Date : 20250429
Dossier : T-2166-18
Référence : 2025 CF 753
Ottawa (Ontario), le 29 avril 2025
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE : |
SHANNON VARLEY |
SANDRA LUKOWICH |
demanderesses |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
et |
LA MANITOBA MÉTIS FEDERATION L’OTIPEMISIWAK MÉTIS GOVERNMENT LA MÉTIS NATION OF ALBERTA ASSOCIATION |
intervenants |
ORDONNANCE ET MOTIFS
Table des matières
A. Les catégories identitaires créées par l’État
B. Les peuples autochtones et l’aide à l’enfance
D. Les recours collectifs Brown et Riddle
E. Le présent recours collectif
(1) Les réclamations pécuniaires autochtones
(2) Le délai de prescription fédéral
(3) La règle de la découverte des faits
B. Y a-t-il lieu d’autoriser une autre question commune?
C. Tous les membres du groupe pouvaient-ils objectivement découvrir la cause d’action?
(1) La découverte objective dépend du contexte
(3) Les recours collectifs antérieurs ne prouvent en rien la découverte objective des faits
(4) La couverture médiatique ne prouve en rien la découverte objective des faits
D. Résumé concernant la prescription
IV. Devoir de diligence et obligation de fiduciaire
(1) Justice corrective et justice réconciliatrice
(3) La possibilité de demander un jugement sommaire
B. Le devoir de diligence envers tous les membres du groupe
(1) L’immunité accordée aux décisions de politique générale fondamentale
C. Le devoir de diligence concernant le programme AIM
(4) Les considérations de politique résiduelles
(1) L’obligation fiduciaire ad hoc
(2) L’obligation fiduciaire sui generis
I. Aperçu
[1] À partir des années 1960, les gouvernements provinciaux ont commencé à appliquer leurs lois en matière d’aide à l’enfance aux enfants vivant dans les communautés des Premières Nations. C’est ainsi que de nombreux enfants autochtones ont été enlevés et retirés de leur communauté, placés dans des foyers d’accueil non autochtones ou adoptés par des familles non autochtones. Cette pratique, subséquemment appelée « rafle des années 1960 »
, a eu de graves effets préjudiciables sur les enfants concernés et leur communauté. L’éducation dans des familles non autochtones a coupé bon nombre de ces enfants de leur culture et de leur identité autochtones. Nombreux sont ceux qui ont éprouvé des difficultés lorsqu’ils ont pris conscience de leur identité autochtone et se sont heurtés à des obstacles majeurs lorsqu’ils ont tenté de renouer avec leur communauté. La rafle des années 1960 a déchiré le tissu social des communautés d’où les enfants ont été enlevés. Ses répercussions sont souvent comparées à celles des pensionnats.
[2] Le Canada a financé la rafle des années 1960, du moins à l’égard des enfants des Premières Nations (ou « indiens inscrits »
). Les provinces se sont d’abord montrées peu disposées à appliquer leurs lois en matière d’aide à l’enfance à ceux-ci, parce qu’elles étaient d’avis qu’il s’agissait d’une compétence fédérale. Le Canada a donc décidé de rembourser les dépenses faites par les provinces pour étendre leurs services aux communautés des Premières Nations (ou « réserves »
).
[3] En 2017, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que le Canada avait manqué à son devoir de diligence envers les enfants des Premières Nations en ne prenant aucune mesure pour faciliter la transmission de la culture et de l’identité autochtones aux enfants qui avaient été placés dans des foyers d’accueil ou qui avaient été adoptés en vertu des lois provinciales en matière d’aide à l’enfance. Ce jugement a incité le Canada à régler plusieurs recours collectifs découlant de la rafle des années 1960. L’entente de règlement conclue en 2018 prévoyait l’indemnisation des survivants des Premières Nations et des survivants inuits, mais non les autres Autochtones qui s’identifient comme des Métis ou des Indiens non inscrits.
[4] Le présent recours collectif a été intenté au nom des survivants qui ont été exclus du règlement de 2018. Les parties ne sont pas parvenues à s’entendre. Elles ont présenté des requêtes en jugement sommaire visant les principales questions en litige. Le Canada demande à la Cour de rejeter les demandes de réparation pécuniaire de tous les membres du groupe parce que l’action aurait été intentée après le délai de prescription applicable de six ans. Les demanderesses prient la Cour de déclarer que le Canada a un devoir de diligence ou une obligation de fiduciaire envers les survivants métis et indiens non inscrits de la rafle des années 1960.
[5] Je rejette la requête du Canada. Le délai de prescription ne commence à courir que lorsque le demandeur aurait dû raisonnablement découvrir les faits à l’origine de sa réclamation. Les circonstances dans lesquelles les survivants ont pris conscience de leur identité autochtone et du préjudice qu’ils avaient subi varient grandement. Contrairement à ce que le Canada prétend, la situation propre à chacun doit être prise en considération lorsqu’il s’agit de déterminer si la réclamation d’un survivant est prescrite ou non. Cela signifie que la prescription n’est pas une question susceptible d’être tranchée collectivement.
[6] J’accueille la requête des demanderesses, mais seulement à l’égard d’une partie du groupe, à savoir, les survivants qui ont été placés ou adoptés aux termes du programme Adopt Indian Métis [AIM] de la Saskatchewan. Le Canada avait un devoir de diligence envers ces enfants parce qu’il a financé un programme particulier qui, de façon prévisible, couperait leurs liens avec la culture et leur identité autochtones.
[7] Le Canada n’a toutefois aucun devoir de diligence envers le reste du groupe. À part le programme AIM et d’autres exceptions mineures, le Canada n’a jamais financé l’application des lois provinciales en matière d’aide à l’enfance aux Métis et aux Indiens non inscrits. Il s’agit là d’une décision de politique générale fondamentale qui échappe à toute responsabilité. En outre, le lien de proximité est absent, car les provinces ont appliqué leurs lois aux enfants concernés de leur propre initiative, sans la participation du gouvernement fédéral. Le Canada ne peut avoir un devoir de diligence concernant la façon dont les provinces ont appliqué leurs propres lois. La relation historique entre le Canada et les peuples autochtones ne peut, à elle seule, constituer le fondement d’un devoir de diligence. Aucun devoir de fiduciaire n’entre en jeu dans le présent cas.
[8] Ce résultat s’explique par la distinction fondamentale entre les survivants des Premières Nations et les survivants inuits de la rafle des années 1960, d’une part, et les Métis et les Indiens non inscrits, d’autre part. Même si les répercussions du retrait et de l’adoption des enfants autochtones sont probablement les mêmes indépendamment du statut officiel, le rôle que le Canada a joué par rapport aux uns et aux autres est fondamentalement différent. Les provinces n’offraient en général aucun service d’aide à l’enfance dans les communautés des Premières Nations jusqu’à ce que le Canada accepte d’en défrayer les coûts. Le financement offert par le Canada a donc été un élément déclencheur déterminant de la rafle des années 1960 dans les communautés des Premières Nations. En revanche, le Canada n’a jamais financé la fourniture de services d’aide à l’enfance aux Métis et aux Indiens non inscrits, exception faite du programme AIM, et n’a jamais pris part au retrait et à l’adoption des enfants métis et indiens non inscrits.
II. Contexte
[9] Pour la bonne intelligence de ce qui suit, il faut évidemment débuter par une courte description de la rafle des années 1960. Il faut aussi expliquer le rôle du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux de même que l’implication fédérale différente s’agissant d’Indiens inscrits ou de Métis et d’Indiens non inscrits. Pour bien comprendre cette distinction, je dois faire état des catégories que l’État canadien a créées pour classer la population autochtone. Je me penche d’abord sur cette question.
A. Les catégories identitaires créées par l’État
[10] Au cœur de la présente affaire se trouvent les catégories créées par l’État pour classer les peuples autochtones et, du coup, les assujettir à des politiques différentes. Il importe d’emblée de clarifier l’origine et la portée de ces catégories.
[11] Lorsque le Canada est devenu une fédération, en 1867, les Canadiens d’origine européenne utilisaient fréquemment le terme « Indiens »
pour parler des peuples autochtones. Par exemple, le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement du Canada le pouvoir de légiférer sur les « Indiens ».
Quelques années plus tard, ce dernier a adopté la première mouture de ce qui est devenu la Loi sur les Indiens, qui définissait une catégorie de personnes ayant le statut légal d’Indien ou, selon l’expression technique, d’Indien inscrit. De nos jours, les peuples autochtones assujettis à la Loi sur les Indiens sont mieux connus sous le nom de « Premières Nations »
.
[12] Ce ne sont pas toutes les personnes qui se réclamaient d’origine ou d’identité autochtone qui pouvaient avoir le statut d’Indien. Le législateur a expressément exclu les Métis de l’Ouest canadien de la catégorie des Indiens et a traité leurs revendications autrement. Le statut d’Indien était défini de façon à promouvoir la politique gouvernementale d’assimilation graduelle. Notamment, la Loi sur les Indiens privait les femmes autochtones qui avaient épousé un non‑Autochtone de leur statut d’Indienne. En outre, de nombreuses personnes ou communautés autochtones ont été malencontreusement laissées pour compte lors de la signature de traités et de l’établissement des listes de membres des Premières Nations. Ces particularités de la Loi sur les Indiens et de son application ont ainsi donné naissance à un groupe de personnes apparentées aux Premières Nations, mais sans statut, que l’on a appelées les « Indiens non inscrits »
. Enfin, lorsqu’il a commencé à entretenir des relations plus étroites avec les Inuits, le gouvernement a choisi de ne pas les assujettir à la Loi sur les Indiens.
[13] L’exclusion de bon nombre de personnes et de groupes autochtones de la Loi sur les Indiens a donné lieu à une polémique sur la portée du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 : la compétence du Parlement se limite-t-elle aux personnes à qui il a accordé le statut d’Indien? En 1939, la Cour suprême du Canada a établi que la notion d’« Indien »
au paragraphe 91(24) est plus large que la catégorie de personnes ayant reçu le statut sous le régime de la Loi sur les Indiens. Elle a conclu que les Inuits, même s’ils ne peuvent être inscrits en vertu de la Loi sur les Indiens, sont néanmoins des Indiens au sens du paragraphe 91(24) : Reference as to Whether the Term “Indian”
in Head 24 of Section 91 of the British North America Act, 1867, Includes Eskimo Inhabitants of the Province of Quebec, [1939] RCS 104. Ainsi, il est devenu évident qu’en droit constitutionnel, la définition du statut d’Indien n’était pas une définition exhaustive de l’identité autochtone, mais l’inclusion ou non des Métis au paragraphe 91(24) est restée nébuleuse.
[14] Lorsque la Constitution a été « rapatriée »
, quelque 40 années plus tard, l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 a reconnu et confirmé les droits ancestraux et les droits issus de traités « des Indiens, des Inuits et des Métis du Canada »
, regroupés sous l’appellation générique de « peuples autochtones ».
La Cour suprême a plus tard précisé que le terme « Indien »
, au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, s’entend de tous les peuples autochtones, y compris les Métis et les Indiens non inscrits : Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 RCS 99 [Daniels].
[15] Bien que le terme « Indien »
soit le résultat d’une erreur géographique et qu’il soit de nos jours plus souvent remplacé par « Premières Nations »,
j’emploierai dans les présents motifs le terme « Indiens inscrits »
en parlant des personnes qui ont droit au statut d’Indien ou le droit de s’inscrire en vertu de la Loi sur les Indiens. À l’instar des demandeurs, j’utiliserai l’expression « Métis et Indiens non inscrits »
pour faire référence, de façon abrégée, à toutes les personnes autochtones qui ne sont ni des Indiens inscrits ni des Inuits.
B. Les peuples autochtones et l’aide à l’enfance
[16] Il importe de bien saisir les catégories d’identité décrites ci-dessus pour comprendre la façon dont les gouvernements fédéral et provinciaux ont assumé la responsabilité de fournir des services publics, et plus particulièrement les services d’aide à l’enfance, aux peuples autochtones.
[17] Les articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 répartissent les compétences pour légiférer entre le Parlement et les législatures provinciales. On présume habituellement que la distribution des pouvoirs exécutifs, y compris la responsabilité financière de fournir les services publics, est le reflet de la répartition des pouvoirs législatifs. Pour cette raison, les provinces ont souvent prétendu ne pas avoir la responsabilité constitutionnelle de fournir des services aux Indiens inscrits, surtout s’ils vivaient dans des réserves.
[18] Vers le milieu du XXe siècle, le gouvernement fédéral a cherché à intégrer les peuples autochtones à l’ensemble des citoyens et à les rendre admissibles aux mêmes services publics que les autres citoyens. À cette fin, il a invité les provinces à étendre leurs services publics qu’elles fournissaient déjà aux autres citoyens, notamment les services d’aide à l’enfance, aux Indiens inscrits vivant dans les réserves. Cette politique s’est traduite en 1951 par l’édiction de ce qui est maintenant l’article 88 de la Loi sur les Indiens, qui prévoit que, sous réserve de certaines exceptions, les lois provinciales s’appliquent aux Indiens inscrits.
[19] Puisqu’elles considéraient que la fourniture de services publics aux Indiens inscrits était une responsabilité fédérale, les provinces se sont montrées peu disposées à accepter l’invitation fédérale et à fournir des services publics aux Indiens inscrits qui vivent dans des réserves à moins d’obtenir une compensation financière. Ainsi, pour atteindre les objectifs de sa politique, le gouvernement fédéral a dû rembourser aux provinces le coût de ces services. Pour ce qui est des services d’aide à l’enfance, plus précisément, il a dû, dès les années 1960, conclure des ententes formelles ou des accords officieux pour rembourser les dépenses faites par les provinces pour fournir de tels services aux Indiens inscrits vivant dans des réserves. Ces ententes prévoyaient que les services devaient être conformes aux lois provinciales. Le principal aspect des services d’aide à l’enfance dont il est question dans la présente action est le retrait des enfants dont le bien-être était compromis dans leur famille de naissance et leur placement en foyers d’accueil ou leur mise en adoption. On appelle souvent ce volet des services d’aide à l’enfance les « services de protection de l’enfance »
ou de « protection de la jeunesse »
.
