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Date : 20060830

Dossier : IMM‑7818‑05

Référence : 2006 CF 1046

Toronto (Ontario), le 30 août 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

ENTRE :

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS,

LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES,

AMNISTIE INTERNATIONALE et M. UNTEL

demandeurs

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une requête présentée pour le compte des demandeurs afin d’obtenir, en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, une ordonnance empêchant la défenderesse de refuser l’entrée au Canada à M. Untel et à son épouse ou, subsidiairement, une ordonnance lui enjoignant de permettre à M. Untel et à son épouse d’entrer au Canada à partir des États‑Unis et d’y séjourner jusqu’à ce qu’il soit décidé, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, si l’Entente sur les tiers pays sûrs s’applique à eux de manière à les empêcher de demander l’asile. La requête est présentée dans le contexte d’une demande plus large (la demande) par laquelle les demandeurs contestent la validité de la désignation des États‑Unis d’Amérique (les États‑Unis) comme un « tiers pays sûr » ainsi que certaines dispositions réglementaires relatives à la législation sur les « tiers pays sûrs » en vigueur au Canada.

 

[2]               La demande a principalement pour but de contester certaines dispositions (les dispositions réglementaires) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), pris en application des articles 101 et 102 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Ces dispositions réglementaires, qui sont entrées en vigueur en décembre 2004, prévoient qu’est irrecevable la demande d’asile présentée par une personne qui est arrivée, directement ou indirectement, d’un tiers pays, autre que celui dont elle a la nationalité, qui a été désigné comme un pays « sûr » par le nouveau Règlement. Les États‑Unis sont actuellement le seul pays qui a été désigné comme un pays sûr.

 

[3]               Les dispositions réglementaires découlent de l’Entente sur les tiers pays sûrs signée par le Canada en décembre 2002. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation publié dans la partie II de la Gazette du Canada le 12 octobre 2002 [Gazette du Canada 2002, partie II, vol. 136] indiquait que les dispositions réglementaires constituaient une étape nécessaire vers la coopération internationale en ce qui a trait au traitement efficace des demandes d’asile. Ainsi, une personne qui a quitté un pays où elle était persécutée et qui se rend d’abord aux États‑Unis ne peut ensuite demander l’asile au Canada. Avant la prise de ces dispositions réglementaires, un séjour aux États‑Unis n’empêchait pas une personne de venir au Canada et d’y demander l’asile.

 

[4]               Les demandeurs autres que M. Untel étaient opposés à la prise des dispositions réglementaires et cherchent, depuis qu’elles ont été prises, un moyen d’en contester la validité devant les tribunaux. Ils admettent en toute franchise qu’ils ont consacré beaucoup de temps et d’efforts à trouver une personne dont la situation leur permettrait le mieux de contester la validité des dispositions réglementaires. M. Untel, dont l’identité est protégée par une ordonnance rendue précédemment par la Cour, a été choisi comme codemandeur à cette fin.

 

[5]               L’affidavit de M. Untel qui a été déposé dans le cadre de la demande indique que lui et son épouse sont des citoyens de la Colombie et qu’ils ont résidé dans ce pays jusqu’à leur entrée aux États‑Unis en juin 2000, apparemment en vertu d’un visa de touriste. M. Untel n’a pas réussi à trouver un emploi aux États‑Unis. En août 2001, le gouvernement américain a engagé une procédure de renvoi contre lui. En décembre 2001, M. Untel a demandé l’asile aux États‑Unis et le retrait de la mesure de renvoi prise contre lui. Il prétendait qu’un groupe de rebelles (les FARC) l’aurait menacé de mort pendant qu’il était en Colombie, vraisemblablement à cause de certaines opinions politiques qu’il aurait exprimées publiquement. Il craint d’être persécuté en raison de ses convictions politiques s’il est renvoyé en Colombie. Un juge de l’immigration américain a rejeté sa demande d’asile et de retrait de la mesure de renvoi en février 2005. M. Untel prétend maintenant qu’il aimerait obtenir l’asile au Canada.

