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Date : 20250709

Dossier : T-206-21

Référence : 2025 CF 1107

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 09 juillet 2025

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

YELDA HABER VE GÖRSEL YAYINCILIK A.S.

demanderesse

et

GLWiZ INC. et GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC.

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 19 juin 2025)

[1] La demanderesse, Yelda Haber Ve Görsel Yayincilik A.S., est une des plus importantes sociétés de télédiffusion de la Turquie. Elle crée, détient, télédiffuse et diffuse en continu des séries télévisées turques primées. Elle télédiffuse également une chaîne de télévision en direct et en clair en Turquie.

[2] En 2021, la demanderesse a intenté la présente action contre les défenderesses, qui offrent un service de télévision par IP [IPTV], communément appelé un service de diffusion en continu, depuis le Canada. La demanderesse soutenait que les défenderesses avaient violé son droit d’auteur sur 22 émissions (2 974 épisodes au total) et sur sa chaîne de télévision en direct, et qu’elles avaient incité d’autres personnes à le violer, leur avaient permis de le faire ou les avaient autorisées à le faire.

[3] Dans les semaines précédant le procès, les défenderesses ont reconnu leur responsabilité. Il ne reste donc plus à la Cour qu’à se prononcer sur la réparation. La demanderesse demande à la Cour : a) d’adjuger des dommages-intérêts préétablis de 15 000 $ par épisode pour les émissions, plus 20 000 $ pour la chaîne de télévision en direct, pour un total de 44 630 000 $; b) d’adjuger des dommages-intérêts punitifs de 500 000 $; c) d’interdire aux défenderesses de violer le droit d’auteur sur d’autres œuvres [une injonction large].

[4] Les défenderesses affirment que des dommages-intérêts préétablis de 200 $ à 300 $ par épisode pour les émissions, plus 200 $ à 300 $ pour la chaîne de télévision en direct, pour un total de 595 000 $ à 892 500 $, seraient équitables et proportionnels. De plus, les défenderesses soutiennent qu’aucuns dommages-intérêts punitifs ne devraient être accordés et que la demanderesse n’a pas établi qu’une injonction large était justifiée.

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que : a) la demanderesse a droit à des dommages-intérêts préétablis de 2 000 $ par épisode pour les émissions et de 10 000 $ pour la chaîne de télévision en direct, pour un total de 5 958 000 $; b) l’octroi de dommages-intérêts punitifs n’est pas justifié; c) la demanderesse n’a pas établi qu’elle a droit à une injonction large.

I. Exposé des faits

[6] Le contexte factuel est principalement repris de l’exposé conjoint des faits modifié préparé par les parties et déposé à la Cour le 29 janvier 2025.

A. La demanderesse

[7] La demanderesse est une société de télédiffusion dont le siège social est situé à Istanbul, en Turquie. Elle crée, détient, télédiffuse et diffuse en continu des émissions de télévision originales, dont les 22 émissions suivantes, qui sont les émissions en cause dans la présente instance :

Titre anglais

Titre turc

Titre perse

Ancien titre

Date de la première publication

Nombre d’épisodes en cause

Love Trap

Afili Aşk

Eshghe Tajamolati

Kotu Kiz

6 déc. 2019

118

Ruthless City

Zalim İstanbul

Istanbul Zalem

Artvinli

4 janv. 2019

112

Price of Passion

Siyah Beyaz Aşk

Eshghe Siah O Sefid

 

16 oct. 2017

96

Time Goes By

Öyle bir Geçer Zaman Ki

Dar Entezare Aftab

Roozi Roozegari

14 sept. 2010

348

Meryem

Meryem

Maryam

Kirik Bir Aşk Hikayesi

2 août 2017

90

Sweet Revenge

Tatlı İntikam

Entegham Shirin

 

26 mars 2016

88

Sunshine Girls

Güneşin Kızları

 

 

18 juin 2015

113

Waves

Bodrum Masalı

Full Bölüm

 

18 août 2016

114

Flames of Desire

Hayat Şarkısı

Maxira

 

9 févr. 2016

186

For My Son

Poyraz Karayel

Poyraz Karayel

 

7 janv. 2015

241

Matter of Respect

Şeref Meselesi

Sherafat

 

23 nov. 2014

76

War of the Roses

Güllerin Savaşı

Nabard e golha

Askta ve Savasta

8 juill. 2014

168

Love

Aşk

Eshgh

 

25 sept. 2013

30

Leaf Cast

Yaprak Dökümü

Barg Rizan

 

13 sept. 2006

346

Fatmagül

Fatmagül Suçu Ne?

 

Fatmagül’ün Suçu Ne?

16 sept. 2010

169

Kuzey Guney

Kuzey Güney

 

Ikey Kardes

7 sept. 2011

160

Mercy

Merhamet

Marhamet

Kahverengi

13 févr. 2013

88

Waiting for the Sun

Güneşi Beklerken

Dar Entezare Aftag

 

2 juill. 2013

147

Forbidden Love

Aşk-I Memnu

Eshgh Mamnoo

 

4 sept. 2008

158

Secrets

Kayıp

Gomshodeh

 

13 sept. 2013

36

Lost City

Kayıp Şehir

 

 

4 sept. 2012

60

Fallen Angel

Kötü Yol

Birahe

 

26 juill. 2012

30

 

 

 

TOTAL :

 

2 974

 

[8] Chacune des émissions en cause est une série télévisée en plusieurs épisodes, de grande qualité (principalement des drames), diffusée en turc. Ces émissions sont parmi les plus populaires au monde (après les séries de langue anglaise), et ont remporté de nombreux prix en Turquie. En 2018, le coût de création d’un seul épisode d’une de ces émissions. variait entre ||||||||||| ||||||||||| ||||||||| |||||||||.

[9] Comme l’illustre le tableau ci-dessus, 2 974 épisodes sont visés par la présente instance. Lorsque les émissions ont été créées pour le public turc, la durée de chaque épisode était plus longue. Puisque le marché international préférait des épisodes de plus courte durée, la demanderesse a commencé en 2015 à créer et à diffuser des épisodes plus courts (d’une durée de 40 à 45 minutes environ) de certaines de ses émissions à des fins de distribution en dehors de la Turquie. Ainsi, la première saison d’une émission diffusée en 2012 pouvait compter 20 épisodes, mais, en 2016, cette même saison comptait 40 épisodes (les 20 épisodes originaux coupés en 40 épisodes plus courts).

[10] La demanderesse détient les droits d’auteur et de reproduction à l’égard des émissions, y compris le droit de les mettre à la disposition du public sur demande. Elle met les émissions à la disposition du public en clair et sur demande, notamment au moyen d’un service de diffusion en continu offert sur son application privée pour appareils iOS et Android.

[11] La demanderesse télédiffuse également en Turquie une chaîne de télévision en direct et en clair connue sous le nom de Kanal D, qui est la chaîne en direct en cause dans la présente instance. Celle-ci se classe parmi les cinq premières sur 500 chaînes de télévision en direct en Turquie. La demanderesse exploite la même chaîne de télévision, sous le nom d’Euro D, en dehors de la Turquie.

[12] La demanderesse est une filiale de Demirören Medya Group [DM], la plus grande société de médias de la Turquie et l’une des plus grandes d’Europe. En vertu du droit turc, une société ne peut exploiter qu’une seule chaîne de télévision et une seule station de radio. Par conséquent, DM exploite ses différentes chaînes de télévision et stations de radio par l’intermédiaire de plusieurs sociétés, dont la demanderesse.

B. Les défenderesses

[13] Les défenderesses, GLWiZ Inc. et Gold Line Telemanagement Inc. [Gold Line], sont des sociétés par actions constituées au Canada, où elles exploitent leurs activités. Elles sont toutes deux membres de Group of Gold Line Inc. et exploitent leurs activités à partir des mêmes locaux.

[14] Gold Line a été fondée en 1991 par Ata Moeini et son épouse Neda Moeini, et elle emploie aujourd’hui une centaine de personnes à Markham, en Ontario. Au départ, ses activités commerciales se concentraient sur la vente de cartes d’appels interurbains, mais elles se sont progressivement étendues à d’autres secteurs d’activité, notamment les services téléphoniques, les services infonuagiques et les services d’IPTV. Le service d’IPTV des défenderesses est au cœur de la présente instance.

[15] L’IPTV fait référence au procédé par lequel le contenu médiatique ou télévisuel est diffusé via un réseau IP plutôt que par satellite ou par câble. GLWiZ Inc. est l’entité chargée de l’exploitation des composants logiciels et informatiques du service d’IPTV (y compris les serveurs), tandis que Gold Line est chargée de la vente de la publicité (ajoutée au contenu mis à la disposition du public par l’intermédiaire du service d’IPTV), de la promotion et de la perception des revenus.

[16] Le service d’IPTV des défenderesses [GLWiZ] a été lancé en 2006 et permet aux abonnés de partout dans le monde de regarder du contenu sur demande ou selon une programmation linéaire. GLWiZ est offert sur plusieurs plateformes, dont une application mobile (accessible ponctuellement sur les appareils iOS et Google), une boîte numérique Android et le site Web www.glwiz.com. On peut y avoir accès au moyen d’un ordinateur, d’un téléviseur ou d’un appareil intelligent (comme un téléphone ou une tablette).

[17] L’utilisation de l’application mobile ne coûte rien, mais les défenderesses génèrent des revenus publicitaires par le biais du contenu offert sur l’application mobile. Les défenderesses font payer les abonnés sur toutes les autres plateformes (le coût moyen de l’abonnement étant de 8 $ US par mois). L’abonnement donne un accès illimité à tout le contenu de GLWiZ. En 2018, GLWiZ comptait environ 65 000 abonnés payants. Les défenderesses ont également des abonnés non payants en Iran. Elles ne peuvent pas facturer l’abonnement dans ce pays pour des [traduction] « raisons financières et politiques ».

[18] La partie de GLWiZ sur laquelle est offert le visionnement sur demande permet aux utilisateurs de regarder en continu des chaînes de télévision et du contenu vidéo à partir des serveurs des défenderesses au moyen d’une connexion Internet. Au fil du temps, les défenderesses ont obtenu le contenu sur demande par divers moyens (y compris par des signaux satellites), puis l’ont copié et l’ont stocké sur leurs serveurs, qui sont principalement situés au Canada. Toutes les émissions en cause dans la présente instance ont été stockées sur les serveurs des défenderesses au Canada.

[19] Le contenu en direct accessible sur GLWiZ n’est pas stocké sur les serveurs des défenderesses. Ces dernières acquièrent et rediffusent simultanément le signal original de ce contenu afin que les abonnés puissent le regarder au moment même où le diffuseur original l’émet.

[20] La plupart du contenu offert sur GLWiZ est en farsi (soit la langue originale est le farsi, soit le contenu a été doublé ou traduit en farsi). GLWiZ est le plus important fournisseur (ou source) de contenu médiatique persan diffusé en continu au monde. Le public cible est la communauté de locuteurs du farsi en dehors du Moyen-Orient, qui compte environ quatre à cinq millions de personnes. Ainsi, la stratégie commerciale vise les utilisateurs potentiels aux États-Unis, au Canada, en Australie et dans certains pays d’Europe. GLWiZ est offert et compte des clients dans plus de 50 pays, principalement en Amérique du Nord et en Europe.

[21] Selon le matériel promotionnel élaboré par les défenderesses, GLWiZ offre [traduction] « à des millions de clients dans le monde une programmation multiculturelle sur toutes les principales plateformes ». Sur son site Web, Group of Gold Line Inc. fournit un certain nombre de [traduction] « faits saillants » au sujet de GLWiZ, notamment le fait que le site Web [traduction] « reçoit environ deux millions de visiteurs par mois et a été consulté plus de cinq millions de fois » et qu’il compte [traduction] « plus de 500 000 abonnés enregistrés, payants et non payants, dans le monde entier ».

C. Ava Telecom Limited

[22] Ava Telecom Limited [Ava] est une société basée aux Bermudes et liée à Group of Gold Line Inc. Ava détient la propriété intellectuelle et l’équipement se rapportant à GLWiZ et, comme je le décris ci-dessous, elle a signé des ententes visant à acquérir du contenu pour GLWiZ.

[23] Shawn Reyhani était vice-président des opérations à Ava. Anissa Moeini, la fille de M. Moeini, était affiliée à Ava et occupait également le poste de directrice du développement des affaires à Gold Line. À ce titre, Mme Moeini relevait de son père.

D. Les rapports entre la demanderesse et Ava

[24] La demanderesse et Ava n’ont jamais entretenu de relations d’affaires, malgré au moins deux interactions visant à envisager cette possibilité.

[25] En avril 2012, à l’occasion d’une conférence commerciale tenue à Cannes, en France, Mme Moeini s’est entretenue avec un représentant de la demanderesse au sujet d’une éventuelle relation d’affaires. Un échange de courriels a suivi la rencontre, dans lequel Mme Moeini : a) a exprimé son intérêt pour la programmation en farsi et en arabe en vue d’une distribution numérique mondiale sur GLWiZ; b) a reçu une copie du catalogue des séries dramatiques de la demanderesse et un lien vers les bandes-annonces de diverses émissions sur le site Web de la demanderesse.

[26] En 2013, des représentants d’Ava ont envoyé un courriel à la demanderesse dans lequel ils proposaient d’acquérir de la demanderesse des émissions en turc qui seraient offertes par l’intermédiaire d’un service appelé GLTurk. Bien que le courriel ait été rédigé en turc, les parties ont convenu de l’exactitude d’une traduction anglaise de celui-ci. Le courriel indiquait notamment ce qui suit :

[traduction]

Avec Kanal D, Euro D, CNN Turk, CN Cartoon, Boing Tv Turkey et Eko Tv, qui font partie des chaînes de télévision les plus regardées en Turquie et qui comptent des adeptes aux quatre coins du monde, nous vous offrons la possibilité de joindre la communauté turque du monde entier et toutes les autres nations qui aiment cette belle langue grâce à la plateforme GLTurk.

GLTurk peut être visionné en haute qualité sur Internet, directement sur le téléviseur via nos GLBoxes, sur les téléphones iPhone et Android et, surtout, sur tous les téléviseurs intelligents de Samsung, où qu’ils aient été achetés dans le monde. Très bientôt, toutes ces émissions seront accessibles sur tous les autres téléphones et téléviseurs intelligents.

Notre société, AVA, travaille directement avec GoldLine, une société ayant plus de 20 ans d’expérience dans la télédiffusion et dans les produits technologiques pour ses chaînes et ses émissions.

En peu de temps, AVA a créé avec succès les sites Web de GLWiz et GLArab, afin d’offrir plus de 550 chaînes de télévision à plus de deux millions de téléspectateurs. AVA atteint les téléspectateurs du monde entier en persan, en arabe, en kurde, en afghan, en tadjik et dans des dizaines d’autres langues.

E. General Entertainment and Media, Co. et General Entertainment and Music Inc.

[27] Peu d’éléments de preuve ont été présentés au procès au sujet des activités précises des sociétés connues sous le nom de General Entertainment and Media, Co. [GEM Media] et General Entertainment and Music Inc. [GEM Music], ainsi que de la relation juridique entre ces deux sociétés. Les parties n’ont appelé aucun témoin de l’une ou l’autre de ces sociétés et tous les éléments de preuve à leur sujet ont été présentés par les témoins des défenderesses, selon leur compréhension des activités et de la structure des sociétés.

[28] Ainsi, GEM Media est un télédiffuseur qui compte plus de 20 chaînes spécialisées et dont les émissions sont diffusées par le biais de services satellites par abonnement à des téléspectateurs en Iran et dans d’autres communautés de locuteurs du farsi à travers le monde. GEM Media a été fondée et exploitée par Saeed Karimian, qui était un ami proche de M. Moeini. Selon ce dernier, il était [traduction] « comme un frère aîné pour M. Karimian ».

[29] La famille Karimian exploitait GEM Media à partir de Dubaï et de la Turquie. Toutefois, à la suite du décès de M. Karimian en 2017, la famille Karimian a déménagé au Canada.

[30] GEM Music a été décrite dans les actes de procédure déposés dans le dossier de la Cour fédérale T-410-21 (dont il est question plus loin) en tant que successeur en titre de GEM Media. GEM Music est une société canadienne exploitée par des membres de la famille de M. Karimian.

F. Les rapports entre la demanderesse et GEM Media/GEM Music

[31] Entre 2012 et 2015, la demanderesse a conclu des contrats de licence avec GEM Media, qui accordaient à GEM Media le droit limité de doubler ou de sous-titrer en farsi un nombre défini d’épisodes de certaines des émissions en cause, à des fins de diffusion en Iran seulement [les licences concédées à GEM Media]. Les contrats accordaient également des droits de télédiffusion à l’égard d’autres éléments de contenu, qui ne sont pas en cause dans la présente instance. En vertu des licences qui lui ont été concédées, GEM Media a obtenu les émissions en cause de la demanderesse et a payé le coût du doublage et du sous-titrage de ces émissions en farsi. GEM Media a également remplacé la publicité en turc dans les émissions originales fournies par la demanderesse par de la publicité en farsi. Les licences concédées à GEM Media ne lui conféraient pas le droit d’utiliser les émissions à l’extérieur de l’Iran ni celui d’accorder une sous-licence.

[32] Toutes les licences concédées à GEM Media étaient valides pour une période de deux ans et les droits de licence allaient de |||||| |||||| à ||||||| ||||||| par épisode, selon l’émission, le coût étant généralement plus élevé pour les licences concédées en 2015. Les droits de licence par épisode étaient calculés en fonction des épisodes turcs de longue durée, et non des versions internationales de plus courte durée produites par la suite.

[33] Toutes les licences concédées à GEM Media à l’égard du contenu de la demanderesse ont expiré à la fin de 2017 et aucune n’a été renouvelée.

[34] La demanderesse n’a jamais conclu de contrats de licence avec GEM Music.

[35] En avril 2023, la demanderesse a intenté une action contre GEM Music (dossier de la Cour fédérale T-749-23), notamment pour violation du droit d’auteur relativement au doublage, à la traduction, à la diffusion en continu et à la mise à la disposition du public des émissions et de la chaîne en direct en cause (y compris par satellite et au moyen de son service d’IPTV appelé « GEM TV »). Dans cette instance, la demanderesse a décrit GEM Music comme étant le successeur légal de GEM Media. Dans sa défense, GEM Music n’a pas nié que le contenu de la demanderesse avait été rendu accessible et avait été diffusé en continu sur le site Web de GEM TV, mais elle a nié qu’elle possédait ou exploitait le site Web. Elle a en outre nié avoir mis les émissions ou la chaîne en direct en cause à la disposition du public.

[36] La demanderesse a présenté une requête en jugement sommaire, qui n’a pas été contestée. Dans son jugement et ses motifs rendus le 18 juillet 2024 (2024 CF 1127), la juge Whyte Nowak s’est appuyée sur les alinéas 3(1)a), d) et f) et le paragraphe 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, pour conclure que GEM Music avait directement violé le droit d’auteur de la demanderesse à l’égard de 2 729 épisodes des émissions en cause en permettant illégalement aux utilisateurs de son service GEM TV et de son service d’IPTV accessible sur le site Web www.GEMOnline.tv d’accéder, par télécommunication, aux émissions de la demanderesse et de les regarder. La juge Whyte Nowak a accordé à la demanderesse des dommages-intérêts préétablis de 10 000 $ par épisode, pour un total de 27 290 000 $ [le jugement contre GEM Music].

[37] Dans sa tentative de faire exécuter le jugement contre GEM Music, la demanderesse a obtenu des brefs de saisie-exécution contre GEM Music, ainsi qu’au moins un avis de saisie-arrêt.

G. La relation entre les défenderesses, GEM Media et GEM Music

(1) La relation contractuelle

[38] Le 18 avril 2012, Ava a signé un premier protocole d’entente avec GEM Media, en vertu duquel GEM Media permettait à Ava de [traduction] « diffuser dans le monde entier, sur Internet par l’intermédiaire du site Web d’Ava www.GLWiz.com, tous les programmes télévisés disponibles sur » le réseau câblé de GEM Media. Le premier protocole d’entente ne prévoyait aucun paiement de la part d’Ava à GEM Media pour ces droits de diffusion, mais envisageait la signature d’un autre contrat de diffusion qui inclurait des modalités financières.

[39] Le 26 décembre 2012, Ava a signé un deuxième protocole d’entente avec une entité appelée GEM TV, en vertu duquel GEM TV permettait à Ava de [traduction] « diffuser dans le monde entier, sur Internet par l’intermédiaire du site Web d’Ava www.GLWiz.com, tous les programmes télévisés disponibles sur » le réseau câblé de GEM Media. Les modalités du deuxième protocole d’entente étaient semblables à celles du premier.

[40] Le 3 octobre 2013, Ava et Gem Media ont signé un contrat d’acquisition de contenu et d’octroi de licence [le contrat d’ACOL], aux termes duquel GEM Media (désignée dans le contrat d’ACOL comme le concédant) accordait à Ava une licence mondiale l’autorisant à commercialiser, à distribuer, à télédiffuser et à présenter de toute autre manière le [traduction] « contenu du concédant » par Internet, sur GLWiZ.

[41] Le contrat d’ACOL définissait le [traduction] « contenu du concédant » comme [traduction] « toutes les émissions télévisées produites ou télédiffusées » par GEM Media et tout autre contenu audio, contenu vidéo ou émission que GEM Media fournit à Ava. GEM Media garantissait qu’elle disposait de tous les droits, autorisations et licences nécessaires à l’égard du [traduction] « contenu du concédant » et de son utilisation par Ava.

[42] Le contrat d’ACOL comportait des modalités financières selon lesquelles Ava devait payer à GEM Media : a) sa part proportionnelle de dix pour cent de tous les revenus perçus auprès des abonnés de GLWiZ, calculée en fonction du pourcentage de temps d’écoute du contenu de GEM Media par rapport à l’ensemble du contenu de GLWiZ; b) cinquante pour cent de tous les revenus provenant du contenu offert par paiement à la carte.

[43] Le contrat d’ACOL comportait une clause permettant à l’une ou l’autre des parties de le résilier pour un motif valable dans certaines circonstances prescrites, ainsi que sans motif, en tout temps, moyennant un préavis de six mois. Il prévoyait en outre que toute modification du contrat devait être faite par écrit et être signée par les deux parties.

[44] Le 16 avril 2014, Ava et GEM Media ont signé l’addenda n1 au contrat d’ACOL pour ajouter certaines modalités de paiement. Plus particulièrement :

[traduction]

2. Modalités de paiement. Le fournisseur de contenu comprend et accepte qu’il peut devoir certaines sommes aux partenaires d’Ava, entités de Group of Gold Line (les sommes dues à Gold Line). Le fournisseur de contenu accepte en outre qu’Ava peut utiliser les sommes dues à Gold Line pour compenser les factures du fournisseur de contenu. Pour tout paiement compensatoire, Ava fournit au fournisseur de contenu une comptabilité détaillée, y compris le nom de l’entité à laquelle le fournisseur de contenu doit l’argent, le numéro de facture et la somme compensée.

[45] L’addenda a été signé afin de permettre à Group of Gold Line Inc. de recouvrer la dette de GEM Media, qui s’élevait alors à environ 300 000 $, au moyen de la compensation de la dette par la part des revenus gagnés par GEM Media dans le cadre du contrat d’ACOL jusqu’à ce que la totalité de la dette soit remboursée.

(2) L’utilisation du contenu de GEM Media par les défenderesses

[46] En 2014, les défenderesses ont commencé à mettre à la disposition du public et à diffuser en continu sur GLWiZ du contenu obtenu de GEM Media, dont les émissions en cause. Toutes les émissions en cause que les défenderesses ont obtenues de GEM Media étaient déjà doublées ou traduites en farsi et comportaient de la publicité ajoutée par GEM Media.

[47] Le contrat d’ACOL prévoyait que GEM Media fournirait à Ava un contenu numérique de haute qualité sur des disques durs, mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Les défenderesses ont plutôt obtenu le contenu de GEM Media par le biais d’un site de protocole de transfert de fichiers [protocole FTP] protégé par un mot de passe, mis en place par GEM Media. Les défenderesses ont continué d’utiliser ce site de protocole FTP pour obtenir le contenu de GEM Media jusqu’en 2018.

[48] En 2018, les défenderesses ont commencé à acquérir du contenu de GEM Media/GEM Music au moyen du signal satellite de ces dernières. Les défenderesses enregistraient l’intégralité du signal satellite de GEM Media/GEM Music, puis coupaient et copiaient les enregistrements en épisodes individuels qu’elles stockaient ensuite et mettaient à la disposition du public sur GLWiZ. À partir de 2018, c’est de cette façon que les défenderesses ont obtenu les émissions en cause dans la présente instance.

(3) La rupture de la relation entre les défenderesses et GEM Media

[49] En octobre 2015, M. Karimian et M. Moeini se sont brouillés. Tout de suite après, le 17 octobre 2015, Mahan Karimian, le directeur général de GEM Media, a envoyé à Ava un courriel censé mettre fin au contrat d’ACOL. Il a indiqué ce qui suit :

[traduction]

Malgré de nombreuses et merveilleuses années de collaboration avec votre grande entreprise, nous sommes contraints de mettre fin immédiatement à tout accord et à toute relation commerciale avec GLWiZ Inc. Compte tenu des événements récents, nous demandons à Ava Telecom LTD (exploitant de la plateforme GLWiZ) de suspendre la diffusion de tout notre contenu, y compris la diffusion de vidéos sur demande (VSD) et la diffusion en continu en direct de nos chaînes de télévision.

Le présent avis a pour effet de révoquer et d’annuler tous les droits précédemment accordés à Ava Telecom LTD/GLWiZ, y compris le contrat d’acquisition de contenu et d’octroi de licence signé le 3 octobre 2013 et le protocole d’entente signé le 26 décembre 2012.

[50] Le 22 octobre 2015, M. Reyhani a répondu en ces termes :

[traduction]

Nous avons reçu votre lettre datée du 17 octobre 2015 concernant la suspension de nos accords. Après mûre réflexion, nous ne pouvons malheureusement pas accepter votre avis de suspension immédiate de notre contrat d’acquisition de contenu et d’octroi de licence. Conformément au contrat, nous devons recevoir un préavis de six mois en cas de résiliation. De plus, AVA Telecom a déjà prépayé vos services, conformément à votre demande de compensation liée aux services et aux équipements énumérés ci-dessous qui ont été fournis à votre entreprise :

[…]

Compte tenu de ce qui précède, nous continuerons à diffuser votre contenu jusqu’à ce que vous ayez réglé l’intégralité des factures impayées ou jusqu’à ce que votre compte soit soldé. Vous pourrez à ce moment-là fournir un avis de résiliation conformément aux conditions de notre contrat d’acquisition de contenu et d’octroi de licence initial daté du 25 septembre 2013.

[51] Le 17 novembre 2015, M. Moeini a envoyé une lettre à Saied et à Mahan Karimian dans laquelle il proposait un nouvel arrangement commercial entre les défenderesses/Ava et « GEM » (l’entité exacte n’est pas claire), en vertu duquel il y aurait un partage des revenus générés par les sites Web de GEM et GLWiZ. Il n’y a pas de réponse documentée à cette lettre.

[52] Le 18 décembre 2015, un avocat représentant GEM Media a écrit à Ava en précisant que sa lettre constituait un préavis de sept jours pour la résiliation du premier protocole d’entente. Dans l’exposé conjoint des faits modifié, les parties ont convenu que cette lettre était censée constituer un avis de résiliation du contrat d’ACOL.

[53] Le 27 janvier 2016, un avocat représentant « GEM Movie Channel » a écrit à Ava, en indiquant dans l’objet [traduction] « Résiliation du protocole d’entente avec [GEM Media] », pour l’informer que le protocole d’entente conclu entre les parties le 25 avril 2012 était résilié et que sa lettre tenait lieu de préavis de sept jours, conformément aux dispositions du protocole. La Cour ne sait pas très bien de quel protocole d’entente il s’agit, puisqu’aucun protocole d’entente n’a été signé le 25 avril 2012.

[54] Rien ne montre qu’il y a eu d’autres discussions entre les parties au sujet de la résiliation prétendue du contrat d’ACOL, jusqu’en 2018. Le 8 mai 2018, Pouneh Rahimi, avocate d’Ava, a envoyé une lettre à l’avocat de GEM Media en réponse à une lettre datée du 24 avril 2018 (qui n’a pas été soumise à la Cour). Dans sa lettre, Me Rahimi a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Nous reconnaissons que votre client a conclu un protocole d’entente avec Ava Telecom Ltd. (Ava) en avril 2012 et a fait part de son désir de le résilier en octobre 2015.

Comme vous le savez peut-être, le 14 juin 2013, GEM a signé un contrat de revente avec Gold Line Telemanagement Inc. (Gold Line) aux termes duquel GEM revendait toutes les boîtes numériques GLBox à ses clients, sous forme d’abonnements mensuels et illimités. GEM a également fait la promotion intense du site Web et des services de GLWiZ dans ses émissions, aidant ainsi Ava à augmenter son auditoire.

Comme Gold Line et Ava l’ont mentionné précédemment aux propriétaires de GEM, l’arrêt complet de la diffusion du contenu de GEM sur les plateformes GLWiZ pourrait engager la responsabilité d’Ava envers les clients qui ont acheté un abonnement sur la base des activités de vente et de commercialisation de GEM.

Ava est disposée à cesser de diffuser le contenu de GEM, mais GEM doit comprendre qu’Ava la tiendra responsable à l’égard de ces clients. […]

Comme il a déjà été proposé à GEM, pour éviter que cette responsabilité ne soit engagée, Ava est prête à travailler avec GEM sur une solution de remplacement des publicités par des publicités localisées et à partager les revenus publicitaires. Ava a dépensé des millions de dollars pour créer et exploiter la plateforme GLWiZ et n’a pas encore été en mesure de récupérer tous ses coûts, mais elle estime qu’elle pourrait bientôt être en mesure de générer des bénéfices grâce à l’utilisation de publicités localisées. Veuillez noter qu’Ava n’utilise pas actuellement ce genre de publicité avec le contenu de GEM, mais elle estime qu’avec l’approbation et la coopération de GEM, les parties pourraient avoir une relation mutuellement bénéfique et lucrative.

[55] Le 8 juin 2018, l’avocat de GEM Music a répondu à Me Rahimi en déclarant notamment ce qui suit :

[traduction]

Notre client nous a informés que Mahan Karimian n’avait pas le pouvoir de conclure l’accord au nom de GEM TV.

Quoi qu’il en soit, nous comprenons que GEM TV a vendu seulement 20 à 30 boîtes numériques et que le reste de ces boîtes a été retourné à Gold Line.

De plus, le 17 octobre 2015, M. Karimian a envoyé un courriel à Ata Moeni [sic] et Leila Moeini d’Ava Telecom dans lequel il révoquait et annulait clairement tous les droits précédemment accordés à Ava Telecom et à GLWiZ Inc. Après cette date, vos clients n’avaient pas le droit de continuer à diffuser les émissions de notre client au moyen de leurs boîtes numériques ou autrement.

Vos clients ont violé le droit d’auteur conféré à notre client par les articles 3 et 21 de la Loi sur le droit d’auteur. Vos clients doivent prendre des mesures immédiates pour cesser de violer le droit d’auteur sur le contenu de notre client. […]

[…]

Nous exigeons à nouveau que vos clients cessent immédiatement de diffuser de quelque manière que ce soit le contenu de notre client.

[56] Le 20 juin 2018, Me Rahimi a répondu en demandant, entre autres, la preuve que GEM Music était autorisée à octroyer des licences à l’égard du contenu en question et à le distribuer.

[57] GEM Media/GEM Music n’ont jamais envoyé de communication écrite aux défenderesses indiquant qu’elles retiraient ou annulaient l’avis censé résilier le contrat d’ACOL.

(4) Le litige entre GEM Music et les défenderesses

[58] Le 3 mars 2021, GEM Music a intenté contre les défenderesses (et d’autres défendeurs) une action en violation du droit d’auteur pour avoir diffusé en continu et mis à la disposition du public du contenu de GEM Music sur GLWiZ sans autorisation (numéro de dossier de la Cour fédérale T-410-21). Les défenderesses ont déposé une défense dans laquelle elles faisaient valoir que GEM Media était le prédécesseur en titre de GEM Music. Parmi les diverses réponses aux allégations formulées dans la déclaration, les défenderesses ont fait valoir que la Cour n’avait pas la compétence pour connaître de l’action puisque les parties étaient liées par la clause d’arbitrage contenue dans le contrat d’ACOL.

[59] À la suite d’un certain nombre de requêtes et d’un appel interjeté à la Cour d’appel fédérale, l’action intentée par GEM Music contre les défenderesses a finalement été suspendue au profit d’un arbitrage aux Bermudes.

H. Les rapports entre la demanderesse et les défenderesses

[60] En novembre 2017, un représentant des défenderesses a communiqué avec la demanderesse par courriel pour fixer une rencontre afin de discuter d’occasions d’affaires. Les parties conviennent que l’un des buts du courriel était de voir si la demanderesse était disposée à autoriser les défenderesses à mettre le contenu de la demanderesse à la disposition du public sur GLWiZ ou à leur concéder une licence pour le faire, une fois que les défenderesses auraient doublé ou traduit le contenu en farsi.