C. La rafle des années 1960
[20] Lorsque les provinces ont commencé à appliquer méthodiquement leurs lois sur l’aide à l’enfance dans les communautés des Premières Nations, dans les années 1960, elles ont massivement retiré des enfants des Premières Nations de leur communauté et les ont placés en foyers d’accueil ou mis en adoption par des familles non autochtones. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la « rafle des années 1960 »
.
[21] Dans son rapport de 2015, la Commission de vérité et réconciliation résume ainsi la rafle des années 1960 :
Les travailleurs sociaux provinciaux affectés aux réserves évaluent la sécurité et le bien-être de l’enfant selon les normes culturelles dominantes, et ont peu ou pas de formation en culture autochtone. Comme on ne leur a pas enseigné à détecter des problèmes qui trouvent leur origine dans un traumatisme multigénérationnel lié aux pensionnats, ils jugent que les méthodes parentales autochtones sont mauvaises ou négligentes. En conséquence, les travailleurs provinciaux en protection de l’enfance enlèvent des milliers d’enfants des collectivités autochtones à partir des années 1960, opération qui prend le nom de « rafle des années soixante ».
Des enfants autochtones sont ainsi placés dans des foyers non autochtones au Canada, aux États-Unis et même outre-mer, sans qu’on cherche à préserver leur culture et leur identité. Ces adoptions en masse se poursuivent entre 1960 et 1990.
Les enfants de la rafle des années soixante souffrent de séquelles très semblables à celles des enfants placés dans des pensionnats. Les enfants autochtones adoptés ou mis en foyer d’accueil avec des parents blancs sont parfois maltraités, et souffrent de confusion d’identité, d’une faible estime de soi, de toxicomanies, d’un faible niveau d’instruction et de chômage. Ils connaissent parfois aussi le dénigrement et, dans la quasi[-]totalité des cas, souffrent de dislocation sociale et de dénégation de leur identité autochtone.
(CVR, Pensionnats du Canada : Les séquelles. Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, vol. 5, à la p. 17.)
[22] Comme en fait foi cet extrait, les descriptions de la rafle des années 1960 se concentrent habituellement sur les Indiens inscrits qui vivaient dans les communautés des Premières Nations (ou « réserves »
). Cela s’explique sans doute parce que les autorités provinciales des services d’aide à l’enfance ne fournissaient pas, en général, leurs services à ces communautés jusqu’à ce que le gouvernement fédéral convienne de leur accorder un financement à cette fin. Quoi qu’il en soit, les autorités provinciales des services d’aide à l’enfance ont aussi retiré de leur famille des enfants autochtones qui n’avaient pas le statut d’Indien (notamment les enfants métis) et des enfants ayant le statut d’Indien qui ne vivaient pas dans des réserves. La preuve ne permet pas d’établir à quel moment exactement cette pratique a vu le jour.
[23] Tous s’entendent en général pour dire que le préjudice découlant du retrait des enfants et de leur placement dans des foyers d’accueil non autochtones est sensiblement le même, qu’ils soient Métis, Indiens non inscrits ou Indiens inscrits. À ce sujet, les demanderesses ont présenté le témoignage de Mme Raven Sinclair, qui a travaillé de près avec les survivants de la rafle des années 1960, qui affirme que les répercussions sont les mêmes indépendamment des catégories identitaires.
[24] L’un des documents historiques présentés en preuve indique comment les Métis eux‑mêmes ont perçu ces répercussions. Dans un mémoire de 1971, la Métis Society of Saskatoon s’est opposée au placement des enfants métis dans les familles d’accueil non autochtones, apparemment dans le cadre du programme AIM. Les passages pertinents de ce mémoire sont ainsi libellés :
[traduction]
En tant que parents métis de Saskatoon, nous nous opposons fermement au déracinement de nos enfants de leur foyer et de leur culture métis et au placement forcé dans des familles blanches.
[…]
Nous nous opposons à ces foyers d’accueil blancs pour les raisons qui suivent :
1. Nos enfants métis sont victimes de discrimination, car, dans une société où règne la suprématie blanche, les enfants de sang indien sont naturellement rejetés.
2. Dans les familles blanches, nos enfants ne reçoivent pas d’amour véritable et se sentent non désirés.
3. Nos enfants se sentent naturellement plus accomplis et plus heureux dans leur propre culture métisse.
4. En raison de leur indianité et de leur apparence, nos enfants ne sont pas vraiment acceptés dans la société blanche.
5. Les parents des foyers d’accueil blancs peuvent en tout temps mettre fin au placement et cesser de prendre soin de nos enfants.
6. Nous sommes donc sans cesse ballottés d’un foyer à un autre.
7. En tant que parents métis, nous sentons que la race et la culture de nos enfants font partie de nos responsabilités.
8. Nous voulons que nos enfants grandissent en tant que Métis, et non en tant que pseudo-blancs de la classe moyenne.
9. Ces enfants appartiennent à notre culture et à notre nation métisses.
10. Nous nous opposons au régime de foyers d’accueil comme outil de déracinement et d’assimilation.
11. Nous nous opposons à l’expérience institutionnelle impersonnelle et déshumanisante que les employés blancs font vivre à nos enfants placés en foyer d’accueil.
[25] Malgré les protestations des peuples autochtones, les autorités provinciales ont continué à placer des enfants autochtones dans des foyers non autochtones. La Cour suprême a rejeté deux affaires visant à restreindre cette pratique : Parents Naturels c Superintendent of Child Welfare, [1976] 2 RCS 751 [Parents Naturels], et Racine c Woods, [1983] 2 RCS 173 [Racine]. Dans ce dernier arrêt, la Cour a conclu que, lorsqu’il s’agit de déterminer l’intérêt de l’enfant, « l’importance de l’aspect culturel et de l’ascendance diminue avec le temps par rapport au lien parental »
(à la p 187). Au début des années 1980, d’autres protestations autochtones ont incité plusieurs provinces à modifier leurs lois sur les services d’aide à l’enfance de façon à faire de l’identité et de la culture autochtones des facteurs à prendre obligatoirement en considération dans l’évaluation de l’intérêt des enfants autochtones. Certaines provinces ont imposé un moratoire sur l’adoption d’enfants autochtones par des parents non autochtones. Le gouvernement fédéral a, quant à lui, commencé à financer des agences des Premières Nations d’aide à l’enfance à qui certains volets de l’application des lois provinciales ont été délégués. Malgré ces avancées, les enfants autochtones ont continué d’être surreprésentés dans les régimes provinciaux d’aide à l’enfance.
[26] En 2015, le premier ministre du Manitoba a présenté des excuses officielles aux victimes de la rafle des années 1960. Plus tard, la même année, la Commission de vérité et réconciliation a conclu que « les services de protection de l’enfance du Canada ne font que poursuivre le processus d’assimilation entamé sous le régime des pensionnats indiens »
: Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir : Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015), à la p 141. L’année suivante, le Tribunal canadien des droits de la personne a conclu que le sous-financement par le Canada des agences des Premières Nations chargées de fournir des services d’aide à l’enfance constituait de la discrimination : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al c Procureur général du Canada, 2016 TCDP 2 [Société de soutien]. En 2019, le Parlement, cherchant à redresser la situation, a édicté une loi pour reconnaître la compétence des peuples autochtones pour adopter leurs propres lois afin de régir les services d’aide à l’enfance et de faire de la continuité culturelle un principe directeur général dans l’application des lois d’aide à l’enfance : Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, LC 2019, c 24 [Loi C-92].
D. Les recours collectifs Brown et Riddle
[27] Au-delà des réformes législatives tournées vers l’avenir, l’indemnisation des survivants de la rafle des années 1960 est restée une question en suspens. Plusieurs recours collectifs ont été intentés en ce sens, certains contre le Canada uniquement et d’autres contre les gouvernements provinciaux également. Dans l’un de ceux-ci, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rendu un jugement sommaire déclarant que le Canada a manqué à son devoir de diligence envers les enfants des Premières Nations qui ont été retirés de leur famille et placés dans des foyers d’accueil non autochtones ou adoptés par des familles non autochtones : Brown v Canada (Attorney General), 2017 ONSC 251 [Brown].
[28] Dans cette affaire, le juge Belobaba a établi que le gouvernement fédéral avait un devoir de diligence parce qu’il avait violé une clause de l’entente conclue avec l’Ontario, en 1965, qui l’obligeait à consulter chaque Première Nation avant d’étendre à elle les services provinciaux d’aide à l’enfance. Le juge Belobaba a conclu que, s’il y avait eu consultations, les Premières Nations auraient proposé un moyen de préserver le lien des enfants avec leur communauté d’origine, leur culture et leur identité. En ce sens, les Premières Nations, et partant, leurs membres, étaient des tiers bénéficiaires d’un contrat. Selon le juge Belobaba, il s’agissait là d’une catégorie reconnue où le devoir de diligence entre en jeu, et aucune autre analyse n’était nécessaire.
[29] Subsidiairement, le juge Belobaba a toutefois poursuivi et a examiné l’approche à suivre pour établir le devoir de diligence dans de nouveaux cas et est arrivé à la conclusion qu’il fallait reconnaître une nouvelle catégorie dans les circonstances. Il a conclu que la proximité requise découle des [traduction] « relations historiques et constitutionnelles établies de longue date »
entre le Canada et les peuples autochtones (au paragraphe 78). Il était en outre prévisible que l’omission du Canada d’agir avec diligence causerait un préjudice aux enfants autochtones, car elle mettait leur identité autochtone en péril.
[30] En revanche, le juge Belobaba a conclu que le Canada n’avait pas d’obligation de fiduciaire envers les enfants autochtones, car l’affaire ne portait pas sur les intérêts fonciers et la situation ne satisfaisait pas au critère des obligations de fiduciaire en contexte non autochtone.
[31] À la suite de la décision du juge Belobaba, le Canada et les demandeurs de divers recours collectifs sont parvenus à négocier un règlement prévoyant une procédure de réclamation simplifiée menant à des indemnités individuelles ainsi qu’à la création et à la dotation d’une fondation. Les divers recours collectifs ont été regroupés en un seul recours collectif national, à la Cour fédérale : Riddle c Canada. La Cour fédérale et la Cour supérieure de justice de l’Ontario ont toutes deux approuvé le règlement : Riddle c Canada, 2018 CF 641, [2018] 4 RCF 491; Brown v Canada, 2018 ONSC 3429.
[32] L’une des modalités de ce règlement est au cœur du présent litige : seuls les Indiens inscrits et les Inuits sont admissibles à l’indemnité individuelle. Certains se sont opposés au fait que les Métis et les Indiens non inscrits étaient exclus, mais mon collègue le juge Michel Shore a néanmoins approuvé le règlement. Au paragraphe 54 de ses motifs, il a conclu que l’entente de règlement était juste malgré cette exclusion, car la fondation avait été créée au bénéfice de tous les survivants; les accords fédéro-provinciaux ne s’appliquaient pas aux Métis et aux Indiens non inscrits; il serait difficile de déterminer qui est admissible à l’indemnisation; et l’entente de règlement préservait les droits des Métis et des Indiens non inscrits.
E. Le présent recours collectif
[33] La présente action a été intentée en 2018 au nom des Métis et des Indiens non inscrits qui ont été enlevés et placés dans des foyers d’accueil non autochtones ou adoptés par des parents non autochtones. La demanderesse représentante Shannon Varley, qui est née à Prince Albert, en Saskatchewan, s’identifie comme Indienne non inscrite. Elle a été prise en charge à la naissance et a été adoptée par des parents non autochtones quelques mois plus tard par l’intermédiaire du programme AIM. La demanderesse représentante Sandra Jacqueline Lukowich, qui est également née à Prince Albert, en Saskatchewan, déclare être d’ascendance maternelle métisse. Elle a été prise en charge dans sa première année de vie et adoptée par une famille non autochtone peu de temps après. Durant leur enfance, les deux demanderesses ont eu peu de lien, voire aucun, avec leur héritage autochtone. Elles n’ont jamais reçu de services gouvernementaux pour les aider à prendre part à leur culture autochtone ou exercer leurs droits. Elles se sentent maintenant déconnectées de leur héritage autochtone.
[34] Dans ses grandes lignes, la déclaration allègue que le gouvernement fédéral a une obligation de fiduciaire et un devoir de diligence, en common law, envers les membres du groupe visé par le recours collectif. Plus précisément, le gouvernement fédéral savait que les enfants métis et indiens non inscrits risquaient d’être pris en charge par les autorités provinciales de l’aide à l’enfance et qu’ils perdraient ainsi leur culture et leur identité. En somme, il a manqué à son devoir de diligence en omettant de s’assurer que les systèmes provinciaux d’aide à l’enfance protègent la culture autochtone et fournissent les services appropriés aux enfants métis et indiens non inscrits.
[35] L’action a été autorisée comme recours collectif sur consentement : Varley c Canada (Procureur général), 2021 CF 671. Le groupe est ainsi défini :
Tous les Autochtones, auxquels fait référence la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, au par. 6, à l’exclusion des Indiens (au sens attribué à ce terme dans la Loi sur les Indiens) et des Inuits, qui ont été retirés de leur foyer au Canada entre le 1er janvier 1951 et le 31 décembre 1991 et confiés à des familles d’accueil ou à des parents adoptifs non autochtones.
[36] Les parties ont entamé des négociations, mais elles n’ont pas réussi à s’entendre. Elles ont présenté des requêtes en jugement sommaire pour résoudre les questions les plus litigieuses. Ainsi, les demanderesses ont présenté une requête pour demander à la Cour de conclure que le gouvernement fédéral avait un devoir de diligence et une obligation de fiduciaire envers les membres du groupe; le défendeur, quant à lui, a présenté une requête en rejet de l’action pour cause de prescription. J’examinerai le bien-fondé de ces deux requêtes, l’une après l’autre, ci-dessous.
