Date : 20250624
Dossier : IMM-11676-24
Référence : 2025 CF 1134
Ottawa (Ontario), le 24 juin 2025
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE : |
WAHID MOHAMED FATHI MOSNAD ATTWA |
partie demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
partie défenderesse |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], le demandeur, un citoyen de l’Égypte, sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et de statut de réfugié [CISR] rendue le 18 juin 2024. Dans cette décision, la SI a confirmé que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) par référence à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR en raison de son appartenance à l’armée égyptienne lors du coup d’État mené par l’armée le 3 juillet 2013.
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.
II. Contexte
[3] Le demandeur s’est volontairement joint à l’armée égyptienne en 1990 et a officiellement pris sa retraite en 2015. En 2019, il est venu au Canada et a déposé une demande d’asile alléguant qu’il était persécuté par le service secret de l’Égypte en raison de son travail dans le commerce et sa situation financière aisée. Il a déclaré dans son Formulaire de demande d’asile [FDA] s’être joint à l’armée égyptienne en janvier 1990 et l’avoir quittée le 1er juillet 2015, date où il a pris sa retraite et réintégré la vie civile.
[4] Le demandeur a été appelé à une entrevue avec un agent d’exécution de la loi en mars 2023 où il a fourni des informations incohérentes concernant le moment où il a présenté sa demande de retraite de l’armée et les raisons qui ont motivé sa décision. Au début, il a confirmé à l’agent avoir pris sa retraite en juillet 2015, signalant qu’il a quitté l’armée en raison de son âge. Plus tard, il a ajouté avoir pris la décision de cesser son service en 2013 à la suite du coup d’État. Le demandeur a ensuite confirmé qu’entre le 3 juillet 2013, la date du coup d’État mené par l’armée, et la date de sa retraite, il était impossible de quitter l’armée. Quelques instants plus tard, le demandeur a indiqué avoir présenté sa demande de retraite au début de 2013, soit avant le coup d’État de juillet, puisque « le pays était en ébullition. »
[5] Un rapport aux termes de l’article 44 de la LIPR a été rédigé. Dans celui-ci, le ministre a soulevé la possibilité que le demandeur soit interdit de territoire en vertu des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR.
[6] En novembre 2023, une audience s’est tenue devant la SI. Lors de cette audience, le demandeur a indiqué de nouveau avoir quitté l’armée en 2015 en raison du coup d’État. Il a déclaré avoir présenté sa demande au début de 2013, mais qu’elle a été reportée jusqu’en 2015. Confronté au fait que le coup d’État s’est déroulé à la mi-2013, le demandeur a ajouté à son témoignage qu’il avait pris la décision de quitter l’armée au début de 2013, mais n’a présenté sa demande de retraite qu’après le coup d’État. Ensuite, il a déclaré qu’il avait présenté une première demande en janvier 2013 et qu’elle avait été refusée. Il aurait alors présenté une deuxième demande à la suite du coup d’État et qu’elle a été repoussée jusqu’en 2015, année où elle a été acceptée et où il a pu prendre sa retraite.
[7] Le demandeur a déclaré que sa première demande a été refusée puisque personne n’avait le droit de quitter l’armée en 2013. C’est à ce stade que le demandeur a mentionné que s’il avait tenté de quitter l’armée sans autorisation, lui et sa famille auraient été arrêtés, emprisonnés et tués en prison. Interrogé à savoir pourquoi il n’avait pas mentionné à l’agent d’exécution de la loi qu’il avait présenté deux demandes de retraite, le demandeur a simplement répondu que la question ne lui avait pas été posée et que les questions défilaient trop rapidement. Il n’a donc pas compris qu’il devait mentionner les deux demandes.
III. Décision contestée
[8] Dans sa décision, la SI a premièrement noté que « l’armée égyptienne, sous la gouverne du Général Abdel Fattah al-Sissi, a été l’auteure du coup d’État du 3 juillet 2013 à l’encontre du Président Morsi »
et que « [l]e Ministre considère que ce coup d’État se qualifie d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force conformément à l’alinéa 34(1)b) de la
Loi. »
[9] La SI a aussi noté que « M. Attwa admet avoir été membre des forces armées égyptiennes de 1990 à 2015 et que cette organisation a commis le coup d’État de juillet 2013. Lors de l’audience, M. Attwa a toutefois argumenté avoir servi dans l’armée entre 2013 et 2015 sous la contrainte, période pendant laquelle il était en attente de l’approbation de sa demande de retraite. »
La SI a déterminé que l’armée égyptienne était une organisation au sens de l’alinéa 34(1)f). Ensuite, la SI a conclu que le demandeur était membre de l’armée égyptienne de 1990 à 2015.