 

[6]               Rien ne prouve que M. Untel est déjà venu au Canada ou a déjà tenté d’entrer au Canada. Il n’a aucun parent ici. Rien ne prouve non plus qu’il a déjà eu l’intention, avant que sa demande d’asile soit rejetée aux États‑Unis, de demander le statut de réfugié ou l’asile au Canada. On ignore également s’il a tenté d’entrer dans un autre pays que les États‑Unis ou d’y demander le statut de réfugié ou l’asile. On ne sait rien non plus des efforts qu’il a peut‑être faits pour épuiser les autres recours, en appel notamment, qui pouvaient s’offrir à lui aux États‑Unis.

 

[7]               L’objet de l’injonction mandatoire demandée maintenant par les demandeurs n’est pas décrit dans l’affidavit de M. Untel, mais dans celui d’un « assistant » du bureau des avocats des demandeurs autres qu’Amnistie Internationale. L’assistant déclare avoir parlé à M. Untel au téléphone et avoir obtenu l’information. Les paragraphes 6 et 7 de cet affidavit indiquent ce qui suit :

[traduction]

6.         M. Untel n’est pas en mesure de payer les frais juridiques afférents à l’appel de la décision du BIA, de sorte qu’il ne peut obtenir une prorogation du délai imparti pour quitter volontairement les États‑Unis. Par conséquent, il doit quitter les États‑Unis au plus tard le 11 septembre 2006. Il semble que son épouse devra aussi partir le même jour car sa demande d’asile était liée à celle de son mari, même si elle n’était pas nommée dans l’appel. S’ils ne quittent pas les États‑Unis de leur plein gré, ils seront renvoyés en Colombie, où leur vie est en danger et où ils continuent d’être exposés à un risque sérieux de persécution, de torture et de mauvais traitements. Des documents récents traitant de la situation des droits de la personne en Colombie sont joints à mon affidavit, à l’annexe A.

 

7.                  M. Untel et son épouse n’ont aucun endroit sûr où aller. Ils doivent quitter les États‑Unis et n’ont un statut dans aucun autre pays que la Colombie. Ils auraient communiqué avec le personnel d’un point d’entrée canadien dans le but de demander l’asile au Canada, mais ils n’ont pas présenté de demande parce que l’Entente sur les tiers pays sûrs les empêche de solliciter la protection du Canada. À moins que la Cour n’ordonne à la défenderesse de les admettre au Canada afin qu’ils puissent mener à terme la demande de contrôle judiciaire ci‑incluse visant l’Entente sur les tiers pays sûrs, ils seront forcés de retourner en Colombie, le pays même qu’ils ont fui parce qu’ils craignaient pour leur vie.

 

Rien dans la preuve ne permet de savoir pourquoi M. Untel n’a pas produit un affidavit en l’espèce.

 

La compétence de la Cour fédérale concernant l’injonction mandatoire demandée

 

 

[8]               La requête en injonction mandatoire est présentée dans le contexte d’une demande contestant certaines dispositions réglementaires prises en vertu de la LIPR. Ni ces dispositions réglementaires ni la LIPR ne prévoient une telle réparation. L’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, indique cependant que la Cour peut accorder d’autres formes de réparation, notamment un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, dans tous les cas où il lui paraît juste et opportun de le faire.

 

[9]               Dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626 (Canadian Liberty), la Cour suprême du Canada a statué, aux paragraphes 35 à 37 des motifs de la majorité, que la Cour fédérale, ayant une compétence administrative sur certains tribunaux administratifs fédéraux, a, suivant l’esprit de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, le pouvoir d’accorder d’autres réparations du type de celle demandée en l’espèce. Les pouvoirs généraux de surveillance attribués par le législateur à la Cour fédérale en vertu de la LIPR et du Règlement, combinés à l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, confèrent à la Cour la compétence nécessaire pour accorder le type de réparation demandée dans la présente affaire.

 

La qualité des demandeurs pour solliciter une injonction mandatoire

 

[10]           Les demandeurs autres que M. Untel se décrivent comme des parties qui défendent l’intérêt public et qui s’intéressent particulièrement aux dispositions réglementaires en cause. Aucun d’entre eux ne prétend être une personne touchée par les dispositions réglementaires ou la LIPR.