III. La prescription
[37] Le défendeur soutient que les réclamations pécuniaires de tous les membres du groupe ont été présentées hors délai et qu’elles sont prescrites. Dans sa requête en jugement sommaire, il demande que la question de la prescription soit autorisée à titre de question commune additionnelle et que la Cour rejette les réclamations pécuniaires au motif qu’elles ont été présentées après l’expiration du délai de prescription applicable.
[38] Je rejette la requête du défendeur. Les deux parties conviennent que les réclamations d’un membre du groupe sont prescrites si ce membre était ou aurait dû raisonnablement être conscient des faits constituant sa cause d’action plus de six ans avant l’autorisation de la présente action comme recours collectif. Elles conviennent également que la Cour ne peut trancher la question collectivement que si elle conclut que les réclamations de tous les membres du groupe sont prescrites. Contrairement aux prétentions du défendeur, une telle conclusion ne peut se fonder sur la perspective d’une [traduction] « personne ordinaire »
, ce qui équivaudrait à ne pas tenir compte de la situation propre à chacun des membres du groupe. La preuve montre qu’en l’espèce, la situation personnelle des membres varie grandement. En outre, la preuve présentée par le défendeur, qui se rapporte à des articles médiatiques et d’autres recours collectifs, ne permet pas d’établir que tous les membres du groupe auraient dû raisonnablement avoir découvert les faits générateurs avant mai 2015. Mes motifs suivent ci-dessous.
A. Cadre juridique
[39] Avant de commencer, j’estime utile d’exposer les principales composantes du cadre juridique qui régit les questions de prescription. Les parties ont convenu des principales composantes de ce cadre, décrites ci-dessous.
(1) Les réclamations pécuniaires autochtones
[40] D’abord, je suis d’accord avec les deux parties pour reconnaître que les réclamations pécuniaires présentées par les peuples autochtones sont assujetties à un délai de prescription. La thèse des deux parties concorde avec les arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14 au paragraphe 13, [2008] 1 RCS 372 [Lameman]; Shot Both Sides c Canada, 2024 CSC 12 au paragraphe 60 [Shot Both Sides].
(2) Le délai de prescription fédéral
[41] Je conviens également avec les parties que le délai de prescription applicable est celui prévu à l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50, qui est libellé ainsi :
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[42] L’article 32 crée un « délai de prescription fédéral »
, qui s’applique aux actions intentées contre l’État fédéral lorsque le fait générateur ne peut être situé dans une seule province. Les délais de prescription provinciaux ne s’appliquent que lorsque le fait générateur est survenu dans une seule province. L’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, établit une distinction similaire en ce qui a trait aux actions intentées devant les Cours fédérales, que l’État soit défendeur ou non.
[43] Il semble que l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif et l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales aient tous deux reçu une interprétation large, qui privilégie l’application d’un délai de prescription uniforme à la grandeur du pays : Markevich c Canada, 2003 CSC 9, [2003] 1 RCS 94 [Markevich]. Par exemple, dans Brazeau v Canada (Attorney General), 2020 ONCA 184 au paragraphe 32 [Brazeau], un recours collectif, le tribunal a conclu que le délai de prescription fédéral s’appliquait parce que l’action portait sur [traduction] « l’adoption et le maintien d’un régime de réglementation de l’isolement préventif qui s’appliquait dans toutes les provinces »
. Dans la même veine, les tribunaux ont conclu que, pour qu’un délai de prescription provincial s’applique, « tous les éléments du fait générateur doivent être survenus dans la même province »
: Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2013 CAF 186 au paragraphe 105, [2015] 2 RCF 644; voir aussi Canada c Maritime Group (Canada) Inc, [1995] 3 CF 124 (CA); Canada (Procureur général) c St-Onge, 2024 CAF 207.
[44] Un fait générateur (ou une cause d’action) « est un état de fait qui fonde une action en justice »
: Markevich au paragraphe 27. En l’espèce, la cause d’action consiste principalement en la conduite du gouvernement fédéral envers les membres du groupe partout au Canada, comme dans l’affaire Brazeau. Les omissions reprochées au gouvernement fédéral auraient été commises à l’échelle du pays, par exemple, l’omission de s’assurer que les systèmes d’aide à l’enfance sont appliqués d’une façon culturellement adaptée. Comme je l’explique plus bas, ces omissions sont le résultat d’une politique qui s’appliquait partout au pays. En fait, même une cause d’action trouvant son origine dans un accord fédéro-provincial, ou dans le défaut d’en conclure un, serait fondée sur des faits qui ne seraient pas survenus exclusivement dans une seule province. En outre, le préjudice est une composante de la cause d’action, et plusieurs membres du groupe sont nés dans une province et ont été placés dans un foyer d’accueil ou adoptés dans une autre province. Pour toutes ces raisons, il est évident que le fait générateur n’est pas survenu dans une seule province. Voilà pourquoi le délai de prescription fédéral s’applique.
(3) La possibilité de découvrir les faits
[45] L’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif reste muet sur le moment où « survient »
le fait générateur et où le délai de prescription commence à courir. La règle de la possibilité de découvrir les faits, en common law, fournit la réponse : Doig c Canada (Revenu national), 2011 CF 371 au paragraphe 31. Selon cette règle, « une cause d’action prend naissance, aux fins de la prescription, lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d’action ont été découverts par le demandeur ou auraient dû l’être s’il avait fait preuve de diligence raisonnable »
: Central Trust Co c Rafuse, [1986] 2 RCS 147 à la p 224 [Rafuse]. Plus précisément, « le demandeur découvre les faits à l’origine de sa réclamation lorsqu’il a une connaissance, réelle ou imputée, des faits importants permettant d’inférer plausiblement la responsabilité du défendeur »
: Grant Thornton LLP c Nouveau-Brunswick, 2021 CSC 31 au paragraphe 42, [2021] 2 RCS 704.
B. Y a-t-il lieu d’autoriser une question commune additionnelle?
[46] J’en arrive à la première question litigieuse de la présente requête. Le défendeur demande à la Cour d’autoriser une question commune additionnelle, à savoir : les réclamations visant l’obtention d’une réparation pécuniaire sont-elles prescrites en raison de l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif? Les demanderesses s’opposent à ce volet de la requête. Elles soutiennent que, par leur nature individuelle, les questions de prescription ne peuvent être tranchées de manière commune dans un recours collectif, surtout lorsque la possibilité de découvrir les faits entre en jeu.
[47] Je rejette la thèse des demanderesses concernant l’impossibilité absolue de traiter la prescription comme une question commune. Je reconnais que, dans le contexte d’un recours collectif, on dit souvent que la prescription ne peut être traitée comme une question commune, surtout lorsque la composante subjective de la règle de la possibilité de découvrir les faits entre en jeu : Smith v Inco Limited, 2011 ONCA 628 au paragraphe 164 [Smith]; Levac v James, 2023 ONCA 73 au paragraphe 106 [Levac]. Toutefois, les défendeurs ont le droit d’invoquer la prescription à titre de question commune lorsque la preuve s’applique également à tous les membres du groupe. Voir, par exemple, Fresco v Canadian Imperial Bank of Commerce, 2022 ONCA 115 au paragraphe 18 [Fresco CA]; Levac au paragraphe 107; Spina v Shoppers Drug Mart Inc, 2024 ONCA 642 aux paragraphes 132 à 136 [Spina]; Fehr v Sun Life Assurance Company of Canada, 2024 ONCA 847 aux paragraphes 84 à 93 [Fehr].
[48] En l’espèce, contrairement à la pratique courante, la Cour est invitée à trancher la question au fond et à l’autoriser comme question commune au même moment. Comme je l’explique ci-dessous, je conclus au fond que les faits pertinents ne sont pas les mêmes pour tous les membres du groupe, ce qui m’empêche de tirer une seule conclusion applicable à tous. Dans ces circonstances, il serait inutile d’autoriser la question de la prescription comme question commune.
C. Tous les membres du groupe pouvaient-ils objectivement découvrir la cause d’action?
[49] Je me tourne maintenant vers la seconde question, à savoir s’il était objectivement possible de découvrir la cause d’action, ou plus exactement, si les membres du groupe avaient une connaissance imputée des faits générateurs. Les deux parties conviennent qu’on ne peut se contenter de conclure que la majorité des membres du groupe auraient dû avoir découvert la cause d’action : Smith au paragraphe 164. En fait, une réponse commune à cette question ne peut être donnée que si tous les membres du groupe auraient dû avoir découvert la cause d’action. Les parties conviennent également que la date déterminante est mai 2015, soit six ans avant l’autorisation du présent recours collectif par le juge Phelan. Autrement dit, si je devais conclure que tous les membres du groupe auraient dû avoir découvert la cause d’action avant mai 2015, leurs réclamations seraient prescrites.
[50] Le défendeur soutient qu’il était objectivement possible de découvrir la cause d’action avant mai 2015 parce que certains membres du groupe ont intenté d’autres recours collectifs au sujet des mêmes questions avant 2015 ou parce que la couverture médiatique que ces recours collectifs ont reçue aurait dû alerter les membres du groupe raisonnablement diligents sur les principaux faits constituant la cause d’action.
[51] Je ne peux souscrire à la thèse du défendeur. La principale prémisse de cet argument est que la possibilité objective de découvrir la cause d’action doit être évaluée dans l’abstrait, sans tenir compte de la situation ou des capacités individuelles de chacun des membres du groupe. Pour les motifs exposés ci-dessous, on ne saurait déterminer si un membre donné aurait dû avoir découvert la cause d’action sans prendre en considération sa situation réelle. Dans les rares cas où la possibilité de découvrir la cause d’action a été tranchée comme question commune, la preuve indiquait que la situation de chacun des membres du groupe était sensiblement la même. En l’espèce, il n’y a pas de preuve en ce sens. Il s’ensuit que l’introduction de recours collectifs par les membres d’autres groupes et la couverture médiatique qu’ils ont reçue ne peuvent constituer le fondement d’une conclusion selon laquelle tous les membres du groupe visé par le présent recours collectif auraient dû avoir découvert leur cause d’action avant mai 2015.
(1) La possibilité objective de découvrir les faits dépend du contexte
[52] La principale prémisse de l’argumentation du défendeur est que l’aspect objectif (ou imputé) de la règle de la possibilité de découvrir les faits ne laisse aucune place à l’appréciation de la situation individuelle des membres du groupe, ce qui revient à dire que si l’un des membres aurait dû avoir découvert la cause d’action, tous les autres membres du groupe auraient dû faire de même. Le défendeur soutient que, pour apprécier la possibilité objective de découvrir les faits, la Cour doit adopter la perspective de la « personne ordinaire raisonnable »
et faire fi de la situation individuelle des membres.
[53] Une telle proposition est dépourvue de fondement juridique ou logique. Le défendeur n’a invoqué aucun précédent à l’appui. Bien sûr, pour déterminer si une personne aurait dû avoir découvert quelque chose, il faut qu’un observateur externe pose un jugement et, pour cette raison, on dit que ce jugement est objectif. Néanmoins, ce jugement doit, du moins dans une certaine mesure, tenir compte de la situation de la personne, notamment l’accès de cette dernière aux sources de renseignements, aux moyens de communication et aux conseils professionnels, son niveau d’éducation et ses aptitudes linguistiques.
[54] En effet, dans l’arrêt Grant Thornton, la Cour suprême a déclaré que « le demandeur découvre les faits à l’origine de sa réclamation lorsqu’il a une connaissance, réelle ou imputée […]
»
[non souligné dans l’original]. Elle n’a pas parlé de la connaissance imputée de la personne raisonnable. Dans l’arrêt Rafuse, le critère était formulé ainsi : les faits « ont[-ils] été découverts par le demandeur ou auraient[-ils] dû l’être »
? [non souligné dans l’original], il n’était pas question de la personne raisonnable. De même, dans l’arrêt Peixeiro c Haberman, [1997] 3 RCS 549 au paragraphe 39, la Cour a mis l’accent sur « l’iniquité fondamentale qu’entraînerait le fait d’exiger [du demandeur] qu’il prenne action avant qu’il ait pu raisonnablement découvrir qu’il disposait d’une cause d’action »
[non souligné dans l’original]. Il serait tout aussi injuste de conclure que la réclamation d’un demandeur est prescrite parce que quelqu’un d’autre, dans une situation différente, aurait pu avoir découvert les faits générateurs. La Cour d’appel de l’Ontario l’a précisé clairement dans l’arrêt Longo v MacLaren Art Centre, 2014 ONCA 526 au paragraphe 43, en déclarant que l’analyse de la possibilité raisonnable de découvrir la cause d’action [traduction] « doit inclure l’analyse non seulement de la nature de la réclamation éventuelle, mais aussi de la situation propre au demandeur »
.
[55] Pour déterminer si un demandeur aurait dû avoir découvert certains faits en faisant preuve de diligence, il faut généralement se fonder sur les faits réels de l’affaire et, plus précisément, sur la possibilité que le demandeur ait pris connaissance de certains faits qui auraient incité une personne raisonnable à s’informer davantage : voir, par exemple, Canadian Natural Resources Limited v Husky Oil Operations Limited, 2020 ABCA 386 aux paragraphes 34 à 36; Milota v Momentive Specialty Chemicals, 2020 ABCA 413 au paragraphe 22. Dans le contexte des recours collectifs, le juge Belobaba a résumé ainsi l’approche dans Fresco v Canadian Imperial Bank of Commerce, 2020 ONSC 6098 au paragraphe 16, conf par Fresco CA :
[traduction]
Ce que le demandeur aurait dû raisonnablement savoir et à quel moment il aurait dû le savoir – le préjudice, le défendeur a causé ce préjudice et l’action en justice est le moyen approprié – sont des questions qui ont rarement été tranchées à l’échelle du groupe. Une appréciation individuelle s’impose parce que, comme l’indique la jurisprudence, la connaissance et la situation personnelle d’un demandeur donné seront toujours pertinentes pour déterminer la possibilité raisonnable de découvrir les faits.