[61] Le 8 novembre 2017, des représentants des deux parties se sont rencontrés à Istanbul. M. Moeini était le seul témoin au procès qui avait participé à cette rencontre. Il a déclaré qu’au cours de la rencontre, il avait fait une démonstration de GLWiZ sur son téléphone, révélant ainsi que les défenderesses mettaient le contenu de la demanderesse à la disposition du public sur GLWiZ. Selon lui, les représentants de la demanderesse [traduction] « ont indiqué que GEM n’avait pas acheté les droits relatifs à cette émission ». M. Moeini a demandé aux représentants de la demanderesse de lui écrire une lettre pour qu’il fasse les vérifications nécessaires et a indiqué que, si « GEM » n’avait pas payé pour l’émission, les défenderesses la retireraient. Selon le témoignage de M. Moeini, la demanderesse n’a pas fait de suivi auprès des défenderesses à ce sujet.

[62] Parmi les extraits des interrogatoires préalables consignés en preuve, les défenderesses ont présenté le témoignage de Kerim Emrah Turna (en tant que représentant de la demanderesse), qui avait lui aussi assisté à la rencontre. M. Turna a déclaré qu’au cours de cette rencontre, il avait téléchargé l’application de GLWiZ sur son téléphone et avait été choqué de découvrir que la plupart du contenu de la demanderesse y était offert. Il a déclaré avoir dit aux défenderesses qu’elles ne détenaient pas de licence à l’égard de ce contenu et leur avoir demandé de le retirer. Il a décrit cette découverte comme un [traduction] « moment décisif » de la rencontre, car la demanderesse n’avait pas l’intention de faire affaire avec une société qui diffusait ses émissions illégalement. Après la rencontre, M. Turna et ses collègues ont vérifié périodiquement si le contenu avait été retiré de GLWiZ, ce qui n’était pas le cas.

[63] Les parties conviennent qu’à aucun moment la demanderesse n’a autorisé les défenderesses à diffuser ou à mettre à la disposition du public le contenu de la demanderesse ni ne leur a concédé une licence pour le faire.

[64] Le 20 mars 2019, la demanderesse a envoyé aux défenderesses, par l’entremise de son avocat en Turquie, une mise en demeure [la mise en demeure de 2019]. Celle-ci indiquait notamment ce qui suit :

[traduction]

1. Il a été établi que vous annoncez et diffusez actuellement sans l’autorisation de notre client […] les séries télévisées de notre client énumérées ci-dessous, lesquelles sont protégées par le droit d’auteur conformément aux lois applicables.

« Annexe 1 : procuration notariée »

La présente mise en garde vise toutes les parties et sections des séries mentionnées ci-dessus ainsi que tous les liens connexes qui n’ont pas été consignés ci-dessus.

Price of Passion

Meryem

Sweet Revenge

Sunshine Girls

Crossroads

Flames of Desire

For my [sic] Son

Matter of Respect

War of the Roses

Love

Leaf Cast

Fatmagul

Kuzey Guney

Mercy

Les émissions et les séries télévisées de mon client sont répertoriées à l’annexe 2 (liste d’archives en PDF)

[Souligné dans l’original.]

[65] La lettre mentionnait expressément 14 des émissions en cause dans la présente instance. Les parties conviennent que ces 14 émissions étaient diffusées en continu sur demande sur GLWiZ au moment où la lettre a été envoyée. L’annexe 2 de la lettre était une liste d’environ 300 émissions appartenant à la demanderesse, rédigée en turc [la liste d’archives]. La liste d’archives comprenait quatre autres émissions en cause, à savoir Time Goes By, Waiting for the Sun, Forbidden Love et Secrets. Les parties conviennent qu’au moment de la rédaction de la mise en demeure de 2019, deux des émissions en cause – Love Trap et Ruthless City – n’avaient pas encore été lancées. Les deux autres émissions en cause – Lost City et Fallen Angel – n’étaient mentionnées ni dans le corps de la mise en demeure de 2019 ni dans la liste d’archives.

[66] Le 20 mars 2019, M. Reyhani a transmis la mise en demeure de 2019 avec la liste d’archives en pièce jointe à Arash Bafekr (qui occupait un poste de gestionnaire à GLWiZ Inc.) et à Javad Shahbazi (de Group of Gold Line Inc.) pour leur demander de retirer de GLWiZ les [traduction] « films énumérés ci-dessous ». D’après la preuve présentée par M. Bafekr, celui-ci a pris des mesures pour faire désactiver les émissions en cause.

[67] Dans un courriel daté du 25 mars 2019, M. Reyhani a informé la demanderesse que « GEM TV » avait fourni aux défenderesses les émissions en cause mentionnées dans la mise en demeure de 2019. Le courriel ne faisait aucune mention d’une licence concédée aux défenderesses par « GEM TV », ou par toute autre entité, pour l’utilisation de ces émissions.

[68] Dans un courriel daté du 27 mars 2019, l’avocat de la demanderesse a confirmé qu’il attendait [traduction] « le contrat de licence et les mises à jour ». Les défenderesses n’ont pas envoyé le contrat d’ACOL à l’avocat de la demanderesse.

[69] En juin 2019, Meryem Hürmüz, reconnue comme une experte en informatique, a produit un document en turc, dont le titre se traduit en français par « rapport d’expert » [le rapport d’expert de 2019]. Les détails du rapport d’expert de 2019 sont donnés plus loin, mais les parties conviennent que ce rapport indique que les émissions en cause suivantes étaient offertes sur GLWiZ : Forbidden Love, Time Goes By, Secrets, Waiting for the Sun et Fallen Angel. Toutefois, dans le rapport d’expert de 2019, l’auteure indique que, lorsqu’elle a tenté d’accéder aux émissions Forbidden Love et Time Goes By, elle a reçu un message d’erreur expliquant que le contenu n’était pas accessible [traduction] « pour des raisons temporaires ou permanentes ».

[70] Le 28 août 2019, la demanderesse a envoyé aux défenderesses une copie du rapport d’expert de 2019 (en turc seulement) en pièce jointe à une autre lettre de mise en garde faisant suite à la mise en demeure de 2019 [la mise en garde de 2019]. La demanderesse a affirmé que les défenderesses n’avaient pris aucune mesure en réponse à la mise en demeure de 2019.

[71] Le 29 août 2019, M. Reyhani a répondu à la mise en garde de 2019 en déclarant que les défenderesses avaient déjà retiré le contenu de la demanderesse, et il a demandé à l’avocat de la demanderesse de le confirmer. La demanderesse n’a pas répondu à ce courriel.

[72] Les défenderesses admettent qu’après la réponse de M. Reyhani à la mise en garde de 2019, elles ont effectivement mis certaines des émissions en cause à la disposition du public sur GLWiZ et ont continué à rediffuser la chaîne en direct en cause.

[73] En 2020, la demanderesse a retenu les services d’une firme d’enquête privée, Integra Investigation Services Ltd. [Integra]. Le 13 octobre 2020, Rachel Barker, enquêteuse, a acheté une boîte numérique de GLWiZ Inc. et s’est abonnée à GLWiZ le même jour. Comme il est indiqué dans un rapport d’Integra daté du 28 janvier 2021, Integra a reçu l’instruction de chercher certaines émissions (Leaf Cast, Time Goes By, War of the Roses, For My Son, Ruthless City et Love Trap) sur GLWiZ (via la boîte numérique, le site Web www.glwiz.com et l’application de bureau) et de voir s’il était possible de les visionner. Mme Barker a cherché et trouvé les émissions en cause, les a sauvegardées dans ses favoris, puis a pris des vidéos et des captures d’écran d’un échantillon du contenu et a préparé le rapport du 28 janvier 2021. Mme Barker a confirmé (et les défenderesses ont convenu) qu’en janvier 2021, des versions doublées ou traduites des épisodes des six émissions susmentionnées étaient accessibles sur GLWiZ.

[74] Le 3 février 2021, la demanderesse a intenté la présente action contre les défenderesses. Par la suite, les défenderesses ont cessé de diffuser en continu la chaîne en direct en cause et d’utiliser les émissions en cause.

I. L’admission de violation du droit d’auteur par les défenderesses

[75] L’instruction de la présente action devait initialement commencer en novembre 2024. À l’époque, la violation du droit d’auteur était une question litigieuse et les défenderesses faisaient valoir qu’un ancien employé de la demanderesse nommé Suleyman Sarılar leur avait concédé une licence verbale à l’égard des émissions et de la chaîne en direct en cause. Le procès a été reporté à février 2025 en raison de la maladie grave du représentant donneur d’instructions des défenderesses.

[76] Au début de janvier, les défenderesses ont fait savoir qu’elles ne contestaient plus les allégations de violation du droit d’auteur, qu’elles n’affirmaient plus que la demanderesse leur avait concédé une licence et qu’elles ne citeraient pas M. Sarılar à comparaître. Les défenderesses ont plutôt indiqué qu’elles avaient cru raisonnablement, mais à tort, qu’elles étaient autorisées à utiliser les émissions en cause en vertu de leur entente avec GEM Media. Par conséquent, toutes les questions liées à la violation du droit d’auteur n’étaient plus en litige et l’exposé conjoint des faits modifié a été préparé de façon à tenir compte de cette concession. Les défenderesses ont confirmé d’autres concessions au cours de leur plaidoirie finale.

[77] Les défenderesses admettent que, pendant la période pertinente, soit de février 2018 à février 2021 [la période pertinente], les 2 974 épisodes des émissions en cause ont été, à un moment donné, offerts sur demande sur GLWiZ, mais que tous les épisodes n’étaient pas offerts en tout temps au cours de cette période. Les défenderesses admettent qu’elles ont copié et stocké sur leurs serveurs les versions doublées ou traduites en farsi des émissions qu’elles avaient obtenues à partir des signaux satellites de GEM Media ou GEM Music et qu’elles les ont mises à la disposition de leurs abonnés sur demande.

[78] Les défenderesses admettent également que, pendant toute la période pertinente, elles ont rediffusé simultanément, c’est-à-dire en même temps que la demanderesse la diffusait, la chaîne en direct en cause, 24 heures par jour, 7 jours par semaine, dans la langue d’origine turque. Les défenderesses n’allèguent pas qu’elles croyaient que GEM Media avait autorisé la rediffusion de la chaîne en direct ou leur avait concédé une licence pour le faire.

[79] Le tableau suivant indique le nombre de sessions et d’heures pendant lesquelles les abonnés des défenderesses ont visionné le contenu de la demanderesse sur GLWiZ au cours de la période pertinente (ainsi qu’avant et après, puisque les défenderesses admettent que le contenu de la demanderesse a été ajouté à GLWiZ à compter de 2014). Cependant, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si les données se rapportent au visionnement sur demande des émissions et de la chaîne en direct en cause ou des émissions seulement. Les défenderesses font valoir que les données se rapportent aux émissions et à la chaîne en direct, et la demanderesse fait valoir qu’elles se rapportent seulement aux émissions.

Kanal D

Date de début

Date de fin

Nombre de sessions

Nombre d’heures

Pourcentage d’heures

1/15/2014

12/31/2014

113 539

59 927,76

0,10

1/1/2015

12/31/2015

281 090

136 455,50

0,15

1/1/2016

12/31/2016

678 469

323 547,53

0,31

1/1/2017

12/31/2017

714 291

375 345,39

0,37

1/1/2018

12/31/2018

731 785

332 896,85

0,31

1/1/2019

12/31/2019

559 418

345 280,04

0,25

1/1/2020

12/31/2020

474 382

320 076,84

0,21

1/1/2021

12/29/2021

12 345

10 354,56

0,01

1/1/2022

7/12/2022

0

0

0

TOTAL

 

3 565 319

1 903 884,46

0,21

[80] Les parties s’entendent pour dire que les actes des défenderesses contreviennent à de nombreuses dispositions de la Loi sur le droit d’auteur. Plus particulièrement :

  1. Les défenderesses ont violé le droit d’auteur de la demanderesse sur chacune des 2 974 œuvres que sont les émissions en cause en les copiant, en les téléchargeant, en les téléversant et en les mettant à la disposition du public sur GLWiZ, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 2.4(1.1), 3(1)a), 3(1)f) et 27(1)).

  2. Les défenderesses ont autorisé la communication et la violation du droit d’auteur de la demanderesse sur les émissions en cause et ont incité les utilisateurs de GLWiZ à violer le droit d’auteur sur celles-ci.

  3. Les défenderesses ont mis en circulation des copies des émissions en cause de façon à porter préjudice à la demanderesse, la titulaire du droit d’auteur, alors qu’elles savaient ou auraient dû savoir que ces actes constituaient une violation du droit d’auteur, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 27(2)b)).

  4. Les défenderesses ont mis en circulation, mis ou offert en vente ou en location, ou exposé en public, dans un but commercial, des copies des émissions en cause alors qu’elles savaient ou auraient dû savoir que ces actes constituaient une violation du droit d’auteur, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 27(2)c)).

  5. Les défenderesses ont eu en leur possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas 27(2)b) et 27(2)c) de la Loi sur le droit d’auteur, des copies des émissions en cause alors qu’elles savaient ou auraient dû savoir que ces actes constituaient une violation du droit d’auteur, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 27(2)d)).

  6. Les défenderesses ont violé le droit d’auteur de la demanderesse à l’égard du signal de communication de la chaîne en direct en cause en le retransmettant et en le rediffusant au public simultanément à son émission par la demanderesse, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 21(1)).

[81] Sur consentement des parties, un jugement déclaratoire reflétant ce qui précède et portant que la demanderesse est titulaire du droit d’auteur sur les 2 974 épisodes des émissions en cause sera rendu.

II. Les témoins

[82] La demanderesse a cité six témoins à comparaître et les défenderesses en ont cité cinq. Aucun témoin expert n’a été cité à comparaître.

[83] Les défenderesses n’ont contesté ni la crédibilité des témoins de la demanderesse ni la fiabilité de leur témoignage.

[84] Je conclus que tous les témoins de la demanderesse sont crédibles et que leur témoignage est fiable.

[85] Dans ses observations écrites, la demanderesse a contesté la crédibilité de certains témoins des défenderesses ainsi que la fiabilité de leur témoignage, et elle a exhorté la Cour à pencher en faveur de ses témoins en cas de divergence entre les témoignages au procès. Les défenderesses n’ont pas répondu à ces critiques dans leurs observations écrites et, malgré mon invitation à le faire, elles n’en ont pas non plus traité dans leur plaidoirie finale.

[86] Les critiques précises formulées par la demanderesse et mes conclusions à l’égard de chaque témoin sont exposées plus loin.

[87] La demanderesse a également formulé une critique générale à l’endroit des défenderesses et de leurs cadres supérieurs (M. Moeini, M. Reyhani et Shala Yazdani) fondée sur la conclusion de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] selon laquelle Gold Line avait faussement déclaré plus de 320 millions de dollars en « transactions fictives » et avait présenté de fausses factures afin d’obtenir des dizaines de millions de dollars en crédits d’impôt injustifiés [le différend avec l’ARC]. La demanderesse affirme que ces actes des défenderesses, qui impliquent leurs cadres supérieurs, minent l’intégrité, l’honnêteté, la crédibilité et la fiabilité des défenderesses de façon générale et, par extension, de ces témoins en particulier. La demanderesse affirme que la Cour devrait, pour cette raison, réfléchir avant de retenir les témoignages de ces témoins, particulièrement lorsqu’ils diffèrent de ceux des témoins de la demanderesse et lorsqu’ils sont incompatibles avec la preuve documentaire.

[88] Comme je l’explique plus en détail plus loin, l’admissibilité de la preuve liée au différend avec l’ARC a été contestée. Au cours du procès, j’ai admis en preuve une lettre datée du 21 janvier 2021 de l’ARC adressée à Mme Yazdani. Pour les motifs exposés plus loin, je n’accorde aucun poids à cette lettre, et j’estime que le reste de la preuve relative au différend avec l’ARC est inadmissible. Par conséquent, je refuse de tirer une conclusion globale concernant la crédibilité des témoins des défenderesses ou la fiabilité de leurs témoignages en me fondant sur le différend avec l’ARC.

A. Les témoins de fait de la demanderesse

(1) Duygu Bayam

[89] Me Bayam, avocate en Turquie, s’est jointe à DM, la société mère de la demanderesse, en mai 2019 à titre de directrice des affaires commerciales et juridiques. Elle s’occupe également de l’octroi de licences à l’égard du contenu de la demanderesse.

[90] Me Bayam a témoigné sur les sujets suivants : a) les pratiques commerciales générales de la demanderesse en matière d’octroi de licences à l’égard de son contenu; b) la propriété relative aux émissions de la demanderesse et les ententes de production qui y sont liées; c) les coûts liés à la création d’un épisode des émissions en cause au cours de la période pertinente et la façon dont ces coûts sont recouvrés grâce aux revenus de publicité et de licence; d) l’octroi de licences pour le doublage ou la traduction des émissions en cause dans plus de vingt langues; e) l’absence d’une licence concédée par la demanderesse ou d’une sous-licence concédée par GEM Media autorisant les défenderesses à utiliser les émissions; f) la nature des documents judiciaires turcs (tels qu’ils sont définis plus bas), la manière dont ils ont été obtenus et ce qu’ils contiennent; g) la mise en demeure de 2019 et la mise en garde de 2019 envoyées aux défenderesses, ainsi que leurs réponses; h) l’échange de courriels d’avril 2012 avec Ava; i) les tentatives infructueuses de la demanderesse de faire exécuter le jugement contre GEM Music.

(2) Rachel Barker

[91] Comme je le mentionne plus haut, Mme Barker est détective privée pour Integra. La demanderesse a retenu les services d’Integra pour enquêter sur les activités commerciales des défenderesses et, en particulier, sur GLWiZ.

[92] Dans son témoignage, Mme Barker a déclaré ce qui suit : a) elle a acheté une boîte numérique de GLWiZ Inc. et elle s’est abonnée à GLWiZ le 13 octobre 2020; b) elle a personnellement cherché et trouvé sur GLWiZ les émissions Leaf Cast, Time Goes By, War of the Roses, For My Son, Ruthless City et Love Trap (les seules émissions en cause visées par le mandat qui lui avait été confié), elle les a sauvegardées dans ses favoris à la fois dans la boîte numérique et sur la plateforme Web et, en janvier 2021, elle a pris des vidéos et des captures d’écran d’échantillons du contenu, qui ont été déposées en preuve; c) en janvier 2021, les versions doublées ou traduites des épisodes des six émissions susmentionnées étaient offertes sur GLWiZ; d) elle a également consulté le site Web de « GEM TV » et a pris des vidéos d’elle en train de regarder les émissions en cause sur cette plateforme, vidéos qui ont été déposées en preuve.

(3) Elif Tatoğlu

[93] Mme Tatoğlu est la directrice des ventes et de la distribution internationale de la demanderesse. Dans ce rôle (qu’elle occupe depuis mars 2024), elle est notamment chargée de la distribution internationale, ce qui comprend la négociation et la renégociation de contrats, dont les contrats de licence. Elle a des responsabilités similaires en lien avec des sociétés liées, ce qui comprend la négociation et la renégociation de contrats, dont les contrats de licence, pour des chaînes comme CNN Turk, TV2 et des chaînes musicales. Dans le cadre de ses emplois antérieurs à TRT et Türk Telekom, elle a acquis de l’expérience dans la négociation de contrats de licence, notamment avec la demanderesse pour l’utilisation de son contenu.

[94] Elle a déclaré que les émissions en cause étaient parmi les plus populaires du catalogue de plus de cent émissions de la demanderesse et que certaines des émissions en cause (comme Time Goes By, Price of Passion, Ruthless City et Love Trap) sont considérées comme des émissions intemporelles (comme la série télévisée Friends), en ce sens qu’elles se vendent encore très bien et qu’elles ne se démodent pas.

[95] Elle a déclaré que la demanderesse avait autorisé des tiers à doubler ou à traduire son contenu dans une vingtaine de langues, notamment l’espagnol, l’arabe, l’ourdou, le portugais, le français, le roumain, le serbe et le hongrois. Sauf pour une partie du contenu en espagnol, c’est généralement le titulaire de la licence qui paye pour le doublage ou la traduction des émissions, et ces coûts sont en sus des droits de licence exigés par la demanderesse pour les émissions en cause.

[96] En ce qui concerne la programmation en persan, elle a déclaré qu’en 2018, la demanderesse n’offrait pas ses émissions en farsi (si l’on fait abstraction de la conduite de GEM Media et des défenderesses). Cette situation a changé en 2020, lorsque la demanderesse a conclu un partenariat avec un tiers afin de doubler tous les épisodes des 22 émissions en cause en farsi, de les mettre gratuitement à la disposition du public sur YouTube et de les monnayer au moyen des revenus publicitaires (partagés avec le tiers). En tant que responsable de la chaîne YouTube de la demanderesse, Mme Tatoğlu a déclaré que la demanderesse avait été motivée à conclure cet arrangement permettant le visionnement gratuit des épisodes sur YouTube parce que les épisodes, étant accessibles sur GLWiZ, avaient perdu leur valeur à titre d’émissions de première diffusion pour le public parlant le farsi à l’extérieur de l’Iran. Elle a affirmé que les activités de « GEM » et des défenderesses avaient ainsi eu une incidence sur les revenus que la demanderesse pouvait tirer de ce contenu.

[97] Mme Tatoğlu a déclaré que la demanderesse tirait des revenus annuels d’environ ||||||||| ||||||||| de sa chaîne YouTube pour l’ensemble de son contenu de bibliothèque (son contenu plus ancien). Les revenus générés par la chaîne YouTube dépendent de l’emplacement de l’utilisateur. Les revenus publicitaires sont basés sur le coût par minute, lequel est plus élevé dans des marchés comme le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni. Le fait qu’il y a un plus grand nombre d’utilisateurs dans ces marchés aurait augmenté les revenus gagnés par la demanderesse. Selon Mme Tatoğlu, n’eût été la conduite des défenderesses, la demanderesse aurait été en mesure de tirer davantage de revenus de la chaîne YouTube. Si les locuteurs du farsi n’avaient pas déjà été exposés aux émissions en cause en farsi, la chaîne YouTube de la demanderesse aurait été visionnée davantage, ce qui aurait généré des revenus plus élevés.

[98] Certes, la demanderesse n’a jamais traduit ou mis à la disposition du public les émissions en cause en farsi (sauf sur YouTube). Par contre, selon Mme Tatoğlu, la demanderesse offre un service en espagnol qui connaît du succès : elle exploite une chaîne de télévision hispanophone payante où elle diffuse des versions doublées de son contenu, ainsi qu’une application Kanal D en espagnol offerte sur abonnement. Le contenu en espagnol est également diffusé sur Euro D, le réseau international de la chaîne en direct en cause exploité en dehors de la Turquie, et sur D‑Smart, un service de télévision payante exploité par DM en Turquie.

[99] Mme Tatoğlu a également témoigné au sujet des revenus de la demanderesse tirés des licences de télédiffusion à l’international (en dehors de la Turquie) pour l’ensemble de son catalogue. Au cours de la période pertinente, les revenus totaux étaient les suivants :

  • 2018 – ||||||||||||||||||||||||||||||||||

  • 2019 – ||||||||||||||||||||||||||||||

  • 2020 – ||||||||||||||||||||||||||||||||||

  • 2021 – ||||||||||||||||||||||||||||||||||

[100] Mme Tatoğlu a déclaré qu’aucune part des revenus tirés des licences ne provenait du marché canadien, mais qu’une certaine part de ces revenus provenait du marché américain.

[101] Mme Tatoğlu a présenté un tableau Excel (pièce 126) dans lequel sont consignés des renseignements sur chacune des licences de télédiffusion concédées à l’international pour les années 2018 à 2021, dont le nom de l’émission en cause, le nom du client (qui révèle le territoire visé par la licence), les droits payés pour la licence et le nombre d’épisodes que contient l’émission en cause visée par la licence. À partir de ce tableau, il est possible de déterminer les droits de licence facturés par épisode pour chacune des émissions en cause, à chacun des clients de la demanderesse, au cours de la période pertinente.

[102] En ce qui concerne les droits de licence par épisode, Mme Tatoğlu a déclaré qu’ils dépendent des éléments suivants : la question de savoir s’il s’agit d’épisodes en première diffusion ou en rediffusion, le territoire visé par la licence, la langue des émissions visées par la licence, la relation entre la demanderesse et le client, le volume d’affaires (passé et actuel) avec ce client et la concurrence sur le marché. Le tableau Excel révèle que les droits par épisode varient selon le territoire, le client, la durée et l’émission. Mme Tatoğlu a déclaré que des droits de |||||||| |||||||| ou ||||| ||||| par épisode étaient relativement courants. Bien que les droits par épisode soient moins élevés dans certains pays, elle a expliqué que, puisqu’il s’agit de productions de grande qualité, même dans les petits marchés, il y a toujours une valeur minimale et qu’elle ne concéderait aucune licence pour la modique somme de 100 $ US par épisode. Elle a affirmé n’être au courant d’aucune licence concédée à l’égard des émissions en cause dont les droits par épisode ne s’élèveraient qu’à quelques centaines de dollars.

[103] Mme Tatoğlu a affirmé qu’à l’exception des activités sur la chaîne YouTube, les licences sont limitées géographiquement à un seul pays et ne confèrent aucun droit de distribution mondiale en ligne.

[104] Elle a déclaré que, si on lui avait demandé de concéder une licence mondiale à l’égard des 22 émissions en cause en farsi, elle aurait probablement refusé, car cela n’aurait [traduction] « pas de sens ». Si toutefois elle avait décidé d’octroyer une telle licence, elle ne l’aurait jamais fait pour moins de 10 000 $ US par épisode.

[105] En ce qui concerne le préjudice ou les dommages causés à la demanderesse par la conduite des défenderesses, Mme Tatoğlu a déclaré que la demanderesse avait subi un préjudice en raison de la perte de revenus provenant des droits de licence qui auraient dû être payés par les défenderesses, qu’elle évalue à au moins de 10 000 $ US par épisode pour chaque émission en cause. Elle a également déclaré que la demanderesse avait subi un préjudice en raison de la perte de contrôle sur son contenu. Selon elle, une fois qu’une émission est offerte sur une plateforme, elle est sujette au piratage. Si la demanderesse ne sait pas où son contenu est diffusé, elle n’est pas en mesure de vérifier raisonnablement si celui-ci est piraté.

(4) Selim Turkmen

[106] M. Turkmen a travaillé pour la demanderesse d’avril 2016 à février 2024, période pendant laquelle il a occupé les postes de gestionnaire des ventes de contenu à l’étranger, puis de directeur des ventes et de la distribution de contenu et, enfin, de directeur des ventes à l’étranger. Il était principalement chargé de monnayer le contenu par le biais des ventes et de la distribution à l’étranger. Pendant toute la période pertinente, il a participé régulièrement à la négociation de contrats de licence sur le contenu de la demanderesse.

[107] En ce qui concerne les émissions en cause, M. Turkmen a déclaré que, pendant la période pertinente, elles étaient de loin les plus populaires, non seulement parmi la programmation de la demanderesse, mais aussi parmi celle de toute la Turquie. Ce sont ces émissions qui ont donné le coup d’envoi à la distribution de séries dramatiques turques dans le monde entier. L’affidavit souscrit par M. Turkmen dans le cadre de la requête en jugement sommaire contre GEM Music a été mis en preuve, et M. Turkmen a confirmé l’exactitude de la description des 22 émissions qui y est donnée. Il a également mis en preuve des extraits vidéo de chacune des 22 émissions en cause, qu’il avait enregistrées à partir de la chaîne en direct de la demanderesse. Il a également témoigné au sujet des nombreux prix nationaux et internationaux que les émissions en cause ont remportés.

[108] M. Turkmen a déclaré qu’en 2018, la demanderesse télédiffusait et diffusait en continu du contenu en turc et en espagnol seulement, le contenu en espagnol étant diffusé sur un réseau appelé Kanal D Drama, exploité avec un partenaire tiers. Selon lui, la demanderesse avait songé à étendre le modèle du service en espagnol à d’autres langues, mais, dans le cas du farsi, le problème était que GEM Media et les défenderesses avaient déjà créé une plateforme. Il a affirmé que la demanderesse savait que le rendement du capital investi à l’égard du Kanal D en farsi serait faible parce que Gem Media et les défenderesses avaient déjà exposé un si grand nombre de téléspectateurs aux émissions en cause que celles-ci avaient perdu de leur valeur.

[109] Bien qu’il n’ait pas participé à la rencontre de novembre 2017 entre les défenderesses et la demanderesse, M. Turkmen a affirmé qu’il savait qu’aucune entente commerciale n’avait été conclue à la suite de cette rencontre. De plus, il a confirmé au moyen de la base de données de la demanderesse qu’aucun contrat n’avait jamais été conclu avec les défenderesses.

[110] M. Turkmen a déclaré que les droits de licence à l’égard des émissions en cause varient en fonction du degré de popularité du contenu visé par la licence, de l’âge du contenu (généralement, plus le contenu est récent, plus les droits de licence sont élevés), de la durée de la licence, du nombre de diffusions (c’est-à-dire le nombre de fois que le contenu peut être diffusé), de la langue de l’émission, du pouvoir économique du pays ou de l’auditoire, de la taille du marché publicitaire, du classement du client et de l’utilisation que le client prévoit faire du contenu. Outre les droits de licence, la demanderesse reçoit, dans certains cas, une part des revenus publicitaires tirés par le client. En ce qui concerne la fourchette des droits de licence par épisode exigés par la demanderesse, M. Turkmen a expliqué que les droits les plus bas, soit ||||| |||||, sont généralement demandés dans les pays africains et que les droits les plus élevés, soit ||||||||| |||||||||, sont demandés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||. Dans les autres cas, les droits de licence se situent quelque part entre les deux, par exemple ||||| ||||| pour les licences en Espagne et entre |||||||| |||||||| et |||||||| |||||||| pour les licences en espagnol aux États-Unis.

[111] M. Turkmen a déclaré que la demanderesse n’a jamais conclu d’accord (du moins pendant qu’il travaillait pour l’entreprise) qui aurait permis à qui que ce soit de télédiffuser ou de diffuser en continu le contenu de la demanderesse dans le monde entier, abstraction faite de la chaîne YouTube. Selon lui, la demanderesse n’aurait jamais envisagé de concéder une telle licence, car cela aurait pu entraîner des problèmes de contrôle, en ce sens que le fait de donner à une autre entité une si grande partie de son contenu pourrait, à un moment donné, porter atteinte à la distribution du contenu par la demanderesse elle-même. Le coût d’une telle licence serait également très élevé, de sorte que très peu de clients dans le monde pourraient se la permettre, et ces clients devraient payer pour le doublage ou la traduction en plus de la licence, ce qui augmenterait le coût.

[112] M. Turkmen a affirmé que, si les défenderesses avaient demandé à la demanderesse une licence mondiale les autorisant à utiliser les émissions en cause sur GLWiZ pendant la période pertinente, les droits de licence par épisode auraient été d’environ 10 000 $ US ou plus, et qu’il aurait également demandé (au nom de la demanderesse) une part des revenus publicitaires des défenderesses. En ce qui concerne la chaîne en direct en cause, il était d’avis que la demanderesse n’aurait pas accordé de licence aux défenderesses pour la rediffuser en dehors de la Turquie, car la demanderesse ne concédait pas ce type de licence. Une telle licence aurait nui à la chaîne Euro D de la demanderesse. De plus, la demanderesse n’a pas le droit de diffuser en dehors de la Turquie une partie du contenu appartenant à des tiers et diffusé sur sa chaîne en direct.

[113] M. Turkmen a témoigné au sujet des licences accordées par la demanderesse à GEM Media. Il a expliqué qu’en vertu de ces licences, GEM Media était autorisée à diffuser en clair (et non sur demande) diverses émissions en farsi, en Iran seulement, et que GEM Media assumait les coûts associés au doublage ou à la traduction des émissions. Toutes les licences étaient expirées au moment où la période pertinente a débuté. GEM Media n’a jamais été autorisée à rediffuser la chaîne en direct en cause. M. Turkmen a confirmé en contre-interrogatoire que GEM Media avait payé des droits de licence pour les versions longues des épisodes destinées à la Turquie (et non pour les épisodes courts destinés au marché international). Il a également affirmé que, depuis l’époque où les licences avaient été concédées à GEM Media, les droits de licence par épisode ont considérablement augmenté.

[114] M. Turkmen était d’avis que, parce que la demanderesse avait déjà eu une relation d’affaires avec GEM Media, lorsqu’elle a découvert que GEM Media utilisait son contenu sans autorisation, elle espérait pouvoir régler le problème de façon diplomatique. Toutefois, après le décès de M. Karimian et le déménagement de GEM Media en dehors de la Turquie, la demanderesse n’a pas été en mesure de joindre GEM Media. M. Turkmen a déclaré dans son témoignage qu’il était allé sur GLWiZ et qu’il avait vu les émissions en cause, mais avec des publicités en farsi au lieu de celles de la demanderesse en turc.