[10] Par la suite, la SI a examiné la question de savoir si le demandeur était sous contrainte entre 2013 et 2015 comme il le prétendait. Pour ce faire, elle a commencé l’analyse en exposant le test à appliquer pour la défense de la contrainte énoncé dans l’arrêt R c Ryan, 2013 CSC 3 [Ryan] de la Cour Suprême du Canada. La SI a premièrement pris acte des incohérences dans les diverses déclarations du demandeur faites à différents stades du processus, plus particulièrement le fait que le demandeur n’a pas soulevé la contrainte lors de son entrevue avec l’agent d’exécution de la loi. En raison des contradictions dans les déclarations du demandeur concernant le moment où il a pris sa retraite et les raisons qui l’ont poussé à le faire, la SI a considéré que le témoignage du demandeur quant à la contrainte n’était pas crédible. De plus, elle a souligné le fait que le demandeur n’avait pas soulevé la contrainte avant l’audience devant la SI. La SI a accepté que le demandeur a présenté sa demande de retraite en 2013 et que celle-ci n’a été approuvée qu’en 2015, mais a dit être d’avis que le demandeur n’était pas en mesure d’établir la première condition du test énoncé dans l’arrêt Ryan — à savoir, qu’il a été contraint de servir au sein de l’armée égyptienne entre 2013 et 2015 en raison de menaces de mort ou de lésions corporelles. Le SI a conclu « qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur a été membre de l’armée égyptienne de 1990 à 2015, et ce, sans y avoir été contraint. »
[11] La SI a finalement conclu que l’armée égyptienne s’est livrée à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b).
IV. Question en litige et norme de contrôle
[12] La demande ne soulève qu’une seule question : la décision de la SI selon laquelle le demandeur est interdit de territoire pour raison de sécurité est-elle raisonnable à la lumière de la preuve présentée?
[13] Les parties s’entendent que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique en l’espèce et je suis d’accord. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada établit qu’une décision est raisonnable quand elle est, dans son ensemble, transparente, intelligible et justifiée (au para 15). Cette norme requiert que la Cour accorde « une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpr[ète] de façon globale et contextuelle »
(au para 97).
V. Question préliminaire — Intitulé
[14] Le défendeur demande que l’intitulé soit modifié pour remplacer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile puisque ce dernier est le ministre responsable de l’application de la LIPR en ce qui concerne l’interdiction de territoire pour raison de sécurité conformément à l’article 4 de la LIPR.
[15] Je suis d’accord, l’intitulé sera modifié pour désigner le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile comme défendeur.
VI. Analyse
[16] Contrairement à la conclusion de la SI voulant que le demandeur n’ait pas soulevé la contrainte avant l’audience devant elle, le demandeur soutient que, pendant l’entrevue avec l’agent d’exécution de la loi, il a expliqué qu’après le coup d’État de juillet 2013, « il y avait un grand chaos dans le pays et […] ils ne permettaient à personne de quitter l’armée. »
Il soutient que cela démontre clairement qu’il a soulevé la question de contrainte avant l’audience devant la SI. Cette conclusion erronée a formé la base de la conclusion quant à la non-crédibilité, qui est alors elle aussi erronée et déraisonnable. Le demandeur fait aussi valoir que la SI aurait pu se fier au cartable de documentation sur l’Égypte [CDE] et que celui-ci corrobore le témoignage du demandeur voulant qu’il n’ait pas pu quitter l’armée et que c’était dangereux qu’il le fasse sans autorisation.
[17] Je suis d’accord avec le demandeur que la SI a commis une erreur en ne reconnaissant pas l’explication donnée pendant l’entrevue avec l’agent d’exécution de la loi, à savoir qu’après le coup d’État de juillet 2013, il y avait un chaos dans le pays et que les membres de l’armée n’étaient pas autorisés à quitter l’armée. Toutefois, je ne suis pas persuadé que cette erreur rend la décision déraisonnable, et ce, pour deux raisons. Premièrement, l’omission de soulever la contrainte avant l’audience devant la SI n’était qu’une des multiples raisons données par la SI à l’appui de sa conclusion, notamment :
-
les contradictions dans le témoignage du demandeur quant au moment où il a présenté sa demande de retraite et aux raisons qui l’ont poussé à le faire;
-
le changement inexpliqué dans son récit quant au nombre de demandes qu’il a présentées. De fait, ce n’est qu’à l’audience devant la SI qu’il a affirmé avoir présenté deux demandes alors qu’il a omis ce fait lors de l’entrevue avec l’agent d’exécution de la loi et dans son FDA;
-
le fait qu’il a mentionné pour la première fois lors de l’audience devant la SI la possibilité qu’on le tue s’il quittait l’armée sans autorisation; et
-
le fait qu’il n’a mentionné la contrainte ni dans son FDA ni à l’entrevue.