[56] Le défendeur cherche à distinguer la présente affaire des causes mentionnées plus haut en affirmant que les tribunaux ont appliqué certaines lois sur la prescription qui modifient la règle de common law concernant la découverte des faits. La règle de common law ne s’appliquerait qu’au Nouveau-Brunswick, à Terre-Neuve-et-Labrador et sous le régime fédéral de prescription. En particulier, les lois telles que la Loi de 2002 sur la prescription des actions, LO 2002, c 24, ann B, de l’Ontario définissent la découverte des faits de façon à y inclure l’exigence que le demandeur savait ou aurait dû savoir que l’introduction d’une instance serait un « moyen approprié »
de tenter d’obtenir réparation. Selon le défendeur, le critère du « moyen approprié »
ne fait pas partie de la règle de common law et il y a lieu de distinguer les décisions, tel l’arrêt Novak c Bond, [1999] 1 RCS 808, où il a été appliqué.
[57] Il est bien évident qu’il faut tenir compte des différences entre les diverses lois sur la prescription, mais cet argument n’aide pas le défendeur. Même si l’on accepte que le critère du « moyen approprié »
ne fasse pas partie de la règle de common law, on ne peut en conclure que la règle de common law exclut l’appréciation de la situation individuelle lorsqu’il s’agit de déterminer si un demandeur aurait dû savoir qu’un préjudice est survenu ou ce qui en est la cause. Encore une fois, le défendeur n’a invoqué aucune jurisprudence à l’appui de sa proposition aussi radicale.
[58] De plus, la distinction entre la règle de common law et sa modification légale n’est pas aussi claire que l’affirme le défendeur. À Terre-Neuve-et-Labrador, où, selon le défendeur, la règle de common law s’applique, le paragraphe 14(1) de la Limitations Act, SNL 1995, c L‑16.1, prévoit que [traduction] « le délai de prescription établi par la présente loi ne commence à courir contre une personne que lorsque celle-ci sait ou, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, aurait dû savoir qu’elle a une cause d’action »
[non souligné dans l’original]. Si ce paragraphe est censé être une codification de la common law, il soutient la thèse des demanderesses voulant que l’appréciation de la possibilité raisonnable de découvrir les faits tienne compte de la situation individuelle.
[59] Le défendeur affirme en outre que la prise en considération de facteurs individuels dans le cadre d’une analyse objective efface la distinction entre les volets objectif et subjectif de la règle de la possibilité de découvrir les faits. Cela est inexact. En fait, à l’instar de la Cour suprême dans l’arrêt Grant Thornton, il convient peut-être davantage d’utiliser les termes « réel »
et « imputée »
plutôt que « subjectif »
et « objectif »
. Déterminer si une personne aurait dû savoir quelque chose, compte tenu de sa situation individuelle, est un exercice complètement différent de déterminer si la personne sait réellement. Ainsi, la distinction entre les deux volets de la découverte des faits tient toujours.
(2) Le groupe est hétérogène
[60] Même s’il faut tenir compte de la situation individuelle de chacun des membres dans l’appréciation de la possibilité raisonnable de découvrir les faits, la question peut néanmoins être tranchée collectivement lorsque la preuve indique que la situation de tous les membres est essentiellement similaire. Par exemple, dans l’arrêt Spina, une action avait été intentée au nom d’un groupe de franchisés d’une chaîne de pharmacies concernant le traitement de certains paiements aux termes d’un contrat de franchise. Le contrat était le même pour tous les franchisés. La Cour a conclu que la controverse suscitée par les paiements en question était [traduction] « notoire »
dans ce secteur d’activités particulier et que tous les franchisés auraient dû se rendre compte que les paiements n’avaient pas été versés lors du rapprochement des comptes à la fin de chaque année. Cette situation était une constante qui a permis à la Cour de conclure que tous les franchisés auraient dû avoir découvert leur cause d’action dès que les paiements en question étaient dus, et non plus tard.
[61] En l’espèce, contrairement à l’affaire Spina, il n’y a aucune preuve de similarité substantielle dans les situations individuelles à prendre en considération dans la détermination de la possibilité raisonnable de découvrir les faits. Malgré tout, il incombe au défendeur qui présente une requête en jugement sommaire de produire une telle preuve : Lameman au paragraphe 11. En fait, selon toute vraisemblance, il existe de grandes variations, chez les membres du groupe, dans le moment où le préjudice s’est manifesté (ce qui est une composante de la cause d’action) et dans les circonstances susceptibles d’amener la Cour à conclure que les membres du groupe auraient dû avoir découvert leur cause d’action.
[62] Pour en arriver à ces conclusions, je me fonde sur le rapport d’expert de Mme Raven Sinclair. Je prends acte des réserves du défendeur quant à la fiabilité de certains aspects de la preuve présentée par Mme Sinclair, et je partage certaines de ces réserves. Je suis néanmoins persuadé que les passages de son rapport résumés ci-dessous sont fiables, surtout vu son engagement intensif de longue date auprès des survivants de la rafle des années 1960. En outre, ces conclusions concordent avec le bon sens.
[63] Premièrement, les membres du groupe peuvent avoir appris qu’ils ont été adoptés à différents stades de leur vie. Ce ne sont pas tous les parents adoptifs qui ont abordé franchement la question de l’identité autochtone. En fait, la tendance prédominante était d’élever les membres du groupe comme s’ils étaient membres de la société non autochtone. Mmes Varley et Lukowich ont toutes deux déclaré que leur famille adoptive ne leur a jamais parlé de leur héritage autochtone pendant leur enfance et leur adolescence. En outre, ce ne sont pas tous les membres du groupe qui ont des traits physiques qui auraient permis de les reconnaître comme Autochtones. Par exemple, la « race apparente »
de Mme Varley, selon deux rapports médicaux distincts préparés avant son adoption, est tantôt « blanche »
, tantôt « métisse »
, et Mme Varley a signalé que sa mère adoptive l’a choisie parmi les enfants à adopter parce qu’elle avait [traduction] « le teint plus pâle [que les autres enfants du programme AIM] et s’intégrerait mieux à la famille »
.
[64] Deuxièmement, d’importants obstacles peuvent empêcher certains membres du groupe de reconnaître leur identité autochtone et de renouer avec leur famille et leur communauté de naissance. Encore une fois, de nombreux membres du groupe ont été élevés et socialisés comme étant non-Autochtones et peuvent valoriser cette identité. Certains peuvent même avoir intériorisé des attitudes anti-autochtones. En pareil cas, découvrir la cause d’action équivaut à assumer et à accepter une identité différente de celle avec laquelle la personne a grandi. Je ne peux simplement pas tenir pour acquis que le cheminement psychologique de chaque membre du groupe s’est déroulé de la même façon.
[65] Troisièmement, il peut s’avérer difficile de trouver et d’obtenir les dossiers d’adoption et une preuve d’ascendance ou d’identité autochtone, surtout si la personne n’est pas un Indien inscrit ou une Indienne inscrite. Mme Lukowich a déclaré que, lorsqu’elle a tenté pour la première fois d’obtenir son dossier d’adoption, les employés des services d’aide à l’enfance l’en ont découragé. Une telle difficulté est exacerbée par le fait que les enfants victimes de la rafle des années 1960 ont souvent été mis en adoption dans d’autres provinces et parfois même dans d’autres pays.
[66] Étant donné ces facteurs, Mme Sinclair a déclaré avoir constaté que [traduction] « l’âge auquel les survivants commencent à rechercher leur identité, leur famille, leur communauté et leur culture liées aux Premières Nations ou aux Métis varie de 6 à 60 ans »
. Il convient de rappeler que le plus jeune membre du groupe aurait eu 24 ans en 2015.
[67] À mon sens, tous ces facteurs sont très pertinents pour déterminer si chaque membre du groupe aurait dû avoir découvert, avant mai 2015, les faits menant à une éventuelle inférence de responsabilité de la part du gouvernement fédéral. Ces facteurs sont particuliers à chacun des membres du groupe et empêchent de déterminer collectivement la possibilité raisonnable de découvrir les faits.
(3) Les recours collectifs antérieurs ne prouvent en rien la possibilité objective de découvrir les faits
[68] Malgré la grande diversité dans la situation individuelle des membres du groupe, le défendeur invoque un recours collectif intenté en 2011 au nom des survivants de la rafle des années 1960 pour prétendre que tous les membres du groupe visé par le présent recours collectif auraient dû avoir découvert leur cause d’action au plus tard à ce moment-là. L’illogisme de cette proposition est manifeste : le fait qu’une personne savait ne signifie pas que tous les membres du groupe auraient dû savoir. La connaissance réelle et la connaissance imputée sont deux questions distinctes. La première tient à un jugement factuel; la deuxième, à un jugement normatif. Le fait qu’un membre du groupe ait effectivement pris connaissance de sa cause d’action ne dispense pas la Cour de déterminer si on devait s’attendre à la même chose de la part de tous les autres membres du groupe et n’élimine pas les disparités dans la situation individuelle des membres du groupe. Un argument similaire a été catégoriquement rejeté dans Fanshawe College v AU Optronics, 2015 ONSC 2046 au paragraphe 92, conf par 2020 ONCA 621.
[69] Le défendeur cite l’arrêt Fehr pour avancer que la connaissance des avocats des demanderesses peut être imputée aux membres du groupe. Ainsi, les membres du groupe, dans le présent recours collectif, qui étaient aussi membres du groupe dans l’action intentée en 2011, seraient réputés avoir découvert leur cause d’action du fait de la connaissance des avocats qui ont intenté l’action en 2011. L’arrêt Fehr peut toutefois être distingué de la présente affaire. Cet arrêt portait sur une tentative de faire autoriser une nouvelle cause d’action dans un recours collectif qui existait déjà et qui avait été autorisé il y a longtemps. Les faits générateurs de la nouvelle cause d’action étaient communs à tous les membres du groupe, et les avocats du groupe avaient pris connaissance de ces faits plus de deux ans avant le dépôt de la requête en modification. En première instance, l’affaire a été instruite sur l’hypothèse que tous les membres du groupe étaient liés par la connaissance des avocats du groupe. En appel, les demandeurs ont soutenu que cette hypothèse était erronée en droit. La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté cet argument, principalement parce qu’il n’avait pas été avancé en première instance. Ainsi, on ne saurait dire que cette affaire fait autorité à l’appui de la proposition voulant que la connaissance des avocats du groupe puisse être imputée à tous les membres du groupe, même aux fins d’actions différentes. Quoi qu’il en soit, l’arrêt Fehr s’apparente à l’arrêt Spina en ce sens que les faits générateurs de la cause d’action étaient les mêmes pour tous les membres du groupe. Comme je l’ai expliqué plus haut, la présente affaire est foncièrement différente.
[70] Pour les mêmes raisons, le fait que des rencontres de survivants de la rafle des années 1960 ont eu lieu dès 2007 ne peut être retenu contre les membres du groupe qui n’y ont pas participé. La preuve montre plus précisément que deux rencontres rassemblant des dizaines de personnes ont eu lieu en 2014, à Ottawa et à Winnipeg. Toutefois, les avocats des demanderesses soutiennent que le groupe visé par le présent recours collectif pourrait compter jusqu’à 20 000 membres. Encore une fois, le fait que certains membres du groupe aient découvert leur cause d’action avant 2015 ne signifie pas forcément que tous les membres du groupe auraient dû raisonnablement l’avoir découverte aussi. On ne peut s’attendre à ce que les membres du groupe qui ont perdu tout contact avec leur communauté autochtone ou qui ne sont même pas au courant de leur identité autochtone prennent part à de telles rencontres, précisément parce qu’ils n’ont pas encore découvert leur cause d’action.
(4) La couverture médiatique ne prouve en rien la possibilité objective de découvrir les faits
[71] Le défendeur se fonde par ailleurs sur une série d’articles médiatiques parus entre 2011 et 2015 pour montrer que les membres raisonnables du groupe auraient dû avoir découvert leur cause d’action avant mai 2015. Ces articles ont été publiés dans des journaux locaux, notamment le Prince George Citizen, l’Edmonton Journal, le Moose Jaw Time Herald et le Winnipeg Free Press, de même que dans des journaux distribués dans les communautés autochtones, par exemple, le Windspeaker. Certains ont été publiés par la Presse Canadienne, et un autre se trouvait dans une section locale du site Web de CBC News. En général, ces articles rapportent que des survivants de la rafle des années 1960 ont intenté des recours collectifs ou font état de certaines mesures prises dans ces instances. Ils contiennent aussi des renseignements généraux sur la rafle des années 1960. Un de ces articles mentionne que des survivants de la rafle des années 1960 ont organisé une activité à Toronto.
[72] La preuve du degré de dissémination de ces articles médiatiques est mince. Je ne peux présumer que tous les membres du groupe les ont lus. Une quinzaine de coupures de presse représente une infime partie de l’univers des nouvelles canadiennes sur une période de quatre ans. En outre, tous ces articles sont en anglais, et rien ne permet de croire qu’ils ont été traduits et publiés en français. Ainsi, il n’y a aucune preuve que les membres francophones du groupe ont pris conscience de la rafle des années 1960 grâce aux médias. Plus généralement, il n’y a aucune preuve montrant que, en 2015, le public canadien était suffisamment au courant de la rafle des années 1960 pour en déduire que tous, y compris les membres du groupe, auraient dû la connaître.
[73] Le défendeur n’a invoqué aucune décision dans laquelle une couverture médiatique d’une aussi faible intensité a mené à une conclusion de découverte objective des faits. Dans l’arrêt Smith, par exemple, le tribunal a jugé qu’une couverture médiatique beaucoup plus importante ciblant une seule petite communauté et accompagnée d’une gamme de mesures d’action communautaire ne suffisait pas pour conclure que tous les membres du groupe auraient dû avoir découvert leur cause d’action.
D. Résumé concernant la prescription
[74] Pour les motifs exposés ci-dessus, le défendeur n’a pas réussi à établir sa défense selon laquelle tous les membres du groupe auraient dû avoir découvert leur cause d’action avant mai 2015, c’est-à-dire plus de six ans avant l’autorisation de l’action comme recours collectif. En conséquence, je rejetterai la requête en jugement sommaire du défendeur.