[115] M. Turkmen a témoigné au sujet du préjudice que la demanderesse a, selon lui, subi en raison de la conduite des défenderesses. Premièrement, il a affirmé que la demanderesse a subi un préjudice en raison de la perte de la possibilité de faire ce que les défenderesses ont fait, c’est-à-dire exploiter un service spécialisé en farsi comme elle le fait pour son contenu en espagnol. Il a souligné que si la demanderesse avait été en mesure d’offrir un service spécialisé en farsi, elle aurait facturé plus que ce que les défenderesses demandaient parce que ces dernières ne maximisaient pas la valeur du contenu.

[116] Deuxièmement, il a affirmé que la demanderesse a subi un préjudice en raison de la perte continue de contrôle sur son contenu, qui fait en sorte qu’il lui est difficile d’offrir des contrats de licence exclusive dans certains territoires, puisqu’il se peut que les défenderesses y exercent leurs activités sans autorisation.

[117] M. Turkmen a déclaré que les défenderesses avaient causé un préjudice à la demanderesse en réduisant les revenus que cette dernière était en mesure de tirer de sa chaîne YouTube, car la demande pour le contenu (et donc les revenus publicitaires) était plus faible étant donné que les défenderesses avaient déjà diffusé le contenu des milliers de fois sur GLWiZ.

[118] M. Turkmen a également témoigné au sujet d’un certain nombre de vidéos et de captures d’écran de GLWiZ qu’il avait prises le 11 novembre 2023. Ces vidéos et captures d’écran font l’objet d’un examen plus détaillé ci-dessous.

[119] Enfin, M. Turkmen a témoigné au sujet de la durée des épisodes des émissions en cause et de la question de savoir comment elle avait été réduite au fil du temps et qui s’en était chargé.

(5) Müge Akar

[120] Mme Akar est la responsable des ventes au département de distribution de contenu d’ATV, un télédiffuseur en Turquie exploitant une chaîne de télévision en clair classée parmi les cinq premières au pays. ATV produit également des séries télévisées, des talk-shows, des bulletins d’informations et d’autres émissions.

[121] Mme Akar a déclaré qu’en 2022, un groupe de clients l’avait informée que la chaîne et les émissions d’ATV étaient diffusées sur GLWiZ en farsi. Le service juridique d’ATV a donc envoyé un avis de violation du droit d’auteur aux défenderesses, après quoi la chaîne et les émissions d’ATV ont été retirées de GLWiZ.

(6) Ceyda Görür

[122] Mme Görür travaille pour la demanderesse ainsi que pour la société mère, DM, à titre de responsable des acquisitions et de la distribution de contenu. La majeure partie de ses fonctions sont liées à la concession de licences de contenu. Elle cumule plus de 25 ans d’expérience dans le domaine de la concession de licences (notamment à l’égard de séries dramatiques turques), expérience qu’elle a acquise dans le cadre de son emploi actuel et de ses emplois antérieurs à Walt Disney Company, D‑Smart et Digiturk. Elle a participé à la négociation et à la rédaction d’environ 5 000 licences.

[123] Dans son témoignage, Mme Görür a déclaré ce qui suit : a) les séries dramatiques turques sont les troisièmes émissions exportées les plus populaires au monde, derrière celles des États‑Unis et du Royaume‑Uni, et la chaîne en direct de la demanderesse se classe au troisième rang parmi environ 600 chaînes en Turquie; b) la chaîne en direct de la demanderesse n’est diffusée qu’en Turquie en raison des limites territoriales associées aux droits de diffusion du contenu de tiers sur la chaîne; c) la demanderesse possède les droits internationaux sur les émissions en cause; d) pendant la période pertinente, le coût de création d’un seul épisode d’une des émissions en cause était de ||||||||| ||||||||| à |||||||||| ||||||||||

[124] En ce qui concerne la durée de chaque épisode des émissions en cause, Mme Görür a déclaré dans son témoignage que les épisodes duraient initialement environ 80 à 90 minutes, mais que la demanderesse avait ensuite commencé à présenter des épisodes plus longs, de 125 à 150 minutes chacun. La demanderesse, étant d’avis que le marché international voulait des épisodes plus courts, avait par la suite coupé les épisodes existants en versions plus courtes (d’environ 45 minutes) dans le but de concéder des licences en dehors de la Turquie. Elle a expliqué qu’en 2015, c’est la demanderesse qui coupait les épisodes (et non le producteur des émissions en cause ou le titulaire de la licence) de manière à ce que la demanderesse (i) puisse exercer un contrôle éditorial et s’assurer que les scènes étaient coupées au bon endroit et (ii) puisse s’assurer que les épisodes se suivent lorsqu’ils étaient placés dans les archives (par exemple, un épisode de 150 minutes était coupé en trois épisodes de 50 minutes) et puisse contrôler l’attribution des numéros d’épisode.

[125] En ce qui concerne la concession de licences en dehors de la Turquie (qui, pendant la période pertinente, visaient les épisodes courts), Mme Görür a déclaré que la demanderesse procède soit par forfait, soit individuellement. Les droits de licence varient en fonction des revenus de la chaîne qui demande la licence (si elle peut se permettre de payer plus, elle est facturée plus cher), de la taille du marché, du nombre de territoires pour lesquels la licence est demandée (la demanderesse facture plus cher si le contenu visé par la licence est utilisé dans plusieurs pays), la taille du marché publicitaire sur le territoire, le pouvoir d’achat sur le territoire, la durée de la licence, le nombre de diffusions de l’émission et l’âge du contenu (une première diffusion a toujours plus de valeur).

[126] Mme Görür a déclaré qu’à sa connaissance, la demanderesse n’avait jamais concédé de licence mondiale à l’égard de son contenu et qu’elle n’envisagerait pas de concéder ce type de licence, puisque la demanderesse ne serait pas mesure de s’assurer de tirer le profit maximal de la valeur du contenu dans chaque pays.

[127] Mme Görür a également témoigné au sujet du préjudice que la demanderesse aurait selon elle subi en raison de la conduite des défenderesses. En ce qui concerne la chaîne en direct en cause, elle était d’avis que la conduite des défenderesses avait mené la demanderesse à manquer à ses obligations contractuelles envers les tiers fournisseurs de contenu.

[128] Pour ce qui est des émissions en cause, Mme Görür a indiqué que, lorsqu’un contenu est nouveau et inédit, la demanderesse s’assure de tirer profit de sa valeur à titre d’émission de première diffusion dans chaque territoire. Après le premier cycle de vente, il y a d’autres occasions comme la télévision payante et la télévision gratuite. Après environ trois à cinq ans, le contenu devient ce qu’on appelle du « contenu de bibliothèque ». Ce dernier a toujours une certaine valeur pour la demanderesse, mais elle est moindre. Mme Görür a déclaré dans son témoignage que la conduite des défenderesses avait fait en sorte que les 22 émissions en cause étaient devenues du contenu de bibliothèque.

[129] Mme Görür a déclaré que la demanderesse aurait pu tirer davantage profit de ce contenu si GLWiZ n’avait pas comblé le marché. Comme les défenderesses avaient déjà diffusé les émissions en cause, ces dernières ont perdu leur valeur à titre d’émissions de première diffusion en farsi. Mme Görür a affirmé que, si les défenderesses s’étaient adressées directement à la demanderesse pour obtenir une licence qui leur aurait permis d’exercer leurs activités en lien avec les émissions en cause, la demanderesse n’aurait pas négocié une licence mondiale. Toutefois, si elle avait dû le faire, la demanderesse aurait demandé un montant minimum garanti de 10 000 $ US par épisode, plus le partage des revenus publicitaires pour une période d’un ou deux ans seulement, après quoi l’entente aurait été réexaminée. Puisque les émissions en cause auraient été offertes dans de nombreux pays et que les publicités sont vendues séparément dans chaque pays, les possibilités de revenus publicitaires auraient été plus grandes.

[130] Mme Görür a également indiqué qu’en raison de la conduite des défenderesses, la demanderesse a perdu la possibilité de créer un service en farsi semblable à son service en espagnol.

[131] Mme Görür a indiqué qu’elle s’était rendue sur le site Web de GLWiZ Inc. en novembre ou en décembre 2023 et qu’elle y avait vu du contenu de DM, notamment des chaînes musicales, CNN Turk et diverses stations de radio. Elle a déclaré que les défenderesses n’avaient pas le droit de diffuser en continu ou de télédiffuser quelque contenu que ce soit lié à CNN Turk ou aux stations de radio. En contre-interrogatoire, Mme Görür a confirmé qu’elle n’avait pas effacé les témoins de son navigateur avant d’accéder au site Web de GLWiZ Inc.

B. Les témoins de fait des défenderesses

(1) Shawn Reyhani

[132] M. Reyhani est vice-président de Group of Gold Line Inc., vice-président à l’exploitation de GLWiZ Inc. et vice-président à l’exploitation d’Ava. Il travaille pour ces différentes sociétés depuis plus de 23 ans.

[133] Il a témoigné sur les sujets suivants : a) la genèse de Gold Line et ses divers secteurs d’activité et partenaires commerciaux; b) la relation entre GLWiZ Inc. et Gold Line, et leurs rôles respectifs à l’égard de GLWiZ; c) le rôle d’Ava à l’égard de GLWiZ, qui comprend la négociation de contrats relatifs au contenu; d) l’entente de services entre Ava et Gold Line en lien avec GLWiZ; e) les différentes façons dont les utilisateurs peuvent accéder à GLWiZ; f) les frais d’abonnement, ainsi que le nombre d’abonnés payants et leur emplacement (50 à 60 % d’entre eux se trouvent en Amérique du Nord, 10 à 12 % en Australie, 20 à 25 % en Europe et le reste en Malaisie et à Singapour); g) la taille et l’emplacement du public cible de GLWiZ pour le contenu en farsi; h) le type de contenu offert en diffusion en continu sur GLWiZ (notamment 300 à 400 chaînes en direct, 1 000 différentes séries et environ 3 000 films); i) le service de rediffusion sur demande dans les 72 heures offert pour certaines chaînes; j) le nombre de sessions et d’heures pendant lesquelles les téléspectateurs ont regardé les émissions et la chaîne en direct en cause pendant la période pertinente (comme l’indique la pièce 151 au paragraphe 80); k) les données sur les ventes liées à GLWiZ pendant la période pertinente; l) les actes de procédure déposés dans le cadre de l’action intentée par GEM Music contre les défenderesses, M. Reyhani et d’autres; m) le fait que seuls les abonnés payants ont accès aux émissions en cause de la demanderesse sur la partie de GLWiZ sur laquelle est offert le visionnement sur demande.

[134] M. Reyhani a déclaré que la plupart des contrats qu’Ava conclut pour la diffusion de chaînes en direct ne sont pas écrits, car la majorité de ses partenaires propriétaires de ces chaînes n’exigent pas de paiement de la part d’Ava pour la rediffusion de leurs chaînes (comme BBC Persia, Voice of America, Iran International et UNews). Il a déclaré que les propriétaires de ces chaînes tirent leurs revenus principalement de la publicité et qu’en permettant la diffusion sur GLWiZ, ils sont susceptibles de gagner des revenus publicitaires supplémentaires. Il a estimé qu’Ava détenait environ 293 ou 294 licences verbales et sept ou huit licences écrites pour des chaînes en direct. Selon lui, Ava paye des licences à l’égard de certaines chaînes en direct, dont les droits se situent entre 5 000 $ US et 12 000 $ US par mois.

[135] M. Reyhani a déclaré que les contrats de licence que conclut Ava visent généralement l’ensemble de la bibliothèque de contenu ou des chaînes de l’entité. Ava ne sait pas nécessairement qui est le véritable propriétaire du contenu diffusé sur les chaînes et il lui serait impossible de le savoir, car il s’agit d’un [traduction] « secret commercial ». Il a déclaré que, pour [traduction] « certaines des bonnes émissions, ils ne veulent pas que quiconque sache qui est le [propriétaire] ». Ainsi, il s’assure que tout contrat comporte une clause selon laquelle le fournisseur de contenu est responsable du contenu.

[136] M. Reyhani a témoigné au sujet de la politique générale des défenderesses en matière de traitement des plaintes et de retrait de contenu. Dès la réception d’une plainte, il la transmet à l’équipe responsable des TI pour que l’émission en question soit retirée. Par la suite, une enquête est menée pour déterminer si la plainte est fondée. M. Reyhani a affirmé que les défenderesses ont reçu des centaines de « fausses plaintes » (principalement de la part de concurrents) et de plaintes erronées. Selon M. Reyhani, lorsqu’ils enquêtent sur une plainte, les membres de son équipe cherchent les émissions dans la base de données IMDb pour en obtenir une description.

[137] En ce qui concerne la publicité, M. Reyhani a déclaré dans son témoignage que GLWiZ n’ajoute aucune publicité sur ses chaînes en direct. Pour les émissions sur demande, les défenderesses ajoutent des publicités d’avant programme et d’après programme, c’est-à-dire au début et à la fin de chaque émission, mais aucune publicité n’est ajoutée au milieu des émissions. M. Reyhani ne savait pas si les défenderesses avaient tiré des revenus publicitaires en lien avec les émissions en cause.

[138] M. Reyhani a témoigné en détail au sujet de la relation des défenderesses et d’Ava avec GEM Media. Il a déclaré que GEM Media était l’une des plus grandes chaînes de télévision par satellite persanes, avec plus de 22 chaînes, des annonceurs [traduction] « de première classe » et une très bonne réputation. Il a estimé que GEM Media comptait cent millions d’utilisateurs, ce qui, selon lui, serait au moins cent fois plus élevé que l’auditoire de GLWiZ.

[139] M. Reyhani a déclaré dans son témoignage que la relation avec GEM Media avait commencé en 2012 avec la signature du premier protocole d’entente, qui avait été rédigé par les avocats d’Ava et que M. Reyhani a qualifié [traduction] « d’essai avant l’achat ». Les défenderesses et Ava voulaient voir si les émissions de GEM Media convenaient à leur plateforme et, si tout se passait bien, elles concluraient alors un contrat exécutoire. Sur le fondement des déclarations faites par GEM Media dans le premier protocole d’entente (énoncées aux paragraphes B5 et B6 du document), les défenderesses croyaient que GEM Media détenait les droits sur les émissions qu’elle diffusait et que si, pour une quelconque raison, ce n’était pas le cas, GEM Media devait indemniser les défenderesses de toute réclamation pour violation du droit d’auteur et des frais juridiques y afférents. En ce qui concerne le deuxième protocole d’entente, M. Reyhani a déclaré qu’il était identique au premier, sauf que la partie contractante était « GEM TV » au lieu de GEM Media.

[140] M. Reyhani a déclaré que les défenderesses ont commencé à diffuser le contenu de GEM Media sur GLWiZ très peu de temps après la signature du premier protocole d’entente.

[141] Comme la période d’essai avant l’achat avait porté ses fruits, M. Reyhani a indiqué qu’Ava et GEM Media avaient donc signé le contrat d’ACOL (également rédigé par les avocats d’Ava). Les principales différences entre les protocoles d’entente et le contrat d’ACOL sont les suivantes : a) le contrat d’ACOL comportait des obligations financières pour Ava; b) le contrat d’ACOL était exécutoire. Par ailleurs, ils couvraient le même contenu de GEM Media (soit l’ensemble du contenu de GEM Media), comprenaient la même clause d’indemnisation, comprenaient les mêmes déclarations de GEM Media selon lesquelles elle détenait les droits sur le contenu qu’elle fournissait à Ava et continuaient de permettre à Ava d’utiliser le contenu de GEM Media sans restriction (liée au territoire ou au mode d’utilisation).

[142] M. Reyhani a indiqué qu’Ava et GEM Media avaient signé un addenda au contrat d’ACOL [l’addenda], dont le but était de permettre à Group of Gold Line Inc. de recouvrer les sommes dues par GEM Media. Cette dernière s’était endettée auprès de Group of Gold Line Inc. à compter de 2012 en lien avec l’obtention de boîtes numériques de GLWiZ Inc., l’emprunt de sommes par M. Karimian et certains paiements effectués au nom de M. Karimian à des artistes en Californie. À l’époque, le montant total de la dette était d’environ 300 000 $ US. Lors de son contre-interrogatoire, M. Reyhani a confirmé que l’addenda ne modifiait pas la clause de résiliation et ne prévoyait pas que les parties ne pouvaient résilier le contrat d’ACOL tant que la dette n’était pas remboursée en totalité.

[143] M. Reyhani a expliqué dans son témoignage que les défenderesses avaient créé un portail permettant à GEM Media de faire le suivi du temps d’écoute et de sa part des revenus tirés par les défenderesses. De la signature de l’addenda jusqu’en décembre 2020, la part totale des revenus due à GEM Media était de 197 361,39 $ US. Toutefois, GEM Media n’a jamais touché cette somme, car elle a servi à compenser sa dette envers Group of Gold Line Inc.

[144] M. Reyhani a déclaré qu’à la suite d’une mésentente personnelle entre M. Moeini et M. Karimian, GEM Media a tenté de résilier le contrat d’ACOL par courriel le 17 octobre 2015. Il a affirmé qu’il avait répondu à ce courriel par une lettre datée du 22 octobre 2015, dans laquelle il indiquait que GEM Media ne pouvait résilier le contrat que a) moyennant un préavis de six mois et b) une fois que la totalité de la dette serait remboursée. Selon lui, GEM Media n’a jamais répondu à sa lettre et [traduction] « est revenue sur sa décision d’annuler le contrat. Ils n’ont jamais – nous n’en avons jamais entendu parler et nous étions en contact avec eux jusqu’en 2020. » Il a toutefois déclaré qu’il y avait eu des échanges subséquents entre M. Moeini et M. Karimian au sujet de la modification possible de la structure de paiement, mais que ces échanges n’avaient jamais abouti puisque le contrat d’ACOL n’avait jamais été modifié.

[145] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a admis qu’il avait compris, à la lecture du courriel du 17 octobre 2015, que GEM Media révoquait et annulait tous les droits conférés par le contrat d’ACOL ou, du moins, que c’était là son intention.

[146] En ce qui concerne la lettre du 18 décembre 2015 rédigée par un avocat de GEM Media, adressée à Ava et censée constituer un préavis de sept jours pour la résiliation du premier protocole d’entente, M. Reyhani a déclaré qu’il avait compris que GEM Media souhaitait mettre fin au premier protocole d’entente, mais que cette entente avait déjà pris fin du fait de la signature du contrat d’ACOL. En contre-interrogatoire, il a déclaré qu’il ne croyait pas que cette lettre visait à rappeler à Ava que GEM Media mettait fin au contrat d’ACOL. Pour ce qui est de la lettre du 27 janvier 2016 rédigée par le même avocat, M. Reyhani a déclaré qu’il avait compris que l’objet de cette lettre était de mettre fin au protocole d’entente. Il a affirmé qu’il n’avait pas compris, à la lecture de ces deux lettres, que GEM Media voulait mettre fin à sa relation avec Ava.

[147] M. Reyhani a reconnu qu’à la suite de ces lettres, GEM Media avait continué de lui dire que la relation était terminée et qu’il avait maintenu la même position selon laquelle GEM Media ne pouvait pas mettre fin à la relation tant que la dette n’était pas payée et qu’un préavis de six mois n’était pas donné. Il a affirmé que, malgré les lettres de l’avocat, GEM Media avait continué de coopérer avec les défenderesses et de leur fournir les mots de passe leur permettant d’accéder au contenu par l’intermédiaire du site de protocole FTP.

[148] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a admis qu’il serait juste de dire qu’il y avait, à la suite de la correspondance de 2015 et de 2018, [traduction] « un certain degré d’incertitude » quant à l’état de la relation entre GEM Media et Ava. Il a admis qu’en 2018, GEM Media continuait de dire qu’elle avait mis fin au contrat d’ACOL. Toutefois, il a déclaré plus tard en contre-interrogatoire qu’il croyait avoir compris que GEM Media était revenue sur sa décision, exprimée dans la lettre du 17 octobre 2015, de résilier le contrat d’ACOL, même si GEM Media/GEM Music avaient par la suite retenu les services d’avocats pour discuter de cette question avec Me Rahimi.

[149] En ce qui concerne la lettre du 8 juin 2018 reçue par Me Rahimi, M. Reyhani a déclaré que puisque l’objet de la lettre mentionnait GEM Music, et non GEM Media, il n’avait pas compris de quoi il s’agissait, car Ava n’avait pas d’accord avec GEM Music. Selon lui, le fait que la lettre faisait référence à la résiliation du 17 octobre 2015 ne l’avait pas aidé à comprendre. Il a déclaré qu’Ava n’avait jamais reçu de lettre l’informant que les droits conférés par le contrat d’ACOL à GEM Media avaient été cédés à GEM Music. Toutefois, après avoir été interrogé davantage sur la question, il a admis qu’il avait compris que l’avocat tentait de communiquer que GEM Media avait mis fin au contrat d’ACOL.

[150] À la question de savoir quelle incidence le décès de M. Karimian en 2017 avait eue sur la relation avec GEM Media, M. Reyhani a répondu que celle-ci [traduction] « s’était détériorée ». La famille de M. Karimian a créé une nouvelle société appelée GEM Music et a commencé à envoyer des lettres aux défenderesses pour mettre fin au contrat d’ACOL.

[151] En ce qui concerne la mise en demeure de 2019 envoyée par la demanderesse, M. Reyhani a déclaré qu’il avait transféré le courriel aux membres de son équipe technique (dont M. Bafekr) le 20 mars 2019 en les avisant de retirer le contenu, qu’il avait informé la demanderesse quelques jours plus tard que le contenu provenait de « GEM TV » et qu’il avait demandé que la lettre soit envoyée à partir du courriel professionnel de l’expéditeur afin qu’il puisse la transmettre à GEM Media. Après avoir reçu la confirmation de son équipe technique que le contenu avait été retiré, il en a informé la demanderesse et lui a demandé de vérifier et de confirmer que c’était bel et bien le cas.

[152] M. Reyhani a déclaré que, même après avoir reçu la mise en demeure de 2019, il n’a pas pensé que les défenderesses ne détenaient peut-être pas le droit de diffuser les émissions en cause. Il croyait qu’il s’agissait d’une erreur, en ce sens que la demanderesse ne savait pas que les défenderesses avaient obtenu les émissions de GEM Media, qu’elle s’en rendrait compte rapidement et que l’affaire serait réglée.

[153] Interrogé en contre-interrogatoire au sujet de la liste d’archives jointe à la mise en demeure de 2019, M. Reyhani a déclaré qu’il avait demandé aux membres de son équipe de vérifier si ce contenu supplémentaire se trouvait sur GLWiZ, mais qu’ils [traduction] « ne pouvaient pas le savoir » parce que le nom des émissions était en turc. Cependant, plus tard au cours du même contre-interrogatoire, il a déclaré qu’il n’avait pas compris que, dans la mise en demeure de 2019, la demanderesse demandait également aux défenderesses de retirer les émissions énumérées dans la liste d’archives. Il a plutôt déclaré qu’il croyait que cette liste avait été envoyée [traduction] « à titre de référence » seulement. Il a admis ne pas avoir demandé à la demanderesse de lui envoyer la liste d’archives traduite en farsi lorsqu’il a répondu à la mise en demeure de 2019.

[154] En ce qui concerne la mise en garde de 2019 reçue quelques mois plus tard, M. Reyhani a déclaré qu’il avait compris de cette lettre que la demanderesse croyait que les défenderesses n’avaient rien supprimé du contenu, ce qui n’était pas le cas. Par conséquent, il a répondu à la mise en garde de 2019 en déclarant que les défenderesses avaient déjà retiré le contenu et en demandant à la demanderesse de confirmer que c’était bel et bien le cas. Il a déclaré n’avoir reçu aucune réponse.

[155] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a témoigné au sujet du document judiciaire turc joint à la mise en garde de 2019. Il a déclaré que, même si la pièce jointe était préoccupante, il n’a pas fait traduire le document parce qu’il croyait que la demanderesse lui fournirait une traduction anglaise.

[156] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a déclaré que les défenderesses n’avaient pas transmis la correspondance de 2019 de la demanderesse à GEM Media (bien qu’elles aient indiqué à la demanderesse qu’elles avaient l’intention de le faire), car, à ce moment-là, les défenderesses n’avaient trouvé personne à GEM Media à qui transmettre la correspondance. Toutefois, lorsqu’il a été confronté à la preuve selon laquelle il avait déclaré que les défenderesses étaient toujours en contact avec GEM Media en 2020, M. Reyhani a affirmé que M. Moeini lui avait dit : [traduction] « oublie GEM, ils ne savent rien. Ils ne sont pas disponibles. Ils ne sont pas là. »

[157] M. Reyhani a affirmé que les défenderesses n’avaient pas fourni de copie de leur contrat de licence avec GEM Media lorsque la demanderesse l’avait demandé le 27 mars 2019 parce que le contrat d’ACOL contenait une clause de non-divulgation.

[158] M. Reyhani a déclaré qu’en 2018, il n’a jamais soupçonné que GEM Media ne détenait peut-être pas une partie ou la totalité des droits sur le contenu qu’elle fournissait à Ava, et qu’à aucun moment avant de recevoir la déclaration il n’avait mis en doute la validité de la licence accordée à Ava par GEM Media. En contre-interrogatoire, il a admis qu’aucun représentant de GEM Media – ou de la demanderesse – ne lui avait dit, à quelque moment que ce soit, que les défenderesses avaient le droit de diffuser en continu le contenu de la demanderesse. Il a formulé l’hypothèse [traduction] « calculée » que GEM Media détenait tous les droits dont les défenderesses avaient besoin pour diffuser le contenu sur GLWiZ. Selon lui, [traduction] « personne » ne dépenserait tout l’argent nécessaire pour doubler les émissions sans détenir les droits à leur égard. De plus, il a déclaré que GEM Media semblait avoir eu les bandes sonores originales pour le doublage, qui devaient lui avoir été données par la demanderesse ou par une autre station de télévision.

[159] Lorsqu’on a insisté, en contre-interrogatoire, pour qu’il confirme qu’aucune mesure n’avait été prise pour vérifier si GEM Media détenait les droits sur le contenu fourni aux défenderesses, M. Reyhani a déclaré que ce [traduction] « n’était pas quelque chose [qu’ils] fais[aient] », mais a admis que « [ses] avocats auraient dû le faire ».

[160] M. Reyhani a déclaré qu’il ne lui semblait pas étrange qu’en vertu des protocoles d’entente, GEM Media mette tout son contenu à la disposition des défenderesses sans exiger de paiement, parce que GEM Media avait déjà payé pour acquérir le contenu de ses stations de télévision. Il a témoigné que les défenderesses ajoutaient simplement de la valeur au contenu en augmentant le nombre de téléspectateurs.

[161] Lorsqu’on lui a demandé en contre-interrogatoire pourquoi Mme Moeini avait cherché à conclure une entente avec la demanderesse en avril 2012, alors qu’Ava venait tout juste de conclure le protocole d’entente avec GEM Media qui visait le même contenu, M. Reyhani a déclaré que les défenderesses ignoraient quel était le contenu de GEM Media et que, encore là, GEM Media n’avait [traduction] « que 20 des 300 émissions du Kanal D ». Il a ajouté que Mme Moeini n’était probablement pas non plus au courant du protocole d’entente avec GEM Media.

[162] Selon M. Reyhani, le fait que Mme Moeini a reçu le catalogue de la demanderesse en avril 2012 ne signifie pas qu’Ava savait quelles émissions en cause appartenaient à la demanderesse, puisque le catalogue était en turc.

[163] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a confirmé que, dans 99 % des cas, les défenderesses ne savent pas qui est le titulaire du droit d’auteur sur le contenu diffusé sur GLWiZ. Elles comptent sur le fait que les stations de télévision qui leur fournissent le contenu détiennent les droits nécessaires.

[164] En ce qui concerne ATV, M. Reyhani a déclaré que les défenderesses avaient conclu une entente verbale avec elle pour permettre la diffusion de son contenu sur GLWiZ. Lorsqu’il a été confronté au témoignage de Mme Akar, M. Reyhani a répondu qu’il ne disait pas qu’elle avait tort, mais qu’il [traduction] « ne [savait] pas ce qui s’[était] passé avec ATV; les autres stations de télévision nous donnent toujours une confirmation verbale ou la permission, puis elles se retirent ». Interrogé avec insistance à ce sujet, il a ensuite déclaré que le contenu d’ATV diffusé sur GLWiZ avait été fourni par « GEM TV ».

[165] En ce qui concerne les vidéos et les captures d’écran prises par M. Turkmen montrant CNN Turk, Radyo D et Dream Turk sur GLWiZ en novembre 2023, M. Reyhani a confirmé que ces chaînes y étaient diffusées, mais il a affirmé qu’il ne pouvait pas dire qui en avait autorisé l’utilisation en raison d’une entente intervenue entre les parties aux fins du procès.

[166] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a déclaré que les défenderesses avaient toujours adopté la position, y compris dans le litige avec GEM Music devant notre Cour, que GEM Music et GEM Media sont des entités différentes.

[167] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a confirmé que, si la demanderesse avait voulu connaître le coût d’acquisition du contenu diffusé sur GLWiZ, elle aurait également besoin de voir les états financiers d’Ava, qui n’ont pas été produits dans le cadre du présent litige.

[168] Enfin, en contre-interrogatoire, M. Reyhani a déclaré que, même après que GEM Media eut demandé aux défenderesses en 2015, 2016 et 2018 de cesser la diffusion de son contenu et que la demanderesse eut envoyé la mise en demeure de 2019, il ne croyait toujours pas que les défenderesses violaient le droit d’auteur de la demanderesse.

[169] La demanderesse affirme que le témoignage de M. Reyhani était parfois clair, mais parfois évasif et argumentateur. Par exemple, la demanderesse a fait remarquer que la tentative de M. Reyhani d’établir une distinction entre les protocoles d’entente et le contrat d’ACOL tels que ces termes sont utilisés dans différentes lettres de résiliation visait clairement à éviter de concéder que GEM Media avait informé Ava à plusieurs reprises qu’elle mettait fin à leur relation. La demanderesse a aussi fait remarquer que M. Reyhani avait tenté d’établir une distinction entre GEM Media et GEM Music afin d’expliquer pourquoi les lettres faisant référence à GEM Music étaient sans conséquence. La demanderesse prétend que ces éléments minent la crédibilité de M. Reyhani, d’autant plus que les défenderesses elles-mêmes ont affirmé à maintes reprises que ces deux sociétés formaient essentiellement une seule et même entité.

[170] Je partage l’avis de la demanderesse au sujet du témoignage de M. Reyhani. J’estime que celui-ci a adopté une interprétation forcée de la correspondance relative à la résiliation prétendue du contrat d’ACOL, qu’il a livré un témoignage changeant au sujet de l’autorisation des défenderesses d’utiliser le contenu d’ATV et qu’il a livré un témoignage contradictoire sur la question de savoir si GEM Media était revenue sur sa décision de mettre fin au contrat d’ACOL (ce qui n’a été corroboré par aucun document contemporain). Je conclus que certaines parties du témoignage de M. Reyhani manquaient de véracité. Dans les cas où son témoignage diffère de celui de M. Turkmen, de Mme Akar ou de Mme Görür, je préfère leur témoignage à celui de M. Reyhani.

(2) Pouneh Rahimi

[171] Me Rahimi, avocate, est membre du barreau en Ontario, à New York et au Massachusetts. Depuis au moins 2012, elle exerce les fonctions d’avocate générale à temps partiel pour les défenderesses et Ava, mais elle ne les représente pas en matière de contentieux. C’est par l’intermédiaire de Me Rahimi qu’ont été mis en preuve les divers courriels qu’elle avait envoyés à des tiers, en novembre 2020, pour savoir si GEM Music était autorisée à concéder à sa cliente une licence lui permettant de diffuser le contenu de GEM Music sur une plateforme Web. Me Rahimi a confirmé que les courriels avaient été envoyés, mais elle n’a fourni aucune preuve additionnelle à leur sujet.

[172] C’est également par l’intermédiaire de Me Rahimi qu’a été mise en preuve la correspondance de mai et juin 2018 entre les avocats d’Ava et les avocats de GEM Media/GEM Music. Encore une fois, Me Rahimi a confirmé que la correspondance avait été envoyée et reçue, mais elle n’a fourni aucune preuve additionnelle à son sujet.

[173] En contre-interrogatoire, Me Rahimi a déclaré qu’elle ne se souvenait pas : a) des discussions entre Ava et GEM Media au sujet du contrat d’ACOL, d’avoir rédigé le contrat d’ACOL ni des détails du contrat d’ACOL ou de l’addenda; b) de la résiliation prétendue du contrat d’ACOL par GEM Media en 2015 et de la correspondance y afférent; c) des détails de la lettre qu’elle avait envoyée aux avocats de GEM Media le 8 mai 2018 ou même d’avoir rédigé cette lettre; d) si elle avait été consultée au sujet de la résiliation prétendue du contrat d’ACOL; e) d’un problème quelconque lié à la distinction entre GEM Media et GEM Music; f) si elle savait, lorsqu’elle a rédigé les courriels de novembre 2020 pour obtenir des renseignements sur l’obtention d’une licence de GEM Music, que les défenderesses diffusaient déjà le contenu appartenant à GEM Music.

[174] La demanderesse soutient que, bien que Me Rahimi ait livré un témoignage clair, elle n’avait pas une bonne connaissance des faits et des questions en litige en cause dans la présente instance, notamment en ce qui a trait aux lettres qu’elle a rédigées et reçues. Je partage l’avis de la demanderesse. Étant donné l’incapacité de Me Rahimi de se souvenir des événements concernant les défenderesses, GEM Media et GEM Music, j’estime que son témoignage n’aide pas la Cour à trancher les questions qui subsistent en l’espèce.