 

[11]           Le fait que M. Untel puisse être touché par les dispositions réglementaires n’est pas contesté. Par contre, aucune injonction mandatoire susceptible d’être accordée par la Cour ne pourrait avoir une incidence sur les autres demandeurs. La qualité des personnes comme les demandeurs autres que M. Untel a fait l’objet de plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada, dont l’un des plus importants est Canada (Ministre de la Justice) c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575. La question de la qualité des personnes qui prétendent être des parties défendant l’intérêt public est examinée en tenant compte du véritable intérêt de la partie en cause et de la question de savoir s’il existe un autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour. Dans Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, la Cour suprême a considéré que la qualité pour contester ne devait pas être conférée à une partie d’intérêt public si plusieurs personnes directement touchées ont déjà déposé des contestations judiciaires.

 

[12]           Je préfère laisser cette question en suspens pour l’instant. La question de la qualité pourra être débattue plus longuement et de manière plus appropriée lors de l’audition de la demande.

 

Les critères préalables à l’octroi d’une injonction mandatoire interlocutoire

 

[13]           Une injonction interlocutoire est habituellement demandée pour maintenir les choses dans l’état où elles sont jusqu’à ce que les questions en litige soient tranchées à la suite d’une instruction complète sur le fond. De cette façon, les réparations accordées après une telle instruction auront un effet concret. L’injonction est habituellement accordée pour préserver le statu quo.

 

[14]           Une injonction mandatoire demandée avant l’instruction complète sur le fond est quelque peu différente. Elle a pour but d’obliger l’une des parties à faire quelque chose qu’elle ne ferait pas habituellement. Elle vise à changer le statu quo. Le but est le même : faire en sorte qu’une réparation accordée à la suite d’une instruction ait un effet pratique. En l’espèce, les demandeurs prétendaient qu’il ne servirait à rien à M. Untel de contester la validité des dispositions réglementaires s’il n’était pas autorisé à venir au Canada pour demander l’asile avant d’être renvoyé des États‑Unis en Colombie.

 

[15]           À une certaine époque, les tribunaux hésitaient à accorder des injonctions mandatoires, mais avec le temps, la Cour est devenue un peu plus disposée à le faire. Il faut cependant faire preuve d’une plus grande prudence lorsque la Cour est saisie d’une demande la priant d’enjoindre quelqu’un de commettre un acte qui changera le statu quo, en particulier lorsqu’il s’agit d’une demande interlocutoire (voir Robert Sharpe, Injunctions and Specific Performance, édition sur feuilles mobiles (Aurora, ON : Canada Law Book Inc., 2005), aux paragraphes 1500 à 1580).

 

[16]           Les critères que la Cour doit utiliser pour décider d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire, mandatoire ou non, ont été décrits par la Cour suprême du Canada dans RJR ‑‑ MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, aux p. 332 et 333 :

1.                  une étude préliminaire du fond du litige doit démontrer qu’il y a une question sérieuse à juger;

 

2.                  il faut déterminer si le demandeur subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée;

 

3.                  il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse la réparation en attendant une décision sur le fond; cet exercice est parfois simplement appelé l’appréciation de la prépondérance des inconvénients.

 

 

[17]           Dans l’arrêt Canadian Liberty, précité, la Cour suprême du Canada a souligné, aux paragraphes 46 et suivants, que ces critères pourraient devoir être modifiés lorsqu’ils sont appliqués dans un autre type de contexte que le contexte commercial. Dans des affaires comme celle dont je suis saisi, il faut accorder une attention particulière à l’intérêt public. Je tiendrai compte de l’intérêt public lorsque j’examinerai la prépondérance des inconvénients.

 

[18]           Chacun de ces critères sera analysé dans le contexte de la présente requête.

 

1. La question sérieuse à juger

[19]           La validité des dispositions réglementaires concernant les « tiers pays sûrs » et de la désignation des États‑Unis comme l’un de ces pays constitue la question prédominante de l’instruction sur le fond. Je ne me propose pas d’examiner en profondeur les arguments soulevés, ni d’évaluer la probabilité qu’ils soient accueillis. Il faut mentionner que la validité des dispositions réglementaires doit être examinée en fonction de la norme de la décision correcte (Sunshine Village Corp. c. Canada (Parcs), [2004] 3 R.C.F. 600, au paragraphe 10). Les règlements ont cependant rarement été jugés invalides par les tribunaux judiciaires, en partie sans doute en raison des larges délégations de pouvoir dont ils découlent (de Guzman c. Canada (MCI), 2005 CAF 436, au paragraphe 25).