IV. Devoir de diligence et obligation de fiduciaire
[75] Passons à la requête en jugement sommaire des demanderesses. Ces dernières cherchent à obtenir un jugement sommaire déclarant que le Canada avait un devoir de diligence ou une obligation de fiduciaire envers les membres du groupe. Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerai leur requête en partie seulement.
[76] L’action des demanderesses échoue à l’égard de l’ensemble du groupe parce que les omissions alléguées du gouvernement fédéral découlent d’une décision de politique générale fondamentale qui échappe à la responsabilité délictuelle. De toute façon, le gouvernement fédéral n’avait pas de devoir de diligence parce qu’il n’a pas, directement ou indirectement, pris part au retrait, au placement et à l’adoption des enfants métis et indiens non inscrits. Le gouvernement fédéral n’avait pas non plus d’obligation de fiduciaire, essentiellement parce qu’il n’a exercé aucune forme de pouvoir discrétionnaire à l’égard de la culture et de l’identité autochtones en ce qui concerne les enfants métis et indiens non inscrits.
[77] Cependant, le gouvernement fédéral avait un devoir de diligence envers les enfants placés ou adoptés par l’intermédiaire du programme AIM de la Saskatchewan. Dans les circonstances particulières de l’espèce, le financement fédéral accordé à ce programme a créé le lien de proximité requis, et le préjudice était prévisible.
A. Questions préliminaires
[78] Avant de déterminer si le défendeur avait ou non un devoir de diligence ou une obligation de fiduciaire envers les membres du groupe, il faut préciser certains aspects du cadre juridique plus vaste régissant la demande. L’action intentée par les demanderesses se fonde sur des concepts de droit privé. Il faut d’abord déterminer la mesure dans laquelle les notions de justice réconciliatrice issues du droit public peuvent s’appliquer à des réclamations de droit privé. Du fait que les réclamations sont formulées suivant le droit privé, la Cour doit appliquer le droit privé de la province ou du territoire concerné, c’est-à-dire le droit civil au Québec et la common law dans le reste du Canada. Il faut aussi déterminer si le dossier permet de trancher les questions en litige par voie de jugement sommaire.
(1) Justice corrective et justice réconciliatrice
[79] La présente affaire met en contraste deux facettes de la justice, soit la justice corrective et la justice réconciliatrice : Québec (Procureur général) c Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, 2024 CSC 39 au paragraphe 148 [Pekuakamiulnuatsh Takuhikan]. La justice corrective relève principalement des principes de droit privé. Elle vise à corriger le manquement à une obligation juridique préexistante en remettant la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement commis. Comme elle met l’accent sur le manquement, elle est principalement fondée sur la faute ou, en d’autres termes, sur un acte répréhensible. En revanche, la justice réconciliatrice vise « à la réparation et au maintien de la relation spéciale avec les peuples autochtones »
(ibid). Sa portée est plus large et elle peut s’appliquer à des injustices historiques et collectives qui échappent en grande partie aux moyens de la justice correctrice. Le développement des principes de droit public concernant les peuples autochtones a été grandement influencé par des soucis de justice réconciliatrice : voir, par exemple, Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au paragraphe 27, [2004] 3 RCS 511.
[80] La justice corrective est au cœur de la mission des tribunaux. Ceux-ci peuvent aussi contribuer à la justice réconciliatrice dans les cas qui s’y prêtent. Par exemple, la notion d’honneur de la Couronne est souvent utilisée à cette fin. Quoi qu’il en soit, d’autres outils juridiques, notamment la législation ou la négociation, se prêtent davantage à la justice réconciliatrice : R c Desautel, 2021 CSC 17 au paragraphe 87, [2021] 1 RCS 533 [Desautel]; Shot Both Sides au paragraphe 71. Dans ces cas, la justice réconciliatrice n’est pas freinée par les principes liés à la justice corrective, tels que les délais de prescription ou l’immunité à l’égard des décisions de politique générale fondamentale.
[81] Par exemple, il se peut fort bien que le gouvernement fédéral se soit davantage inspiré de la justice réconciliatrice que de la justice corrective lorsqu’il a réglé certains recours collectifs intentés par des demandeurs autochtones, comme l’a récemment noté mon collègue le juge Peter Pamel (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans Percival c Canada, 2024 CF 2098 au paragraphe 40 :
[traduction]
[…] en 2018, […] le Canada s’est tourné vers la justice réconciliatrice et, lorsque la recherche confirmait la preuve d’un préjudice résultant des politiques d’éducation malavisées du passé visant les enfants autochtones, le Canada serait disposé, selon toute vraisemblance, à s’asseoir, à écouter et à discuter de la voie à suivre, sans se présenter de façon agressive ni opposer une défense vigoureuse aux réclamations. En 2018, le Canada avait en grande partie délaissé sa figure d’adversaire dans les litiges de ce genre pour adopter essentiellement celle de partenaire volontaire à la recherche de la réconciliation et de la réparation des préjudices subis.
[82] Comme cet extrait en fait foi, la réconciliation peut nécessiter des régimes d’indemnisation fondés sur les préjudices subis, que les principes de droit privé basés sur la faute et la justice corrective ne sont pas toujours en mesure d’offrir. Ce n’est pas que le droit privé est indifférent à la justice réconciliatrice : les principes de droit privé sont assez souples pour s’adapter à une grande variété de situations, y compris celles des Autochtones, mais ils ne peuvent être étirés au point de perdre leur nature essentielle.
[83] En l’espèce, comme je l’explique plus bas, pour rendre un jugement sommaire en faveur de tous les membres du groupe, il faudrait faire fi de l’immunité bien établie dont jouissent les décisions de politique et rejeter le critère de la proximité, qui est au cœur du droit de la responsabilité délictuelle. Il faudrait en effet conclure à la responsabilité sans faute, une notion contraire aux principes du droit de la responsabilité délictuelle. Ainsi, si la réconciliation exige l’indemnisation de tous les membres du groupe, la question devra être réglée à l’extérieur du forum judiciaire. Néanmoins, comme je l’explique ci-dessous, conclure à l’existence d’un devoir de diligence envers les membres du groupe qui ont été placés ou adoptés dans le cadre du programme AIM est un exercice de justice réconciliatrice qui concorde avec le rôle des tribunaux.
(2) Common law et droit civil
[84] Les membres du groupe vivent un peu partout au Canada. En outre, certains membres ont été placés dans une province autre que celle où ils sont nés. Il importe donc de délimiter les domaines respectifs de la common law et du droit civil pour déterminer les droits des parties. Puisqu’il s’agit en l’espèce d’une action contre l’État fédéral, l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif s’applique :
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[85] L’article 3 fait écho au principe plus général établi par l’Acte de Québec de 1774, selon lequel les affaires en matière de « propriété[…] et [de] droits civils »
au Québec sont régies par le droit civil, et non la common law. Par conséquent, à moins qu’une règle de droit public ne prévoie expressément le contraire, les relations de droit privé des gouvernements et des institutions publiques sont régies par le droit privé de la province concernée : Prud’homme c Prud’homme, 2002 CSC 85 au paragraphe 46, [2002] 4 RCS 663. Lorsqu’il est question de l’application d’une loi fédérale, ce principe est codifié à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21.
[86] D’ailleurs, dans leur déclaration, les demanderesses ont affirmé que, s’ils ont été posés au Québec, les actes des préposés du Canada ont donné lieu à une responsabilité extracontractuelle aux termes de l’article 1457 du Code civil du Québec, et non à une responsabilité délictuelle en common law. Dans leurs observations tant écrites qu’orales, cependant, les demanderesses ont adopté une approche tout à fait différente et ont soutenu que la présente affaire est entièrement régie par la « common law fédérale »
et que le droit civil n’y joue aucun rôle, même si la cause d’action a pris naissance au Québec.
[87] Je ne peux être d’accord avec les demanderesses. Sauf peut-être le droit maritime, il n’existe aucune « common law fédérale »,
si l’on entend par ce terme un vaste corpus autonome de droit privé qui supplanterait le droit provincial dans certains domaines : voir, par exemple, Quebec North Shore Paper c CP Ltd, [1977] 2 RCS 1054 à la p 1065; Transport Desgagnés inc c Wärtsilä Canada Inc, 2019 CSC 58 au paragraphe 47, [2019] 4 RCS 228; H Patrick Glenn, « The Common Law in Canada »
(1995) 74 R du B can 261, aux pp 279 et 280. Les demanderesses ont formulé leur déclaration en termes de droit privé, plus précisément le délit de négligence et l’obligation de fiduciaire. Leurs réclamations tombent sous le coup de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, et même si ce n’était pas le cas, le principe plus général voulant que sauf disposition contraire de la loi, les relations de droit privé de l’État fédéral soient régies par les lois de la province concernée commande l’application du droit civil au Québec lorsque la cause d’action prend naissance dans cette province.
[88] Les demanderesses invoquent l’arrêt Roberts c Canada, [1989] 1 RCS 322, pour soutenir que la présente affaire est régie par la « common law fédérale »
parce qu’elle porte sur la relation du gouvernement fédéral avec les peuples autochtones. Toutefois, cet arrêt n’aide pas les demanderesses. L’action dans cette affaire portait sur la possession de terres dans une réserve et l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les deux Premières Nations se disputant la possession des terres en question. La compétence de la Cour fédérale pour entendre l’affaire dépendait du fait que l’action reposait sur « une loi du Canada »
au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. La Cour suprême a conclu que l’action reposait en partie sur la common law du titre ancestral. Elle a en outre établi que ces règles de common law étaient fédérales, apparemment parce qu’elles auraient été incorporées par référence dans la Loi sur les Indiens, une loi fédérale.
[89] On ne devrait pas donner à l’arrêt Roberts une portée plus grande que ce qui faisait précisément l’objet de la décision. Le droit du titre ancestral ne constitue pas le fondement de la cause d’action en l’espèce. Le titre ancestral relève du droit public (ou « droit impérial »
), et non du droit privé, ce qui explique son application uniforme à l’échelle du Canada : Brian Slattery, « Understanding Aboriginal Rights »
(1987) 66 R du B can 727 aux pp 737 à 739. Il n’existe toutefois aucun fondement à la proposition plus générale selon laquelle les actions de droit privé intentées par les peuples autochtones au Québec sont régies par la common law « fédérale »
. Dans l’arrêt Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, par exemple, la Cour suprême a appliqué les règles de droit civil à un contrat conclu par une Première Nation avec le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial. De même, les lois provinciales sur la prescription s’appliquent aux actions intentées par les peuples autochtones et les lois provinciales sur la négligence contributive s’appliquent aux actions liées aux pensionnats : Blackwater c Plint, 2005 CSC 58 aux paragraphes 66 et 67.
[90] La dimension « nationale »
du présent recours collectif n’a pas davantage d’incidence sur le droit applicable. Le recours collectif est un moyen de procédure qui ne modifie en rien le droit applicable au fond du recours de chacun des membres du groupe : Bisaillon c Université Concordia, 2006 CSC 19 au paragraphe 17, [2006] 1 RCS 666. Lorsque le groupe se compose de membres résidant au Québec et dans d’autres provinces ou territoires ou lorsque l’action regroupe des causes d’action ayant pris naissance au Québec et ailleurs, le tribunal saisi doit déterminer les réclamations qui sont régies par le droit québécois et rendre sa décision en conséquence.
[91] La position adoptée par les demanderesses laisse la Cour dans une fâcheuse situation. Elles ont négligé de présenter des observations subsidiaires advenant l’application du droit québécois, et le défendeur n’a rien fait pour éclairer la Cour. Je ne peux simplement présumer que l’issue serait la même en droit québécois qu’en common law, car cela équivaudrait à appliquer la common law au Québec; voir, à ce sujet, Thompson c Canada, 2025 CF 476 aux paragraphes 194 et 195.
[92] L’omission des parties de formuler des observations valables en ce qui concerne le droit civil fait en sorte que je ne suis pas en mesure de trancher la requête pour ce qui est des causes d’action ayant pris naissance au Québec. Je dois donc rejeter la requête en jugement sommaire à l’égard de ces causes d’action.
(3) La possibilité de demander un jugement sommaire
[93] Le défendeur s’oppose au choix des demanderesses de ne faire trancher que la question du devoir de diligence dans le cadre de la requête en jugement sommaire. Bien que la responsabilité et les dommages soient souvent traités séparément, le défendeur soutient que scinder le devoir de diligence et la norme de diligence est sans précédent et inéquitable, car la Cour devra trancher une question cruciale dans un vide factuel.
[94] À mon avis, il n’y a rien de mal à demander à la Cour de trancher la question du devoir de diligence seulement. La règle 213 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, prévoit que les requêtes en jugement peuvent être présentées « à l’égard de toutes ou d’une partie des questions que soulèvent les actes de procédure »
. Rien ne donne à croire que la possibilité de demander un jugement sommaire « à l’égard d’une partie des questions »
se limite à la scission de la responsabilité et des dommages. L’argument du défendeur selon lequel [traduction] « il n’existe aucun précédent à la scission de la question de devoir de diligence de la question de la norme de diligence »
fait fi du récent arrêt de la Cour suprême dans 1688782 Ontario Inc c Aliments Maple Leaf Inc, 2020 CSC 35, [2020] 3 RCS 504, à propos d’une requête en jugement sommaire portant sur le devoir de diligence seulement. Demander un jugement sommaire concernant le devoir de diligence n’entraîne aucune iniquité. La preuve pertinente relative au devoir de diligence porte sur la relation entre les parties. La preuve relative à la norme de diligence couvre d’autres questions et n’est pas utile pour déterminer s’il existe un devoir de diligence ou non.
[95] De façon plus générale, je suis convaincu que la preuve me permettra de « statuer justement et équitablement au fond »
: Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 au paragraphe 49, [2014] 1 RCS 87; Saskatchewan (Procureur général) c Première Nation de Witchekan Lake, 2023 CAF 105 aux paragraphes 30 à 40. Pour ce qui est du devoir de diligence, la preuve consiste principalement en des documents d’archives et des documents historiques. Selon toute vraisemblance, les fonctionnaires qui ont participé aux discussions et aux décisions pertinentes sont tous décédés. La crédibilité n’est pas en cause. Au-delà de l’objection du défendeur quant à la scission du devoir de diligence et de la norme de diligence, les parties n’ont pas avancé qu’il y aurait davantage de preuve au procès ou que la question ne se prête pas à un jugement sommaire. Ainsi, la requête en jugement sommaire constitue une procédure adéquate.