(3) Shala Yazdani

[175] Mme Yazdani est la directrice des finances des deux défenderesses. Elle travaille pour Gold Line depuis 27 ans. Mme Yazdani est titulaire d’un baccalauréat en comptabilité, et compte plus de 30 ans d’expérience dans ce domaine. Elle est chargée de superviser la tenue de livres et la comptabilité au quotidien des diverses sociétés appartenant à Group of Gold Line Inc., dont les défenderesses. Elle a témoigné au sujet des secteurs d’activité de chacune des défenderesses.

[176] Mme Yazdani a témoigné au sujet des documents financiers se rapportant à l’ensemble des revenus tirés par les défenderesses et des dépenses engagées par elles en lien avec GLWiZ pendant la période pertinente. Elle a expliqué de quelle façon les revenus et les dépenses étaient ensuite répartis entre les défenderesses. En s’appuyant sur la pièce 166, Mme Yazdani a déclaré que, pendant la période pertinente, les défenderesses avaient tiré de GLWiZ les revenus qui suivent. Ces revenus proviennent des frais d’abonnement aux boîtes numériques, de la vente de boîtes numériques, des abonnements Web, des abonnements à l’application Smart TV, de la publicité et de la vente d’accessoires :

  • 7 493 108 $ CA en 2018;

  • 8 297 016 $ CA en 2019;

  • 9 066 327 $ CA en 2020;

  • 8 232 859 $ CA en 2021.

[177] Toujours en s’appuyant sur la pièce 166, Mme Yazdani a déclaré que, pendant la période pertinente, les défenderesses avaient engagé en lien avec GLWiZ les dépenses qui suivent (liées aux ventes et autres). Ces dépenses représentent le coût des boîtes, divers frais liés à Internet, les salaires et les avantages sociaux, les frais de location de bâtis, les frais d’électricité et de services publics, le loyer, l’amortissement, les dépenses en nourriture, les frais de publicité et de promotion, les frais de douanes et les frais d’expédition, les frais bancaires et les frais des commerçants, les commissions d’agents, les frais juridiques, les frais de déplacement, les frais liés aux téléphones et aux ordinateurs, les dépenses liées au service à la clientèle ainsi que d’autres petites dépenses :

  • 5 509 110 $ CA en 2018;

  • 5 855 984 $ CA en 2019;

  • 6 024 793 $ CA en 2020;

  • 5 882 664 $ CA en 2021.

[178] Mme Yazdani a déclaré que le profit total (ou le revenu net) tiré par les défenderesses de GLWiZ pendant la période pertinente était le suivant :

  • 1 983 998 $ CA en 2018;

  • 2 441 033 $ CA en 2019;

  • 3 041 535 $ CA en 2020;

  • 2 350 195 $ CA en 2021.

[179] Mme Yazdani a déclaré dans son témoignage que, jusqu’en 2020 inclusivement, les états financiers de GLWiZ Inc. étaient préparés par KPMG et que, jusqu’en 2019 inclusivement, les états financiers de Gold Line étaient vérifiés par KPMG. Après ces dates, les deux défenderesses ont fait préparer leurs états financiers par une autre firme de comptables, NDL. Mme Yazdani a déclaré qu’elle avait collaboré avec les deux firmes de comptables, veillant à leur remettre les documents et les renseignements dont elles avaient besoin. Elle a expliqué que les revenus et les dépenses liés à GLWiZ étaient reflétés dans les états financiers des deux défenderesses, et elle a déclaré que ceux-ci étaient exacts et contenaient tous les renseignements requis.

[180] En contre-interrogatoire, Mme Yazdani a témoigné au sujet du différend avec l’ARC. Elle a reconnu avoir reçu une lettre de l’ARC datée du 21 janvier 2021, qui lui était adressée en sa qualité de directrice des finances, mais elle a nié que Gold Line ou ses cadres supérieurs se sont livrés à quelque conduite répréhensible que ce soit, comme le prétend l’ARC. Elle a affirmé que le litige est en cours devant la Cour canadienne de l’impôt. Le reste du contre-interrogatoire de Mme Yazdani a fait l’objet de nombreuses objections, dont je traite plus loin.

[181] La demanderesse fait valoir que, bien que Mme Yazdani ait livré un témoignage généralement clair sur les questions financières et les pratiques comptables, le fait que, selon l’ARC, elle était au courant du différend avec l’ARC et qu’elle a joué un rôle à cet égard mine sérieusement sa crédibilité.

[182] Je suis d’avis que Mme Yazdani a témoigné de façon claire et mesurée. Même lorsqu’elle a été confrontée au différend avec l’ARC, elle est demeurée calme, a nié les allégations d’inconduite et a fait remarquer que les conclusions tirées par l’ARC étaient actuellement en litige devant la Cour canadienne de l’impôt. Pour ces motifs, et compte tenu des conclusions que je tire à l’égard du différend avec l’ARC, j’estime que Mme Yazdani était un témoin crédible et que son témoignage est fiable. Quoi qu’il en soit, pour les motifs énoncés plus loin, son témoignage importe peu en l’espèce. La demanderesse a admis le montant des revenus tirés par les défenderesses de la diffusion des émissions et de la chaîne en direct en cause sur GLWiZ (mais elle a contesté la méthode d’attribution des revenus, contestation que je juge finalement sans conséquence).

(4) Arash Bafekr

[183] M. Bafekr est titulaire d’une maîtrise en génie logiciel et il possède une expérience considérable dans le domaine de l’architecture de réseaux et d’infrastructures. Il occupe un poste de gestionnaire à GLWiZ Inc., où il est responsable de la conception fonctionnelle des logiciels et des réseaux. Il dirige aussi l’équipe chargée du développement de logiciels, de la maintenance de logiciels, du développement des réseaux et de la maintenance des réseaux pour la plateforme Web et l’application de diffusion en continu de GLWiZ. Il parle le farsi et l’anglais, mais pas le turc.

[184] En ce qui concerne ses relations d’affaires avec GEM Media, M. Bafekr a déclaré dans son témoignage qu’il faisait directement affaire avec Parviz Alaei, son homologue au sein de GEM. Il a affirmé qu’il parlait à M. Alaei tous les deux ou trois mois.

[185] M. Bafekr a déclaré qu’aux termes du contrat d’ACOL, GEM Media devait fournir le contenu à Ava sur des disques durs, mais que cette solution n’était pas réalisable du point de vue technique. GEM Media a plutôt créé, pour l’usage exclusif des défenderesses, un site de protocole FTP protégé par un mot de passe, où les défenderesses pouvaient aller chercher le contenu de GEM Media. Les défenderesses ont continué d’aller chercher le contenu de GEM Media de cette façon jusqu’en 2018 environ. M. Bafekr a déclaré que le contenu fourni par GEM Media par le biais du site de protocole FTP ne contenait pas de métadonnées indiquant qui était le propriétaire des émissions en cause.

[186] M. Bafekr a déclaré que, en 2017, après le décès de M. Karimian, GEM Media éprouvait des difficultés. Son site Web était en panne, et le site de protocole FTP ne fonctionnait pas. M. Bafekr a affirmé dans son témoignage qu’il avait parlé à M. Alaei, qui avait suggéré que les défenderesses enregistrent le contenu de GEM Media directement à partir du signal satellite de celle-ci. Jusqu’à ce moment-là, les défenderesses n’avaient jamais obtenu le contenu de GEM Media de cette façon.

[187] M. Bafekr a déclaré dans son témoignage que les défenderesses ne coupaient ou ne modifiaient pas le contenu reçu de GEM Media. Elles le mettaient tel quel sur GLWiZ.

[188] M. Bafekr a affirmé que, compte tenu de ses rapports avec GEM Media et de la réputation de la société, il ne s’est jamais demandé si GEM Media détenait bel et bien les droits se rattachant au contenu qu’elle fournissait aux défenderesses.

[189] M. Bafekr a déclaré que c’est M. Reyhani qui décidait quel contenu était ajouté à GLWiZ et quel contenu en était retiré, et que c’est également lui qui était chargé d’examiner les plaintes relatives au contenu adressées aux défenderesses. M. Bafekr a affirmé qu’il n’intervenait qu’une fois que M. Reyhani avait pris la décision de retirer un contenu de GLWiZ, parce que son équipe était chargée du retrait (et de l’ajout) de contenu. À cet égard, M. Bafekr a déclaré que le contenu n’est pas retiré en tant que tel : soit il est activé (et peut être visionné), soit il est désactivé (et ne peut pas être visionné).

[190] En ce qui concerne la mise en demeure de 2019, M. Bafekr a déclaré que M. Reyhani lui avait transféré le courriel contenant la mise en demeure et les pièces jointes, en lui donnant la directive suivante : [traduction] « SVP retirer de GLWiZ les films énumérés ci-dessous ». M. Bafekr a affirmé que son équipe et lui prenaient ce genre de message de la part de M. Reyhani très au sérieux. Il a déclaré que la liste de titres d’émissions en anglais leur avait causé bien des maux de tête, parce que l’équipe de GLWiZ utilise les titres des émissions en farsi, alors trouver les émissions [traduction] « relevait d’une mission impossible », car il fallait [traduction] « vérifier tout le cyberespace pour trouver les correspondances ». M. Bafekr a déclaré que son équipe et lui utilisent habituellement IMDb pour trouver les titres, mais le problème c’est qu’ils doivent trouver le titre en turc, puis le titre en farsi, et que parfois ils n’arrivent pas à démêler le tout. Selon lui, la plupart des émissions en cause mentionnées dans la mise en demeure de 2019 ont été retirées de GLWiZ, mais il a admis qu’il était possible qu’une ou deux erreurs aient été commises.

[191] En contre-interrogatoire, M. Bafekr a affirmé que, bien que M. Reyhani lui ait transmis les pièces jointes à la mise en demeure de 2019, dont la liste d’archives, il ne se souvenait pas d’avoir regardé cette liste. Il a confirmé que certains employés des défenderesses parlent le turc, mais il a nié que ceux-ci auraient pu trouver les titres des émissions en farsi à partir de la liste d’archives (rédigée en turc).

[192] M. Bafekr a déclaré que les utilisateurs de GLWiZ peuvent ajouter des émissions à leurs favoris. Lorsqu’un utilisateur ajoute une émission à ses favoris, seul l’identifiant de la vidéo est enregistré sur son appareil (pas l’émission comme telle). M. Bafekr a déclaré que, après la publication du rapport d’Integra, il avait cherché à comprendre comment Mme Barker avait pu, en 2021, voir les émissions en cause (qui avaient été désactivées par son équipe en 2019). Il a découvert un problème technique ou « bogue » associé aux favoris. Quand M. Reyhani avait donné à son équipe la directive de retirer de GLWiZ les émissions énumérées dans la mise en demeure de 2019, les émissions avaient été désactivées, mais, en raison du « bogue », les utilisateurs ont continué d’avoir accès à celles qu’ils avaient ajoutées à leurs favoris avant la désactivation. M. Bafekr a déclaré dans son témoignage que le problème était lié à l’architecture logicielle/de réseau dont il était responsable. Il a affirmé avoir porté le « bogue » à l’attention de M. Reyhani dès qu’il l’avait découvert.

[193] M. Bafekr a expliqué ce que les utilisateurs voient sur le site Web de GLWiZ, et il a parlé du contenu statique, du contenu dynamique et de la mémoire cache. Il a expliqué que les utilisateurs du site Web de GLWiZ ne voient pas nécessairement le contenu actuel s’ils ne vident pas la mémoire cache de leur navigateur.

[194] M. Bafekr a déclaré que les serveurs des défenderesses captent des données indiquant combien de fois un contenu est regardé et pendant combien de temps. Il a confirmé que le tableau coté comme pièce 151 (reproduit au paragraphe 79 des présents motifs) est tiré du système et indique le nombre de sessions et le nombre d’heures pendant lesquels les utilisateurs ont regardé les émissions et la chaîne en direct en cause.

[195] M. Bafekr a déclaré que rien n’avait changé dans ses rapports avec M. Alaei en octobre 2015, lorsque GEM Media avait envoyé le courriel censé résilier le contrat d’ACOL. GEM Media a continué de mettre son contenu à la disposition des défenderesses par l’intermédiaire du site de protocole FTP. M. Bafekr n’a remarqué aucun changement dans la relation entre GEM Media et les défenderesses jusqu’au décès de M. Karimian, en 2017.

[196] En contre-interrogatoire, M. Bafekr a concédé ce qui suit : a) si la relation entre les défenderesses et GEM Media s’était détériorée, c’est M. Reyhani qui en serait le mieux informé, parce que M. Bafekr ne s’occupait pas des contrats; b) M. Bafekr n’a eu aucune discussion avec M. Alaei ou un employé quelconque de GEM Media après 2018.

[197] La demanderesse soutient que, bien que le témoignage de M. Bafekr sur plusieurs questions techniques ait à certains moments été clair, M. Bafekr s’est souvent montré évasif et argumentateur, notamment lorsqu’il était d’avis que les questions posées risquaient de porter préjudice aux intérêts de son employeur dans la présente instance. La demanderesse affirme que la Cour devrait aussi tenir compte du fait que M. Bafekr a nié des faits manifestement véridiques, comme le fait que Mme Barker avait pu faire une recherche par titre pour trouver les émissions en cause et le fait que le contenu que l’on voit dans les vidéos de GLWiZ prises par Mme Barker était effectivement accessible sur GLWiZ.

[198] Comme la demanderesse, je suis d’avis que M. Bafekr s’est parfois montré argumentateur lors du contre-interrogatoire, notamment lorsqu’il a témoigné au sujet du « bogue » et de la question de savoir comment Mme Barker avait pu voir sur GLWiZ le contenu qu’elle avait enregistré en 2021. Je suis également d’avis que le témoignage qu’il a donné pour expliquer les difficultés que son équipe et lui avaient rencontrées lorsqu’ils avaient tenté de trouver les titres des émissions en cause en farsi à partir des titres en anglais ou en turc manquait de sincérité.

(5) Ata Moeini

[199] M. Moeini est le fondateur, chef de la direction et principal investisseur de Gold Line. Il a livré son témoignage par l’entremise d’un interprète. Il a témoigné au sujet de la genèse de Gold Line et de ses divers secteurs d’activité.

[200] M. Moeini a témoigné au sujet de sa compréhension de l’importance et de la réputation de GEM Media dans l’industrie : il a déclaré que GEM Media était considérée comme la société qui offrait les meilleures chaînes de télévision par satellite en farsi. GEM Media était exploitée par M. Karimian, qui avait réussi à conclure des contrats de publicité avec toutes les grandes sociétés ciblant le marché des locuteurs du farsi. M. Moeini a expliqué que M. Karimian était un ami proche, comme un petit frère à qui il offrait souvent des conseils.

[201] M. Moeini a témoigné sur la relation d’affaires entre les défenderesses et GEM Media et sur la brouille survenue entre M. Karimian et lui en octobre 2015. Il a affirmé que M. Karimian et lui s’étaient réconciliés rapidement (10 à 20 jours plus tard) et que, bien qu’il savait que GEM Media avait tenté de mettre fin au contrat d’ACOL quand ils s’étaient brouillés, M. Karimian et lui n’avaient jamais discuté, après leur réconciliation, des conséquences commerciales de leur dispute.

[202] M. Moeini a également témoigné au sujet de la rencontre de novembre 2017, à l’occasion de laquelle il avait donné à la demanderesse une démonstration de GLWiZ. Il a déclaré que, pendant la démonstration, la demanderesse avait remarqué une photo d’une de ses émissions et l’avait informé que l’émission leur appartenait et que GEM Media n’avait pas acheté les droits sur celle-ci. M. Moeini a demandé à la demanderesse d’envoyer une lettre aux défenderesses pour qu’elles puissent vérifier si GEM Media avait acheté les droits sur l’émission en question, à défaut de quoi elles la retireraient de GLWiZ. M. Moeini a déclaré que la demanderesse n’avait jamais envoyé la lettre.

[203] M. Moeini a déclaré dans son témoignage qu’il ignorait à ce moment-là que les émissions de la demanderesse étaient offertes sans autorisation sur GLWiZ, et il a présenté des excuses à la demanderesse. Il a affirmé qu’il s’était fié à GEM Media, qui l’avait assuré qu’elle détenait les droits permettant aux défenderesses de mettre les émissions sur GLWiZ.

[204] En contre-interrogatoire, M. Moeini a confirmé qu’un employé des défenderesses, Eren Ercan, parle le turc.

[205] Lorsqu’il a été interrogé au sujet de la rupture de la relation entre GEM Media et Ava/les défenderesses, M. Moeini a été incapable de se souvenir de nombreux détails relatifs à la correspondance entre les parties à partir de 2015, et il a déclaré que ces questions relevaient surtout de M. Reyhani et des avocats.

[206] La demanderesse soutient que le témoignage de M. Moeini était généralement clair, mais que M. Moeini n’avait pas une bonne connaissance de nombre des faits et des questions en litige en cause dans la présente instance, qui, selon lui, relevaient de M. Reyhani et des avocats des défenderesses. Je partage l’avis de la demanderesse. Cela dit, j’estime que M. Moeini était un témoin crédible et que, dans la mesure où il a témoigné sur des éléments dont il avait connaissance, son témoignage est généralement fiable.

III. Les questions préliminaires

[207] Au cours du procès, les parties ont formulé de nombreuses objections relatives à la preuve, et d’autres différends ont surgi à cet égard. Dans certains cas, j’ai statué sur les objections pendant le procès, mais dans d’autres cas j’ai réservé ma décision. Par conséquent, divers documents (mentionnés ci-dessous) ont été cotés comme pièces uniquement à des fins d’identification, dans l’attente d’une décision quant à leur admissibilité. J’ai aussi autorisé les parties à interroger et à contre-interroger les témoins relativement aux éléments de preuve contestés, étant entendu que si ceux-ci étaient finalement jugés inadmissibles, les témoignages s’y rapportant seraient eux aussi jugés inadmissibles.

A. La demande de retrait d’un fait admis présentée par la demanderesse

[208] Au terme de la présentation de la preuve au procès, la demanderesse a demandé l’autorisation de retirer le fait admis au paragraphe 104 de l’exposé conjoint des faits modifié, qui est ainsi libellé :

[traduction]

Les revenus totaux que les défenderesses ont tirés du flux en direct et des émissions en cause, calculés au prorata du temps d’écoute, s’élevaient au plus à 65 000 $ (quoique la demanderesse n’est pas d’accord pour dire que ce montant correspond au montant des dommages-intérêts qu’il convient d’accorder).

[Note de bas de page omise.]

[209] La demanderesse avait déjà avisé les défenderesses et la Cour qu’elle entendait demander l’autorisation de retirer ce fait admis, mais elle n’a pris aucune mesure en ce sens avant la clôture de la preuve. Elle a par la suite tenté de présenter sa demande de façon informelle, ce à quoi les défenderesses se sont opposées. J’ai exprimé des réserves quant au moment choisi pour présenter la demande et au caractère informel de celle-ci, et j’ai demandé aux parties de traiter de la question dans leurs observations écrites finales.

[210] La demanderesse n’a pas traité de la demande de retrait dans ses observations écrites finales. Par conséquent, dans une directive donnée avant les plaidoiries finales, j’ai notamment avisé les parties que la Cour interprétait le silence de la demanderesse comme signifiant qu’elle avait abandonné sa demande de retrait. La demanderesse a ensuite présenté des observations écrites supplémentaires (non sollicitées) qui comprenaient deux paragraphes sur la question et qui confirmaient qu’elle n’avait pas abandonné sa demande.

[211] Dans sa plaidoirie finale, la demanderesse a toutefois indiqué qu’elle abandonnait sa demande de retrait. Il n’est donc pas nécessaire que je statue sur cette demande.

B. Le différend relatif à une partie de l’exposé conjoint des faits modifié

[212] Au cours du procès, il est devenu apparent que les parties interprétaient différemment les faits admis dans une partie de l’exposé conjoint des faits modifié. Le paragraphe 99 de l’exposé conjoint des faits modifié est ainsi libellé :

[traduction]

Le tableau qui suit montre le nombre de fois (sessions) où les utilisateurs du service GLWiZ ont regardé le flux en direct et les émissions en cause, le temps (en heures) qu’ils ont passé à les regarder et le pourcentage du temps d’écoute lié au flux en direct et aux émissions en cause par rapport au temps d’écoute lié à l’ensemble du contenu offert par le service GLWiZ, pour chaque année de 2014 à 2022.

[Non souligné dans l’original.]

[213] Le tableau qui suit le paragraphe 99 de l’exposé conjoint des faits modifié est le même que celui qui est reproduit au paragraphe 79 des présents motifs.

[214] Le tableau est expliqué aux paragraphes 100 à 102 de l’exposé conjoint des faits modifié :

[traduction]

100. En 2018, les abonnés de GLWiZ ont ouvert 731 785 sessions distinctes au cours desquelles ils ont passé 332 896,85 heures à regarder les émissions en cause sur demande.

101. En 2019, les abonnés de GLWiZ ont ouvert 559 418 sessions distinctes au cours desquelles ils ont passé 345 280,04 heures à regarder les émissions en cause sur demande.

102. En 2020, les abonnés de GLWiZ ont ouvert 474 382 sessions distinctes au cours desquelles ils ont passé 320 076,84 heures à regarder les émissions en cause sur demande.

[Non souligné dans l’original.]

[215] Il y a une incohérence entre le paragraphe 99 et les paragraphes 100 à 102 de l’exposé conjoint des faits modifié, de sorte qu’il n’est pas clair si les données contenues dans le tableau se rapportent à la fois aux émissions et à la chaîne en direct en cause (comme il est indiqué au paragraphe 99), ou aux émissions en cause seulement (comme il est indiqué aux paragraphes 100 à 102).

[216] Les défenderesses ont demandé à la Cour d’interpréter l’exposé conjoint des faits modifié comme signifiant que les données du tableau se rapportent à la fois aux émissions et à la chaîne en direct en cause. Je ne procéderai pas à l’interprétation de l’exposé conjoint des faits modifié. J’écarte tout simplement les passages contestés et je fonde ma conclusion sur la preuve fournie à cet égard par les témoins. M. Reyhani et M. Bafekr ont tous deux déclaré que les données du tableau se rapportent à la fois aux émissions et à la chaîne en direct en cause. Leur témoignage à cet égard n’a pas été contesté en contre-interrogatoire. De plus, la demanderesse n’a présenté aucune preuve contraire. Par conséquent, sur le fondement des témoignages, j’estime que les données contenues dans le tableau (reproduit au paragraphe 79 de présents motifs) se rapportent à la fois aux émissions et à la chaîne en direct en cause.

C. L’admissibilité des documents annexés aux observations écrites de la demanderesse

[217] La demanderesse a annexé à ses observations écrites finales des extraits du dossier de requête déposé devant la Cour par les défenderesses relativement à la requête en sursis présentée dans le dossier T-410-21, ainsi que les observations écrites déposées devant la Cour d’appel fédérale par les défenderesses dans le dossier A-76-22. Aucun de ces documents n’a été coté comme pièce au procès. Dans ses observations écrites, la demanderesse s’est appuyée sur ces documents pour faire valoir que, dans d’autres procédures engagées devant la Cour et la Cour d’appel fédérale, les défenderesses avaient essentiellement traité GEM Media et GEM Music comme une seule et même entité. Les défenderesses se sont opposées à l’admissibilité de ces documents.

[218] La demanderesse n’a pas suivi la bonne procédure pour faire admettre de nouveaux éléments de preuve. Si elle voulait faire admettre ces documents en preuve, elle devait les présenter à un témoin, par exemple à M. Reyhani, lors du contre-interrogatoire. L’annexe B et les paragraphes 49 à 52 des observations écrites finales de la demanderesse sont par conséquent radiés.

D. L’admissibilité des documents relatifs à la médiation

[219] Les défenderesses ont invoqué l’article 388 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], pour s’opposer à l’admissibilité d’un certain nombre de documents au motif qu’ils [traduction] « divulguent des renseignements confidentiels au sujet de la conférence de règlement des litiges » tenue devant le juge adjoint Cotter.

[220] Avant de me pencher sur la preuve, je tiens à rappeler le libellé de l’article 388 des Règles :

Confidentialité

388 Les discussions tenues au cours d’une conférence de règlement des litiges ainsi que les documents élaborés pour la conférence sont confidentiels et ne peuvent être divulgués.

Confidentiality

388 Discussions in a dispute resolution conference and documents prepared for the purposes of such a conference are confidential and shall not be disclosed.

[221] Les défenderesses contestent tout d’abord l’admissibilité d’une lettre du 20 décembre 2023 rédigée par les avocats de la demanderesse (FC429), à laquelle était annexé un rapport d’expert (le rapport d’expert de 2023). Je traite plus loin de l’admissibilité de ce rapport. La demanderesse a tenté d’introduire la lettre en preuve par l’intermédiaire de Me Bayam. Les défenderesses se sont opposées à l’admissibilité de la lettre, en partie parce que le dernier paragraphe de la lettre décrit certains propos tenus par les défenderesses lors de la médiation. J’ai demandé si le caviardage du dernier paragraphe réglerait le problème, mais les avocats des défenderesses se sont dits d’avis que ce paragraphe [traduction] « vici[ait] toute la lettre ». Nous avons pris une pause pour le dîner, et pour qu’une version caviardée de la lettre puisse être préparée et me soit soumise. J’ai indiqué qu’après la pause je donnerais aux parties l’occasion de présenter leurs observations sur la question de savoir si le reste de la lettre divulguait des commentaires formulés lors de la médiation.

[222] À la reprise de l’audience, j’ai demandé à l’avocat des défenderesses si celles-ci s’opposaient toujours à l’admissibilité de la lettre, malgré le caviardage. Il a répondu : [traduction] « je pense que l’objection quant au lien avec la médiation a été résolue ». La lettre a ensuite été cotée comme pièce E à des fins d’identification, puisque les défenderesses avaient soulevé d’autres objections à son égard, dont je traite plus loin.

[223] Comme les défenderesses avaient renoncé à leur objection fondée sur la médiation au cours du procès, elles ne pouvaient pas revenir à la charge dans leur plaidoirie finale. Par conséquent, sous réserve de ce qui suit, j’estime que les défenderesses ont renoncé à leur objection fondée sur la médiation et que la lettre est admissible.

[224] Les défenderesses contestent également l’admissibilité d’une série de vidéos et de captures d’écran prises par M. Turkmen le 11 novembre 2023, pendant la médiation, qui ont été cotées comme pièces G, H, I, J, K et L à des fins d’identification. Voici une description de ces pièces :

  1. Les pièces G (FC136) et H (FC137) sont des photos de l’ordinateur portatif de M. Turkmen qui montrent une liste de 46 chaînes en direct accessibles sur GLWiZ. La pièce G montre la première partie de la liste, et la pièce H montre la deuxième partie de la liste. M. Turkmen a déclaré dans son témoignage que la pièce H montre deux chaînes en direct appartenant à DM (soit Dream Turk et CNN Turk) et qu’il savait que les défenderesses n’avaient pas le droit de les diffuser.

  2. La pièce I (FC138) est une vidéo de l’ordinateur portatif de M. Turkmen qui montre la diffusion en direct sur GLWiZ de la chaîne CNN Turk.

  3. La pièce J (FC139) est une vidéo de l’ordinateur portatif de M. Turkmen qui montre la diffusion en direct sur GLWiZ des chaînes Fox Turkiye et ATV. À la 23e seconde de la vidéo, l’image change et, pendant deux secondes, la plateforme Zoom affichant le nom d’au moins certains participants à la médiation apparaît à l’écran de l’ordinateur de M. Turkmen. Pendant ces deux secondes, la bande audio de la vidéo demeure celle de la diffusion en direct de la chaîne ATV. L’image revient ensuite à la diffusion de la chaîne ATV.

  4. La pièce K (FC140) est une vidéo de l’ordinateur portatif de M. Turkmen qui montre la diffusion en direct sur GLWiZ des chaînes ATV, Fox Turkiye, CNN Turk, TV2, TRT Spor, Dream Turk, Tele 1, Number One Turk, Power TV et a Haber.

  5. La pièce L (FC141) est une capture d’écran de l’ordinateur portatif de M. Turkmen, qui montre 24 des 86 chaînes en direct accessibles sur GLWiZ, dont la chaîne en direct en cause.

[225] Il existe une certaine controverse quant à la date à laquelle la capture d’écran cotée comme pièce L a été prise. M. Turkmen ne se souvenait pas à quelle date elle avait été prise, mais, à la suggestion de l’avocat des demandeurs, il a convenu que c’était peut-être vers novembre 2023. Or, selon les défenderesses, c’est impossible, puisque la capture d’écran a été divulguée dans l’affidavit des documents de la demanderesse en 2021. La demanderesse n’a présenté aucune observation sur la question. Lors de l’interrogatoire principal de M. Turkmen, les questions que l’avocat des demanderesses lui a posées relativement à la capture d’écran portaient principalement sur le fait que celle-ci montrait la chaîne en direct en cause. Les parties ont toutefois convenu dans leur exposé conjoint des faits modifié que la chaîne en direct en cause n’était pas accessible sur GLWiZ à partir de 2022. Ainsi, je suis d’avis que la capture d’écran n’a pas été prise en novembre 2023 et qu’elle doit avoir été prise à une date antérieure. Cela étant, aucune objection quant à l’admissibilité de la capture d’écran n’est justifiée sur le fondement de l’article 388 des Règles.

[226] Pour ce qui est des autres captures d’écran et des vidéos, l’objection formulée par les défenderesses sur le fondement de l’article 388 des Règles repose principalement sur le fait qu’elles ont été prises pendant la médiation. Cette objection est dénuée de fondement. Les vidéos (à l’exception de celle qui constitue la pièce J) et les captures d’écran ne se rapportent pas à la médiation. Elles ont tout simplement été prises pendant que M. Turkmen participait à la médiation. Elles ne divulguent aucun renseignement concernant les discussions tenues lors de la médiation et ne sauraient être qualifiées de « documents élaborés pour » la médiation. En ce qui concerne la pièce J, la vidéo montre – pendant deux secondes – le nom d’au moins certains participants à la médiation. Les discussions tenues pendant ces deux secondes n’ont toutefois pas été enregistrées : la vidéo montre seulement des étiquettes de nom, et on continue d’entendre la chaîne ATV. L’article 388 des Règles ne vise pas à empêcher la divulgation de ce type d’élément de preuve.

[227] Les défenderesses font valoir ce qui suit :

[traduction]

Le fait que Kanal D tente de présenter ces vidéos de la médiation à titre de preuve de faits similaires place les défenderesses dans une situation impossible, car la poursuite du contre-interrogatoire de M. Turkmen en vue de vérifier sa déposition aurait inévitablement exigé une preuve qui aurait contrevenu aux protections liées à la confidentialité énoncées à l’article 388 des Règles. De fait, lors du contre-interrogatoire, la Cour a averti les avocats de ne plus poser de questions au sujet de la vidéo en raison de son lien avec la médiation.

[Notes de bas de page omises.]

[228] Cette affirmation des défenderesses est fallacieuse. Lors du contre-interrogatoire de M. Turkmen, ce sont les défenderesses qui ont commencé à interroger M. Turkmen au sujet de la médiation, puis elles lui ont posé des questions sur l’identité des participants. J’ai dit à l’avocat des défenderesses : [traduction] « Je ne comprends pas pourquoi on entre dans les détails de la médiation. » Il a répondu : [traduction] « Je ne veux pas aller plus loin. C’était ma dernière question sur le sujet. » Les défenderesses n’ont pas été empêchées de contre-interroger M. Turkmen relativement au contenu et à la création des vidéos et des captures d’écran. Il s’agit là des seuls éléments des vidéos et des captures d’écran qui sont susceptibles d’être pertinents dans la présente instance.

[229] Par conséquent, toutes les objections des défenderesses quant à l’admissibilité des pièces G, H, I, J, K et L et fondées sur l’article 388 des Règles sont rejetées. Les défenderesses ont toutefois formulé d’autres objections à l’égard de ces éléments de preuve, dont je traite ci-dessous.

E. L’admissibilité des documents judiciaires turcs

[230] Les défenderesses se sont opposées à l’admissibilité de divers documents, que j’appellerai collectivement les documents judiciaires turcs, pour les motifs suivants : a) il s’agit de ouï-dire; b) deux des documents sont des rapports d’expert qui ne sont pas conformes aux Règles; c) les documents présentent des observations et non des conclusions tirées par les tribunaux turcs. Voici tout d’abord une description des documents judiciaires turcs et des témoignages qui s’y rapportent.

