qui n’apparait pas au dossier et qui n’aurait pas été soulevé devant l’ARC. M. Taileb soumet en effet qu’il aurait atteint le seuil de 5 000$ de revenu en 2020 pour la PCTCC, vu les paiements de PCU qui lui ont été versés. Le PGC s’oppose à cet argument qui ne fait pas partie des dossiers certifiés de l’ARC. De plus, l’aspect d’équité procédurale soulevé lors de l’audition n’a jamais été soulevé auparavant.

[30] Or, il est de jurisprudence constante que la Cour, dans le cadre d’une révision judiciaire, ne peut considérer des arguments ou des faits qui n’ont pas été mis de l’avant devant l’ARC lors du deuxième examen (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 aux para 22-24). De plus, la Cour ne considérera pas l’argument soulevé pour la première fois à l’audience puisque cela causerait préjudice à l’autre partie et la Cour, n’ayant pas le bénéfice de la position éclairée du défendeur, ne serait pas en mesure d’évaluer comme il se doit le bien-fondé d’un nouvel argument (Abdulkadir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 318 au para 81).

[31] Troisièmement, en conformité avec le paragraphe 303(2) des Règles, et de consentement entre les parties, l’intitulé de la cause sera modifié afin de retirer l’Agence du revenu du Canada et de plutôt désigner le Procureur général du Canada, avec effet immédiat (Grandmont au para 47; Flock c Canada (Procureur général), 2022 CF 305 au para 29 [Flock], conf par 2022 CAF 187).

B. Norme de contrôle

[32] Il est maintenant établi que la norme de la décision raisonnable s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Tel que l’indique le juge Gascon dans l’affaire Mailloux :

[16] Il ne fait aucun doute que la norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions de l’ARC relatives aux prestations de PCU et de PCRE (Devi c Canada (Procureur Général), 2024 CF 33 au para 14 [Devi]; Flock c Canada (Procureur général), 2022 CF 305 au para 15; He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 20 [He]; Lajoie c Canada (Procureur général), 2022 CF 1088 au para 12; Aryan aux para 15–16). Ce courant jurisprudentiel est conforme avec le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative qui a été fixé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 7 [Mason]). Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit désormais la norme applicable dans tous les cas lors d’examens au mérite.

[17] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Mason au para 64 ; Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74).

[18] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Mason aux para 58, 60 ; Vavilov au para 84).

[19] La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable, la Cour le souligne, tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Mason au para 57 ; Vavilov aux para 13, 46, 75).

[20] Il incombe à la partie qui conteste une décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Pour annuler une décision administrative, la cour de révision doit être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100).

C. Les Décisions sont raisonnables

[33] D’entrée de jeu, M. Taileb soumet qu’il est une personne honnête, qui respecte la loi et qu’il n’y avait aucune préméditation dans ses demandes de prestations. Bien que ces soumissions ne fassent pas partie de son dossier du demandeur, et soient donc inadmissibles aux fins de la révision judiciaire, la Cour ne remet aucunement en doute ces éléments. L’enjeu n’est pas là.

[34] M. Taileb soutient que l’ARC a erré en concluant qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $ de revenu d’emploi ou de revenu net de travailleur indépendant. En effet, à la suite de la modification de ses déclarations de revenus pour réduire les dépenses liées à son véhicule, il considère avoir démontrer que ses revenus dépassaient le seuil de 5 000$.

[35] Lors de l’audience, M. Taileb a indiqué que la correction par son comptable à ses déclarations de revenus aurait été faite « suite à la conversation avec 1 (sic) agente de revenu Canada » qui l’aurait invité à discuter de sa situation avec son comptable. Toutefois, son affidavit indique plutôt que c’est après avoir effectué son redressement que l’agente de l’ARC l’aurait appelé pour obtenir des informations supplémentaires. Il semble également y avoir des inconsistances entre l’affidavit de M. Taileb et les représentations faites dans son Mémoire de faits et de droit.

[36] À tout événement, malgré ces inconsistances et bien que les explications de M. Taileb lors de l’audience ne soient pas identiques à ce qui a été présenté à l’ARC, la Cour constate malgré tout une similitude avec les arguments présentés par M. Taileb à l’ARC. Par exemple, la lettre explicative de mars 2023 transmise à l’ARC indique que la correction par son comptable a été faite « suite à la conversation avec 1 (sic) agente de revenu Canada » et bien que son comptable ne semble pas être celui qui a signé la lettre explicative, le texte semble indiquer une erreur du comptable liée à un usage restreint par temps froid d’un véhicule électrique.

[37] L’important est que ces informations ont été considérées par l’ARC qui a spécifiquement questionné M. Taileb à ce sujet le 7 mars 2024. L’explication alors donnée contredit toutefois le contenu de la lettre de mars 2023. En effet, M. Taileb ne parle pas à ce moment d’une erreur de son comptable, ni d’un enjeu entre un amortissement pour un véhicule thermique versus un véhicule électrique, ni même d’un usage restreint du véhicule. Il indique plutôt que la modification a été faite dans le but de se rendre éligible aux prestations.

[38] Vu ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances, il n’était pas déraisonnable pour l’ARC de retenir qu’il s’agissait d’un geste délibéré pour se rendre admissible aux prestations, plutôt qu’à une erreur comptable.

[39] Comme l’a bien fait valoir le PGC, l’ARC a raisonnablement conclu que M. Taileb ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir qu’il satisfaisait, selon la prépondérance des probabilités, aux critères de la PCRE et de la PCTCC (Grandmont au para 38; voir aussi Fortin au para 15). Contrairement à ce que M. Taileb a suggéré lors de l’audition, ce n’était pas à l’ARC à creuser le dossier ou à questionner son comptable. Le fardeau de preuve était sur ses épaules.

