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Date : 20060818

Dossier : IMM‑4944‑05

Référence : 2006 CF 999

Ottawa (Ontario), le 18 août 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

 

 

ENTRE :

SAMPATH ASELA K. EDIRISINGHE ARRACHCH

et GANGA ISHADI DODANGODA

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande soulève la question de savoir s’il peut y avoir une crainte raisonnable de partialité lorsqu’un tribunal administratif tente de régler de manière équitable et impartiale le fait qu’un avocat tente de trouver « le tribunal le plus favorable ».

 

[2]               Les demandeurs, citoyens sri‑lankais, ont fui leur pays après avoir été censément victimes d’arrestation arbitraire, de détention, de harcèlement et de persécution de la part de la police. Ils sont arrivés au Canada le 4 octobre 2002 et ont demandé l’asile.

 

[3]               L’audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) était initialement prévue pour le 24 avril 2003, à Montréal. Ce jour‑là, M. Arrachch était malade, souffrant de la grippe. L’avocat s’est présenté au nom des demandeurs avec un billet de médecin et a comparu devant le commissaire Manno, qui a accepté le billet et reporté l’audience.

 

[4]               Avant la date de l’audience reportée, les demandeurs ont retenu les services d’un nouvel avocat, Me Dan Bohbot. L’audience a débuté le 5 février 2004. Dès le départ, les demandeurs et Me Bohbot ont découvert que le président de l’audience n’était pas M. Manno, comme prévu, mais M. Sajjad Rhandawa.

 

[5]               Me Bohbot, contrarié par la tournure des événements, au dire des demandeurs, a dit à ces derniers que M. Rhandawa avait, à l’égard des revendicateurs du statut de réfugiés sri‑lankais, un taux d’acceptation inférieur à celui de la moyenne des commissaires siégeant à Montréal. Il a ajouté qu’ils ne bénéficieraient pas d’une audition équitable de la part de ce commissaire. Les demandeurs disent que cela les a rendus nerveux et qu’ils ont craint pour les chances qu’ils auraient à l’audience.

 

[6]               Me Bohbot, comme il était en droit de le faire, a ensuite présenté une requête en récusation du commissaire pour cause de partialité et de rapport antérieurs entre avocat et commissaire. L’avocat a fait remarquer qu’il s’était opposé à ce que le commissaire préside une audience à sept occasions antérieures et qu’il avait adressé une lettre de plainte au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, dont une copie avait été fournie au commissaire en question. Il a souligné que son opposition ne concernait pas le comportement du commissaire en salle d’audience, qui avait toujours été impeccable. Il a déclaré, aux pages 1217 et 1218 du dossier certifié du tribunal, que son raisonnement était le suivant :

 

[traduction]

Le commissaire fait preuve d’un parti pris défavorable à l’endroit des demandeurs d’asile, comme le montrent les statistiques. Lorsqu’un commissaire a un parti pris favorable envers les demandeurs, comme c’est le cas d’autres commissaires siégeant à Montréal, cela ne cause pas de préjudice aux demandeurs car ces derniers, de ce fait, seraient admis à titre de « réfugiés au sens de la Convention ». Mais un parti pris défavorable a une incidence grave sur les demandeurs.

 

[7]               Le commissaire, M. Rhandawa, a répondu à la requête en faisant remarquer tout d’abord que le choix des membres d’un tribunal siégeant aux audiences revenait à la Commission, et non aux demandeurs ou à leur avocat. Il a fait un bref commentaire sur la difficulté qu’il y avait à se fier à des statistiques pour évaluer les décisions prises, et il a fait mention, de manière quelque peu indirecte, au critère établi par la jurisprudence à propos de la crainte raisonnable de partialité.

 

[8]               Si le commissaire s’était contenté de rejeter la requête à ce stade‑là et de procéder à l’audition de l’affaire, cela aurait réglé la question. Cependant, après que l’avocat eut déclaré qu’il n’avait pas à répondre aux commentaires du commissaire, ce dernier, malheureusement, a décidé d’expliciter, sur quatre autres pages de notes sténographiques, son opinion selon laquelle la requête en récusation était injustifiée. Il a passé en revue les objections et la plainte antérieures de l’avocat, faisant remarquer à un certain point (page 1221 du dossier certifié du tribunal) que l’avocat, par ses propos et son opposition à certains tribunaux, [traduction] « suscitait de la crainte dans l’esprit des demandeurs ». Le commissaire a fait une pause à la suite de ces commentaires et, à son retour, a ajourné l’instance, en reconnaissant qu’il était peu probable que celle‑ci se règle ce jour‑là.