B. Le devoir de diligence envers tous les membres du groupe
[96] Les demanderesses invoquent une cause d’action fondée sur le délit de négligence. Le demandeur, dans une telle action, doit établir les éléments suivants : le défendeur avait envers lui un devoir de diligence; le défendeur a manqué à ce devoir en n’agissant pas selon la norme de diligence applicable; le demandeur a subi des dommages; ces dommages ont été causés par le manquement du défendeur : Mustapha c Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27 au paragraphe 3, [2008] 2 RCS 114 [Mustapha]. Dans leur requête en jugement sommaire, les demanderesses demandent seulement à la Cour de se prononcer sur le premier élément du critère, à savoir l’existence d’un devoir de diligence.
[97] Les tribunaux canadiens de common law apprécient le devoir de diligence en se fondant sur le cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper. Ce cadre d’analyse repose sur un critère en deux étapes qui est notamment décrit dans les arrêts Cooper c Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 RCS 537 [Cooper] et Deloitte & Touche c Livent Inc (Séquestre de), 2017 CSC 63, [2017] 2 RCS 855 [Livent]. À la première étape, le demandeur doit prouver que le défendeur avait un « devoir de diligence
prima facie
»
. Pour cela, il doit démontrer qu’il existait un lien de proximité suffisamment étroit entre le défendeur et lui-même, et que le défendeur pouvait raisonnablement prévoir que son comportement causerait un préjudice au demandeur. À la deuxième étape, le défendeur peut tenter de démontrer que le devoir de diligence prima facie est écarté par des considérations de politique générale, y compris l’immunité accordée aux « décisions de politique générale fondamentale »
: Nelson (Ville) c Marchi, 2021 CSC 41, [2021] 3 RCS 55 [Marchi].
[98] Dans la présente section, j’analyserai la question de savoir si le gouvernement fédéral avait un devoir de diligence envers tous les membres du groupe. Je conclus que ce n’était pas le cas, d’une part, parce que les omissions qui ont prétendument porté préjudice aux membres du groupe résultaient de décisions de politique générale fondamentale et, d’autre part, parce que le gouvernement fédéral n’entretenait pas de lien de proximité avec tous les membres du groupe. Toutefois, dans la section suivante, je montrerai que le gouvernement fédéral avait un devoir de diligence envers les enfants placés dans des foyers d’accueil ou d’adoption dans le cadre du programme AIM de la Saskatchewan.
(1) L’immunité accordée aux décisions de politique générale fondamentale
[99] L’immunité accordée aux décisions de politique est habituellement appréciée à la deuxième étape du critère Anns/Cooper, une fois que la proximité et la prévisibilité ont été établies. Toutefois, je suis d’avis qu’il est plus utile en l’espèce d’examiner d’abord la question de l’immunité, puisqu’elle apporte une réponse complète à la demande.
[100] Le gouvernement fédéral n’avait aucun devoir de diligence envers tous les membres du groupe, puisque les omissions alléguées par les demanderesses découlaient d’une décision de politique qui échappe à la responsabilité délictuelle.
a) La nature de la décision
[101] Dans leur déclaration, les demanderesses soutiennent que certaines omissions du gouvernement fédéral ont causé un préjudice aux membres du groupe. Il s’agit notamment de l’omission de s’assurer que les systèmes provinciaux d’aide à l’enfance étaient adéquats et ne privaient pas les membres du groupe de leur culture et de leur identité autochtones et de l’omission de prendre des mesures pour atténuer les répercussions du retrait, du placement et de l’adoption sur les membres du groupe. Cependant, ces omissions étaient le résultat d’une décision de politique d’ordre plus général, à savoir, la décision de ne pas assumer la responsabilité de fournir des services publics aux Métis et aux Indiens non inscrits, lorsque les provinces fournissaient déjà ces services au reste de la population.
[102] Cette politique était rarement mentionnée de façon explicite, mais elle découle, a contrario, de la politique qui visait à financer des services publics pour les seuls Indiens vivant dans des réserves, comme en témoignent les nombreuses ententes de financement déposées en preuve par les deux parties. Toutefois, à l’exception du cas particulier que représentent les Inuits, il est évident que le gouvernement fédéral refusait la responsabilité de fournir des services publics aux personnes autochtones qui n’avaient pas le statut d’Indien. En effet, ce dernier considérait que les personnes autochtones recevraient ces services des provinces, habituellement au même titre que les autres résidents, puisque les provinces étaient généralement peu enclines à opérer des distinctions fondées sur l’identité ou l’ascendance autochtones dans le cadre de la fourniture de services publics. Même si le gouvernement fédéral disposait d’avis juridiques internes l’informant que le Parlement pouvait légiférer sur les Métis et les Indiens non inscrits au titre du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, il considérait que les provinces étaient les principales responsables de fournir des services publics à ces groupes. Cette approche fait écho à la politique d’intégration appliquée par le gouvernement fédéral à cette époque qui est illustrée par la réforme de la Loi sur les Indiens de 1951 et le Livre blanc de 1969.
[103] Le dossier de preuve indique que cette politique était en vigueur durant toute la période visée par la présente action, soit de 1951 à 1991. Dans un mémoire au Cabinet daté du 10 août 1959, la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration mentionnait que l’objectif de son ministère était de garantir aux Indiens inscrits les mêmes services d’aide sociale que ceux dont jouissaient les autres citoyens et qu’il n’était pas réaliste que le gouvernement fédéral dédouble les services provinciaux. Elle précise ensuite dans quelle mesure le gouvernement fédéral était prêt à assumer la responsabilité de cette situation :
[traduction]
3. Les Indiens qui ont établi leur résidence dans des communautés non indiennes sont assujettis aux mêmes impôts et taxes que les non-Indiens et, de l’avis du ministère, devraient avoir accès à tous les services communautaires et provinciaux au même titre que les non-Indiens. Il ne semble pas y avoir lieu que le gouvernement fédéral participe financièrement aux services d’aide sociale pour les Indiens dans un tel contexte.
4. Cependant, dans le cas des Indiens qui résident dans les réserves et dans leurs propres communautés, le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration a assumé par le passé la responsabilité de leur fournir les services d’aide sociale essentiels. Étendre les services provinciaux d’aide sociale à ces zones implique par conséquent de conclure des accords financiers avec les provinces concernant le coût des bénéfices et les coûts de gestion.
[104] Natives and the Constitution, un document de discussion rédigé en 1980 par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien [le MAINC], décrit lui aussi cette politique. Il souligne le fait que le gouvernement fédéral [traduction] « a en outre choisi, concernant la fourniture de services publics directs aux Indiens inscrits, de limiter sa responsabilité – pour des raisons de politique et en vertu de la
Loi sur les Indiens
– principalement aux services fournis dans les réserves »
. Lorsqu’il décrit les hypothèses qui pourraient façonner la position fédérale dans l’avenir, le document Natives and the Constitution indique clairement que [traduction] « les Métis et les Indiens non inscrits continueraient d’être visés en grande partie par le même ensemble de programmes que les citoyens non autochtones des provinces »
.
[105] Pour ce qui est de l’aide à l’enfance, une circulaire de programme du MAINC, datée du 1er mai 1982, décrit le mieux la politique en vigueur dans ce domaine :
3.2 Les gouvernements provinciaux et territoriaux ont la responsabilité légal[e] d’assurer dans leur territoire la protection et la garde des enfants délaissés dont ils ont la charge.
3.3 Le MAIN a la responsabilité financière et le pouvoir de rembourser, selon les modalités des ententes conclues, les gouvernements provinciaux et territoriaux et les organismes accrédités d’aide à l’enfance, pour le coût des services d’aide aux enfants et aux parents indiens qui demeurent dans les réserves, sur les terres de la Couronne ou en territoire non organisé.
[106] Dans cette circulaire, l’expression [traduction] « enfants à charge et négligés qui résident dans leurs territoires »
comprend les enfants métis et indiens non inscrits.
[107] Dans l’ensemble, le gouvernement fédéral a agi conformément à la politique susmentionnée à l’égard des services d’aide à l’enfance pendant la période visée par la présente action. Les accords fédéro-provinciaux prévoyant le remboursement des coûts engagés par les provinces pour appliquer leurs lois en matière d’aide à l’enfance concernaient les Indiens inscrits qui résidaient dans les réserves ou dans des communautés s’apparentant aux réserves. Les demanderesses ont mentionné les accords avec l’Alberta et la Nouvelle-Écosse qui étendaient, dans certaines circonstances, la fourniture de services aux enfants indiens non inscrits qui résidaient dans des réserves, ainsi que les accords avec Terre-Neuve-et-Labrador qui octroyaient un financement fédéral, avant que les peuples autochtones de la province ne soient assujettis à la Loi sur les Indiens ou ne soient officiellement reconnus comme Inuits. Toutefois, ces situations constituaient une adaptation de la politique à des circonstances exceptionnelles. Ainsi, ces situations ne peuvent être assimilées, comme le prétendent les demanderesses, à une reconnaissance générale de la responsabilité fédérale pour la fourniture de services aux Métis et aux Indiens non inscrits. De la même manière, la politique décrite ci-dessus n’est pas contradictoire avec la fourniture de services fédéraux aux Métis et aux Indiens non inscrits dans les domaines où le gouvernement fédéral fournit directement des services à la population générale, tels que le logement, la formation professionnelle et le développement économique local.
b) L’immunité accordée aux décisions de politique générale fondamentale s’applique-t-elle en l’espèce?
[108] Depuis l’arrêt Kamloops c Nielsen, [1984] 2 RCS 2, le droit canadien reconnaît que les gouvernements et les autorités publiques échappent à la responsabilité délictuelle à l’égard des décisions de politique générale fondamentale, la justification étant la suivante : « chaque branche du gouvernement possède une compétence et un rôle institutionnels fondamentaux qui doivent être protégés contre l’ingérence des autres branches »
: Marchi, au paragraphe 3. Comme l’explique plus longuement la Cour suprême aux paragraphes 44 et 45 de ce dernier arrêt :
Les décisions de politique générale fondamentale prises par les branches législative et exécutive nécessitent la mise en balance de facteurs économiques, sociaux et politiques concurrents, ainsi que la réalisation d’analyses contextualisées de données. Ces décisions ne reposent pas uniquement sur des considérations objectives, mais elles requièrent également des jugements de valeur — car des personnes raisonnables peuvent légitimement diverger d’opinions et de fait le font […].
Dans le même ordre d’idées, la procédure contradictoire et les règles de procédure civile ne se prêtent pas au type de décisions polycentriques prises dans le cours du processus démocratique […].
[109] Aux paragraphes 61 à 65 de l’arrêt Marchi, la Cour suprême énonce quatre facteurs qu’il convient d’examiner pour déterminer si une décision gouvernementale est une décision de politique. Je structurerai mon analyse en fonction de ces quatre facteurs.
[110] Le premier facteur est le niveau hiérarchique et les responsabilités du décideur. En l’occurrence, il semble que la politique visant à assumer la responsabilité à l’égard des seuls Indiens inscrits ait été élaborée par les plus hautes instances du gouvernement. Ainsi, un mémoire du Conseil du Trésor daté du 12 janvier 1972 recommandait que le gouverneur en conseil approuve la conclusion d’accords avec les provinces concernant [traduction] « l’extension des régimes provinciaux de protection sociale aux Indiens »
et faisait référence aux décisions antérieures prises par le Cabinet à cet effet. Les accords fédéro-provinciaux déposés en preuve sont habituellement signés par les ministres fédéraux et provinciaux, ce qui tend à suggérer que ces accords portent sur des questions de politique très importantes.
[111] Le deuxième facteur est le processus suivi pour arriver à la décision. Rien n’indique quand la politique qui est en cause ici a été initialement adoptée. Toutefois, le mémoire susmentionné du 12 janvier 1972 montre que cette politique et les changements potentiels apportés à celle-ci étaient le fruit de discussions entre plusieurs ministères, comme c’est typiquement le cas pour l’élaboration de politiques. De la même manière, le document de discussion Natives and the Constitution témoigne du fait que tout changement apporté à la politique impliquait la tenue de consultations avec les provinces et les organisations autochtones. En outre, pour reprendre la formulation de la Cour suprême dans l’arrêt Marchi, au paragraphe 63, la politique « était censé[e] être vaste et avoir une nature prospective »
; elle n’était pas le fruit de « la réaction d’un membre du personnel ou d’un groupe au sein du personnel à un événement particulier »
. Ces exemples tendent à montrer que la politique en question est à l’abri de la responsabilité délictuelle.
[112] Le troisième facteur est la nature et l’importance des considérations budgétaires. Le choix de la catégorie de personnes à l’égard desquelles le gouvernement fédéral acceptait d’assumer la responsabilité entraînait, de toute évidence, des répercussions budgétaires considérables. Pour les besoins de la présente affaire, il n’est pas nécessaire de quantifier ces répercussions. Il est néanmoins manifeste, au regard de la preuve documentaire, qu’étendre le financement fédéral aux Métis et aux Indiens non inscrits augmenterait de façon importante le nombre de personnes relevant de la responsabilité fédérale. On peut facilement supposer que cette augmentation des bénéficiaires représenterait des coûts additionnels de l’ordre de dizaines de millions de dollars par an, au cours de la période visée par l’action, pour ce qui est des seuls services d’aide à l’enfance. Des répercussions de cette ampleur sont caractéristiques des décisions de politique générale fondamentale.