 

[20]           Les avocats des demandeurs prétendaient que le fait que la Cour avait autorisé le contrôle judiciaire signifiait que l’affaire soulevait une question sérieuse. Or, ce n’est pas le cas, la norme applicable à l’octroi de l’autorisation du contrôle judiciaire étant peu exigeante. L’affaire doit être réglée de manière sommaire à cette étape. La norme applicable à une demande d’autorisation consiste à se demander si la cause est défendable (Bains c. Canada (M.E.I.) (1990), 47 Admin. L.R. 317).

 

[21]           Il suffit en l’espèce de dire que je suis convaincu que les arguments qui seront soulevés lors de l’audition de la demande ne semblent pas frivoles et sont suffisamment fondés pour satisfaire à la norme peu rigoureuse qui est généralement appliquée à ce critère.

 

2. Le préjudice irréparable

[22]           Les demandeurs prétendent que M. Untel et son épouse seront renvoyés en Colombie où ils pourraient être torturés ou tués si on ne leur donne pas l’occasion de venir au Canada et d’y demander l’asile. Ils affirment que M. Untel et son épouse seront renvoyés des États‑Unis en Colombie au début de septembre et qu’ils n’auront plus jamais la possibilité de demander l’asile au Canada. Je ne suis pas convaincu que cela soit exact.

 

[23]           En premier lieu, il semble que M. Untel n’a pas épuisé les recours qui sont toujours à sa disposition aux États‑Unis. Selon l’affidavit de M. Martin, un expert du droit américain de l’immigration et des réfugiés, plusieurs voies de recours s’offrent toujours à M. Untel aux États‑Unis, de sorte qu’il n’est pas certain que son épouse et lui seront renvoyés en Colombie ou, le cas échéant, qu’ils le seront dans un avenir rapproché.

 

[24]           Les demandeurs soutiennent que M. Untel n’a pas les moyens de payer un avocat pour intenter ces recours. Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas. La seule preuve relative au manque de ressources financières émane de l’assistant et constitue du ouï‑dire. M. Untel a seulement dit qu’il ne travaille pas depuis quelque temps. La preuve révèle qu’il a été représenté par un avocat dans toutes les procédures menées aux États‑Unis jusqu’à maintenant et qu’il y a dans ce pays un système efficace d’avocats bénévoles auxquels peuvent recourir les personnes se trouvant dans sa situation. Il aurait fallu que M. Untel produise une preuve plus claire démontrant qu’il ne pouvait pas se prévaloir de ces recours, que ce soit pour des raisons financières ou autres. Il lui appartient de démontrer la probabilité d’un préjudice irréparable. Il a eu la possibilité de répondre à ces préoccupations et il ne l’a pas fait. Cet aspect important de sa cause n’a tout simplement pas été abordé de manière appropriée.

 

[25]           En deuxième lieu, l’affidavit de M. Manni indique que plusieurs pays, dont l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Costa Rica, l’Équateur, le Panama, le Mexique, l’Espagne et le Venezuela, n’exigent pas un visa d’entrée de personnes comme M. Untel. Les demandeurs font valoir que le simple fait que M. Untel puisse entrer dans ces pays sans visa ne signifie pas qu’il pourrait y séjourner ou y demeurer. La défenderesse soutient que la preuve montre que ces pays sont des signataires de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, R.T.N.U. 189 (la Convention), tout comme le Canada, de sorte qu’ils doivent offrir à une personne la possibilité de demander l’asile. Les demandeurs disent qu’aucune preuve n’indique que ces pays ont, après avoir signé la Convention, incorporé ses dispositions dans leurs lois ou qu’il existe des exceptions qui permettraient à M. Untel et à son épouse de demander l’asile ou qui les en empêcheraient. Encore une fois, la défenderesse a soulevé la question, bien que de manière imparfaite, et on se serait attendu à ce que les demandeurs produisent une preuve pour y répondre.