 

[9]               Jusque là, l’ensemble de la documentation relative à l’affaire avait été établi en anglais, les demandeurs avaient demandé une audition en anglais et l’audience avortée du 5 février 2004 avait été menée en anglais, en présence d’un interprète cinghalais pour aider les demandeurs. Avant la reprise de l’audition le 27 mai 2004, conformément à l’article 12 des Règles de procédure de la CIRS, Me Bohbot a informé la Commission que ses clients souhaitaient que la suite de l’instance ait lieu en français. La Commission a pris les dispositions nécessaires pour que deux interprètes soient présents à cette date‑là, afin de traduire de l’anglais au français et du français au cinghalais.

 

[10]           Au début de l’instance, le 27 mai 2004, Me Bohbot s’est opposé à ce que M. Randhawa entende l’affaire, conformément à l’article 16 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C, 1985, ch. 31 (4e suppl.), car le commissaire ne serait pas en mesure de présider une audience menée en français sans l’aide d’un interprète. Cela a mené à un long échange entre le commissaire, l’avocat, l’agent de protection des réfugiés, les interprètes et les demandeurs au sujet des motifs de la requête, des raisons pour lesquelles Me Bohbot l’avait présentée, des exigences législatives ainsi que des intentions des demandeurs. Interrogés directement sur la question, les demandeurs ont déclaré qu’ils comprenaient et parlaient l’anglais de façon générale, mais pas le français et qu’ils souhaitaient que l’audience se poursuive.

 

[11]           En fin de compte, le commissaire a rejeté l’objection et a décidé de procéder à l’audition de l’affaire, en se fondant sur diverses décisions judiciaires, dont l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Devinat c. Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212, (1999), 181 D.L.R. (4th) 441. Je signale que l’affaire Devinat avait trait à l’obligation de publier les décisions définitives de la CISR dans les deux langues officielles, en application de l’article 20 de la Loi sur les langues officielles, et non à la question soulevée devant le tribunal en l’espèce. Comme cela n’a pas été plaidé devant moi, je ne tire aucune conclusion à propos de la question de savoir si la procédure était conforme à l’article 16 de la loi.

 

[12]           Au cours de l’échange concernant son opposition, l’avocat a fait le commentaire suivant, qui figure à la page 1148 du dossier certifié du tribunal :

 

[traduction]

Monsieur le commissaire, je crois que, je sens dans le ton des remarques de l’agent de protection des réfugiés et de certains de vos commentaires au cours de votre décision qu’il y a une certaine animosité à mon égard, et cela (inaudible) la procédure.

 

[13]           Le commentaire inaudible de l’avocat était vraisemblablement que l’animosité présumée du commissaire à son endroit avait entaché la procédure. La réponse du commissaire, aux pages 1150 et 1151 du dossier, a d’abord eu pour but de défendre les propos de l’APR. Il a ajouté ceci :

 

[traduction]

Le commentaire qu’a fait l’avocat aussi, qu’il ressent une certaine animosité à son égard, et a le sentiment que l’audience ou la procédure pourrait être entachée [...] il a fait quelques commentaires selon lesquels l’animosité à son égard fait en sorte qu’il y a un risque que la procédure soit entachée. Il s’agit là d’un commentaire que réitère l’avocat depuis les six ou neuf derniers mois devant le présent tribunal, afin que celui‑ci se récuse. Le tribunal s’est toujours comporté de manière professionnelle, de façon éthique et en toute déférence pour les procédures d’audition et il n’a fait aucun, il n’a jamais fait de commentaires négatifs à l’endroit de l’avocat. J’ai toujours respecté son droit en tant que professionnel, de même que les droits des demandeurs. S’il ressent un sentiment d’animosité, ce sentiment émane entièrement de lui, et non du tribunal.

 

[14]           La procédure n’a pas pris fin le 27 mai 2004 et a été ajournée de nouveau, au 26 octobre 2004. Ce jour‑là, Me Bohbot ne se sentait bien et a demandé un ajournement par télécopieur. L’audition a repris le 4 avril 2005, et à cette occasion, les demandeurs se sont présentés avec leur avocat actuel, qui a informé le tribunal que ses clients préféraient procéder en anglais, en compagnie d’un interprète cinghalais. L’audition de l’affaire a été complétée ce jour‑là sans autre controverse.