[113] Le quatrième facteur est « la mesure selon laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs »
: Marchi, au paragraphe 65. La décision en l’espèce n’était fondée sur aucun critère objectif, ce qui tend à montrer qu’il s’agit d’une décision de politique générale fondamentale. Bien que l’on présume couramment, au sein de l’administration publique canadienne, que la responsabilité financière correspond à la compétence législative, il n’y a pas de principes établis pour déterminer la responsabilité financière dans les domaines régis par la règle du double aspect, c’est-à-dire, les domaines sur lesquels aussi bien le Parlement que les provinces peuvent légiférer. Dans le cas des services d’aide à l’enfance pour les peuples autochtones, les gestes unilatéraux et les négociations entre le gouvernement fédéral et les provinces l’ont emporté sur l’application d’un quelconque critère objectif pour départager les responsabilités entre les différents ordres de gouvernement. Les documents de politique de l’époque, tels que Natives and the Constitution et d’autres, montrent que la question du partage des responsabilités était polycentrique et reposait sur un large éventail de considérations, ce qui est caractéristique des décisions de politique générale fondamentale qui échappent à la responsabilité délictuelle.
[114] Par conséquent, les omissions alléguées du gouvernement fédéral sur lesquelles se fonde la cause d’action soulevée découlaient d’une décision de politique générale fondamentale sur la définition des catégories de personnes autochtones auxquelles le gouvernement fédéral était disposé à fournir des services publics. Cette politique et les omissions qui en découlent directement jouissent d’une immunité à l’encontre de la responsabilité délictuelle.
c) La décision était-elle irrationnelle ou a-t-elle été prise de mauvaise foi?
[115] Néanmoins, les demanderesses invoquent l’arrêt R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au paragraphe 90, [2011] 3 RCS 45 [Imperial Tobacco], pour soutenir que la décision de ne pas accepter la responsabilité à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits ne devrait pas jouir de l’immunité accordée aux politiques, car il s’agissait d’une décision irrationnelle ou prise de mauvaise foi. Selon les demanderesses, la décision serait irrationnelle, car elle reposait sur des catégories identitaires dont le caractère irrationnel ou arbitraire était connu. Par ailleurs, la décision aurait été prise de mauvaise foi, parce que son objectif principal était de réaliser des économies.
[116] De telles considérations ne privent pas la décision en question de l’immunité accordée aux décisions de politique générale fondamentale. Ces considérations reviennent à inviter la Cour à statuer sur le bien-fondé de la politique en question. Pourtant, le but d’accorder une immunité est précisément de s’assurer que le bien-fondé des décisions de politique demeure l’affaire des branches exécutive et législative du gouvernement.
[117] La « mauvaise foi »
et l’« irrationalité »
sont donc des normes très difficiles à satisfaire. Le fait qu’une décision puisse être invalidée lors d’un contrôle judiciaire ne suffit pas : Entreprises Sibeca Inc c Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 au paragraphe 23, [2004] 3 RCS 304 [Sibeca]. Il n’y aurait responsabilité que lorsqu’un acte devient « inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoir par rapport à ses fins »
: Finney c Barreau du Québec, 2004 CSC 36 au paragraphe 39, [2004] 2 RCS 17. En d’autres termes, les actes échapperaient à l’immunité s’ils « se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi »
: Sibeca, au paragraphe 26.
[118] Nul n’ignore que les présupposés sur lesquels reposaient les politiques en vigueur entre 1951 et 1991 ont maintenant changé. Les règles concernant le statut d’Indien ont été modifiées à plusieurs reprises afin d’en éliminer diverses modalités discriminatoires. La philosophie de l’intégration, dont l’arrêt Racine est un parfait exemple, a été écartée au profit de la continuité culturelle qui constitue désormais le principe directeur des services d’aide à l’enfance. Dans la foulée de l’affaire Daniels, le gouvernement fédéral s’est montré plus enclin à prendre des initiatives concernant les Métis, et la Loi C-92 traite tous les peuples autochtones de manière égale. En effet, l’idée développée dans Natives and the Constitution, selon laquelle les Métis et les Indiens non inscrits subissent une grande partie des désavantages dont souffrent les Indiens inscrits, est de plus en plus acceptée.
[119] Le fait que les politiques d’autrefois ont changé, ou qu’elles sont désormais perçues comme fautives, ne signifie pas pour autant qu’elles étaient irrationnelles ou prises de mauvaise foi, et donc, qu’elles ne devraient plus être à l’abri de toute responsabilité. Pensons à l’affaire Imperial Tobacco, qui portait sur la promotion, faite par le gouvernement fédéral, de la consommation de cigarettes à teneur réduite en goudron pour les personnes ne souhaitant pas arrêter de fumer. Cette politique, qui date de la fin des années 1960, a par la suite été jugée malavisée et dangereuse; pourtant, la Cour suprême a conclu qu’elle jouissait de l’immunité accordée aux décisions de politique générale fondamentale. Dans le même ordre d’idées, rien ne démontre que la politique fédérale, qui consistait à financer les services d’aide à l’enfance uniquement pour les enfants indiens inscrits résidant dans les réserves et à laisser aux provinces le soin de financer les services publics destinés aux autres enfants autochtones, était irrationnelle ou prise de mauvaise foi. Au risque de me répéter, de nombreux éléments de cette politique ont maintenant changé, mais les seuils pour établir l’irrationalité et la mauvaise foi sont très élevés, et la preuve ne justifie pas une telle conclusion dans la présente affaire. Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une situation où un bénéfice serait conféré à une catégorie de personnes autochtones alors qu’une autre catégorie en serait privée. Contrairement à l’affaire Société de soutien, il n’y a aucune allégation de discrimination. De plus, les demanderesses n’attaquent pas la validité constitutionnelle de la politique en cause.
[120] Les demanderesses soutiennent que le gouvernement fédéral était de mauvaise foi, car il cherchait seulement à réaliser des économies aux dépens des Métis et des Indiens non inscrits. Pourtant, comme je l’ai montré plus haut, les considérations financières constituent l’une des caractéristiques des décisions de politique générale fondamentale et ne peuvent logiquement suffire pour lever l’immunité rattachée à ces décisions. En l’occurrence, la politique du gouvernement fédéral n’a pas privé les Métis et les Indiens non inscrits des services d’aide à l’enfance, mais présumait plutôt que les provinces leur offriraient ces services.
[121] En résumé, les omissions du gouvernement fédéral sur lesquelles les demanderesses fondent leurs allégations découlent d’une décision de politique générale fondamentale qui n’était pas irrationnelle et qui n’a pas été prise de mauvaise foi. Par conséquent, le gouvernement fédéral peut se prévaloir d’une immunité contre la responsabilité délictuelle qui annule tout devoir de diligence.
(2) Le lien de proximité
[122] L’analyse qui précède permet à elle seule de trancher la question du devoir de diligence du gouvernement fédéral envers tous les membres du groupe. Toutefois, puisque les parties ont présenté des observations détaillées concernant le lien de proximité, j’examinerai également cette question.
[123] Le concept de proximité « ser[t] […] à décrire le genre de lien permettant l’imposition de l’obligation de diligence en tant que protection contre la négligence prévisible »
: Cooper, au paragraphe 32. La jurisprudence établit plusieurs catégories de relations qui font naître présomptivement un devoir de diligence, comme le devoir d’une municipalité envers les usagers d’une voie publique. Cependant, lorsqu’une situation n’entre pas dans une des catégories établies, la Cour doit décider s’il existe un devoir de diligence prima facie en se fondant sur un examen de toutes les circonstances pertinentes, y compris l’examen « des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d’autres intérêts en jeu »
: Cooper, au paragraphe 34. Lorsque le défendeur est un organisme public, il convient de prendre en compte également le cadre législatif : Syl Apps Secure Treatment Centre c BD, 2007 CSC 38 aux paragraphes 27 à 29, [2007] 3 RCS 83; Imperial Tobacco, aux paragraphes 43 à 45. L’objectif de l’analyse est de déterminer si le demandeur est « de si près et si directement touché »
par l’acte du défendeur « pour qu’il soit juste et raisonnable d’imposer à une partie l’obligation de prendre les mesures raisonnables pour ne pas porter préjudice à l’autre »
: Cooper, au paragraphe 32, citant Donoghue v Stevenson, [1932] AC 562 (CL) aux pp 580 et 581 [Donoghue]; Imperial Tobacco, au paragraphe 41.
[124] Dans la présente section, j’examinerai d’abord les prétentions des demanderesses, à savoir que la présente affaire relève d’une catégorie établie dans l’arrêt Brown. J’examinerai ensuite les principaux facteurs que les parties ont présentés en faveur ou à l’encontre de l’existence d’un lien de proximité.
a) Une catégorie établie?
[125] Les demanderesses affirment que leur demande entre dans une catégorie établie, puisque l’affaire Brown a conclu qu’il y avait devoir de diligence dans des circonstances similaires. Toutefois, Brown diffère de la présente affaire, car les facteurs sur lesquels la Cour s’est fondée pour établir la proximité sont absents en l’espèce : Livent, au paragraphe 28.
[126] Dans l’affaire Brown, les membres du groupe étaient des Indiens inscrits qui résidaient dans des réserves. Dans l’ensemble, le gouvernement de l’Ontario n’a pas appliqué ses lois en matière d’aide à l’enfance à ces personnes jusqu’à ce que le gouvernement fédéral accepte d’en supporter les coûts. La relation entre le gouvernement fédéral et les membres du groupe dans l’affaire Brown était fondamentalement différente de la situation qui nous intéresse, puisqu’en l’espèce, les provinces ont appliqué leurs lois en matière d’aide à l’enfance aux enfants métis et indiens non inscrits sans solliciter de financement fédéral. Qui plus est, le devoir de diligence dans l’affaire Brown se fondait principalement sur la violation d’une clause de l’accord fédéro-provincial qui exigeait la consultation des Premières Nations concernées. Rien de tel ne s’est produit en l’espèce.
[127] Je reconnais que le juge Belobaba s’est appuyé sur la relation historique entre les peuples autochtones et le gouvernement fédéral comme motif subsidiaire pour établir un devoir de diligence. Ses motifs relativement brefs sur ce point doivent être lus à la lumière des circonstances de cette affaire. Dans cette dernière, les membres du groupe étaient des enfants indiens inscrits résidant dans des réserves. Le gouvernement de l’Ontario n’était disposé à appliquer ses lois en matière d’aide à l’enfance que si le gouvernement fédéral lui accordait un financement. Le financement fédéral a donc joué un rôle clé dans la rafle des années 1960 à l’égard de ces enfants. Par conséquent, le juge Belobaba a dû fonder ses conclusions sur les effets d’un financement fédéral ciblé sur la transmission de l’identité et de la culture autochtones dans le contexte de la relation historique qu’entretenait la Couronne fédérale avec les peuples autochtones. À l’exception du programme AIM, analysé ci-dessous, cette combinaison de facteurs n’est pas présente en l’espèce. Au contraire, interpréter les commentaires du juge Belobaba hors de leur contexte pourrait soulever des craintes concernant la portée indéterminée de la responsabilité : Cooper, au paragraphe 37; Livent, aux paragraphes 42 à 45.
[128] Ainsi, la présente affaire n’appartient pas à une « catégorie »
établie dans l’affaire Brown et doit être analysée comme une nouvelle cause d’action.
b) L’importance de l’intérêt en jeu
[129] La nature et l’importance de l’intérêt du demandeur qui a été affecté par les actions du défendeur est un facteur pertinent dans l’analyse du lien de proximité : Cooper, au paragraphe 34. Il ne fait aucun doute que les intérêts en jeu en l’espèce, à savoir l’identité et la culture autochtones, revêtent une grande importance. Ces intérêts étaient juridiquement protégés durant la période visée par la présente action.
[130] L’appartenance à un groupe autochtone est un élément essentiel de l’identité personnelle. De la même façon, les liens qu’une personne autochtone entretient avec sa communauté lui procurent habituellement un sentiment de sécurité psychologique, l’accès à la terre et à ses enseignements et d’autres bénéfices découlant de la parenté (ou wáhkôhtowin). Les tribunaux ont reconnu l’importance des liens identitaires et communautaires. Par exemple, la Cour suprême a reconnu que « les relations au sein des familles indiennes et des collectivités vivant dans les réserves [sont des] matières qui pouvaient être considérées comme absolument nécessaires et essentielles à leur survie culturelle »
: Banque canadienne de l’Ouest c Alberta, 2007 CSC 22 au paragraphe 61, [2007] 2 RCS 3. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a également conclu que la reconnaissance officielle de l’identité autochtone d’un individu renforce « le sens de l’identité, de l’héritage culturel et de l’appartenance »
: McIvor v The Registrar, Indian and Northern Affairs Canada, 2007 BCSC 827 au paragraphe 286 (et aux paragraphes 123 à 143), conf par l’arrêt 2009 BCCA 153 au paragraphe 70. En résumé, la reconnaissance de l’identité autochtone est liée à l’intégrité psychologique, un intérêt protégé par le droit de la responsabilité délictuelle : Mustapha, au paragraphe 8; Saadati c Moorhead, 2017 CSC 28 au paragraphe 23, [2017] 1 RCS 543.
[131] De plus, les tribunaux ont conclu que divers aspects de la culture et de l’identité autochtones sont reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Par exemple, dans l’arrêt R c Côté, [1996] 3 RCS 139 au paragraphe 56 [Côté], la Cour suprême a établi que la transmission culturelle est habituellement un accessoire des droits ancestraux. Plus récemment, les tribunaux ont commencé à reconnaître que certains éléments de la culture et de l’identité autochtones peuvent constituer des droits ancestraux génériques garantis par l’article 35. Par exemple, dans la décision Société de soutien, au paragraphe 106, le Tribunal canadien des droits de la personne affirme :
[…] les intérêts autochtones précis risquant de subir une incidence défavorable en l’espèce sont la culture et les langues autochtones, ainsi que leur transmission de génération en génération. Ces intérêts sont également protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La transmission de la langue et des cultures autochtones est un droit ancestral générique que possèdent tous les enfants des Premières Nations et leur famille.