[40] En effet, tout demandeur de programmes de prestations tels que la PCRE et la PCTCC avait le fardeau de produire suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa demande, et l’ARC pouvait lui demander de fournir des documents ou de l’information additionnelle afin de prouver son admissibilité (Fortin au para 16; voir aussi LPCU, par 5(3); LPCRE, art 6; LPCTCC, art 7).

[41] Dans le cas de M. Taileb, un examen des notes et du rapport de l’agent de l’ARC révèle que l’analyse faite par l’ARC possède tous les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité (Vavilov au para 99). Les Décisions ne sont entachées d’aucune erreur ou lacune grave susceptible de contrôle (Vavilov aux para 100–101).

[42] Il n’était pas déraisonnable pour l’ARC de jugé que la modification faite a posteriori des déclarations de revenus de M. Taileb, pour réduire l’amortissement de son véhicule et ainsi, réduire ses dépenses, n’était pas acceptable pour le rendre admissible à la PCRE et à la PCTCC. Tel que cette Cour l’a récemment souligné : « [L]’ARC est n’est pas tenue de tenir compte de ces modifications si elle croit qu’elles sont inexactes ou apportées seulement dans le but de satisfaire aux critères d’admissibilité » (Zouita c Canada (Procureur général), 2025 CF 1084 au para 43 citant Lavigne c Canada (Procureur général), 2023 CF 1182 au para 37).

[43] La Cour est en accord avec le PGC lorsqu’il indique que cet argument est appuyé par le principe fondamental du droit fiscal selon lequel les contribuables doivent être imposés en fonction de leurs actions réelles et non de ce qu’ils auraient souhaité faire, rejetant ainsi la possibilité d’une planification fiscale rétroactive dans le but d’être admissible aux prestations de COVID-19 (Foisy c Canada (Procureur général), 2024 CF 1462 au para 16 citant Laplante c Canada (Procureur général), 2023 CF 1450 au para 19; Morin c Canada (Procureur général), 2023 CF 751 au para 22).

[44] D’ailleurs, la Cour a déjà souligné que les déclarations fiscales ne sont pas suffisantes pour remplir les conditions d’admissibilité aux prestations. En effet, ces déclarations ne sont pas des preuves irréfutables qu’un demandeur a effectivement gagné et reçu le montant indiqué dans celles-ci (Fortin aux para 17-18).

[45] Par conséquent, il n’était pas déraisonnable pour l’ARC de conclure que le redressement fait aux déclarations d’impôt ne suffisait pas à prouver que M. Taileb avait gagné au moins 5 000 $ de revenus nets en 2019, d’autant plus que M. Taileb a lui-même informé l’ARC qu’il avait modifié ses déclarations dans le but de devenir éligible à la PCRE et à la PCTCC.

[46] D’abondant, les revenus de 2019 n’étaient pas pertinents pour déterminer l’admissibilité de M. Taileb à la PCTCC. Tel que l’a noté l’agent dans son rapport de deuxième examen, seuls les revenus nets de 2020 et de 2021 étaient considérés, et ceux-ci étaient négatifs. Il va de soi que la conclusion de l’ARC quant à l’inadmissibilité de M. Taileb à la PCTCC était ainsi raisonnable.

[47] Enfin, quant aux revenus obtenus par le biais de la PCU, l’ARC a jugé que M. Taileb n’était pas admissible à la PCU mais qu’il avait pu conserver les paiements de PCU reçus suite à l’application du Décret. Ainsi, dans ces circonstances, il n’était pas déraisonnable pour l’ARC de déterminer que les paiements de PCU reçus ne devaient pas être considérés dans le cadre de l’analyse des critères d’éligibilité de la PCRE et de la PCTCC. Tel que mentionné lors de l’audience, le Décret n’avait pas pour effet de rendre M. Taileb admissible à la PCU. Le Décret permettait plutôt à M. Taileb de conserver des sommes qu’il aurait normalement dû rembourser. De plus, la portée de ce Décret n’a jamais été étendu à la PCRE et à la PCTCC (Flock au para 22).

V. Conclusion

[48] Pour ces motifs, les demandes de contrôle judiciaire de M. Taileb sont rejetées. La Cour est d’avis que les Décisions possèdent les attributs de transparence, de justification et d’intelligibilité requis en vertu de la norme de la décision raisonnable et qu’elles ne sont entachées d’aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[49] À l’audience, les parties ont informé la Cour qu’elles s’étaient entendues sur un montant de dépens de 250$ accordé à la partie ayant gain de cause. Malgré cette entente, dans l’exercice de sa discrétion, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu de condamner M. Taileb, qui se représente seul, à payer des dépens. (Laflamme c Canada (Agence du revenu), 2025 CF 336 au para 42 citant Lalonde c Canada (Agence du revenu), 2023 CF 41 au para 97 et Hu c Canada (Le Procureur Général), 2023 CF 1590 au para 36, conf par 2024 FCA 215).


JUGEMENT aux dossiers T-933-24 & T-934-24

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans chacun des dossiers T-933-24 et T-934-24 est rejetée, sans dépens.

  2. L’intitulé est modifié avec effet immédiat de manière à désigner le Procureur général du Canada comme partie défenderesse.

« Danielle Ferron »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-933-24

T-934-24

INTITULÉ :

NADIR TAILEB c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 juillet 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

ferron J.

DATE DES MOTIFS

LE 22 juillet 2025

COMPARUTIONS :

Nadir Taileb

POUR LE DEMANDEUR
(pour son propre compte)

Lia Toshkova

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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