[231] Le premier document a été coté comme pièce A à des fins d’identification (FC173). La pièce A comprend deux versions d’un même document, daté du 21 mai 2019 : la version originale en turc et une version traduite en anglais. Me Bayam a expliqué qu’il s’agit d’un rapport d’authentification de la preuve électronique obtenu par l’avocat de la demanderesse en Turquie, Utku Karabayraktar. Me Bayam a déclaré dans son témoignage que la demanderesse s’était servie du portail en ligne du gouvernement de la Turquie pour présenter une demande de renseignements concernant GLWiZ. Elle a expliqué que le système avait pris des captures d’écran de GLWiZ (conformément aux données saisies) et avait attribué un numéro à la demande de renseignements. La demanderesse a ensuite présenté le rapport généré par le système à un notaire indépendant, qui a produit et signé le rapport d’authentification de la preuve électronique. Ce dernier rapport comprend des captures d’écran de GLWiZ et indique que, en date du 21 mai 2019, GLWiZ hébergeait nombre des émissions de la demanderesse et des épisodes de ces émissions, dont un grand nombre ne sont pas en cause dans la présente instance. Cela dit, il convient de noter que les captures d’écran comprennent les émissions Waiting for the Sun et Time Goes By, qui sont en cause dans la présente instance.

[232] Les avocats des défenderesses et Me Bayam ne s’entendent pas sur la provenance des captures d’écran. Les avocats des défenderesses se fondent sur la traduction anglaise du document (dont l’exactitude a été reconnue par les parties) pour dire que c’est Me Karabayraktar qui a pris les captures d’écran. Me Bayam n’est pas du même avis. Elle se fonde sur ses connaissances liées au portail et son interprétation de la version originale du rapport d’authentification de la preuve électronique pour dire que les captures d’écran ont été prises par le portail, et non par Me Karabayraktar. Les défenderesses n’ont appelé personne à témoigner sur le fonctionnement du portail, pour réfuter le témoignage de Me Bayam. Dans les circonstances, j’accepte que les captures d’écran ont été prises par le portail, et non par Me Karabayraktar.

[233] Les défenderesses reconnaissent que le rapport d’authentification de la preuve électronique était annexé à la mise en garde de 2019 qu’elles ont reçue par courriel en août 2019, mais elles précisent qu’elles n’ont reçu que la version originale en turc et non la version traduite en anglais. C’est important de le mentionner, parce que les défenderesses affirment que M. Moeini, M. Reyhani et M. Bafekr ne comprennent pas le turc.

[234] Les deux prochains documents ont été cotés comme pièces B (FC426) et C (FC171). Il s’agit du même document, à savoir le rapport d’expert de 2019 rédigé par Mme Hürmüz. La pièce B est le document original en turc, et la pièce C est la traduction anglaise. Le titre du document original est « BİLİRKİŞİ RAPORU », ce qui se traduit en anglais, les parties en conviennent, par « Expert Report » (ou « rapport d’expert » en français). Les deux versions du document portent l’en-tête de la deuxième cour civile de propriété intellectuelle et industrielle d’Istanbul (une cour spécialisée) et indiquent qu’il s’agit d’un [traduction] « rapport déclaratoire ». Ils précisent que le rapport a été demandé par la demanderesse, par l’entremise de Me Karabayraktar, le 6 juin 2019, et que la cour a nommé Mme Hürmüz à titre d’experte le 24 juin 2019.

[235] Le rapport d’expert de 2019 comprend l’explication suivante, à la rubrique [traduction] « Mandat » :

[traduction]

Dans le cadre du dossier no 2019/136, qui m’a été attribué par votre cour en ma qualité d’experte, mon mandat consistait à déterminer si les séries [Forbidden Love, Time Goes By, Secrets, Waiting for the Sun], BİNBİR GECE, İFFET, ÇALIKUŞU et [Fallen Angel], qui appartiennent à la partie à l’origine de la demande, sont accessibles sur l’application mobile GLWiZ, et, le cas échéant, le nombre d’épisodes visés et la durée totale de ces épisodes. Voici mes conclusions.

[236] Dans le rapport d’expert de 2019, l’auteure précise ensuite les mesures qu’elle a prises pour trouver les émissions sur GLWiZ. Les parties conviennent que le rapport d’expert de 2019 indique que les émissions Forbidden Love, Time Goes By, Secrets, Waiting for the Sun et Fallen Angel étaient accessibles sur GLWiZ. Cela dit, lorsque l’auteure du rapport a tenté d’accéder aux émissions Forbidden Love et Time Goes By, elle a reçu un message d’erreur.

[237] À la fin du rapport d’expert de 2019, l’auteure écrit : [traduction] « Je soumets respectueusement mon rapport à la Cour aux fins de l’examen de la situation juridique. » Le rapport a été signé le 8 juillet 2019.

[238] Me Bayam a déclaré dans son témoignage que c’est la Cour turque qui a nommé Mme Hürmüz à titre d’experte et que le rapport d’expert de 2019 est un document généré par la cour qui porte le sceau de la deuxième cour civile de propriété intellectuelle et industrielle d’Istanbul. Au procès, la copie originale de la pièce B, telle qu’elle a été délivrée par la cour spécialisée en propriété intellectuelle, a été mise à la disposition de la Cour pour inspection.

[239] Bien que le document coté comme pièce C soit intitulé [traduction] « Rapport d’expert », Me Bayam a déclaré qu’il ne contient aucune opinion. Il contient seulement des conclusions de fait concernant GLWiZ et les émissions qui s’y trouvent. En ce qui concerne les étapes ayant mené à l’établissement du rapport d’expert de 2019, Me Bayam a déclaré que la demanderesse aurait demandé à la deuxième cour civile de propriété intellectuelle et industrielle d’Istanbul de capter certains éléments de preuve concernant la diffusion de ses émissions sur GLWiZ. La deuxième cour civile de propriété intellectuelle et industrielle d’Istanbul aurait alors nommé une experte, qui aurait accompli le travail sans aucune participation de la demanderesse. Me Bayam a déclaré dans son témoignage que la demanderesse n’exerce aucun contrôle sur l’experte et que, selon elle, la demanderesse ne peut pas contraindre l’experte à venir au Canada pour témoigner au sujet du rapport d’expert de 2019. Les défenderesses n’ont présenté aucune preuve pour réfuter le témoignage de Me Bayam au sujet des étapes ayant mené à l’établissement du rapport d’expert de 2019.

[240] Le dernier document, coté comme pièce E (FC429) à des fins d’identification, est la lettre caviardée du 20 décembre 2023 des avocats de la demanderesse (dont il est question ci-dessus), qui était annexée au rapport d’expert de 2023 rédigé en turc et non traduit (ce document est désigné à tort dans la lettre comme un rapport de détection judiciaire). Le rapport d’expert de 2023 est de même nature que le rapport d’expert de 2019, sauf qu’il découle d’une demande présentée environ quatre ans plus tard et visant à capter des renseignements différents liés à GLWiZ.

[241] MBayam a déclaré que, en 2023, la demanderesse avait remarqué que les chaînes en direct appartenant à certaines de ses sociétés liées étaient accessibles sur GLWiZ et avait demandé qu’un rapport d’expert soit produit par la Cour turque à l’égard de ces chaînes, dont CNN Turk, Dream Turk et Dream Turk Radyo. Me Bayam a déclaré que ces chaînes en direct appartiennent à des sociétés liées à la demanderesse, dont DM, et que les défenderesses ne sont pas autorisées à les diffuser.

[242] Le dossier ne contient aucune traduction anglaise du rapport d’expert de 2023, et Me Bayam n’a pas expliqué clairement les conclusions qui ont été tirées dans ce rapport quant au contenu offert sur GLWiZ.

[243] Passons aux objections des défenderesses. Le premier argument des défenderesses, c’est que les documents judiciaires turcs constituent une preuve par ouï-dire inadmissible. Selon elles, la demanderesse se fonde sur l’exception à la règle du ouï-dire prévue à l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, pour chercher à faire admettre les documents judiciaires turcs. Toutefois, même quand l’article 23 s’applique, la pertinence et la recevabilité doivent tout de même être établies [voir Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2007 CF 971 au para 113]. Les documents relatifs aux procédures judiciaires engagées à l’étranger ne sont pas admissibles comme preuve de la véracité de leur contenu simplement parce qu’il s’agit de documents judiciaires ou parce qu’ils sont présentés au titre de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada [voir R v Caesar, 2016 ONCA 599 au para 47]. Notre Cour a cité avec approbation les propos tenus par la Cour d’appel de l’Ontario au sujet des limites de l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada :

[…] [C]es moyens de faire la preuve d’une procédure ou d’une pièce ne sont que cela, à mon avis — des mécanismes procéduraux par lesquels la preuve d’une procédure ou d’une pièce d’un tribunal peut être faite sans que l’authenticité du document puisse être prouvée en appelant à témoigner le fonctionnaire ou le sténographe judiciaire qui a produit le document. En d’autres termes, ils font office de raccourci pour prouver l’authenticité d’une procédure ou d’une pièce. Toutefois, le contenu par ouï‑dire des procédures ou des pièces judiciaires n’est pas rendu admissible comme preuve de sa véracité s’il n’est pas par ailleurs admissible à cette fin dans les circonstances. [Soulignement omis.]

[Voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jozepović, 2022 CF 21 aux para 23–24, citant R v Caesar, précité, au para 40.]

[244] Pour que les documents judiciaires turcs soient admissibles comme preuve de la véracité de leur contenu, la demanderesse doit établir qu’ils sont visés par l’exception raisonnée à la règle du ouï-dire et que le préjudice découlant de leur admission en preuve ne l’emporte pas sur leur valeur probante ou que la personne qui a produit les documents avait l’obligation de valider la véracité de leur contenu [voir R v Caesar, précité, au para 47].

[245] La demanderesse fait valoir que les documents judiciaires turcs devraient être admis au titre de l’exception raisonnée à la règle du ouï-dire pour les raisons suivantes :

  1. Le fait d’admettre la preuve par ouï-dire ne causera aucun préjudice en l’espèce, car la véracité de son contenu n’est pas en litige : les défenderesses ont admis que toutes les émissions en cause étaient accessibles sur GLWiZ à un moment donné pendant la période pertinente et elles ont admis qu’elles avaient violé le droit d’auteur de la demanderesse.

  2. Les documents judiciaires turcs confirment tout simplement des faits admis. Aucun des dangers en matière de preuve que la règle d’exclusion vise à prévenir n’est présent en l’espèce. Il n’y a donc aucune raison de mettre en doute la fiabilité de la preuve.

  3. Les documents sont nécessaires, parce qu’il est impossible de contraindre les fonctionnaires turcs à comparaître au procès au Canada.

[246] Les défenderesses soutiennent que les documents judiciaires turcs ne sont pas nécessaires, car la demanderesse aurait pu demander des lettres rogatoires pour recueillir la déposition des fonctionnaires judiciaires. En outre, un représentant de la demanderesse aurait tout simplement pu enregistrer la preuve en question et témoigner à ce sujet au procès.

[247] Je partage l’avis des défenderesses que les documents judiciaires turcs n’étaient pas nécessaires pour établir que les émissions mentionnées dans le rapport d’authentification de la preuve électronique et le rapport d’expert de 2019 étaient accessibles sur GLWiZ à la date de ces documents. Cette preuve aurait pu être présentée à la Cour autrement. En outre, et fait plus important encore, ces éléments de preuve n’étaient pas nécessaires, parce que les défenderesses ont admis que toutes les émissions en cause étaient accessibles sur GLWiZ à un moment donné pendant la période pertinente et qu’elles ont reconnu leur responsabilité.

[248] Je ne suis donc pas convaincue que la demanderesse a établi que le rapport d’authentification de la preuve électronique et le rapport d’expert de 2019 devraient être admis comme preuve de la véracité de leur contenu. Cela dit, je les admets, non pas comme preuve de la véracité de leur contenu, mais comme preuve établissant qu’ils ont été envoyés aux défenderesses, que les défenderesses les ont reçus et qu’ils ont servi à informer les défenderesses des allégations de violation du droit d’auteur de la demanderesse sur le contenu qui y est mentionné.

[249] Pour ce qui est du rapport d’expert de 2023, même si la demanderesse avait établi sa nécessité, j’estime qu’il aurait été impossible pour moi de l’admettre comme preuve de la véracité de son contenu, parce que je ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants quant à son contenu. La demanderesse n’a produit aucune traduction anglaise de ce document, et le témoignage de Me Bayam au sujet de son contenu était loin d’être clair. J’admets le rapport d’expert de 2023, non pas comme preuve de la véracité de son contenu, mais comme preuve établissant qu’il a été envoyé aux défenderesses, que les défenderesses l’ont reçu et qu’il a servi – en conjonction avec la lettre du 20 décembre 2023 – à informer les défenderesses des allégations de violation du droit d’auteur sur des œuvres autres que les émissions et la chaîne en direct en cause.

[250] Je fais remarquer que, dans leur plaidoirie finale, les défenderesses ont confirmé qu’elles ne s’opposaient pas à ce que les documents judiciaires turcs soient admis comme preuve établissant qu’elles avaient reçu les documents et que ceux-ci disent ce qu’ils disent, et non comme preuve de la véracité de leur contenu. Les défenderesses se sont opposées à toute autre utilisation des documents judiciaires turcs, par exemple comme preuve établissant que les émissions sont demeurées accessibles sur GLWiZ pour une période indéfinie ou qu’une émission précise était accessible sur GLWiZ à une date donnée. Je tiens à préciser que les documents ne sont pas utilisés à ces fins, car cela exigerait que leur contenu soit considéré comme véridique.

[251] Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments additionnels des défenderesses, qui font valoir que les rapports d’expert de 2019 et de 2023 ne sont pas conformes aux Règles et que les documents judiciaires turcs présentent des observations et non des conclusions.

F. L’admissibilité des documents liés au différend avec l’ARC

[252] Au cours du contre-interrogatoire de Mme Yazdani par la demanderesse, j’ai admis en preuve (malgré l’objection des défenderesses) une lettre du 21 janvier 2021 de l’ARC adressée à Mme Yazdani, en sa capacité de directrice des finances de Gold Line. Dans la lettre, qui vise la période s’étalant du 1er juin 2016 au 31 décembre 2018, l’ARC : a) indique qu’elle a conclu que certaines des transactions se rapportant à l’achat et à la vente de minutes d’appel effectuées par Gold Line avec d’autres sociétés étaient fictives; b) propose de réduire d’environ 320 millions de dollars canadiens les ventes déclarées dans les déclarations de TPS/TVH produites par Gold Line; c) propose d’apporter un rajustement d’environ 37 millions de dollars canadiens au titre de la taxe nette à payer dans les déclarations de TPS/TVH de Gold Line; d) propose d’imposer une pénalité; e) donne à Gold Line 30 jours pour lui fournir certains renseignements, à défaut de quoi la vérification serait finalisée sur la base des rajustements proposés et un avis de nouvelle cotisation serait délivré. J’ai conclu que cette lettre était une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires de Gold Line et qu’elle était admissible, puisque Mme Yazdani en avait accusé réception.

[253] Toujours en contre-interrogatoire, la demanderesse a présenté deux autres documents à Mme Yazdani. La pièce S (FC326) est un dossier de requête déposé par Gold Line dans le cadre de son appel en cours devant la Cour canadienne de l’impôt, qui se rapporte à l’avis de nouvelle cotisation que l’ARC a finalement délivré. La pièce T (FC330) est un affidavit souscrit par Clara Massara, spécialiste des appels en matière fiscale à l’ARC, auquel était joint un exposé de position préparé en 2021 par l’ARC à l’égard des transactions fictives alléguées, ainsi que le rapport de vérification de la TPS/TVH établi relativement à Gold Line pour la période en question. Les défenderesses se sont opposées à l’admissibilité des deux documents.

[254] Les défenderesses font valoir que l’utilisation de ces documents contrevient à l’article 232 des Règles, car la demanderesse les a prises par surprise lorsqu’elle a produit ces documents, qu’elle n’avait jusque-là jamais mentionnés. L’article 232 des Règles est ainsi libellé :

Documents qui ne peuvent servir de preuve

Undisclosed or privileged document

232 (1) À moins que la Cour n’en ordonne autrement ou que les parties n’aient renoncé à leur droit d’obtenir communication des documents, un document ne peut être invoqué en preuve que dans l’un des cas suivant[s] :

232 (1) Unless the Court orders otherwise or discovery of documents has been waived by the parties, no document shall be used in evidence unless it has been

a) il est mentionné dans l’affidavit de documents de la partie et, selon celui-ci, aucun privilège de non-divulgation n’est revendiqué;

(a) disclosed on a party’s affidavit of documents as a document for which no privilege has been claimed;

b) il a été produit par l’une des parties ou par une personne interrogée pour le compte de celle-ci pour examen, pendant ou après les interrogatoires préalables;

(b) produced for inspection by a party, or a person examined on behalf of one of the parties, on or subsequent to examinations for discovery; or

c) il a été produit par un témoin qui, de l’avis de la Cour, n’est pas sous le contrôle de la partie.

(c) produced by a witness who is not, in the opinion of the Court, under control of the party.

Exception

Exception

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux documents qui sont utilisés uniquement comme fondement ou partie d’une question posée à un contre-interrogatoire ou à un réinterrogatoire.

(2) Subsection (1) does not apply to a document that is used solely as a foundation for, or as a part of a question in, cross-examination or re-examination.

[255] Comme le prévoit le paragraphe 232(2) des Règles, la demanderesse avait le droit de présenter ces documents à Mme Yazdani en contre-interrogatoire même si elle ne les avait jamais mentionnés. L’objection des défenderesses fondée sur l’article 232 des Règles est donc rejetée.

[256] Les défenderesses soutiennent que les documents liés au différend avec l’ARC et les questions qui ont été posées à leur sujet sont inadmissibles au motif que les documents ne sont pas fiables. Selon elles, les documents : (i) sont des exemples classiques de ouï-dire; (ii) contiennent simplement des allégations et des opinions qui ont été soumises à une autre cour; (iii) ont été utilisés uniquement pour contredire l’admission relative aux revenus des défenderesses faite par la demanderesse dans l’exposé conjoint des faits modifié; (iv) posent un risque de conclusions contradictoires; (v) ne sont tout simplement pas pertinents. La demanderesse n’a pas présenté d’observations écrites pour répondre à ces objections ou pour expliquer comment elle entendait utiliser la preuve contestée (à une exception près, comme je l’indique ci-dessous). Quand la demanderesse a voulu faire admettre ces documents en preuve à l’audience, elle a affirmé qu’ils étaient pertinents a) quant à l’exactitude des états financiers des défenderesses et à la fiabilité de de leurs données relatives aux revenus, et b) quant à la crédibilité de Mme Yazdani.

[257] Je partage l’avis des défenderesses que les documents n’ont aucune pertinence à l’égard des questions de fond qu’il reste à trancher. La demanderesse souhaite invoquer le différend avec l’ARC pour jeter un doute sur la véracité et la crédibilité des états financiers des défenderesses, mais elle a admis les revenus totaux que les défenderesses ont tirés de GLWiZ pendant la période pertinente (bien qu’elle ait exprimé son désaccord quant à la façon d’attribuer les revenus totaux au contenu de la demanderesse) et elle a abandonné sa demande visant à retirer ce fait admis. La Cour n’est donc pas tenue de se prononcer sur les revenus totaux que les défenderesses ont tirés de GLWiZ.

[258] Dans ses observations écrites finales et dans sa plaidoirie finale, la demanderesse a affirmé que le différend avec l’ARC touche à la crédibilité de Mme Yazdani, des défenderesses et d’autres cadres supérieurs, ainsi qu’à la fiabilité de leurs témoignages respectifs. Comme je l’explique ci-dessous, je suis d’avis que les documents relatifs au différend avec l’ARC sont inadmissibles à cette fin, parce que la demanderesse n’a pas établi que leur valeur probante l’emporte sur leurs effets préjudiciables.

[259] Par conséquent, je conclus que les pièces S et T ainsi que les témoignages s’y rapportant sont inadmissibles.

[260] En outre, je ne me prononce pas sur le poids à accorder à la lettre du 21 janvier 2021, étant donné que j’ai conclu, pour les motifs qui précèdent, que le différend avec l’ARC n’a aucune pertinence à l’égard des questions de fond à trancher.

G. Les objections liées à la preuve de faits similaires

[261] La règle de la preuve de faits similaires s’applique lorsqu’une partie produit une preuve de mauvaise moralité se rapportant à une situation non liée à l’acte ou à l’omission en litige. La raison d’être de cette règle est qu’un préjudice injuste peut amener le juge des faits à rendre la mauvaise décision [voir Sidney N Lederman, Alan W Bryant, Michelle K Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, 5e éd, Canada, LexisNexis à la p 866]. La preuve de faits similaires est une preuve circonstancielle, et sa valeur probante dépend de la validité de l’inférence qu’elle vise à étayer relativement aux questions en litige [voir R c Handy, 2002 CSC 56 au para 26].

[262] L’arrêt de principe sur la preuve de faits similaires est l’arrêt R c Handy, précité, rendu par la Cour suprême du Canada. Bien qu’il s’agisse d’une affaire au criminel, les tribunaux ont conclu que la règle s’applique aussi dans les affaires au civil [voir Kajat c Arctic Taglu (L’) (CA), [2000] 3 CF 96 au para 21]. Règle générale, la preuve de faits similaires est présumée inadmissible, car elle est associée à deux types de préjudice injuste : le préjudice par raisonnement et le préjudice moral [voir R c Handy, précité, aux para 42 et 55]. Le préjudice par raisonnement, c’est le risque de détourner l’attention du juge des faits, de semer la confusion dans son esprit et d’entraîner un délai excessif, et le risque que le juge des faits ait de la difficulté à faire la distinction entre l’objet de l’instance et les faits similaires [voir R v Gill, 2021 ONSC 6797 au para 14]. Le préjudice moral, c’est le risque que la personne soit jugée responsable en raison de sa « mauvaise personnalité » et non sur le fondement de la preuve [voir R v Gill, précitée, au para 13; Williams v Wai-Ping, 2005 CanLII 16602 (CS Ont) au para 13]. Le risque de préjudice est généralement considéré comme étant moins élevé lorsque le procès se déroule devant un juge seul, comme c’est le cas en l’espèce [voir R v TB, 2009 ONCA 177 aux para 26–29].

[263] Il incombe à la partie qui présente la preuve de faits similaires de réfuter la présomption d’inadmissibilité, c’est-à-dire d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que la valeur probante de la preuve l’emporte sur le préjudice qu’elle peut causer et justifie ainsi sa réception [voir R c Handy, précité, au para 55].

[264] La question de savoir si la valeur probante d’une preuve l’emporte ou non sur ses effets préjudiciables ne peut être tranchée qu’en fonction de la fin à laquelle elle est produite. Ainsi, la partie qui présente la preuve doit cerner la question aux fins de laquelle elle cherche à utiliser la preuve. La preuve de faits similaires peut être admissible si elle tend à établir davantage qu’une propension générale et si elle est plus probante que préjudiciable relativement à une question soulevée dans l’instance [voir R c Handy, précité, aux para 71–74]. Les inférences que l’on cherche à faire au moyen de la preuve de faits similaires doivent être conformes au bon sens, aux notions intuitives de probabilité et à l’improbabilité d’une coïncidence [voir Belton v Spencer, 2021 ONSC 2029 au para 61, renvoyant à Sopinka, Lederman et Bryant: The Law of Evidence in Canada, précité, à la p 811].

[265] La force et la crédibilité de la preuve de faits similaires doivent également être prises en compte. Si la preuve de faits similaires n’est pas crédible, elle n’a aucune valeur probante et doit être exclue [voir Belton v Spencer, précitée, au para 63].

[266] La partie adverse doit recevoir un préavis raisonnable de la preuve de faits similaires, de façon à assurer qu’elle a la possibilité de faire enquête sur l’incident, de préparer le contre-interrogatoire et de produire une preuve contraire (au besoin). Cela dit, le défaut de donner un préavis raisonnable ne prouve pas en soi que l’admission de la preuve est injuste ou abusive [voir Kajat c Arctic Taglu (L’), précité, aux para 21–22, citant Mood Music Publishing Co Ltd v De Wolfe Ltd, [1976], 1 All ER 763 (CA)].

[267] Le juge des faits ne peut mener l’analyse fondée sur l’arrêt R c Handy qu’après avoir entendu la preuve, à moins évidemment qu’il ressorte immédiatement de la description donnée par les avocats que la preuve ne résistera pas à l’examen [voir Greenhalgh v Douro-Dummer (Township), 2009 CanLII 57148 (CS Ont) au para 29]. C’est pour cette raison que j’ai informé les parties que les documents contestés seraient cotés à des fins d’identification, que les avocats auraient l’occasion d’interroger et de contre-interroger les témoins au sujet de la preuve de faits similaires contestée et que je déciderais dans mon jugement si et, le cas échéant, à quelle fin la preuve était admissible.

[268] De façon générale, les éléments de preuve que les défenderesses contestent au motif qu’il s’agit d’une preuve de faits similaires inadmissible relèvent de deux catégories. Il s’agit (i) soit d’éléments de preuve provenant d’employés de la demanderesse selon lesquels les défenderesses ont violé le droit d’auteur appartenant prétendument à des sociétés ayant la même société mère que la demanderesse, (ii) soit d’éléments de preuve provenant d’un tiers témoin de violations du droit d’auteur commises par les défenderesses et sans rapport avec la demanderesse.

[269] Les défenderesses s’opposent à l’admissibilité des pièces E, G, H, I, J, K, L et O, des témoignages s’y rapportant et de l’ensemble du témoignage de Mme Akar au motif qu’ils constituent une preuve de faits similaires inadmissible. Tous ces éléments de preuve sont décrits ci-dessus, à l’exception de la pièce O.

[270] La pièce O (FC432) est une vidéo de l’ordinateur portatif de Mme Görür, prise par celle-ci en avril 2024. La vidéo montre qu’une chaîne de musique et la chaîne CNN Turk exploitées par DM étaient diffusées en direct sur GLWiZ ainsi que sur la chaîne radiophonique de la demanderesse. Mme Görür a déclaré dans son témoignage qu’à sa connaissance, les défenderesses n’avaient jamais obtenu l’autorisation ou la permission de faire quoi que ce soit avec ce contenu.

[271] Les défenderesses se sont opposées à l’admissibilité de la pièce O au motif que la défenderesse ne l’avait jamais produite. L’avocat de la demanderesse a affirmé qu’il avait seulement reçu la vidéo la veille du troisième jour du procès et qu’il l’avait aussitôt téléchargée dans la trousse d’outils électroniques. Je suis d’avis que la pièce O est inadmissible, puisqu’elle n’a fait l’objet d’aucune communication, ni à l’interrogatoire préalable ni à quelque moment que ce soit avant le début du procès, ce qui contrevient à l’article 232 des Règles. La demanderesse n’a pas présenté d’observations sur les raisons pour lesquelles je devrais tout de même admettre la vidéo en preuve. Ainsi, je refuse de l’admettre. Cela dit, le témoignage de Mme Görür sur ce qu’elle a observé en décembre 2023 et en avril 2024 sur le site de GLWiZ n’est pas inadmissible au titre de l’article 232 des Règles, car cette disposition vise uniquement la preuve documentaire. L’admissibilité de son témoignage dépend donc de ma conclusion sur la question de la preuve de faits similaires.

[272] Comme je l’indique plus haut, la question de savoir si la valeur probante d’une preuve l’emporte sur ses effets préjudiciables ne peut être tranchée qu’en fonction de la fin à laquelle la preuve est produite. La demanderesse affirme qu’elle entend utiliser la preuve contestée aux fins suivantes :

  1. montrer que les défenderesses continuent de violer le droit d’auteur de la demanderesse et d’autres sociétés et qu’une injonction large est nécessaire;

  2. montrer que l’octroi de dommages-intérêts préétablis ayant un effet dissuasif spécifique pour les défenderesses est nécessaire;

  3. réfuter les moyens de défense avancés par les défenderesses dans leur défense. En particulier, en réponse à l’allégation formulée au paragraphe 2 de la déclaration, selon laquelle les défenderesses diffusent en continu du contenu sans avoir obtenu des créateurs et des titulaires du droit d’auteur le droit de le faire, les défenderesses, au paragraphe 5 de leur défense, font valoir qu’elles [traduction] « prennent des mesures pour s’assurer d’avoir obtenu des créateurs et des titulaires du droit d’auteur tous les droits nécessaires », et exigent que la demanderesse fasse la preuve de leur allégation contraire;

  4. miner la crédibilité des témoins des défenderesses;

  5. montrer que, pendant l’instance, les défenderesses ont continué de se livrer à des activités non autorisées, ce qui, de l’avis de la demanderesse, est un facteur pertinent quant à la question des dommages-intérêts préétablis.

[273] Les circonstances de la présente affaire sont uniques en ce sens que les défenderesses ont reconnu leur responsabilité à l’égard de la violation du droit d’auteur. La preuve de propension visant à démontrer que les défenderesses ont violé le droit d’auteur de la demanderesse, par exemple la preuve que les défenderesses ont commis des violations du droit d’auteur dans le passé, n’a donc aucune valeur probante au regard des questions qu’il reste à trancher. Je dois donc examiner l’utilisation que la demanderesse entend faire de la preuve contestée à la lumière des questions qu’il reste à trancher.

[274] Les défenderesses affirment que la demanderesse essaie d’utiliser la preuve de faits similaire, de façon générale, pour dire que les défenderesses sont de mauvaises personnes qui ne respectent pas le droit d’auteur, ce qui leur cause un préjudice moral. Cependant, le préjudice moral, c’est le risque que la personne soit jugée responsable en raison de sa « mauvaise personnalité » et non sur le fondement de la preuve. Comme les défenderesses ont déjà reconnu leur responsabilité à l’égard de la violation du droit d’auteur, il n’y a aucun risque que je conclue qu’elles sont responsables de la violation du droit d’auteur en raison de leur « mauvaise personnalité ».

[275] Je partage l’avis de la demanderesse que les défenderesses ont mis leurs pratiques commerciales en jeu, en particulier en affirmant qu’elles prennent des mesures pour s’assurer de détenir les droits nécessaires à l’égard de l’ensemble du contenu diffusé sur GLWiZ. Les défenderesses n’ont pas limité cette affirmation aux émissions et à la chaîne en direct en cause. Puisqu’elles ont exigé que la demanderesse fasse la preuve du contraire, les défenderesses ne peuvent pas maintenant faire valoir que les éléments de preuve présentés à cette fin sont inadmissibles au motif qu’ils se rapportent à un contenu qui n’est pas mentionné dans la déclaration ou qui n’appartient pas à la demanderesse. Ainsi, les éléments de preuve relatifs à l’utilisation sans autorisation, par les défenderesses, du contenu appartenant à la demanderesse (autre que les émissions et la chaîne en direct en cause), à ses sociétés liées ou à des tiers sont pertinents à cet égard. Dans la même veine, j’estime que ces éléments de preuve sont pertinents quant à l’octroi de dommages-intérêts préétablis et à la nécessité de créer un effet dissuasif.

[276] Les défenderesses soutiennent que l’admission de ces éléments de preuve leur causera un préjudice par raisonnement, parce que la Cour devra déterminer si les allégations d’utilisation non autorisée du contenu appartenant à des tiers ou du contenu appartenant à la demanderesse (autre que le contenu en cause) sont véridiques. Or, les témoins appelés par la demanderesse ont déclaré que les défenderesses n’avaient pas les autorisations requises. Mme Akar a déclaré que les défenderesses n’avaient pas l’autorisation d’utiliser le contenu d’ATV, et M. Turkmen et Mme Görür ont déclaré qu’ils savaient que les défenderesses n’avaient pas le droit de diffuser les chaînes CNN Turk et Dream Turk. Je reconnais que M. Reyhani a déclaré que les défenderesses avaient conclu avec chaque station de télévision une entente verbale concernant l’utilisation de son contenu respectif et qu’il a parlé plus précisément du droit des défenderesses d’utiliser le contenu d’ATV. Malgré la preuve contradictoire, je suis convaincue que le risque de préjudice par raisonnement, c’est-à-dire le risque que j’aie de la difficulté à faire la distinction entre l’objet de l’instance et les faits similaires, est minime. Je suis d’avis que la preuve de faits similaires est crédible et que sa valeur probante l’emporte sur le préjudice qu’elle peut causer aux défenderesses.

[277] J’estime que les défenderesses ont reçu un préavis raisonnable de la preuve de faits similaires, sauf en ce qui concerne la pièce O (que je juge inadmissible de toute manière). De fait, le sommaire de la déposition de Mme Görür indique ce qui suit :

[traduction]

Les défenderesses continuent de violer le droit d’auteur sur le contenu appartenant à Kanal D ou à l’égard duquel Kanal D détient une licence, malgré la délivrance d’un rapport de détection judiciaire en novembre 2023 et l’envoi par l’avocat de la demanderesse d’une mise en demeure en décembre 2023, qu’elle présentera en preuve. Elle dira que les défenderesses continuent de violer le droit d’auteur sur le contenu du Kanal D, malgré la preuve qui lui a été présentée et l’avis qui lui a été donné. Elle expliquera à la Cour qu’en date de décembre 2024 la violation du droit d’auteur se poursuivait.

[278] Le sommaire de la déposition de M. Turkmen indique ce qui suit :

[traduction]

[E]n novembre 2023, pendant qu’il participait à une séance de médiation virtuelle dans le présent dossier, il a accédé au service GLWiZ et il a trouvé du contenu additionnel appartenant à Kanal D, que les défenderesses n’avaient ni la permission ni l’autorisation de diffuser. Il présentera les vidéos et les captures d’écran qu’il a prises – et qui ont été produites –, qui montrent le contenu de Kanal D offert sur GLWiZ ainsi que la télédiffusion ou la diffusion en continu à tout le moins des chaînes CNN Turk, Fox Turkiye, TV 2, TRT Spor, Dream Turk, Tele 1, Kanal 24, Number One Turk, Power TV, a Haber, ATV et TV8.