 

[26]           En troisième lieu, la preuve de M. Untel lui‑même concernant le préjudice irréparable n’est pas solide. Dans son affidavit qui a été déposé à l’appui de la demande principale, il déclare, au paragraphe 25 : [traduction] « J’aimerais demander l’asile au Canada. » Il ajoute au paragraphe 26 : [traduction] « Je suis profondément préoccupé par ce qui pourrait arriver à mon père, à ma mère, etc., si les FARC apprennent où je me trouve […] Si la Cour refuse de rendre une ordonnance protégeant mon identité […] je serai obligé de laisser tomber ma cause […] » Cette déclaration figurant au paragraphe 26 laisse croire que M. Untel ne craint pas de subir un préjudice irréparable s’il n’est pas autorisé à entrer au Canada pour y demander l’asile, mais plutôt qu’il est prêt à abandonner sa cause si son identité est révélée. L’anonymat est vraisemblablement plus important pour lui que la présentation d’une demande d’asile au Canada.

 

[27]           Dans son ordonnance protégeant l’identité de M. Untel, le protonotaire souligne que la preuve ne contredit pas la crainte que ce dernier ressentirait si sa véritable identité était révélée et qu’elle est sérieuse et persistante plutôt qu’hypothétique. Cette conclusion a trait à la question de l’anonymat et non à celle du préjudice irréparable qui pourrait être causé si une injonction mandatoire n’était pas accordée.

 

[28]           La seule preuve d’un préjudice irréparable ressort d’un affidavit d’un « assistant » du bureau des avocats de M. Untel. Il est question de préjudice irréparable au paragraphe 7 de cet affidavit, reproduit en entier ci‑dessus. Il y est écrit que M. Untel et son épouse [traduction] « n’ont aucun endroit […] où aller » et qu’ils [traduction] « seront forcés de retourner en Colombie, le pays même qu’ils ont fui parce qu’ils craignaient pour leur vie ».

 

[29]           Cet affidavit constitue une preuve très insuffisante. D’abord, l’« assistant » n’explique pas ce qui l’amène à affirmer que M. Untel n’a aucun endroit où aller et qu’il sera forcé de retourner en Colombie. En outre, il ne prétend pas être un expert des questions juridiques soulevées en l’espèce.

 

[30]           Ensuite, bien que la Cour puisse, en particulier dans le cadre de procédures interlocutoires, accepter une preuve par ouï‑dire, on ignore pourquoi M. Untel n’a pas pu produire un affidavit concernant la question du préjudice irréparable. Pourquoi avons‑nous besoin de l’assistant de ses avocats? L’article 82 des Règles de la Cour prévoit qu’un avocat ne peut à la fois être l’auteur d’un affidavit déposé à l’appui d’une requête et présenter à la Cour des arguments concernant cette requête. Cette règle a été confirmée en matière d’immigration dans Ly c. Canada (M.C.I.), 2003 CF 1184. La Cour a statué qu’elle s’applique également aux assistants et aux autres personnes au service du cabinet de l’avocat (Hyundai c. Cross‑Canada, 2005 CF 1254). Les affidavits des avocats qui ont trait à des questions non controversées sont souvent acceptés par la Cour. Toutefois, il faut, lorsqu’il a trait à des questions fondamentales ou controversées, accorder à l’affidavit d’un assistant du bureau de l’avocat qui plaide l’affaire, s’il n’est pas rejeté sur‑le‑champ, beaucoup moins de valeur qu’à celui émanant directement de la personne qui est partie au litige. L’« assistant » ne peut faire l’objet d’un contre‑interrogatoire valable. Aucune raison n’a été donnée pour expliquer l’incapacité de M. Untel à produire lui‑même une preuve.

 

[31]           J’estime que les demandeurs, à qui incombe le fardeau de la preuve, n’ont pas réussi à démontrer que M. Untel subirait un préjudice irréparable si la réparation demandée n’était pas accordée.