 

[15]           Dans une décision écrite datée du 19 juillet 2005, il a été conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Les motifs de la Commission sont exhaustifs et la décision a été fondée en fin de compte sur de nombreuses conclusions défavorables quant à la crédibilité.

 

LA QUESTION EN LITIGE

 

[16]           La question en litige dans la présente espèce consiste à savoir si les gestes du commissaire ont suscité une crainte raisonnable de partialité de nature telle qu’il convient d’annuler la décision et de la renvoyer à un autre commissaire en vue d’une nouvelle audition.

 

LA NORME DE PREUVE

 

[17]           Point n’est besoin de recourir à une analyse pragmatique et fonctionnelle lorsque la Cour évalue des allégations de déni de justice naturelle ou d’équité procédurale : Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, 2003 CSC 29. La Cour doit plutôt examiner les circonstances particulières de l’espèce et déterminer si la Commission en question a respecté l’obligation d’équité.

 

[18]           Lorsqu’il est conclu qu’un manquement à l’équité découle d’une crainte raisonnable de partialité, la norme à appliquer est particulièrement stricte : Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Smajda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, [2006] A.C.F no 477 (QL).

 

[19]           Si la Cour conclut qu’il y a eu manquement à la justice naturelle, il n’y a pas lieu de faire preuve de retenue et la décision de la Commission doit être annulée.

 

ANALYSE

 

[20]           Une allégation de partialité, surtout réelle et non simplement appréhendée, portée à l’encontre d’un tribunal, est une allégation sérieuse. Elle met en doute l’intégrité du tribunal et des membres qui ont participé à la décision attaquée. Elle ne peut être faite à la légère. Elle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par une preuve concrète qui fait ressortir un comportement dérogatoire à la norme : Arthur c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, (2001), 283 N.R. 346.

 

[21]           Dans le dossier établi en l’espèce, je ne relève aucune preuve de partialité réelle de la part du commissaire. Je n’ai aucun doute non plus que ce dernier a essayé de traiter de l’affaire de manière professionnelle et éthique, comme il l’a déclaré à maintes reprises. Mais il ne s’agit pas là du critère qui s’applique à une crainte raisonnable de partialité. Le critère consiste plutôt à savoir si une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique croirait que, selon toute vraisemblance, le décideur, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste. Les motifs de crainte doivent être sérieux, et le critère ne doit pas être celui d’une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne : Committee for Justice & Liberty c. Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; Mahendran c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 134 N.R. 316, 14 Imm. L.R. (2d) 30 (C.A.F.); Newfoundland Telephone Co. c. Newfoundland (Bd. of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, 89 D.L.R. (4th) 289.

 

[22]           Dans la présente affaire, l’avocat ne cherchait manifestement pas juste un tribunal équitable et impartial, mais un tribunal qui, statistiquement, serait probablement plus favorable envers ses clients. Il s’agissait là d’un cas flagrant de « recherche du tribunal le plus favorable ». Il était loisible au commissaire de traiter de cette affaire comme il l’a fait au début de la procédure, mais il a ensuite laissé ressortir son agacement à ce moment‑là, ainsi qu’à la date d’audition ultérieure, face au stratagème transparent de l’avocat en vue de l’amener à se récuser pour non‑respect des exigences en matière de langues officielles.

 

[23]           Chaque fois, le commissaire aurait dû prendre du recul et examiner froidement l’effet que ce différend avec l’avocat avait sur l’audition et la manière dont cela serait perçu par un observateur bien renseigné et raisonnable. Un tel observateur, j’en suis persuadé, conclurait que, dans les circonstances, il y avait plus de chances que la demande ne soit pas tranchée de façon équitable. Ni la conclusion non litigieuse ultérieure de l’audition en compagnie d’un nouvel avocat, ni les motifs détaillés et préparés avec soin par le commissaire, ne dissiperaient cette impression. En conséquence, il convient de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

 

[24]           Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune n’est certifiée.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie et renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                              IMM‑4944‑05

 

 

INTITULÉ :                                             SAMPATH ASELA K. EDIRISINGHE ARRACHCH

                                                                  et GANGA ISHADI DODANGODA

                                                                  c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 27 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                  LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 18 AOÛT 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert I. Blanshay

 

POUR LES DEMANDEURS

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Robert I. Blanshay

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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