[279] Les vidéos et les captures d’écran de M. Turkmen ont été communiquées aux défenderesses bien avant le début du procès.

[280] Le sommaire de la déposition de Mme Akar indique également que Mme Akar entendait témoigner [traduction] « au sujet de la télédiffusion et de la diffusion en continu, sur GLWiZ, du contenu appartenant à [la demanderesse], comme le montrent également les vidéos qui seront présentées en preuve par Selim Turkmen et d’autres témoins, ainsi qu’au sujet des mesures prises par [la demanderesse] pour faire cesser ces activités », et qu’elle [traduction] « présent[erait] en preuve certaines communications échangées entre les défenderesses et ATV en 2023 ». Les défenderesses étaient également bien au courant de cette preuve puisqu’elles avaient reçu une mise en demeure distincte d’ATV.

[281] La lettre du 20 décembre 2023 des avocats de la demanderesse (à laquelle le rapport d’expert de 2023 était annexé) a également servi à aviser les défenderesses que la demanderesse avait l’intention d’invoquer le rapport d’expert de 2023 au procès. Bien que le rapport d’expert de 2023 était rédigé en turc, dans le corps de la lettre, la demanderesse a informé les défenderesses qu’il se rapportait au contenu détenu par la demanderesse [traduction] « en propriété commune avec Kanal D » et offert sur GLWiZ, à savoir CNN Turk, Dream Turk et Radyo D.

[282] Par conséquent, j’estime que le témoignage de Mme Akar, les pièces E, G, H, I, J, K et L, ainsi que l’ensemble des témoignages s’y rapportant sont admissibles.

[283] La demanderesse a également invité la Cour à se fonder sur les documents liés au différend avec l’ARC pour conclure que les cadres supérieurs des défenderesses manquaient de crédibilité. Je suis d’avis que la demanderesse demande en réalité à la Cour de conclure que les cadres supérieurs des défenderesses sont [traduction] « mauvais » parce qu’ils se sont livrés à un stratagème de type carrousel, de sorte que la Cour devrait conclure, de façon générale, qu’ils ne sont pas crédibles. L’utilisation de la preuve liée au différend avec l’ARC doit donc elle aussi être analysée au regard de la règle de la preuve de faits similaires.

[284] La Cour suprême du Canada a affirmé, quoique dans une affaire de droit criminel, que la preuve de faits similaires peut être utile sur la question cruciale de la crédibilité [voir R c B (CR), [1990] 1 RCS 717 à la p 719]. Cela dit, je dois tout de même examiner la valeur probante de la preuve contestée et décider si la demanderesse a établi qu’elle l’emporte sur les effets préjudiciables de la preuve. Je ne suis pas convaincue que la demanderesse se soit acquittée du fardeau qui lui incombait, car selon moi la valeur probante de la preuve liée au différend avec l’ARC est faible, et ce, pour deux raisons : (i) la validité de la nouvelle cotisation établie par l’ARC à l’égard de Gold Line sur le fondement des transactions fictives fait actuellement l’objet d’un litige devant la Cour canadienne de l’impôt; (ii) les transactions fictives n’ont aucun lien avec GLWiZ et, même si cette preuve se rapportait à la fiabilité des états financiers des défenderesses, les revenus que les défenderesses ont tirés de GLWiZ ne sont pas en litige. Selon moi, le préjudice que la preuve contestée peut causer l’emporte sur sa valeur probante, qui est faible. Par conséquent, la preuve liée au différend avec l’ARC est inadmissible.

H. L’admissibilité du témoignage de M. Bafekr sur le « bogue » lié à GLWiZ

[285] En interrogatoire principal, M. Bafekr a parlé d’un « bogue » – c’est ainsi que le problème a été décrit – qui a permis aux utilisateurs de GLWiZ d’accéder à certaines émissions que les défenderesses avaient retirées de leur offre de contenu en réponse à la mise en demeure de 2019. M. Bafekr a déclaré qu’il avait appris l’existence du « bogue » lorsqu’il avait vu les vidéos de Mme Barker produites dans le cadre du litige en 2021.

[286] La demanderesse s’oppose à l’admissibilité du témoignage de M. Bafekr concernant le « bogue » au motif qu’il lui porte injustement préjudice, car a) le « bogue » n’a jamais été invoqué pour expliquer les violations du droit d’auteur commises par les défenderesses après mars 2019, et b) les défenderesses n’ont divulgué le « bogue » que deux semaines avant le procès, alors qu’ils en avaient connaissance depuis presque quatre ans. La demanderesse est d’avis que la divulgation tardive du « bogue » l’a empêchée d’examiner de façon approfondie cette explication hautement technique et qu’elle l’a aussi empêchée d’obtenir et de présenter une réponse technique, qui aurait nécessité l’aide d’un témoin ayant des connaissances techniques ou d’un expert.

[287] Les défenderesses soutiennent que, bien qu’il soit regrettable qu’elles n’aient pas donné cette explication technique plus tôt, il ne faudrait pas leur prêter de mauvaises intentions en raison de cette omission. Elles expliquent que c’est seulement après que la demanderesse leur a demandé, en janvier 2025 (à la suite des interrogatoires préalables complémentaires), de s’engager à confirmer si les émissions mentionnées dans la mise en demeure de 2019 étaient toujours accessibles sur GLWiZ en 2020 et 2021, qu’elles ont procédé à un examen plus approfondi du « bogue ».

[288] Je rejette cette explication. M. Bafekr a déclaré qu’il avait découvert le « bogue » en 2021 et qu’il l’avait porté à la connaissance de M. Reyhani. M. Reyhani était donc au courant de l’existence du « bogue » depuis environ quatre ans quand celui-ci a été divulgué à la demanderesse. Selon moi, les défenderesses ont dû prendre délibérément la décision de ne pas divulguer l’explication lorsque le bogue a été découvert en 2021.

[289] Cela dit, bien que les défenderesses auraient certes dû divulguer les détails du « bogue » et le fait qu’elles s’appuieraient sur lui pour tenter d’expliquer pourquoi Mme Baker avait été en mesure d’accéder à certaines émissions plusieurs années auparavant, j’admets tout de même la preuve relative au « bogue ». Je suis d’avis que la preuve n’aide pas les défenderesses, puisqu’elle n’explique pas pourquoi Mme Barker a réussi à accéder aux émissions.

[290] M. Bafekr a déclaré que, en raison du « bogue », les utilisateurs ayant enregistré des émissions dans leurs favoris ont continué d’avoir accès à ces émissions même après que l’accès à celles-ci a été désactivé en 2019. Cela signifie que les utilisateurs devaient avoir enregistré les émissions dans leurs favoris avant mars 2019. Or, la demanderesse n’a retenu les services de la firme de Mme Barker qu’en 2020, soit bien après que l’accès aux émissions en cause a été désactivé. Les défenderesses ont fourni leur explication technique hors contexte et n’ont jamais présenté à M. Bafekr, ni en interrogatoire principal ni en réinterrogatoire, la date à laquelle Mme Barker a créé son compte, malgré qu’il l’ait demandée à plusieurs reprises lors de son contre-interrogatoire.

[291] Dans leur plaidoirie finale, les défenderesses ont continué de s’appuyer sur le « bogue » pour expliquer pourquoi certaines émissions étaient toujours accessibles en 2021. J’ai fait remarquer que les défenderesses n’avaient pas réussi à faire les liens nécessaires lors du témoignage de M. Bafekr et que le « bogue » ne pouvait pas expliquer pourquoi Mme Barker avait été en mesure d’accéder aux émissions. Les défenderesses n’ont fourni aucune réponse utile, fondée sur la preuve qu’ils avaient soumise à la Cour, pour dissiper mes doutes.

[292] Par conséquent, le témoignage de M. Bafekr concernant le « bogue » est admissible, mais je suis d’avis qu’il n’explique pas pourquoi Mme Barker a été en mesure d’accéder, en 2021, aux émissions mentionnées dans son témoignage. J’estime que les défenderesses ont plutôt omis de retirer ou de désactiver les séries Leaf Cast, Time Goes By, War of the Roses et For My Son en réponse à la mise en demeure de 2019.

IV. Les questions en litige

[293] Puisque les défenderesses ont reconnu tardivement leur responsabilité, les seules questions à trancher concernent les mesures de réparation demandées par la demanderesse (à l’exclusion du jugement déclaratoire, auquel les défenderesses ont consenti). Plus précisément, il s’agit de déterminer :

  1. le montant de dommages-intérêts préétablis qu’il convient d’accorder;

  2. s’il convient d’accorder des dommages-intérêts punitifs et, le cas échéant, le montant de ces dommages-intérêts;

  3. si la demanderesse a droit à une injonction large;

  4. les dépens de l’instance.

V. Analyse

A. Les dommages-intérêts préétablis

[294] La demanderesse a choisi de recouvrer des dommages-intérêts préétablis au lieu des dommages-intérêts réels. Les défenderesses conviennent qu’elles doivent payer des dommages-intérêts préétablis, mais les parties ont des opinions très différentes quant à la somme qui devrait être accordée à ce titre, compte tenu de l’ensemble des circonstances.

[295] La demanderesse réclame, au titre des dommages-intérêts préétablis, 15 000 $ CA par épisode pour les émissions en cause et 20 000 $ CA pour la chaîne en direct en cause, soit un total de 44 630 000 $ CA. Les sommes proposées par la demanderesse reposent largement sur la preuve qu’elle a présentée concernant la perte de revenus de licence, la valeur des émissions et le fait que les défenderesses ont continué d’offrir sur GLWiZ le contenu appartenant à la demanderesse, malgré les avis que celle-ci leur avait envoyés.

[296] Les défenderesses font tout d’abord valoir que notre Cour a affirmé, dans la décision Vidéotron Ltée c Technologies Konek Inc, 2023 CF 741 [Vidéotron], que l’octroi de dommages-intérêts préétablis de plus d’un million de dollars canadiens est rare. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, les défenderesses sont d’avis que la présente affaire n’est pas une de ces affaires rares où il est justifié d’octroyer des dommages-intérêts préétablis de plus d’un million de dollars. Selon elles, l’octroi d’une somme entre 200 $ CA et 300 $ CA par épisode pour les émissions en cause et d’une somme symbolique pour la chaîne en direct en cause, soit entre 595 000 $ CA et 892 500 $ CA au total, serait juste et équitable dans les circonstances. L’argument principal des défenderesses est que la Cour devrait accorder moins de 500 $ CA par œuvre au titre des dommages-intérêts préétablis, par application de l’alinéa 38.1(1)b), parce que, si elle accordait le montant minimal de dommages-intérêts préétablis (500 $ par œuvre), le montant total de ces dommages-intérêts serait extrêmement disproportionné à la violation. De plus, les défenderesses soutiennent que la Cour devrait appliquer le paragraphe 39.1(2) de la Loi sur le droit d’auteur, qui lui permet de réduire le montant des dommages-intérêts préétablis à 200 $ CA par œuvre, au motif que les défenderesses étaient des contrefactrices de bonne foi (c.‑à‑d. qu’elles ne savaient pas qu’elles avaient violé le droit d’auteur).

(1) Les principes généraux

[297] En vertu de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur, le titulaire du droit d’auteur peut choisir de recouvrer des dommages-intérêts préétablis au lieu des dommages-intérêts et des profits perdus. Aux termes de l’alinéa 38.1(1)a) de la Loi sur le droit d’auteur, dans le cas de violations commises à des fins commerciales (comme en l’espèce), la Cour peut accorder, « pour toutes les violations — relatives à une œuvre donnée ou à un autre objet donné du droit d’auteur —, des dommages-intérêts dont le montant, d’au moins 500 $ et d’au plus 20 000 $, est déterminé selon ce [qu’elle] estime équitable en l’occurrence ».

[298] La détermination du montant des dommages-intérêts préétablis qu’il convient d’accorder n’est pas une science exacte. Il faut plutôt apprécier au cas par cas la totalité des circonstances pertinentes, dans le but de parvenir à une solution équitable [voir Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2020 CF 794 au para 6 [Rallysport], conf par 2022 CAF 24 [Rallysport CAF]; Collett c Northland Art Company Canada Inc, 2018 CF 269 au para 59 [Collett], citant Telewizja Polsat SA c Radiopol Inc, 2006 CF 584 au para 37 [Telewizja]]. La démarche nécessite l’examen des facteurs énoncés au paragraphe 38.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, qui est ainsi libellé :

Facteurs

Factors to consider

(5) Lorsqu’il rend une décision relativement aux paragraphes (1) à (4), le tribunal tient compte notamment des facteurs suivants :

(5) In exercising its discretion under subsections (1) to (4), the court shall consider all relevant factors, including

a) la bonne ou mauvaise foi du défendeur;

(a) the good faith or bad faith of the defendant;

b) le comportement des parties avant l’instance et au cours de celle-ci;

(b) the conduct of the parties before and during the proceedings;

c) la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations éventuelles du droit d’auteur en question;

(c) the need to deter other infringements of the copyright in question; and

d) dans le cas d’une violation qui est commise à des fins non commerciales, la nécessité d’octroyer des dommages-intérêts dont le montant soit proportionnel à la violation et tienne compte des difficultés qui en résulteront pour le défendeur, du fait que la violation a été commise à des fins privées ou non et de son effet sur le demandeur.

(d) in the case of infringements for non-commercial purposes, the need for an award to be proportionate to the infringements, in consideration of the hardship the award may cause to the defendant, whether the infringement was for private purposes or not, and the impact of the infringements on the plaintiff.

[299] La Cour d’appel fédérale a affirmé que des dommages-intérêts préétablis peuvent être accordés même si le titulaire du droit d’auteur n’a pas subi de dommage monétaire ou de perte commerciale [voir Rallysport CAF, précité, au para 29]. Cela dit, lorsqu’il est possible d’apprécier l’étendue du préjudice réel, celui-ci est aussi un facteur pertinent dans l’analyse [voir Vidéotron, précitée, aux para 80 et 84; Rallysport CAF, précité, au para 28; Maier (Succession) c Bulger, 2024 CF 1267 au para 171].

[300] Notre Cour a affirmé qu’il doit y avoir un certain lien entre le préjudice réel et les dommages-intérêts préétablis [voir Pinto c Centre Bronfman de l’éducation juive, 2013 CF 945 au para 195]. Je souligne qu’il doit y avoir un certain lien. Il faut se garder de confondre le préjudice réel et les dommages-intérêts préétablis. Ces derniers ne sont pas destinés à être directement proportionnels aux pertes probables qui peuvent être prouvées, car ils tiennent compte d’autres facteurs comme la nécessité d’avoir un effet dissuasif [voir Rallysport, précitée, aux para 8–9]. Si les dommages-intérêts se limitaient au coût d’une licence (c.‑à‑d. aux pertes réelles du demandeur), rien n’inciterait les contrefacteurs à respecter la loi et à obtenir une telle licence. Ils auraient plutôt intérêt à violer le droit d’auteur et à courir le risque de se faire prendre [voir Vidéotron, précitée, au para 81]. Par exemple, dans la décision Vidéotron, le juge Grammond a fait remarquer que le montant des dommages-intérêts préétablis accordés relativement aux chaînes TVA Sports représentait cinq fois le préjudice approximatif subi par les demanderesses, et il a jugé que ce montant n’était pas extrêmement disproportionné compte tenu des circonstances de cette affaire et de la nécessité de dénoncer le comportement des défendeurs et de créer un effet dissuasif.

[301] Ainsi, bien que le préjudice réel ou probable soit un facteur pertinent, il n’est certainement pas déterminant. Il s’agit d’un facteur à examiner parmi d’autres pour fixer le montant des dommages-intérêts préétablis et s’assurer que ceux-ci sont justes et proportionnels, compte tenu de l’ensemble des circonstances.

[302] Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si les revenus que les défenderesses ont tirés de la violation sont pertinents pour fixer le montant des dommages-intérêts préétablis. La demanderesse soutient qu’ils ne sont pas pertinents, mais ne cite aucune source à l’appui de sa prétention. Contrairement à ce que la demanderesse prétend, notre Cour tient couramment compte des revenus que les défendeurs tirent des actes de violation qu’ils ont commis (si elle dispose d’éléments de preuve se rapportant aux profits ou aux revenus), et je suis convaincue qu’ils s’inscrivent dans « la totalité des circonstances pertinentes » dont la Cour doit tenir compte lorsqu’elle fixe le montant des dommages-intérêts préétablis [voir Maier (Succession) c Bulger, précitée, aux para 186, 188, 191; Telewizja, précitée, au para 47; Trader v CarGurus, 2017 ONSC 1841 au para 67; Young c Thakur, 2019 CF 835 au para 50; Nicholas c Environmental Systems (International) Limited, 2010 CF 741 au para 105 [Nicholas]].

[303] La Loi sur le droit d’auteur compte également deux dispositions qui confèrent à la Cour le pouvoir discrétionnaire de réduire le montant minimal des dommages-intérêts préétablis, qui est de 500 $ CA par œuvre.

[304] Premièrement, le paragraphe 38.1(2) donne à la Cour le pouvoir discrétionnaire de réduire jusqu’à 200 $ CA le montant des dommages-intérêts préétablis pour les violations commises à des fins commerciales, dans les cas où « le défendeur convainc le tribunal qu’il ne savait pas et n’avait aucun motif raisonnable de croire qu’il avait violé le droit d’auteur ». Comme l’indique le libellé de la disposition, il appartient au défendeur de prouver que la réduction est justifiée.

[305] Deuxièmement, le paragraphe 38.1(3) donne à la Cour le pouvoir de réduire le montant minimal de 500 $ CA ou de 200 $ CA par œuvre (selon le cas) dans certains cas particuliers :

(3) Dans les cas où plus d’une œuvre ou d’un autre objet du droit d’auteur sont incorporés dans un même support matériel ou dans le cas où seule la violation visée au paragraphe 27(2.3) donne ouverture aux dommages-intérêts préétablis, le tribunal peut, selon ce qu’il estime équitable en l’occurrence, réduire, à l’égard de chaque œuvre ou autre objet du droit d’auteur, le montant minimal visé à l’alinéa (1)a) ou au paragraphe (2), selon le cas, s’il est d’avis que même s’il accordait le montant minimal de dommages-intérêts préétablis le montant total de ces dommages-intérêts serait extrêmement disproportionné à la violation.

(3) In awarding statutory damages under paragraph (1)(a) or subsection (2), the court may award, with respect to each work or other subject-matter, a lower amount than $500 or $200, as the case may be, that the court considers just, if

(a) either

(i) there is more than one work or other subject-matter in a single medium, or

(ii) the award relates only to one or more infringements under subsection 27(2.3); and

(b) the awarding of even the minimum amount referred to in that paragraph or that subsection would result in a total award that, in the court’s opinion, is grossly out of proportion to the infringement.

[306] Au paragraphe 38.1(3) de la Loi sur le droit d’auteur, le législateur reconnaît qu’il ne convient pas toujours d’accorder le montant minimal de 500 $ CA, car dans certains cas il conduirait à des dommages-intérêts préétablis excessifs, qui n’ont aucun rapport avec la réalité [voir Vidéotron, précitée, au para 85, renvoyant à Louis Vuitton Malletier SA c Wang, 2019 CF 1389 au para 153, et à Thomson c Afterlife Network Inc, 2019 CF 545 au para 63].

(2) L’application des principes généraux

[307] Dans la présente section, j’examine la preuve et les arguments qui ont été présentés au regard de chacun des facteurs énoncés au paragraphe 38.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, ainsi que la preuve et les arguments qui se rapportent à l’application des paragraphes 38.1(2) et 38.1(3) de la Loi sur le droit d’auteur.

a) Les défenderesses ne sont pas des contrefactrices de bonne foi visées par le paragraphe 38.1(2) de la Loi sur le droit d’auteur

[308] Je me penche d’abord sur la question de savoir si les défenderesses ont établi qu’elles sont des contrefactrices de bonne foi visées par le paragraphe 38.1(2) de la Loi sur le droit d’auteur. Au début du procès, il s’agissait d’une question centrale, mais au moment des plaidoiries finales les défenderesses n’y accordaient plus autant d’importance (elles ont accordé une importance bien plus grande à la question de la proportionnalité).

[309] Pour que le paragraphe 38.1(2) s’applique, les défenderesses doivent établir qu’elles (i) ne savaient pas qu’elles avaient violé le droit d’auteur et (ii) qu’elles n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’elles avaient violé le droit d’auteur. Le critère est conjonctif.

[310] Le défendeur ne peut pas invoquer le paragraphe 38.1(2) s’il a été avisé que ses activités pourraient constituer une violation du droit d’auteur et qu’il continue néanmoins de s’y livrer [voir LS Entertainment Group Inc c Formosa Video (Canada) Ltd, 2005 CF 1347 au para 62; Century 21 Canada Ltd Partnership v Rogers Communications Inc, 2011 BCSC 1196 au para 418 [Century 21]; Nicholas, précitée, au para 104; Rallysport, précitée, aux para 3 et 37]. Même si le défendeur estime que l’avis de violation du droit d’auteur qu’il a reçu est dénué de fondement, il ne peut pas se prévaloir du paragraphe 38.1(2) s’il ne tient pas compte de l’avis.

[311] La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a affirmé ce qui suit au paragraphe 416 de la décision Century 21 :

[traduction]

[…] l’argument des défendeurs met l’accent sur la légitimité des lettres et ignore le fait de la connaissance. Le point essentiel, c’est que les lettres ont servi à les aviser de l’allégation de violation, dont la validité pourrait ou non être établie ultérieurement. Ne pas tenir compte d’une telle allégation, c’est toutefois courir le risque d’être jugé responsable si la violation du contrat ou du droit d’auteur est par la suite établie.

[312] Dans la décision Century 21, précitée, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que les défendeurs ne pouvaient pas invoquer le paragraphe 38.1(2) parce qu’ils avaient reçu un avis de violation du droit d’auteur.

[313] Au paragraphe 217 de la décision Mejia v LaSalle College International Vancouver Inc, 2014 BCSC 1559, la même cour a conclu que la défenderesse ne pouvait pas invoquer le paragraphe 38.1(2) de la Loi sur le droit d’auteur, parce que, même si elle n’avait pas eu l’intention de violer le droit d’auteur du demandeur, rien n’indiquait qu’elle avait tenu compte de son [traduction] « obligation légale de s’abstenir d’adopter un comportement susceptible de constituer » une violation.

[314] Les défenderesses en l’espèce reconnaissent qu’il existe des précédents qui établissent que le défendeur qui reçoit un avis de violation du droit d’auteur et qui n’en tient pas compte ne peut pas ensuite prétendre avoir agi de bonne foi. Or, selon elles, ce n’est pas ce qui est arrivé en l’espèce. Les défenderesses affirment plutôt que l’avis de violation du droit d’auteur de la demanderesse était une [traduction] « cible mobile » : la mise en demeure de 2019 visait treize émissions, la mise en garde de 2019 visait neuf autres émissions et la déclaration comportait en plus des allégations concernant trois émissions additionnelles. Les défenderesses soutiennent qu’elles ont déployé de grands efforts pour retirer les émissions en cause dès la réception d’un avis de violation les concernant.

[315] Les défenderesses affirment également que leur « bonne foi » devrait être évaluée au cas par cas, selon les émissions, c’est-à-dire que les émissions qui n’ont fait l’objet d’aucun avis ou qui ont été retirées dès la réception d’un avis devraient être traitées différemment des émissions qui n’ont pas été retirées après la réception d’un avis.

[316] Je suis d’avis que les prétentions des défenderesses sont dénuées de fondement et que celles-ci ne peuvent pas bénéficier, dans le contexte de la violation du droit d’auteur sur les émissions et la chaîne en direct en cause, de l’exception relative aux contrefacteurs de bonne foi. L’argument des défenderesses est fondé sur une mauvaise interprétation de cette exception. Le fait d’avoir retiré le contenu contesté dès la réception d’un avis de violation du droit d’auteur ne signifie pas que les défenderesses étaient dès lors des contrefactrices de bonne foi. Pour pouvoir bénéficier du paragraphe 38.1(2), les défenderesses devaient établir qu’elles n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’elles avaient violé le droit d’auteur. Il est clair que les motifs raisonnables ont disparu lorsque les défenderesses ont reçu l’avis de violation du droit d’auteur, mais les défenderesses doivent tout de même établir qu’elles avaient des motifs raisonnables de croire qu’elles ne violaient pas le droit d’auteur avant la délivrance de l’avis. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que les défenderesses ont établi qu’elles n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’elles avaient violé le droit d’auteur sur les émissions, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse au cas par cas.

[317] Il convient de rappeler que les défenderesses font valoir qu’elles avaient des motifs raisonnables de croire qu’elles détenaient une licence valide, concédée par GEM Media, leur permettant d’offrir les émissions en cause sur GLWiZ pendant toute la période pertinente (soit de 2018 à 2021). Toutefois, je suis d’avis que la preuve dont la Cour dispose établit que les défenderesses n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’elles n’avaient pas violé le droit d’auteur sur les émissions. Autrement dit, les défenderesses n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’elles détenaient une licence valide, concédée par GEM Media, à l’égard des émissions en cause.

[318] Avant d’examiner la preuve, je fais remarquer que la question de savoir si le contrat d’ACOL a été résilié est une question litigieuse. La question a été soumise à l’arbitrage, qui est en cours. Il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre de la présente action, de déterminer si le contrat d’ACOL a été résilié. La correspondance entre les défenderesses et GEM Media/GEM Music à ce sujet est pertinente quant à la question de savoir si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, les défenderesses avaient des motifs raisonnables de croire que, pendant la période pertinente, elles détenaient une licence concédée par GEM Media.

[319] Le 17 octobre 2015, GEM Media a envoyé aux défenderesses une lettre censée résilier le contrat d’ACOL. D’autres lettres, elles aussi censées mettre fin à la relation entre GEM Media et les défenderesses, ont été envoyées en décembre 2015 et en janvier 2016. De nouvelles lettres ont été envoyées en mai et juin 2018, dans lesquelles les avocats de GEM Media/GEM Music ont répété que le contrat d’ACOL avait été résilié en octobre 2015, avisé les défenderesses qu’elles violaient le droit d’auteur de GEM Media/Gem Music et exigé que les défenderesses cessent de diffuser en continu le contenu de GEM Media.

[320] Malgré que les défenderesses ont fait valoir que GEM Media n’avait pas le droit de résilier le contrat d’ACOL, M. Reyhani a admis ce qui suit en contre-interrogatoire :

  1. À la lecture du courriel du 17 octobre 2015, il a compris que GEM Media révoquait et annulait tous les droits conférés par le contrat d’ACOL ou, du moins, que c’était là son intention.

  2. Après l’envoi des lettres de 2015 et de 2016, et en 2108, GEM Media a continué de lui dire que le contrat d’ACOL avait pris fin.

  3. Il est juste de dire que, en 2018, il existait un certain degré d’incertitude quant à l’état de la relation entre GEM Media et Ava.

[321] Je reconnais que M. Reyhani a aussi déclaré dans son témoignage qu’il avait compris que GEM Media était revenue sur sa décision d’annuler le contrat d’ACOL, telle qu’elle avait été communiquée dans le courriel du 17 octobre 2015. Selon moi, ce témoignage n’est pas crédible. M. Reyhani n’a pas expliqué pourquoi il croyait que GEM Media était revenue sur sa décision ni qui l’en aurait informé et comment. Aucun document ne corrobore la prétention de M. Reyhani à cet égard. Au contraire, la correspondance continue entre les avocats au sujet de la résiliation du contrat d’ACOL et de l’allégation de violation du droit d’auteur formulée par GEM Media à l’encontre des défenderesses, et le fait que GEM Music a entamé des procédures judiciaires contre les défenderesses contredisent le témoignage de M. Reyhani.

[322] À la lumière de la correspondance reçue par les défenderesses, dont la majeure partie date d’avant la période pertinente, j’estime que les défenderesses n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’elles détenaient une licence valide, concédée par GEM Media, leur permettant d’utiliser les émissions sur GLWiZ pendant la période pertinente.

[323] De plus, la preuve présentée à la Cour établit que, lors de la rencontre de novembre 2017 à Istanbul, la demanderesse a informé les défenderesses qu’elles n’avaient pas le droit d’utiliser sur GLWiZ le contenu lui appartenant. Cette discussion avec la demanderesse (qui a eu lieu avant la période pertinente) aurait dû éveiller des doutes dans l’esprit des défenderesses quant à la validité de la licence que leur aurait concédée GEM Media. Or, rien n’indique que les défenderesses ont fait des vérifications auprès de GEM Media pour s’assurer qu’elle était habilitée à leur accorder une licence visant l’utilisation des émissions en cause.

[324] Par conséquent, je suis d’avis que, lorsque les défenderesses ont reçu la mise en demeure de 2019, elles n’avaient déjà aucun motif raisonnable de croire qu’elles détenaient une licence valide leur permettant de diffuser les émissions en cause. Comme le critère relatif aux contrefacteurs de bonne foi est conjonctif, je conclus que les défenderesses n’ont pas droit au bénéfice du paragraphe 38.1(2) de la Loi sur le droit d’auteur, parce qu’elles ne satisfont pas au deuxième volet du critère.

[325] Il n’est pas nécessaire que je me penche sur le premier volet du critère, c’est-à-dire sur la question de savoir si les défenderesses savaient ou non qu’elles avaient violé le droit d’auteur, mais je tiens toutefois à faire quelques commentaires à ce sujet.

[326] Les parties conviennent que, dans la mise en demeure de 2019, la demanderesse a informé les défenderesses qu’elles violaient le droit d’auteur sur les 14 émissions qui y sont mentionnées. Contrairement à ce que les défenderesses prétendent, je suis d’avis que la demanderesse, dans la mise en demeure de 2019, a aussi informé les défenderesses qu’elles violaient son droit d’auteur sur d’autres émissions. La lettre est ainsi libellée, en partie : [traduction] « La présente mise en garde vise toutes les parties et sections des séries mentionnées ci-dessus ainsi que tous les liens connexes qui n’ont pas été consignés ci-dessus » (non souligné dans l’original). Les liens connexes comprennent la liste d’archives, qui liste quatre autres des émissions en cause dans la présente instance.

[327] Bien que M. Bafekr ait déclaré que les membres de son équipe et lui avaient pris ces documents [traduction] « très au sérieux » lorsque M. Reyhani les leur avait transmis, et bien que M. Reyhani ait témoigné que les défenderesses répondent aux plaintes en retirant immédiatement le contenu contesté, les défenderesses n’ont rien fait pour se renseigner au sujet des émissions se trouvant dans la liste d’archives.

[328] M. Bafekr a déclaré qu’aucun employé des défenderesses ne pouvait déterminer le titre farsi des émissions à partir des titres turcs figurant dans la liste d’archives. À mon avis, ce témoignage n’est pas crédible. La preuve montre qu’au moins un employé des défenderesses (M. Ercan) parle le turc. Si les défenderesses avaient pris les allégations de violation du droit d’auteur au sérieux, comme elles le prétendent, je me serais attendue à ce qu’elles examinent la liste d’archives et tentent de voir si les autres émissions étaient sur GLWiZ ou qu’elles écrivent à la demanderesse pour lui demander de leur fournir la liste d’archives en anglais ou en farsi, ce qu’elles n’ont pas fait.

[329] M. Bafekr a déclaré que la liste de 14 titres anglais donnée dans la mise en demeure de 2019 leur avait causé bien des maux de tête et, au sujet de l’effort requis pour trouver le titre farsi des émissions, il a affirmé : [traduction] « essayer de les trouver, c’était – croyez-moi – dans certains cas c’était une mission impossible, parce qu’il fallait vérifier tout le cyberespace pour trouver les correspondances ». Encore une fois, j’estime que ce témoignage n’est pas crédible, car M. Bafekr exagère l’effort requis pour trouver le titre farsi des émissions. Manifestement, les défenderesses ont été en mesure de faire des recherches dans [traduction] « tout le cyberespace » pour trouver le titre farsi des 14 émissions dont le titre était donné en anglais dans la mise en demeure de 2019, car elles ont déclaré qu’elles avaient retiré (ou pensaient avoir retiré) ces émissions peu après avoir reçu la mise en demeure de 2019.

[330] À l’interrogatoire préalable, M. Reyhani a déclaré que les défenderesses avaient reçu la mise en demeure de 2019 et la mise en garde de 2019, avaient compris que la demanderesse les avisait qu’elles violaient son droit d’auteur et avaient compris qu’elles devaient mettre fin à la violation. La mise en demeure de 2019 visait 18 des émissions en cause, et le rapport d’expert de 2019 annexé à la mise en garde de 2019 visait une autre émission. Or, au moins quatre émissions étaient toujours accessibles sur GLWiZ après que M. Reyhani eut répondu à la mise en garde de 2019, comme en témoignent les vidéos prises par Mme Barker. Les défenderesses n’ont présenté aucune preuve claire de la date à laquelle chaque émission a été retirée de GLWiZ. Seules les défenderesses auraient pu fournir cette preuve.