[18] Deuxièmement, l’explication selon laquelle il y avait une situation de chaos dans le pays et que personne n’était autorisé à quitter l’armée ne remplit pas la première condition du test énoncé dans l’arrêt Ryan — qui exige que le demandeur ait été contraint de continuer son service militaire entre 2013 et 2015 en raison de menaces de mort ou de lésions corporelles — et n’y touche même pas.
[19] S’il est d’avis qu’une lacune rend la décision déraisonnable, le demandeur doit convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante »
(Vavilov au para 100). En l’espèce, le demandeur n’a pas satisfait ce fardeau.
[20] La thèse du demandeur selon laquelle la documentation exposée dans le CDE appuyait son argument de contrainte ne peut être retenue. De fait, le CDE n’a pas été introduit en preuve devant la SI et ne fait donc pas partie de la preuve que celle-ci a prise en considération pour rendre sa décision. En tout état de cause, la preuve documentaire citée traite du risque auquel s’exposent les insoumis et les objecteurs de conscience en Égypte. Ce n’était pas le profil du demandeur. Plutôt, celui-ci était un individu qui s’est volontairement joint à l’organisation, qui a accompli plus de vingt ans de service dans l’armée et qui a initialement prétendu avoir quitté l’armée en raison de son âge.
VII. Question supplémentaire
[21] En réplique lors de l’audience, le demandeur a soutenu que la SI avait commis une erreur en omettant de prendre en considération des éléments de preuve contenus dans le CDE et a demandé à la Cour de prendre en considération un extrait du site Internet de la CISR alors qu’elle évaluait cet argument. De ce que j’ai pu comprendre, le demandeur soutient que la SI a commis une erreur en refusant de considérer quelques documents cités dans les prétentions écrites du demandeur et que la SI aurait dû prendre en considération tous les documents qui étaient inclus dans le CDE, qu’ils aient été ou non formellement introduits en preuve lors des procédures.
[22] Le défendeur s’oppose à la thèse du demandeur, faisant valoir pour sa part que le demandeur a tenté de soulever un nouvel argument en réplique, ce qui est interdit. Le défendeur soutient que la Cour devrait refuser d’examiner la question. Je suis d’accord.
[23] Lorsqu’une partie soulève un nouvel argument lors de ses plaidoirie, la Cour retient le pouvoir discrétionnaire d’entendre ses arguments et de les examiner sur le fond. En exerçant ce pouvoir discrétionnaire, la Cour doit considérer plusieurs facteurs, y compris les questions de savoir si la problématique était connue préalablement à l’audience par la partie qui la soulève, si la prise en considération de cet argument causerait un préjudice à la partie adverse et si le dossier contient suffisamment d’information pour que la Cour puisse se prononcer sur la question (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 864).
[24] Dans ses motifs, la SI s’est penchée sur la question précise de savoir si la documentation citée dans les prétentions écrites du demandeur, qui provenait du CDE, avait été proprement produite devant elle. De fait, au paragraphe 4 de ses motifs, la SI a conclu que, pour rendre sa décision, elle ne tiendrait pas compte de la documentation que le demandeur a citée puisqu’elle n’avait pas été introduite lors de l’audience. Qui plus est, la SI a noté qu’elle avait rappelé aux parties lors de l’audience que, si elles souhaitaient présenter de nouveaux éléments de preuve, elles devaient lui en faire demande et qu’elle n’avait reçu aucune telle demande.
[25] Ainsi, la problématique que le demandeur tente maintenant de soulever soit était connue de lui, soit aurait pu être facilement découverte par celui-ci. Le fait d’avoir soulevé cet argument pour la première fois en réplique lors de ses plaidoirie cause manifestement un préjudice au défendeur et prive la Cour de recevoir des observations complètes à l’égard de la question. Pour ces motifs, la question ne sera ni considérée ni tranchée par la Cour.
VIII. Conclusion
[26] La demande est rejetée. Les parties ne proposent aucune question grave de portée générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-11676-24
LA COUR STATUE que :
1. La demande est rejetée.
-
L’intitulé est modifié pour désigner le Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile comme défendeur.
-
Aucune question n’est certifiée.
|
« Patrick Gleeson » |
blanc |
Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-11676-24 |
|
INTITULÉ : |
WAHID MOHAMED FATHI MOSNAD ATTWA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET LA PROTECTION CIVILE |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 11 juin 2025 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GLEESON |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 24 juin 2025 |
|
COMPARUTIONS :
Emma Beauchemin |
Pour la partie demanderesse |
Nadine Saadé |
Pour la partie défenderesse |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Beauchemin Avocat Montréal (Québec) |
Pour la partie demanderesse |
Procureure générale du Canada Montréal (Québec) |
Pour la partie défenderesse |