 

3. La prépondérance des inconvénients

 

[32]           On a dit beaucoup de choses au sujet de la prépondérance des inconvénients en l’espèce. La Cour suprême du Canada souligne, aux paragraphes 38 et 39 de Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, que, lorsque la constitutionalité d’une disposition législative est contestée, la Cour doit prendre l’intérêt public en considération. Elle doit examiner les conséquences pratiques graves, quoique temporaires, de son ordonnance. Aux paragraphes 54 à 56 de cet arrêt, la Cour suprême indique que les tribunaux doivent aller au‑delà des intérêts des parties privées lorsqu’ils apprécient la prépondérance des inconvénients. L’octroi de l’ordonnance demandée contrecarrera‑t‑il la poursuite du bien commun?

 

[33]           Dans Harper c. Canada (Procureur général), [2000] 2 R.C.S. 764, la Cour suprême du Canada a dit, au paragraphe 9, que la Cour n’ordonnera pas à la légère que les lois que le Parlement a dûment adoptées dans l’intérêt public soient inopérantes avant que leur validité ait fait l’objet d’un examen complet. En l’espèce, l’octroi d’une injonction mandatoire aurait pour effet de rendre les dispositions réglementaires essentiellement inopérantes à l’égard de M. Untel et, fort probablement, à l’égard de nombreuses autres personnes.

 

[34]           La défenderesse soutient que l’Entente sur les « tiers pays sûrs » fait partie du système organisé de traitement des demandes d’asile et de protection. Elle fait valoir en outre que l’octroi de la réparation demandée en l’espèce entraînerait en fait la suspension de l’effet des dispositions réglementaires non seulement à l’endroit de M. Untel, mais aussi à l’endroit d’un grand nombre de personnes qui se trouvent essentiellement dans la même situation que lui.

 

[35]           Les demandeurs soutiennent que la demande de M. Untel dépend largement des faits et que seules quelques personnes seraient suffisamment encouragées par son succès pour risquer d’attirer l’attention des autorités aux États‑Unis ou ailleurs en faisant une demande d’asile au Canada. Je ne suis pas convaincu que ce point de vue étroit soit correct.

 

[36]           J’estime que la prépondérance des inconvénients est favorable à la défenderesse. Les dispositions réglementaires ont été prises dans l’intérêt public, lequel doit l’emporter sur des intérêts privés comme ceux de M. Untel tant que ces dispositions réglementaires n’auront pas été jugées invalides, le cas échéant.

 

Conclusion

 

[37]           J’ai conclu que les demandeurs ont satisfait au critère peu rigoureux applicable lorsqu’ils ont démontré que leur action était défendable à première vue. Ils n’ont toutefois pas réussi à établir qu’un préjudice irréparable serait causé si la réparation qu’ils demandent n’est pas accordée. La prépondérance des inconvénients est favorable à la défenderesse. Par conséquent, la requête sera rejetée.

 

[38]           Comme la présente requête a été présentée dans le contexte d’une demande déposée apparemment en vertu de la LIPR, une question de procédure autant que de fond se pose : une question doit‑elle être certifiée avant qu’un appel de la présente ordonnance puisse être interjeté? Les parties m’ont demandé de leur donner la possibilité de présenter des observations sur cette question. Elles auront cinq jours pour déposer des observations écrites à ce sujet.

 

[39]           Les parties ont convenu que les dépens doivent suivre l’issue de la cause. Je rendrai donc une ordonnance en ce sens.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La requête est rejetée.

2.                  Les parties doivent, dans les cinq (5) jours ouvrables suivant la date de la présente ordonnance, déposer des observations écrites concernant l’opportunité de certifier une question et, le cas échéant, la teneur de cette question.

3.                  Les dépens suivent l’issue de la cause.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑7818‑05

 

 

INTITULÉ :                                                   LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS,

                                                                        LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES,

                                                                        AMNISTIE INTERNATIONALE et M. UNTEL

                                                                        c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 29 AOÛT 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 30 AOÛT 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Barbara Jackman                                              POUR LES DEMANDEURS (le Conseil canadien

Andrew Brower                                               pour les réfugiés, le Conseil canadien des Églises et M. Untel)

 

David Lucas                                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Greg G. George

Matina Karvellas

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman & Associates                                      POUR LES DEMANDEURS (le Conseil canadien

Avocats                                                            pour les réfugiés, le Conseil canadien des Églises et

Toronto (Ontario)                                             M. Untel)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LA DÉFENDERESSE

Sous‑procureur général du Canada

 

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