[331] Les défenderesses critiquent la demanderesse, soutenant que les avis de violation étaient une [traduction] « cible mobile », mais, historiquement, notre Cour voit d’un mauvais œil les contrefacteurs qui tentent de rejeter la responsabilité sur les titulaires de droits [voir Nintendo of America Inc c King, 2017 CF 246 au para 158 [Nintendo]]. La preuve montre que les défenderesses n’avaient aucun motif objectivement raisonnable de croire qu’elles avaient le droit, pendant la période pertinente, d’offrir sur GLWiZ le contenu obtenu par l’intermédiaire de GEM Media. Elle montre également que les défenderesses n’ont pas pris les allégations de violation du droit d’auteur de la demanderesse suffisamment au sérieux pour mener une enquête approfondie, n’ont pas retiré toutes les émissions en cause en réponse à la lettre de la demanderesse, n’ont rien fait pour vérifier les droits que détenait GEM Media à l’égard des émissions et n’ont pas communiqué avec la demanderesse pour lui demander quelles émissions exactement devaient être retirées de GLWiZ. C’est la conduite des défenderesses, pas celle de la demanderesse, qui est répréhensible.

[332] S’agissant de la chaîne en direct en cause, la Cour ne dispose d’aucune preuve établissant que les défenderesses avaient des motifs raisonnables de croire qu’elles avaient le droit de la rediffuser, car les défenderesses n’affirment pas que cette chaîne était visée par le contrat d’ACOL.

[333] Par conséquent, je refuse d’exercer le pouvoir discrétionnaire que me confère le paragraphe 38.1(2) de la Loi sur le droit d’auteur et de réduire le montant minimal des dommages-intérêts préétablis à 200 $ CA par œuvre.

b) Le préjudice réel subi par la demanderesse

[334] Comme je le mentionne plus haut, lorsqu’il est possible d’apprécier l’étendue du préjudice réel, celui-ci est un facteur pertinent pour déterminer le montant des dommages-intérêts préétablis à accorder. En l’espèce, pour les motifs qui suivent, je conclus que l’étendue du préjudice réel subi par la demanderesse en raison de la conduite des défenderesses n’est pas facilement appréciable.

[335] J’accepte que, en raison de la conduite des défenderesses, la demanderesse a perdu des occasions de monnayer les émissions en farsi à l’extérieur de l’Iran. Il pourrait s’agir a) de la perte de revenus tirés de la concession de licences, b) de la perte de revenus tirés d’un service en farsi comparable au service en espagnol offert par la demanderesse ou c) de la perte de revenus additionnels tirés de la chaîne YouTube. J’examine ci-dessous chacune de ces occasions perdues.

[336] Il est important de rappeler, avant tout, que les occasions perdues ne sont qu’en partie attribuables à la conduite des défenderesses. Selon la preuve dont je dispose, GEM Media/GEM Music ont commencé à diffuser les émissions de la demanderesse en farsi avant les défenderesses. Aucune preuve claire n’établit quand exactement GEM Media/GEM Music ont commencé à diffuser les émissions ni combien de temps il s’est écoulé avant que les défenderesses commencent à les diffuser sur GLWiZ. Dans le cas d’au moins certains épisodes, le délai entre la diffusion par GEM Media/GEM Music et la diffusion par les défenderesses aurait été négligeable (quelques jours ou quelques semaines). La preuve montre que, à partir de 2018, les défenderesses enregistraient les épisodes diffusés sur les chaînes de GEM Media/GEM Music, puis les coupaient et les mettaient sur GLWiZ.

[337] Comme aucun représentant de GEM Media/GEM Music n’a témoigné à l’audience, peu d’éléments de preuve ont été présentés à la Cour au sujet des activités de GEM Media. La seule preuve dont la Cour dispose est celle provenant des témoins des défenderesses (M. Reyhani et M. Moeini) qui ont témoigné au sujet de leur compréhension des activités de GEM Media. M. Reyhani a déclaré dans son témoignage que GEM Media compte un million d’utilisateurs, ce qui est, selon lui, au moins cent fois plus que le nombre d’abonnés que comptent les défenderesses. Je rejette ce témoignage, car il est dénué de fondement. M. Reyhani n’a jamais travaillé pour une des sociétés GEM et n’a pas expliqué sur quoi il se basait pour évaluer le nombre d’utilisateurs de GEM Media. Il est certes possible que les activités de GEM Media aient un rayonnement plus large que celles des défenderesses, mais les parties ont convenu, dans l’exposé conjoint des faits modifié, que GLWiZ est [traduction] « le plus important fournisseur ou la plus importante source de contenu médiatique persan diffusé en continu au monde ». Ainsi, dans la mesure où la communauté de locuteurs du farsi que la demanderesse pourrait avoir ciblée pour monnayer ses émissions avait déjà accès aux émissions en cause doublées ou sous-titrées en farsi, je suis d’avis que cet accès a été fourni dans une mesure à peu près égale par GEM Media/GEM Music et les défenderesses.

[338] La demanderesse a obtenu un jugement enjoignant à GEM Music de lui verser 27 millions de dollars en raison de la conduite adoptée par GEM Music relativement aux mêmes émissions, mais, à la date du procès en l’espèce, la demanderesse n’avait toujours pas réussi à recouvrer les sommes dues. Les défenderesses soutiennent que la Cour doit tenir compte du jugement contre GEM Music dans son analyse des dommages-intérêts préétablis à accorder, afin de ne pas [traduction] « surindemniser » la demanderesse. Autrement dit, les défenderesses font valoir que la Cour doit tenir compte du jugement contre GEM Music dans son examen de la question de savoir si le montant des dommages-intérêts préétablis accordés est proportionnel. Je partage l’avis des défenderesses que le jugement contre GEM Music est un facteur pertinent. Cela dit, je suis également d’avis que le jugement contre GEM Music n’a pas pour effet de réduire la responsabilité des défenderesses à l’égard du préjudice subi par la demanderesse.

[339] Passons à l’examen de la perte de revenus tirés de la concession de licences. En diffusant les émissions en cause sur GLWiZ, les défenderesses les ont mis à la disposition du public dans le monde entier (quoique la majorité de leurs abonnés se trouvent au Canada, aux États‑Unis, en Australie et dans certains pays de l’Europe).

[340] La preuve dont la Cour dispose montre que les licences concédées par la demanderesse sont généralement limitées à un pays et qu’aucune d’entre elles n’accorde de droits mondiaux de distribution en ligne. Mme Tatoğlu, M. Turkmen et Mme Görür ont tous les trois déclaré qu’ils n’auraient pas consenti à l’octroi d’une licence mondiale comme celle dont les défenderesses auraient eu besoin en l’espèce. Si la demanderesse avait eu à concéder une telle licence, Mme Tatoğlu a déclaré qu’elle n’aurait pas accepté moins de 10 000 $ US par épisode et M. Turkmen a déclaré que le coût de la licence aurait été de 10 000 $ US ou plus, plus une part des revenus publicitaires des défenderesses en découlant. Mme Görür a déclaré pour sa part qu’elle aurait demandé un minimum garanti de 10 000 $ US par épisode, plus une part des revenus publicitaires pendant une période d’un ou deux ans, après quoi l’entente aurait été réexaminée. Mme Görür a affirmé qu’elle était encline à croire que les revenus publicitaires découlant d’une licence mondiale seraient plus élevés que ceux découlant d’un autre type de licence, parce que l’espace publicitaire serait vendu dans chaque pays.

[341] La demanderesse s’appuie sur la preuve relative aux diverses licences qu’elle a concédées à l’égard de son contenu (y compris les émissions en cause), qui montre qu’elle demande souvent |||||||| |||||||| ou ||||| ||||| par épisode en échange du droit d’utiliser son contenu dans un pays. Selon la demanderesse, il n’est donc pas déraisonnable de conclure qu’elle aurait demandé au moins cette somme en échange du droit d’utiliser son contenu dans le monde entier.

[342] La demanderesse invoque également les droits de licence facturés à GEM Music. Bien que les licences concédées à GEM Media aient été négociées il y a plus d’une décennie, la demanderesse a facturé entre ||||||| ||||||| et ||||||| ||||||| en échange du droit limité d’utiliser les émissions en Iran.

[343] Les défenderesses font valoir que la demanderesse n’a pas démontré que, pendant la période pertinente, les licences relatives aux émissions en cause en farsi valaient, sur quelque marché que ce soit, 10 000 $ US par épisode, au motif que rien n’indique qu’un acteur du marché a ou aurait payé cette somme pour les émissions doublées ou traduites en farsi. Les défenderesses mentionnent que la demanderesse n’a concédé aucune licence à l’égard des émissions en cause en farsi, autres que celles concédées à GEM Media (qui étaient limitées à l’Iran).

[344] Les défenderesses font également remarquer que l’examen des licences concédées par la demanderesse à l’égard des émissions en cause pendant la période pertinente permet de constater que la demanderesse a concédé de nombreuses licences à l’égard de ces émissions dans des langues autres que le farsi. Les droits de licence varient entre ||||||||||| ||||||||||| et ||||||||||| ||||||||||| par épisode.

[345] S’agissant des licences concédées à GEM Media, les défenderesses font observer que les droits de licence se rapportaient à des émissions de première diffusion en farsi. M. Turkmen a admis en contre-interrogatoire que les droits de licence que GEM Media a payés pour Fallen Angel ||||||||| ||||||||| en 2013 (alors qu’il s’agissait d’une toute nouvelle émission) ne valaient pas |||||||| |||||||| des années plus tard, alors que Fallen Angel n’était plus une émission de première diffusion.

[346] Je suis d’accord, en théorie, pour dire que la valeur des émissions a diminué au fil des ans, à partir du moment où elles n’étaient plus des émissions de première diffusion et sont devenues un simple contenu de bibliothèque. Toutefois, les licences concédées à GEM Media n’étaient valides qu’en Iran. Si les conditions des licences avaient été respectées, les émissions en farsi auraient conservé leur valeur à titre d’émissions de première diffusion à l’extérieur de l’Iran. Or, nous savons que GEM Media/GEM Music n’ont pas respecté les conditions des licences et ont utilisé les émissions à l’extérieur de l’Iran. Le problème, cependant, c’est que je ne dispose d’aucune preuve claire sur le territoire où GEM Media exerçait ses activités et où se trouvait la majorité de ses clients. GEM Media exerçait-elle ses activités dans le même marché que les défenderesses? Si la réponse est non, les émissions en cause en farsi avaient peut-être encore une certaine valeur à titre d’émissions de première diffusion au Canada, aux États‑Unis, en Australie et dans certains pays d’Europe au moment où les défenderesses auraient hypothétiquement obtenu une licence.

[347] Advenant que la Cour se fonde sur les licences concédées à GEM Media, les défenderesses soulignent que celles-ci visaient la version longue – et non la version écourtée – des épisodes des émissions en cause. Selon elles, il faudrait donc couper les droits de licence en deux ou en trois. La demanderesse en a convenu dans sa plaidoirie finale, et je suis d’accord.

[348] Cela dit, je note aussi que les licences concédées à GEM Media étaient valides pendant deux ans, alors que la période pertinente en l’espèce est de trois ans. Il faudrait donc multiplier les droits de licence par 1,5. De plus, les licences concédées à GEM Media n’étaient valides qu’en Iran, alors que GLWiZ est accessible dans plus de 50 pays, de sorte qu’il faudrait encore majorer les droits de licence pour tenir compte du territoire visé par la licence dont les défenderesses auraient eu besoin en l’espèce.

[349] Les défenderesses font aussi valoir que, comme les droits de licence facturés à GEM Music variaient entre ||||| ||||| et ||||||| ||||||| par épisode, la Cour doit envisager d’appliquer un taux moyen ou pondéré au lieu d’appliquer simplement à l’ensemble des émissions en cause le taux maximal par épisode. Je suis du même avis.

[350] Les défenderesses invitent également la Cour à prendre du recul et à examiner la perte de revenus tirés de la concession de licences non pas en fonction des licences individuelles, mais dans l’optique des revenus totaux tirés par la demanderesse de la concession de licences à l’étranger, qui, selon les défenderesses, ne justifient pas le montant de dommages-intérêts préétablis demandés par la demanderesse. Les défenderesses affirment que, pendant la période pertinente, la demanderesse a touché des revenus totaux de |||||||||||| |||||||||||| provenant de la concession de licences à l’égard de l’ensemble de son catalogue, qui comprend environ 300 émissions, dans toutes les langues et dans tous les pays (les revenus sont tirés de la pièce 125 pour les années 2018, 2019 et 2020). Le fait d’accorder à la demanderesse des dommages-intérêts préétablis de 44 millions de dollars canadiens pour la violation du droit d’auteur sur 22 émissions (parmi 300) dans un sous-ensemble de pays serait tout à fait disproportionné par rapport à ses revenus réels et encore plus disproportionné par rapport à ses profits nets (dont le montant n’a pas été mis en preuve). La demanderesse n’a pas répondu utilement à cet argument. Je partage l’avis des défenderesses qu’il s’agit d’un facteur pertinent.

[351] En somme, j’ai examiné l’ensemble de la preuve relative aux licences qui m’a été présentée. À la différence de bon nombre d’affaires, la demanderesse en l’espèce n’exploitait pas généralement ses activités – liées aux émissions en cause en farsi ou dans d’autres langues – dans le même marché que celui où les défenderesses exploitaient les leurs. Il n’y a aucune preuve démontrant que la demanderesse a concédé des licences à l’égard des émissions en cause dans quelque langue que ce soit au Canada, et la preuve démontrant qu’elle a concédé de telles licences aux États‑Unis est limitée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a porté à l’attention de la Cour des éléments de preuve liés à la concession de licences en Australie. Les seules licences relatives aux émissions en cause en farsi sont les licences concédées à GEM Media, qui comportent certaines limites et posent certains problèmes, comme je le mentionne plus haut. Les autres licences relatives aux émissions en cause se rapportent à des versions dans d’autres langues, n’ont pas la même portée territoriale et varient de |||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||| à ||||||||| ||||||||| par épisode. La capacité de la Cour de mesurer avec un certain degré de certitude les revenus provenant de la concession de licences que la demanderesse aurait réellement perdus est donc limitée.

[352] Cela dit, Mme Tatoğlu, M. Turkmen et Mme Görür (qui ont tous trois une grande expérience dans le domaine de l’octroi de licences) ont témoigné quant aux droits de licence qu’ils auraient facturés aux défenderesses pour une licence comme celle dont les défenderesses auraient eu besoin en l’espèce. Leur témoignage n’a pas été véritablement contesté en contre-interrogatoire ni contredit par les témoins des défenderesses.

[353] En ce qui concerne la perte de revenus que la demanderesse aurait pu tirer d’un service en farsi comparable au service qu’elle offre en espagnol, la demanderesse n’a pas présenté d’éléments de preuve quant aux revenus découlant du service en espagnol ou aux revenus qu’elle aurait, selon elle, pu tirer d’un service en farsi. Je reconnais qu’il s’agit d’une occasion perdue, mais il m’est impossible de quantifier la perte de la demanderesse à cet égard.

[354] En ce qui concerne la perte de revenus additionnels provenant de la chaîne YouTube, la preuve dont dispose la Cour montre que la demanderesse tire des revenus d’environ ||||||||| ||||||||| par année de l’ensemble de son catalogue de contenu diffusé sur sa chaîne YouTube. Les revenus provenant des émissions en cause en farsi ne constituent qu’une fraction de cette somme, et aucune preuve n’a été présentée pour établir quelle fraction des revenus provient des émissions en cause en farsi. Je reconnais que, si les locuteurs du farsi n’avaient pas déjà eu accès aux émissions en farsi, celles-ci auraient probablement généré un plus grand nombre de vues sur la chaîne YouTube, ce qui aurait généré des revenus additionnels pour la demanderesse. Or, je ne dispose qu’aucune preuve me permettant de quantifier la perte de revenus additionnels.

[355] Outre ces pertes liées aux occasions de monnayer les émissions, je suis d’avis que la demanderesse a également perdu le contrôle des émissions en cause, ce qui constitue une forme de préjudice découlant du comportement des défenderesses. J’accepte le témoignage de Mme Tatoğlu selon lequel cette perte de contrôle entrave la capacité de la demanderesse de protéger le contenu de ses émissions, ce qui le rend susceptible d’être piraté.

[356] L’analyse qui précède fait abstraction de la chaîne en direct en cause, car la preuve dont dispose la Cour montre que la demanderesse ne concède pas de licences à l’égard de celle-ci. M. Reyhani a déclaré que les défenderesses avaient conclu des contrats de licence à l’égard d’autres chaînes en direct et qu’en vertu de ces contrats elles payaient entre ||||||| ||||||| et |||||||| |||||||| par mois. Cela dit, la demanderesse n’a présenté aucune preuve sur ce qu’aurait pu coûter une licence relative à la chaîne en direct.

[357] La demanderesse soutient que la rediffusion de la chaîne en direct en cause par les défenderesses l’a exposée au risque d’être tenue responsable à l’égard de tiers. Je suis du même avis. M. Turkmen et Mme Akar ont déclaré que la demanderesse ne détient pas de droits mondiaux de distribution à l’égard de l’ensemble du contenu qu’elle diffuse sur sa chaîne en direct. La demanderesse pourrait par exemple avoir obtenu une licence lui accordant le droit de diffuser un film sur sa chaîne en direct, lequel droit serait limité à la Turquie. Si le film était diffusé à l’extérieur de la Turquie, la demanderesse s’exposerait à une revendication de la part du concédant. Cela dit, aucune preuve n’a été présentée au procès pour établir qu’un tiers avait communiqué avec la demanderesse pour faire valoir quelque revendication que ce soit.

c) Les revenus des défenderesses

[358] Comme je le mentionne plus haut, la demanderesse affirme que les revenus des défenderesses ne sont pas un facteur pertinent. La demanderesse fait valoir que les actes des défenderesses constituaient du piratage. Selon elle, c’est comme si un faussaire soutenait que, parce qu’il a vendu 100 sacs à main contrefaits à 5 $, la Cour devrait retenir le montant de 500 $ dans son analyse. La demanderesse est d’avis que le fait que les défenderesses ne tirent pas beaucoup de revenus de leur conduite illicite ne devrait pas entrer en jeu dans la quantification des dommages-intérêts préétablis et limiter la somme qu’elle peut recouvrer. Selon elle, il faut mettre l’accent sur les pertes de la demanderesse, et non sur les gains des défenderesses; autrement, tout le pouvoir est [traduction] « entre les mains des pirates ». Bien que je comprenne les préoccupations de la demanderesse, les revenus des défenderesses sont un facteur pertinent. Cela dit, il revient à la Cour de déterminer le poids à accorder à ce facteur au regard de l’ensemble des facteurs pertinents.

[359] Avant le procès, les parties se sont entendues sur les revenus tirés par les défenderesses pendant la période pertinente. Les revenus totaux que les défenderesses ont tirés des émissions et de la chaîne en direct en cause, calculés au prorata du temps d’écoute, s’élevaient au plus à 65 000 $ CA. Ces revenus provenaient de la vente d’abonnements, de boîtes numériques et d’espace publicitaire. Les données produites par les défenderesses relativement à leurs dépenses posent certains problèmes. Je suis d’avis que les défenderesses n’ont pas communiqué à la demanderesse ni soumis à la Cour tous les documents requis pour permettre l’évaluation de leurs profits. Je me concentrerai donc sur les revenus, et non les profits, des défenderesses.

[360] Bien que la demanderesse ait tenté de mettre en doute les revenus des défenderesses en s’appuyant sur le différend avec l’ARC, elle est liée par le fait qu’elle a admis le montant des revenus tirés de GLWiZ par les défenderesses pendant la période pertinente. De plus, j’ai conclu que la preuve relative au différend avec l’ARC est inadmissible, ou je ne lui ai accordé aucun poids.

[361] La preuve dont dispose la Cour montre que, pendant la période pertinente, les défenderesses ont tiré des revenus d’environ 7,5 millions de dollars canadiens de l’ensemble du catalogue de GLWiZ, qui comprend 300 chaînes, 1 000 séries et 3 000 films. Il demeure loisible à la demanderesse de contester la façon dont les défenderesses ont calculé que la part des revenus découlant des émissions s’élevait à seulement 65 000 $ CA. La demanderesse a toujours soutenu que le montant de ses revenus attribués à la diffusion des émissions et de la chaîne en direct en cause sur GLWiZ ne devrait pas être calculé au prorata du temps d’écoute. Lors de sa plaidoirie finale, j’ai demandé à la demanderesse quelle méthode de calcul serait à son avis préférable, mais elle n’a proposé aucune autre méthode de calcul. La somme de 65 000 $ CA est donc la seule dont je dispose aux fins de mon analyse.

[362] Les défenderesses auraient-elles pu tirer des revenus plus élevés de GLWiZ? Les défenderesses n’ont pas payé pour la délivrance d’une licence à l’égard du contenu qu’elles ont obtenu de GEM Media, ce qui a réduit leurs coûts et leur a permis de réduire les frais d’abonnement facturés aux clients. Les défenderesses auraient-elles pu demander des frais d’abonnement plus élevés? Auraient-elles pu générer des revenus publicitaires plus élevés? M. Turkmen était certes d’avis que les défenderesses n’avaient pas maximisé la valeur du contenu de la demanderesse. Cela dit, le témoignage de M. Turkmen n’est pas suffisant en soi pour me convaincre que les revenus que les défenderesses ont tirés de la violation du droit d’auteur étaient ou auraient pu être supérieurs à 65 000 $ CA pendant la période pertinente.

d) La mauvaise foi des défenderesses et le comportement des défenderesses avant l’instance et au cours de celle-ci

[363] Suivant le paragraphe 38.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, la mauvaise foi des défenderesses et le comportement des défenderesses avant l’instance et au cours de celle-ci sont des facteurs distincts, mais la demanderesse n’en a pas traité dans ses observations écrites. Dans sa plaidoirie finale, elle a confondu les deux facteurs, de sorte que la Cour ne dispose pas d’arguments distincts pour chacun d’entre eux. Les défenderesses n’ont pas non plus traité de façon distincte de chaque facteur dans leurs observations écrites et orales. Je n’ai donc pas d’autre choix que d’examiner ces deux facteurs ensemble.

[364] La mauvaise foi doit être comprise dans son contexte. Elle renvoie à [traduction] « un comportement contraire aux normes collectives définissant ce qui est honnête, raisonnable ou juste » [voir Century 21, précitée, au para 405]. Ce qui constitue de la mauvaise foi dépend du contexte. Il peut s’agir entre autres : (i) de faire abstraction d’une mise en demeure [voir Microsoft Corporation c PC Village Co Ltd, 2009 CF 401 aux para 33–35; Rallysport, précitée, au para 10; Century 21, précitée, au para 416]; (ii) de violer à plusieurs reprises le droit d’auteur afférent à des produits différents [voir Twentieth Century Fox Film Corp c Hernandez, 2013 CarswellNat 6160]; (iii) de racler ou de copier des photos directement d’un site Web [voir Trader, précitée, au para 61]; (iv) de faire abstraction d’offres de ne pas porter le différend devant les tribunaux si l’on met fin à la violation [voir Telewizja, précitée, au para 50]; (v) d’utiliser un faux nom pour éviter d’être détecté [voir Collett, précitée, au para 64].

[365] La demanderesse soutient que les défenderesses ont fait preuve de mauvaise foi en ne mettant pas fin à la violation du droit d’auteur dès qu’elle leur demandait de le faire. Les défenderesses nient avoir fait preuve de mauvaise foi. Elles soutiennent qu’elles ont toujours eu l’intention de retirer le contenu, mais que leur procédure à cet égard était viciée. Bien que les défenderesses n’aient pas fait preuve d’un mépris flagrant à l’égard de toutes les communications provenant de la demanderesse ni continué de violer le droit d’auteur de façon ininterrompue, je suis d’avis que l’allégation de mauvaise foi formulée par la demanderesse est fondée.

[366] En novembre 2017, M. Moeini a été informé que les défenderesses n’avaient pas l’autorisation d’utiliser le contenu appartenant à la demanderesse sur GLWiZ (M. Turma l’a confirmé à l’interrogatoire préalable), mais les défenderesses n’ont pas retiré le contenu en question. Les défenderesses affirment qu’elles croyaient détenir une licence valide concédée par GEM Media qui leur permettait d’utiliser le contenu de la demanderesse, mais elles n’ont rien fait pour vérifier si elles détenaient effectivement une licence valide, ce qui va à l’encontre de leur politique (ou pratique commerciale) alléguée consistant à prendre des mesures pour s’assurer d’avoir les droits d’utilisation nécessaires et à prendre les allégations de violation du droit d’auteur très au sérieux en retirant le contenu contesté et en menant par la suite une enquête sur le bien-fondé de ces allégations. Les défenderesses n’ont pas retiré le contenu de la demanderesse ni mené une enquête.

[367] Quand les défenderesses ont reçu la mise en demeure de 2019, elles n’ont pris aucune mesure pour vérifier si une ou plusieurs des émissions en cause figurant dans la liste d’archives étaient accessibles sur GLWiZ et, comme je le mentionne plus haut, leur argument selon lequel cette vérification aurait nécessité trop de travail ou était impossible à réaliser sonne faux. La réponse des défenderesses à la mise en demeure de 2019 va elle aussi à l’encontre de leurs politiques alléguées. Les défenderesses n’ont pas mené d’enquête sur le bien-fondé de la plainte : elles n’ont pas communiqué avec GEM Media pour l’informer de l’allégation de violation de la demanderesse et pour s’assurer de la validité de leur licence. M. Reyhani a admis en contre-interrogatoire que les défenderesses auraient dû, par l’entremise de leurs avocats, prendre des mesures pour s’assurer que GEM Media détenait les droits sur le contenu qu’elle fournissait aux défenderesses. Les défenderesses n’ont pas expliqué pourquoi elles ne l’avaient pas fait.

[368] Selon moi, le défaut des défenderesses de s’assurer que la licence concédée par GEM Media était valide, compte tenu des allégations de la demanderesse, est contraire au bon sens, à moins – bien entendu – que les défenderesses croyaient que la licence avait été résiliée et qu’elles voulaient éviter d’attirer l’attention de la demanderesse sur le fait qu’elles téléchargeaient le contenu lui appartenant à partir des satellites de GEM Media.

[369] Cela dit, je reconnais que les défenderesses n’ont pas fait complètement abstraction de la mise en demeure de 2019, comme la demanderesse le prétend. M. Bafekr et son équipe ont été chargés de retirer une partie du contenu. Toutefois, leurs efforts n’ont manifestement pas été entièrement fructueux.

[370] Au moyen de la mise en garde de 2019, la demanderesse a fourni aux défenderesses le rapport d’expert de 2019 et les a informées qu’elles violaient toujours son droit d’auteur. Les défenderesses n’ont fait aucun effort pour faire traduire le rapport d’expert de 2019 ou pour en obtenir une version anglaise de la demanderesse. Aucune preuve n’indique que M. Reyhani a pris des mesures pour enquêter sur la plainte de la demanderesse et s’assurer que les émissions avaient bel et bien été désactivées, ou pour vérifier auprès de GEM Media que les défenderesses détenaient le droit d’utiliser le contenu de la demanderesse, ce qui, je le répète, va à l’encontre des politiques alléguées des défenderesses.

[371] La demanderesse affirme en outre que les défenderesses ont fait preuve de mauvaise foi en dépeignant GEM Media comme « la méchante », qui aurait fait croire aux défenderesses qu’elle avait l’autorité de leur accorder une sous-licence d’utilisation à l’égard des émissions en cause. Je conviens que la pilule est difficile à avaler, compte tenu de l’ensemble des circonstances de la présente affaire. Je juge que la preuve qui a été présentée à la Cour établit que GEM Media a répété aux défenderesses – avant, pendant et après la période pertinente – que le contrat d’ACOL avait été résilié et que les défenderesses n’avaient pas le droit d’utiliser le contenu de GEM Media, qui comprenait les émissions en cause. Malgré que GEM Media les avait informées (à tort ou à raison) qu’elles ne détenaient pas de licence, les défenderesses ont continué d’utiliser les émissions. Cela dit, je ne suis pas convaincue que la tentative des défenderesses de dépeindre GEM Media comme la méchante équivaut à de la mauvaise foi.

[372] Je suis également d’accord avec les défenderesses pour dire que leur comportement en l’espèce ne s’apparente pas au type de comportement que notre Cour a reconnu par le passé comme constituant une inconduite. Les défenderesses n’ont pas fait totalement abstraction de toutes les mises en demeure; elles n’ont pas ignoré les procédures judiciaires ou passé outre aux ordonnances et aux directives de la Cour, et elles ont cessé toute utilisation des émissions et de la chaîne en direct en cause après l’introduction de l’action.

[373] Pendant sa plaidoirie finale, la demanderesse a passé en revue la défense des défenderesses (que celles-ci n’ont jamais modifiée) pour attirer l’attention de la Cour sur toutes les dénégations des défenderesses et sur les arguments qu’elles ont présentés et qui, de l’avis de la demanderesse, étaient tout simplement faux et ne concordaient pas du tout avec les arguments qu’elles ont par la suite avancés au procès. Plus précisément, elle a fait remarquer que les défenderesses : a) ont nié avoir copié, stocké ou diffusé en continu le contenu; b) ont nié avoir copié le contenu appartenant à la demanderesse; c) ont plaidé que le contenu qu’elles diffusaient en continu provenait directement de leurs concédants; d) ont plaidé qu’elles exerçaient leurs activités avec l’autorisation de la demanderesse; e) ont plaidé que la demanderesse avait autorisé certaines de leurs activités lors de la rencontre de novembre 2017.

[374] Je juge que le fait que les défenderesses ont présenté ces arguments dans leur défense ne signifie pas qu’elles ont fait preuve de mauvaise foi ou qu’elles se sont mal comportées au cours de l’instance. Les parties peuvent présenter leurs arguments comme bon leur semble. Il aurait été utile que les défenderesses modifient leur défense lorsque leur position a changé, mais la demanderesse savait très bien que les défenderesses avaient renoncé à certaines de leurs allégations avant le procès, à la lumière des faits convenus dans l’exposé conjoint des faits original et l’exposé conjoint des faits modifié.

[375] La demanderesse affirme en outre que les défenderesses ont changé leur fusil d’épaule après le report de l’audience, en admettant avoir violé le droit d’auteur de la demanderesse, en cessant de défendre la thèse selon laquelle la demanderesse les avait autorisées à utiliser les émissions et la chaîne en direct en cause, et en faisant plutôt valoir qu’elles croyaient raisonnablement, mais à tort, qu’elles détenaient une licence valide de GEM Media leur permettant d’utiliser les émissions. Selon moi, le comportement des défenderesses dont il est question ci-dessus ne constitue pas de la mauvaise foi, mais j’estime que leur changement abrupt de position quant à la source de leur licence est un comportement au cours de l’instance qui mérite d’être pris en considération dans le cadre du calcul des dommages-intérêts préétablis.

[376] La demanderesse s’appuie également sur l’explication donnée tardivement par M. Bafekr pour justifier pourquoi Mme Barker avait été en mesure d’accéder à certaines des émissions en cause en 2021, en dépit du fait que les défenderesses avaient dit à la demanderesse qu’elles avaient retiré les émissions en question en 2019. Encore une fois, ce comportement ne constitue pas à mon avis de la mauvaise foi, mais j’estime qu’il mérite d’être pris en considération dans le cadre du calcul des dommages-intérêts préétablis.

e) La nécessité de créer un effet dissuasif

[377] La juge Fuhrer s’est exprimée ainsi au paragraphe 42 de la décision Rallysport, précitée :

[La dissuasion] garantit qu’une inconduite n’est pas impunie juste parce qu’on ne peut pas prouver une causalité de type « n’eût été » pour chaque image. Les dommages‑intérêts préétablis « doi[vent] être suffisamment élevé[s] pour avoir un effet bénéfique et dissuader les défendeurs nommés et d’autres parties de commettre à l’avenir de telles violations » : PC Village, précitée, au para 39. Cela est surtout le cas quand la technologie facilite les violations[.] […]

[378] La diffusion en continu sur Internet, les applications et les boîtes numériques préinstallées permettent aux défenderesses de violer avec facilité le droit d’auteur de la demanderesse [voir Bell Canada c L3D Distributing Inc (INL3D), 2021 CF 832 au para 96 [Bell Canada]]. Les dommages-intérêts préétablis devraient être suffisamment élevés pour dissuader d’autres entités pouvant souhaiter se livrer à des activités illicites similaires et pour dissuader également les défenderesses de reprendre de telles activités [voir Nintendo, précitée, au para 163]. Notre Cour a reconnu le « préjudice […] continu » causé par la télédiffusion et la diffusion en continu non autorisées, en raison du risque de violation illimitée découlant de la perte de contrôle sur les œuvres protégées par le droit d’auteur. Je suis d’avis que la demanderesse a subi un tel préjudice en l’espèce [voir Bell Canada, précitée, au para 101]. Par ailleurs, je ne souscris pas à l’argument selon lequel les dommages-intérêts préétablis accordés relativement à la chaîne en direct en cause devraient être symboliques simplement parce que cette chaîne est en clair (comme la Cour l’a conclu dans la décision Vidéotron). Le fait d’accorder une somme symbolique éliminerait l’effet dissuasif des dommages-intérêts préétablis. Compte tenu des circonstances de l’espèce, je suis d’avis que la nécessité de créer un effet dissuasif est un facteur important dont je dois tenir compte pour déterminer le montant de dommages-intérêts préétablis à accorder relativement aux émissions et à la chaîne en direct en cause.

[379] J’estime que les dommages-intérêts préétablis doivent également dissuader les défenderesses en l’espèce de commettre d’autres actes de violation à l’avenir. Bien que les défenderesses aient déployé certains efforts pour mettre fin à la violation du droit d’auteur après avoir reçu les avis de la demanderesse et qu’elles aient maintenant mis fin à tous les actes de violation du droit d’auteur sur les émissions et la chaîne en direct en cause, les défenderesses n’ont pas respecté leur propre politique consistant à s’assurer d’avoir l’autorisation d’offrir un contenu sur GLWiZ. À cet égard, les défenderesses n’ont présenté aucune preuve pour établir qu’elles croyaient, à quelque moment que ce soit pendant la période pertinente, qu’elles détenaient une licence lui permettant de rediffuser la chaîne en direct en cause. Par conséquent, je suis d’avis que les défenderesses ont rediffusé la chaîne en direct en cause sachant qu’elles n’étaient pas autorisées à le faire.

[380] Qui plus est, la demanderesse a produit des vidéos et des captures d’écran prises par M. Turkmen en novembre 2023, qui montrent que les chaînes CNN Turk et Dream Turk (des chaînes en direct appartenant à la société mère de la demanderesse, DM) étaient accessibles sur GLWiZ. M. Turkmen a déclaré qu’il savait que les défenderesses n’avaient pas le droit de diffuser l’une ou l’autre de ces chaînes.

[381] Mme Görür, qui travaille pour la demanderesse et pour DM, a déclaré que, en novembre ou en décembre 2023, elle avait accédé à GLWiZ par l’intermédiaire du site Web et y avait trouvé du contenu appartenant à DM, dont la chaîne CNN Turk et diverses stations de radio. Elle a affirmé dans son témoignage que les défenderesses n’avaient pas le droit de diffuser en continu ou d’utiliser de quelque autre façon ce contenu. Bien qu’elle n’ait pas supprimé les témoins de son navigateur avant d’accéder à GLWiZ par l’intermédiaire du site Web, son témoignage concordait avec celui de M. Turkmen.

[382] En contre-interrogatoire, M. Reyhani a admis que le contenu appartenant à DM dont il est question ci-dessus était sur GLWiZ, mais il a dit qu’il ne pouvait pas dire qui en avait autorisé l’utilisation en raison d’une entente intervenue entre les parties aux fins du procès. Les avocats des défenderesses n’ont pas présenté d’observations sur la question, ce qui – je présume – est lié à la décision de ne pas appeler M. Sarılar à la barre des témoins. À défaut d’éléments de preuve relatifs à l’autorisation des défenderesses d’utiliser ce contenu, et à la lumière des témoignages de M. Turkmen et de Mme Görür, je juge que les défenderesses ont utilisé le contenu appartenant à DM sans autorisation, ce qui va à l’encontre de leur politique alléguée.

[383] Mme Akar a déclaré dans son témoignage que les défenderesses avaient mis la chaîne et les émissions d’ATV sur GLWiZ sans autorisation et qu’ATV leur avait par conséquent envoyé une mise en demeure en 2022. M. Reyhani a livré un témoignage changeant au sujet de l’autorisation dont auraient disposé les défenderesses à cet égard. Il a affirmé que les défenderesses avaient une licence verbale d’ATV, puis que les défenderesses avaient reçu le contenu de « GEM TV ». Le témoignage de M. Reyhani sur cette question n’est à mon avis pas crédible, et je préfère à cet égard le témoignage de Mme Akar. Ainsi, je juge que les défenderesses ont également utilisé le contenu d’ATV sans autorisation, ce qui va à l’encontre de leur politique alléguée.

[384] De plus, les défenderesses n’ont pas respecté leur politique consistant à prendre les allégations de violation du droit d’auteur au sérieux, à retirer le contenu contesté et à mener par la suite une enquête sur le bien-fondé de ces allégations. Comme je l’explique ci-dessus, il est clair que les défenderesses n’ont pas retiré au moins une partie du contenu appartenant à la demanderesse après avoir reçu les avis de celle-ci, n’ont pas mené d’enquête sur la liste d’archives et n’ont pas enquêté adéquatement pour savoir si l’allégation selon laquelle elles ne détenaient pas de licence leur permettant d’utiliser le contenu était fondée.

f) Des dommages-intérêts préétablis de 500 $ CA par œuvre ne seraient pas extrêmement disproportionnés

[385] Les défenderesses font valoir que, si la Cour accorde le montant minimal de dommages-intérêts préétablis prévu par la loi, soit 500 $ CA par œuvre, le montant total de ces dommages-intérêts serait extrêmement disproportionné à la violation. Les défenderesses affirment que la Cour devrait appliquer le paragraphe 38.1(3) de la Loi sur le droit d’auteur et réduire le montant des dommages-intérêts pour qu’il se situe entre 200 $ CA et 300 $ CA par œuvre. Or, les défenderesses, à qui incombait le fardeau de la preuve [voir Nintendo, précitée, aux para 146 et 149; Rallysport, précitée, au para 12], n’ont présenté aucune observation écrite pour établir que la première condition énoncée au paragraphe 38.1(3) était remplie. Rappelons que le paragraphe 38.1(3) comporte deux conditions et que les deux conditions doivent être remplies : (i) plus d’une œuvre ou d’un autre objet du droit d’auteur sont incorporés dans un même support matériel, ou seule la violation visée au paragraphe 27(2.3) donne ouverture aux dommages-intérêts préétablis; (ii) la Cour est d’avis que même si elle accordait le montant minimal de dommages-intérêts préétablis le montant total de ces dommages-intérêts serait extrêmement disproportionné à la violation [voir Rallysport, précitée, au para 7]. La demanderesse n’a pas présenté, elle non plus, d’observations écrites sur la première condition, de sorte que la Cour dispose uniquement à cet égard des observations limitées que les parties ont présentées dans leur plaidoirie finale.

[386] S’agissant du sens à donner à l’expression « même support matériel » (« single medium » en anglais), il a été examiné par notre Cour et d’autres tribunaux dans une poignée de décisions seulement. Les décisions qui font l’examen le plus complet de la question sont celles qui suivent.

[387] Dans la décision Trader v CarGurus, précitée, rendue par la Cour supérieure de justice de l’Ontario, la juge Conway s’est exprimée ainsi :

[traduction]

[57] Trader fait valoir que la cour ne peut pas réduire le montant minimal de 500 $ en vertu du paragraphe 38.1(3), parce que les photos de Trader ne sont pas incorporées dans un « même support matériel ». Je rejette cet argument. Le terme « support matériel » n’est pas défini dans la Loi, et il est utilisé de façon générale dans l’ensemble de la loi. Je ne vois pas pourquoi le terme « support matériel » ne pourrait pas inclure un support électronique (par opposition à un support physique), puisqu’il s’agit d’un moyen par lequel les utilisateurs peuvent accéder aux photos. Dans les décisions Telewizja Polsat SA c Radiopol Inc, précitée, et Century 21 Canada Ltd v Rogers Communications Inc, précitée, où la violation avait été commise par l’intermédiaire d’un site Web, la cour a appliqué le paragraphe 38.1(3) et a réduit les dommages-intérêts préétablis, reconnaissant implicitement qu’un site Web peut être un « support matériel ».

[58] Trader fait également valoir que ses photos ne sont pas incorporées dans un « même » support matériel, parce qu’elles sont accessibles au moyen d’une application de bureau et d’une application mobile. À mon avis, le support matériel en l’espèce est le site Web de CarGurus. L’application de bureau et l’application mobile sont simplement deux interfaces qui permettent aux utilisateurs d’accéder au site Web. Les photos de Trader sont donc incorporées dans un même support matériel et remplissent la première condition pour que les dommages-intérêts préétablis soient réduits en vertu du paragraphe 38.1(3).

[388] Dans la décision Vidéotron, précitée, le juge Grammond s’est lui aussi penché sur le sens de l’expression « même support matériel » :

[105] […] Cette disposition, je le rappelle, vise à éviter qu’une application mécanique de l’article 38.1 ne conduise à l’octroi de sommes disproportionnées. Il serait paradoxal que l’on puisse contrecarrer son objet en lui donnant une interprétation excessivement technique ou mécanique. Le concept de « support matériel » doit être appliqué en tenant compte de la grande variété de types d’œuvres qui peuvent faire l’objet du droit d’auteur et de la variété croissante de moyens technologiques qui en permettent la reproduction ou la retransmission. À mon avis, une approche pragmatique est de mise.

[106] De plus, je ne vois rien dans le libellé du paragraphe 38.1(3) qui exige que les œuvres soient présentes simultanément sur un même support matériel tel un disque dur ou une mémoire vive. À mon avis, un « même support matériel » comprend une infrastructure technologique qui permet la reproduction, l’affichage ou la retransmission de plusieurs œuvres l’une après l’autre. C’est le cas en l’espèce : le support matériel est l’infrastructure du réseau de Konek et de Hill Valley, qui permet la retransmission de plusieurs œuvres l’une après l’autre.

[107] Il y a peu de jurisprudence concernant l’application du paragraphe 38.1(3) à des moyens électroniques de communication et aucune décision n’étaye une exigence de simultanéité. Dans l’affaire Trader Corp v CarGurus, Inc, 2017 ONSC 1841, aux paragraphes 57 et 58, le tribunal a donné une interprétation large au concept de « même support matériel » et l’a appliqué à un ensemble de photos disponibles sur un site web. Dans l’affaire Thomson, notre Cour a appliqué le paragraphe 38.1(3) à des notices funéraires reproduites sur un site web, sans qu’une preuve n’établisse les conditions dans lesquelles cette information était enregistrée. Dans l’affaire Telewizja Polsat, notre Cour a appliqué le paragraphe 38.1(3) à la retransmission d’émissions de télévision par Internet. Les demanderesses cherchent à distinguer cette affaire en soulignant qu’elle visait un système de retransmission à demande et que le défendeur conservait l’ensemble des émissions sur son serveur. Je ne suis pas convaincu qu’une telle distinction soit pertinente; d’ailleurs, s’il fallait suivre l’argument des demanderesses, il faudrait conclure que le défendeur dans l’affaire Telewizja Polsat a acquis le bénéfice du paragraphe 38.1(3) en conservant des copies des œuvres contrefaites, ce qui me paraît absurde.

[389] Dans la décision Maier (Succession) c Bulger, précitée, la juge Furlanetto a tenu les propos suivants :

[175] Je conclus de même que le paragraphe 38.1(3) de la Loi (c.‑à‑d., la disposition sur le support matériel unique) ne peuvent pas justifier des dommages-intérêts préétablis réduits. Selon les défendeurs, le terme « support matériel » qui figure ailleurs dans la Loi renvoie à une seule catégorie de support matériel (paragraphe 13(4) de la Loi) plutôt qu’à un seul objet. Ils affirment qu’il ne faut pas interpréter le paragraphe 38.1(3) d’une manière « excessivement technique ou mécanique » ni d’une manière qui mènerait à l’attribution de dommages-intérêts « astronomiques » : Vidéotron, aux para 85 et 105. Toutefois, comme l’a fait remarquer la juge Pallotta dans la décision Patterned Concrete Mississauga Inc. c Bomanite Toronto Ltd, 2021 CF 314 [Patterned Concrete], « [c]e sont les œuvres, et non les copies, qui doivent être sur un seul support pour que le paragraphe 38.1(3) s’applique » (au para 65). La disposition devait s’appliquer aux œuvres comme les journaux ou les anthologies, où plusieurs droits d’auteur peuvent coexister dans un même support matériel copié (Nintendo of America Inc c King, 2017 CF 246 [Nintendo] au para 148), ou aux œuvres qui se trouvent sur un support électronique comme un site Web (Trader c CarGurus, 2017 ONSC 1841 aux para 57 et 58).

[176] La situation est très différente. En l’espèce, les œuvres contrefaites sont celles qui sont fixées sur les négatifs en noir et blanc. Comme je l’expose dans mes conclusions précédentes, les actes de violation ne s’étendent pas aux lecteurs de disque dur. Chacune des images fixées sur les négatifs est distincte et peut être reproduite séparément. Elles ne se trouvent pas dans un seul support matériel dont une seule copie viole plusieurs droits d’auteur. Par conséquent, je suis d’avis que le paragraphe 38.1(3) ne s’applique pas, et que les dommages-intérêts préétablis qui s’imposent devraient s’inscrire dans la fourchette indiquée par la Loi, soit entre 500 $ et 20 000 $ par œuvre.

[390] La demanderesse soutient que, même si l’expression « même support matériel » était interprétée de façon conservatrice, le paragraphe 38.1(1) ne s’appliquerait pas en l’espèce, parce que les œuvres sont incorporées dans deux supports matériels, soit un support sur demande et la chaîne de diffusion en direct. La demanderesse affirme en outre que l’interprétation du terme « support matériel » devrait être axée sur la façon dont le contrefacteur met l’œuvre à la disposition du public, en l’occurrence par l’intermédiaire d’un site Web, d’une boîte numérique et d’une application. La demanderesse est d’avis que, peu importe l’interprétation retenue, les œuvres en cause ne sont pas incorporées dans un même support matériel.

[391] Les défenderesses s’appuient sur la décision Vidéotron pour affirmer que les œuvres sont incorporées dans un même support matériel, à savoir le serveur des défenderesses, qui est l’infrastructure technique qui permet la reproduction, l’affichage ou la retransmission de plusieurs œuvres l’une après l’autre.

[392] Il n’est pas nécessaire que je tranche la question de savoir si la première condition est remplie, puisque, même si on présume que les œuvres en cause sont incorporées dans un même support matériel, je suis d’avis que les défenderesses n’ont pas établi que si la Cour accordait 500 $ CA par œuvre au titre des dommages-intérêts préétablis le montant total de ces dommages-intérêts serait extrêmement disproportionné à la violation. À 500 $ CA par œuvre (2 974 épisodes plus la chaîne en direct en cause), le montant total des dommages-intérêts préétablis s’élèverait à 1 487 500 $ CA. Bien que je convienne avec les défenderesses que la somme de 44 millions de dollars canadiens réclamée par la demanderesse au titre des dommages-intérêts préétablis serait extrêmement disproportionnée à la violation, compte tenu de l’ensemble des circonstances je suis d’avis que la somme de 1 487 500 $ CA, elle, ne le serait pas.

(3) Le montant de dommages-intérêts préétablis qu’il convient d’accorder

[393] Je suis consciente que la détermination du montant des dommages-intérêts préétablis qu’il convient d’accorder n’est pas une science exacte. J’ai donc examiné et soupesé l’ensemble des circonstances pertinentes et des facteurs énumérés au paragraphe 38.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, qui sont mentionnés ci-dessus.

[394] J’ai aussi procédé à un examen exhaustif de la jurisprudence pour connaître les dommages-intérêts préétablis accordés par les tribunaux dans d’autres affaires, en particulier celles présentant au moins certaines ressemblances sur le plan factuel avec l’espèce. Les défenderesses exhortent la Cour à se fonder sur les décisions Telewizja, Vidéotron et Odyssey Television Network Inc c Ellas TV Broadcasting Inc, 2018 CF 337, pour déterminer les dommages-intérêts préétablis à accorder, faisant valoir que ces affaires portaient, comme la présente affaire, sur la violation généralisée du droit d’auteur sur des séries télévisées et sur les signaux de services par IPTV (ou autres services similaires). Dans les trois cas, notre Cour a accordé un montant de dommages-intérêts préétablis par épisode inférieur au montant minimal prévu par la loi, et l’inconduite et la mauvaise foi importantes des défendeurs n’ont pas empêché la Cour d’appliquer l’alinéa 38.1(3)b) de la Loi sur le droit d’auteur. La demanderesse, pour sa part, exhorte la Cour à se fonder sur les décisions Bell Canada v Nie, 2022 CanLII 7552 (CF), et Bell Canada, précitée, ainsi que sur le jugement contre GEM Music, où la Cour a fixé les dommages-intérêts préétablis à 10 000 $ CA par œuvre.

[395] S’agissant du jugement contre GEM Music, je suis consciente du fait que GEM Music n’a pas participé à la requête en jugement sommaire au terme de laquelle la juge Whyte Nowak a accordé des dommages-intérêts préétablis pour la violation du droit d’auteur sur les mêmes émissions pendant à peu près la même période. Il n’y avait donc aucune partie pour contre-interroger les témoins de la demanderesse ou pour contredire les arguments de celle-ci au sujet du montant de dommages-intérêts préétablis qu’il convenait d’accorder.

[396] Je garde également à l’esprit la nature des œuvres en cause. Les émissions sont des séries dramatiques (bien qu’il y ait au moins une série qui est une comédie romantique). Il s’agit de séries primées, de grande qualité, qui sont parmi les plus populaires au monde après les séries de langue anglaise. Le coût de création d’un seul épisode d’une des émissions en cause variait, pendant la période pertinente, entre ||||||||| ||||||||| et ||||||||| |||||||||. On est loin des photos de voitures d’occasion qui étaient en cause dans l’affaire Trader v CarGurus.

[397] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, je suis d’avis que l’octroi de dommages-intérêts préétablis de 2 000 $ CA par épisode, pour chacune des émissions en cause, est justifié. En ce qui concerne la chaîne en direct en cause, je conclus qu’il convient d’adjuger une somme majorée compte tenu de la grande nécessité de créer un effet dissuasif pour les défenderesses en l’espèce et pour l’ensemble du public. Par conséquent, j’accorde des dommages-intérêts préétablis de 10 000 $ CA pour la chaîne en direct en cause. Le montant total des dommages-intérêts préétablis s’établit donc à 5 958 000 $ CA.

B. Les dommages-intérêts punitifs

[398] Le choix fait par le titulaire du droit d’auteur de recouvrer des dommages-intérêts préétablis n’a pas pour effet de supprimer le droit de celui-ci, le cas échéant, à des dommages-intérêts exemplaires ou punitifs [voir la Loi sur le droit d’auteur, art 38.1(7)].

[399] Les dommages-intérêts punitifs constituent une réparation exceptionnelle. Ils visent à punir le défendeur, plutôt qu’à indemniser le demandeur. Ils revêtent le caractère d’une amende destinée à dissuader le défendeur et les autres d’adopter un comportement inacceptable [voir Bauer Hockey Corp c Sport Maska Inc (Reebok-CCM Hockey), 2014 CAF 158 au para 19 [Bauer Hockey]].

[400] Au paragraphe 36 de l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18, la Cour suprême du Canada explique que les dommages-intérêts punitifs sont accordés lorsque la conduite d’une partie est malveillante, opprimante ou abusive, de sorte qu’elle choque le sens de la dignité de la cour. Le critère limite en conséquence les dommages-intérêts punitifs aux seules conduites répréhensibles représentant un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable.

[401] Les dommages-intérêts punitifs ne devraient toutefois être accordés que si toutes les autres sanctions ont été prises en considération et « jugées insuffisantes pour réaliser les objectifs de châtiment, de dissuasion et de dénonciation » [voir Whiten c Pilot Insurance Co, précité, au para 123; Microsoft Corporation c Liu, 2016 CF 950 au para 26; Thomson c Afterlife Network Inc, précitée, au para 74; Vidéotron, précitée, au para 118; Telewizja, précitée, au para 52].

[402] Pour déterminer s’il convient d’adjuger des dommages-intérêts punitifs et, le cas échéant, pour déterminer la somme appropriée à accorder au titre des dommages-intérêts punitifs et exemplaires, la Cour doit procéder à une analyse éminemment contextuelle. Voici certains facteurs dont elle doit tenir compte à cette fin : a) le fait que la conduite répréhensible ait été préméditée et délibérée; b) l’intention et la motivation du défendeur; c) le caractère prolongé de la conduite inacceptable du défendeur; d) le fait que le défendeur ait caché sa conduite répréhensible ou tenté de la dissimuler; e) le fait que le défendeur savait ou non que ces actes étaient fautifs; f) le fait que le défendeur ait ou non tiré profit de sa conduite répréhensible; g) le fait que le défendeur savait que sa conduite répréhensible portait atteinte à un intérêt auquel le demandeur attachait une grande valeur [voir Whiten c Pilot Insurance Co, précité, au para 113; Bauer Hockey, précité, au para 20].

[403] La demanderesse sollicite des dommages-intérêts punitifs de 500 000 $ CA. Cependant, je suis d’avis que les dommages-intérêts préétablis accordés comportent déjà un aspect punitif suffisant et infligent déjà un châtiment suffisant, de sorte que l’octroi de dommages-intérêts punitifs n’est pas justifié en l’espèce.

C. L’injonction large

[404] Outre une injonction permanente liée aux émissions et à la chaîne en direct en cause, la demanderesse sollicite, au titre du paragraphe 39.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur, une injonction large visant 68 autres émissions (énumérées à l’annexe B du projet de jugement de la demanderesse). La demanderesse a par la suite envoyé une lettre aux défenderesses pour demander la permission d’inclure d’autres émissions dans sa demande d’injonction large, mais, interrogée par la Cour sur la faisabilité d’un tel arrangement, la demanderesse a convenu de limiter sa demande d’injonction large aux 68 émissions qu’elle visait à l’origine.

[405] L’article 39.1 de la Loi sur le droit d’auteur élargit la portée des injonctions et permet à la Cour d’interdire au défendeur de violer le droit d’auteur sur d’autres œuvres a) dont le demandeur est le titulaire du droit d’auteur ou dans lesquels il a un intérêt concédé par licence, et b) si le demandeur lui démontre que, en l’absence de cette interdiction, le défendeur violera vraisemblablement le droit d’auteur sur ces autres œuvres.

[406] La demanderesse a présenté des observations écrites supplémentaires limitées sur la question de l’injonction large, et ce, seulement après que la Cour lui eut demandé si elle sollicitait cette mesure de réparation. La demanderesse affirme qu’une injonction large est nécessaire en l’espèce, car les défenderesses violeront vraisemblablement le droit d’auteur sur d’autres œuvres lui appartenant, étant donné ce qui suit :

  1. Les défenderesses ont admis qu’elles mettent parfois du contenu à la disposition du public même si elles ignorent qui est titulaire du droit d’auteur sur celui-ci.

  2. Les défenderesses continuent de violer le droit d’auteur sur les émissions et la chaîne en direct en cause, malgré les nombreux avis de violation et demandes de retrait qu’elles ont reçus.

  3. Les défenderesses ont violé le droit d’auteur de la demanderesse sur des émissions et des chaînes autres que celles en cause en 2023-2024, soit bien après le début de la présente instance.

  4. Les défenderesses ont violé le droit d’auteur sur du contenu appartenant à la société mère de la demanderesse en 2023-2024, soit bien après le début de la présente instance.

  5. Les défenderesses ont violé le droit d’auteur d’autres entités, dont ATV, et GEM Music a elle aussi intenté contre elles une action en justice pour violation du droit d’auteur.

[407] Les défenderesses font valoir qu’aucune injonction large ne devrait être accordée, au motif qu’elles ont mis fin à la violation du droit d’auteur sur les émissions et la chaîne en direct en cause et que les préoccupations relatives à la violation éventuelle du droit d’auteur sur d’autres émissions ne constituent pas un fondement suffisant pour justifier l’octroi d’une telle injonction. De plus, les défenderesses affirment que la demanderesse doit démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction large n’est pas accordée, ce qu’elle n’a pas fait (cela dit, les défenderesses n’ont cité aucune source à l’appui de cette affirmation).

[408] Je conclus que la demande d’injonction large ne peut être accueillie, car la demanderesse n’a pas établi qu’elle est la titulaire du droit d’auteur sur les autres œuvres ou qu’elle a un intérêt concédé par licence dans celles-ci. La demanderesse n’a renvoyé la Cour à aucun élément de preuve établissant qu’elle est la titulaire du droit d’auteur sur les 68 autres émissions ou qu’elle a un intérêt concédé par licence dans celles-ci, et il n’appartient certainement pas à la Cour de dépouiller les transcriptions et les pièces pour trouver la preuve requise.

[409] Cela dit, en examinant la preuve, j’ai constaté que, parmi les 68 émissions visées par la demande d’injonction large, 47 ou 48 d’entre elles figurent dans la liste d’archives envoyée aux défenderesses en 2019 (il subsiste un doute quant à l’émission intitulée « Ali » ou « Keşanlı Ali », puisque la liste comprend une émission qui porte un titre similaire, mais non identique). Les témoins de la demanderesse n’ont pas affirmé que la demanderesse est la titulaire du droit d’auteur sur toutes les émissions figurant dans la liste d’archives ou qu’elle a un intérêt concédé par licence dans celles-ci. Ils ont plutôt décrit ces émissions comme étant des [traduction] « émissions du Kanal D ». De plus, la Cour ne dispose d’aucune preuve quelle qu’elle soit relativement aux 20 ou 21 émissions qui ne figurent pas dans la liste d’archives. À défaut de preuve sur la propriété du droit d’auteur ou sur la concession d’une licence, la Cour n’accordera pas l’injonction large demandée.

[410] Je tiens également à souligner qu’il était certainement loisible à la demanderesse d’inclure au moins un certain nombre des 68 autres émissions dans sa déclaration au début de l’instance ou par la suite en modifiant sa déclaration. Or, pour des raisons que la Cour ignore, la demanderesse ne l’a pas fait.

D. Les intérêts avant et après jugement

[411] La demanderesse sollicite des intérêts avant jugement au taux de 0,5 %, calculés en fonction des taux applicables dans la province de l’Ontario, à compter de la date de la déclaration. La demanderesse sollicite également des intérêts après jugement au taux de 4,0 %. Gold Line n’a pas présenté d’observations sur la question des intérêts.

[412] Peu importe si le fait générateur en l’espèce est survenu en Ontario (où Gold Line exploite ses activités et où se situent vraisemblablement ses serveurs) ou si les faits générateurs sont survenus dans plusieurs provinces, je suis convaincue qu’il est raisonnable, dans les circonstances, d’accorder des intérêts avant jugement au taux de 0,5 % et des intérêts après jugement au taux de 4,0 %. Ces taux correspondent aux taux établis au titre du paragraphe 127(2) de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, LRO 1990, c C43.

E. Les dépens

[413] Comme les parties en ont convenu à la fin de l’audience, elles fourniront à la Cour, dans les sept jours de la date des présents motifs, un projet d’échéancier conjoint pour la présentation de leurs observations écrites sur les dépens et informeront la Cour de toute entente intervenue quant à la longueur de ces observations. Sous réserve d’une autre ordonnance ou d’une directive de la Cour, la question des dépens de la présente instance sera tranchée par écrit.


 

JUGEMENT dans le dossier T-206-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. Les documents cotés comme pièces A, B, C, E, G, H, I, J, K et L à des fins d’identification au procès, ainsi que les témoignages s’y rapportant, sont admis en preuve. Les documents cotés comme pièces A, B, C et E sont admis non pas comme preuve de la véracité de leur contenu, mais seulement comme preuve établissant qu’ils ont été envoyés aux défenderesses, que les défenderesses les ont reçus et qu’ils ont servi à informer les défenderesses des allégations de violation du droit d’auteur de la demanderesse sur le contenu qui y est mentionné.

  2. Le témoignage de Mme Akar est admissible.

  3. Le témoignage de M. Bafekr concernant le « bogue » est admissible.

  4. Les documents cotés comme pièces S et T à des fins d’identification au procès, ainsi que les témoignages s’y rapportant, sont inadmissibles.

  5. Le document coté comme pièce O à des fins d’identification au procès est inadmissible. Cependant, le témoignage de Mme Görür sur ce qu’elle a observé en décembre 2023 et en avril 2024 sur GLWiZ est admissible.

  6. La demanderesse est la titulaire du droit d’auteur sur les 2 974 épisodes des 22 émissions de télévision énumérées dans le tableau figurant au paragraphe 7 des présents motifs [collectivement, les émissions du Kanal D].

  7. Les défenderesses ont violé le droit d’auteur de la demanderesse sur chacune des 2 974 œuvres que sont les émissions du Kanal D en les copiant, en les téléchargeant, en les téléversant et en les mettant à la disposition du public sur leur service d’IPTV, GLWiZ, notamment par l’intermédiaire des applications et du site Web www.glwiz.com [collectivement, GLWiZ], ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur, LRC, c C-42 (art 2.4(1.1), 3(1)a), 3(1)f) et 27(1)).

  8. Les défenderesses ont autorisé la communication et la violation du droit d’auteur de la demanderesse sur les émissions du Kanal D et ont incité les utilisateurs de GLWiZ à violer le droit d’auteur sur celles-ci.

  9. Les défenderesses ont mis en circulation des copies des émissions du Kanal D de façon à porter préjudice à la demanderesse, la titulaire du droit d’auteur, alors qu’elles savaient ou auraient dû savoir que ces actes constituaient une violation du droit d’auteur, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 27(2)b)).

  10. Les défenderesses ont mis en circulation, mis ou offert en vente ou en location, ou exposé au public, dans un but commercial, des copies des émissions du Kanal D alors qu’elles savaient ou auraient dû savoir que ces actes constituaient une violation du droit d’auteur, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 27(2)c)).

  11. Les défenderesses ont eu en leur possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas 27(2)b) et 27(2)c) de la Loi sur le droit d’auteur, des copies des émissions du Kanal D alors qu’elles savaient ou auraient dû savoir que ces actes constituaient une violation du droit d’auteur, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (27(2)d)).

  12. Les défenderesses ont violé le droit d’auteur de la demanderesse à l’égard du signal de communication de la chaîne de télévision turque Kanal D [la chaîne en direct Kanal D] en le retransmettant et en le rediffusant au public simultanément à son émission par la demanderesse, ce qui est interdit par la Loi sur le droit d’auteur (art 21(1)).

  13. Il est par les présentes interdit aux défenderesses, y compris leurs actionnaires, dirigeants, administrateurs, employés, mandataires, préposés et ayants droit, ainsi qu’à toute autre personne ou entité agissant pour leur compte, d’une part, d’avoir en leur possession, de copier, de reproduire, de traduire, de doubler, de stocker, de télécharger, de téléverser, de télédiffuser, de mettre en circulation, de diffuser en continu ou de mettre à la disposition du public, directement ou indirectement, la chaîne en direct Kanal D ou tout épisode des émissions du Kanal D, dans quelque langue que ce soit, y compris tout épisode qui pourrait être produit et/ou sortir à l’avenir, notamment par leur diffusion, entre autres moyens de transmission linéaire, sur les sites Web ou les sites de médias sociaux que les défenderesses possèdent, exploitent et/ou contrôlent directement ou indirectement, ou par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs services d’IPTV que les défenderesses possèdent, exploitent et/ou contrôlent directement ou indirectement, dont GLWiZ, et, d’autre part, d’autoriser des tiers à se livrer aux activités susmentionnées ou de les inciter à le faire.

  14. Les défenderesses doivent supprimer et détruire, à leurs frais et dans les quatorze (14) jours de la réception du présent jugement, toute copie des émissions du Kanal D qui se trouve directement ou indirectement en leur possession ou sous leur garde, peu importe où et comment les copies ou les fichiers sont conservés ou stockés, et elles doivent transmettre à la demanderesse, par l’entremise de son avocat, Me Jim Holloway du cabinet Baker & McKenzie LLP, un affidavit confirmant qu’elles se sont conformées à cette obligation.

  15. Les défenderesses doivent verser à la demanderesse des dommages-intérêts préétablis de 5 958 000 $ CA en vertu de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur.

  16. Les défenderesses doivent verser à la demanderesse des intérêts avant jugement non composés au taux de 0,5 % par année sur les dommages-intérêts préétablis accordés, pour la période s’étalant du 3 février 2021 à la date du présent jugement.

  17. Le présent jugement porte intérêt au taux de 4,0 %, non composé, de la date du jugement jusqu’à ce que toutes les sommes ordonnées par la Cour soient payées intégralement.

  18. Les défenderesses sont solidairement responsables de toutes les sommes dues à la demanderesse aux termes du présent jugement.

  19. Les parties doivent fournir à la Cour, dans les sept (7) jours de la date du présent jugement et de ses motifs, un projet d’échéancier conjoint pour la présentation des observations écrites sur les dépens et informer la Cour de toute entente intervenue quant à la longueur de ces observations. Sous réserve d’une autre ordonnance ou d’une directive de la Cour, la question des dépens de la présente instance sera tranchée par écrit.

 

« Mandy Aylen »

 

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh, jurilinguiste principale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-206-21

INTITULÉ :

YELDA HABER VE GÖRSEL YAYINCILIK A.S. c GLWIZ INC. ET GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 3 AU 7 FÉVRIER, LE 10 FÉVRIER ET LE 7 MARS 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS CONFIDENTIELS :

LE 19 JUIN 2025

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS PUBLICS :

LE 09 JUILLET 2025

(JUGEMENT ET MOTIFS ENVOYÉS POUR TRADUCTION LE 5 MAI 2025)

COMPARUTIONS :

Jim Holloway

Matthew Oppenheim

 

POUR LA DEMANDERESSE

Neil Paris

Adam Stikuts

 

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Baker & McKenzie LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Paris & Sayer LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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