[132] Voir également le Renvoi à la Cour d’appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185 aux paragraphes 468 à 494 [Renvoi à la Cour d’appel du Québec]; Première Nation d’Eskasoni c Canada (Procureur général), 2024 CF 1856 aux paragraphes 79 à 81; Fisher River Cree Nation v Canada (Attorney General), 2025 FC 561 au paragraphe 75. Dans le Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5 [Renvoi relatif à la Loi C-92], la Cour suprême n’a pas explicitement statué sur la portée des droits protégés par l’article 35, mais elle a clairement reconnu l’importance de la transmission de la culture et de l’identité autochtones et le maintien des liens communautaires.
[133] Les droits relatifs à l’identité et à la culture n’ont pas été créés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ils existaient auparavant, même s’ils étaient souvent ignorés : Côté, aux paragraphes 52 à 54; Desautel, au paragraphe 34. Ainsi, la culture et l’identité autochtones constituaient des intérêts protégés par le droit pendant la période visée par la présente action.
[134] En outre, les droits ancestraux sont des droits collectifs que ne peuvent exercer pleinement les personnes autochtones qui sont coupées de leur communauté ou qui, à plus forte raison, ne savent pas qu’elles sont autochtones. Par exemple, les tribunaux de la Saskatchewan et du Manitoba ont déclaré que les Métis possèdent des droits ancestraux de récolte reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 : R v Laviolette, 2005 SKPC 70; R v Belhumeur, 2007 SKPC 114; R v Goodon, 2008 MBPC 59; R v Boyer, 2022 SKCA 62. Les enfants qui ont été retirés de leur famille et de leur communauté métisses n’ont pas l’opportunité concrète d’exercer ces droits ancestraux.
[135] Ainsi, les intérêts des membres du groupe concernés par la rafle des années 1960 étaient fondamentaux et reconnus par le droit. Néanmoins, l’existence d’une atteinte à ces intérêts ne suffit pas à établir la proximité. Il faut également prendre en compte la relation entre les demanderesses et le défendeur. J’examinerai ci-dessous cette question.
c) L’absence de participation directe ou indirecte du gouvernement fédéral
[136] La position du défendeur repose en grande partie sur le fait que le gouvernement fédéral n’entretenait pas de relation directe ou indirecte avec les membres du groupe en ce qui concerne leur retrait, leur placement en foyers d’accueil ou leur adoption. En réalité, ces actes étaient le fait d’employés ou d’organismes provinciaux, tels que les sociétés d’aide à l’enfance, qui tiraient leurs pouvoirs des lois provinciales. De plus, sous réserve de l’exception décrite plus bas, le gouvernement fédéral ne finançait pas l’application par les provinces de leurs lois sur l’aide à l’enfance aux personnes autochtones autres que les Indiens inscrits résidant dans les réserves, qui sont déjà incluses dans le règlement Riddle. Je reconnais que ce facteur milite fortement contre l’existence d’un lien de proximité.
[137] Les demanderesses essaient de contourner cette difficulté en soulignant que leur déclaration est fondée sur l’omission du gouvernement fédéral de prendre des mesures pour protéger leur identité et leur culture autochtones, mises en péril par l’application des lois provinciales. Les demanderesses soutiennent qu’en toute logique, on ne peut invoquer l’absence d’interactions directes pour rejeter une action en justice fondée sur une omission.
[138] Indépendamment du bien-fondé d’un tel argument dans d’autres contextes, il ne peut s’appliquer en l’espèce, puisque le fondement de la demande est que le gouvernement fédéral aurait dû prendre des mesures pour empêcher les provinces de porter préjudice à la culture et à l’identité autochtones. À moins que d’autres facteurs ne soient présents, il ne peut y avoir une telle « proximité interjuridictionnelle »
. Dans notre système constitutionnel, les gouvernements fédéral et provinciaux sont indépendants les uns des autres : Maritime Bank (Liquidators of) v New Brunswick (Receiver General), [1892] AC 437 (CP); Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 aux paragraphes 55 à 60. Un ordre de gouvernement n’est pas automatiquement responsable des actes ou des omissions d’un autre ordre. Le lien de proximité doit être établi séparément pour chaque ordre de gouvernement.
[139] Plus particulièrement, je m’explique mal comment le gouvernement fédéral peut – en l’absence de loi ou de financement fédéraux – être responsable de la façon dont les gouvernements provinciaux appliquent les lois provinciales. Que le devoir de diligence d’un ordre de gouvernement découle uniquement des actes ou des omissions d’un autre ordre de gouvernement irait à l’encontre du principe de fédéralisme. Un tel devoir de diligence impliquerait qu’un ordre de gouvernement contrôle et surveille le travail de l’autre ordre, ce qui porterait atteinte à l’autonomie de chaque ordre de gouvernement au sein de notre système constitutionnel. En outre, à moins de légiférer dans un domaine de double aspect, je vois difficilement comment un ordre de gouvernement pourrait en empêcher un autre d’appliquer ses propres lois. Cela est vrai même dans le cas des peuples autochtones. Le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne mandate pas le gouvernement fédéral pour superviser les interactions entre les provinces et les peuples autochtones : Première Nation de Grassy Narrows c Ontario (Ressources naturelles), 2014 CSC 48 au paragraphe 30, [2014] 2 RCS 447; George Gordon First Nation v Saskatchewan, 2022 SKCA 41 aux paragraphes 160 à 162.
[140] Bien que l’on puisse imaginer le gouvernement fédéral assumer la responsabilité délictuelle pour les actes d’une province dans un cas d’entreprise conjointe, ou dans le cas où ses actes créent un lien de proximité avec le demandeur, la preuve en l’espèce n’étaye pas une telle conclusion pour tous les membres du groupe. En fait, sous réserve de l’exception qui sera analysée plus bas, la preuve montre que le retrait des enfants métis et indiens non inscrits de leur communauté et leur placement, au cours de la rafle des années 1960, étaient exclusivement le fait d’acteurs provinciaux sans aucune participation de l’État fédéral. À ce propos, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu qu’il n’existait pas de lien de proximité entre le gouvernement ontarien et les enfants retirés de leur famille par une société d’aide à l’enfance [SAE], puisque l’Ontario [traduction] « était trop étranger aux activités quotidiennes de la SAE en matière d’aide à l’enfance pour donner lieu à un devoir de diligence »
: JB v Ontario (Child and Youth Services), 2020 ONCA 198 au paragraphe 53 [JB]. En l’absence d’autres facteurs permettant d’établir la proximité, cette conclusion s’applique à la situation de tous les membres du groupe de la présente affaire.
[141] De surcroît, contrairement à la situation des Indiens inscrits résidant dans des réserves, aucune preuve historique n’indique que les provinces aient refusé d’appliquer leurs lois sur l’aide à l’enfance aux enfants métis et indiens non inscrits. Au contraire, le fait que ces enfants aient été retirés de leur famille et placés – en l’absence d’accords de financement fédéro-provinciaux – renforce cette conclusion.
[142] Normalement, les éléments mentionnés plus haut suffiraient à trancher la question du lien de proximité. Toutefois, les demanderesses soutiennent que le lien de proximité puisse se fonder sur les relations historiques entre la Couronne et les peuples autochtones ou sur la compétence législative du Parlement à leur égard. J’analyse maintenant ces prétentions.
d) La relation historique
[143] Les demanderesses font valoir que le gouvernement fédéral a une obligation générale de protéger tous les peuples autochtones, notamment contre la perte de leur culture et de leur identité, indépendamment des catégories identitaires créées par l’État. Plus particulièrement, le gouvernement fédéral serait tenu d’intervenir lorsque les lois ou les politiques provinciales sont susceptibles de porter préjudice à l’identité et à la culture autochtones. Ce devoir découlerait de la relation historique entre le gouvernement fédéral et les peuples autochtones, comme l’illustrent de nombreux traités et d’autres engagements à travers lesquels le gouvernement fédéral s’est engagé à protéger le mode de vie des peuples autochtones. Ce devoir découlerait également du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, dont l’objectif serait de protéger les peuples autochtones contre les colons ou les gouvernements provinciaux. Selon les demanderesses, ce devoir résulterait [traduction] « de l’histoire, des obligations constitutionnelles aux termes du paragraphe 91(24) de la
Loi constitutionnelle de 1867
et de l’honneur de la Couronne »
.
[144] À mon avis, bien qu’il y ait de toute évidence une relation historique entre le gouvernement fédéral et les peuples autochtones, cela ne crée pas automatiquement un lien de proximité qui fonde un devoir de diligence de droit privé. S’il en était autrement, la responsabilité potentielle du gouvernement fédéral serait sans limite. Concrètement, la responsabilité délictuelle serait transformée en une sorte de responsabilité basée sur le préjudice. Dans les faits, les demanderesses me demandent de mettre en œuvre une forme de justice réconciliatrice qui dépasse les limites du droit privé. Néanmoins, la relation historique pourrait être pertinente aux fins d’analyse des autres indices de proximité.
[145] À cet égard, les tentatives visant à fonder une responsabilité de droit privé uniquement dans la relation ont été rejetées. Par exemple, dans le cas des obligations de fiduciaire, la Cour suprême a confirmé à maintes reprises le fait que, bien que la relation entre l’État et les peuples autochtones soit de nature fiduciaire, tous les aspects de cette relation ne donnent pas lieu à une obligation de fiduciaire exécutoire en justice : Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au paragraphe 83, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 au paragraphe 48, [2013] 1 RCS 623 [MMF]; Southwind c Canada, 2021 CSC 28 au paragraphe 61, [2021] 2 RCS 450. Dans la même veine, même si l’honneur de la Couronne imprègne la relation entre la Couronne et les peuples autochtones, ce précepte n’est pas une cause d’action en soi : MMF, au paragraphe 73; Ontario (Procureur général) c Restoule, 2024 CSC 27 au paragraphe 220 [Restoule]; Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, au paragraphe 149. Remplacer l’obligation de fiduciaire par d’autres principes de droit privé, tels que le délit de négligence, ne produit pas un résultat différent : la relation ne constitue pas une cause d’action en soi et ne peut, à elle seule, créer un lien de proximité suffisant pour constituer le fondement d’un devoir de diligence. Par conséquent, la relation historique n’impose pas au gouvernement fédéral le devoir de protéger l’identité et la culture autochtones chaque fois qu’elles sont en péril.
[146] Les demanderesses invoquent plusieurs engagements explicites pris au cours de cette relation historique, y compris des traités et la Loi de 1870 sur le Manitoba. Elles soutiennent qu’initialement, ces engagements se rapportaient à la protection des modes de vie autochtones ou, en d’autres termes, à la culture et l’identité. Comme dans les cas mentionnés plus haut, cette allégation ne peut pas être retenue en raison de son caractère trop général. Il est en effet impossible de circonscrire la portée du devoir de diligence qui en découle. Les demanderesses n’ont pas expliqué pourquoi cet engagement d’ordre général devrait se traduire par un devoir de diligence de vaste portée et n’ont mentionné aucun précédent étayant cette proposition. Je souligne le fait que les demanderesses n’ont pas invoqué la violation d’un traité ou de quelque autre instrument juridique.
e) La compétence fédérale
[147] Les demanderesses soutiennent néanmoins que le gouvernement fédéral entretient une relation de proximité avec les membres du groupe en raison de la compétence du Parlement à l’égard des peuples autochtones. Si je comprends bien l’argument des demanderesses, cette compétence fédérale ferait naître une obligation de protéger la culture et l’identité autochtones.
[148] À cet égard, les demanderesses insistent sur l’affirmation de la Cour suprême dans l’arrêt Daniels, au paragraphe 50, selon laquelle « [l]es Indiens non inscrits et les Métis sont des “Indiens” visés au par. 91(24), et c’est vers le gouvernement fédéral qu’ils peuvent se tourner »
. Toutefois, cette affirmation ne revêt pas la portée que lui prêtent les demanderesses. Après l’affaire Daniels, le gouvernement fédéral n’a plus été en mesure de balayer du revers de la main les demandes des Métis et des Indiens non inscrits en faisant valoir que le Parlement n’avait pas compétence. La Cour suprême a néanmoins déclaré que son jugement « ne crée aucune obligation de légiférer »
(au paragraphe 15). Surtout, l’arrêt Daniels n’a pas imposé de manière rétrospective un devoir de diligence au gouvernement fédéral concernant les actes ou les omissions des gouvernements provinciaux.
[149] Plus généralement, la compétence du Parlement en vertu du paragraphe 91(24) ne suffit pas à créer un lien de proximité entre le gouvernement fédéral et les personnes sur lesquelles le Parlement a compétence. Aux fins de la discussion, je suis disposé à accepter que l’un des objectifs du paragraphe 91(24) était la protection des peuples autochtones contre les colons, bien que la Cour suprême énonce d’autres objectifs aux paragraphes 25 et 26 de l’arrêt Daniels. Cependant, cet objectif de protection ne crée pas une obligation de légiférer ou de surveiller la façon dont les provinces appliquaient leurs propres lois. Il n’enlève rien non plus aux principes décrits plus haut, qui font obstacle à l’émergence d’un devoir de diligence lorsque le préjudice allégué est causé entièrement par les actes ou les omissions de l’autre ordre de gouvernement. Si la relation de fiduciaire ne peut fonder en soi une cause d’action, on comprend difficilement pourquoi le paragraphe 91(24) le pourrait.
[150] De plus, les demanderesses ne contestent pas sérieusement la validité ou l’applicabilité des lois provinciales au titre desquelles les membres du groupe ont été retirés de leur famille ou mis en adoption. Il ne fait aucun doute que les lois provinciales en matière d’aide à l’enfance sont valides et peuvent s’appliquer aux personnes autochtones : Parents Naturels, aux pp 773 et 774; NIL/TU,O Child and Family Services Society c BC Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45 aux paragraphes 38 et 45, [2010] 2 RCS 696 [NIL/TU,O]; Renvoi relatif à la Loi C-92, au paragraphe 98.
[151] En dépit de cela, les demanderesses soutiennent que le gouvernement fédéral conserve un rôle dans la protection de l’identité autochtone, car les provinces n’ont pas de pouvoir constitutionnel à cet égard. Pourtant, cette affirmation présente de manière erronée la portée des compétences provinciales. Il est vrai que les lois provinciales ne peuvent porter atteinte à des droits étroitement liés à l’identité autochtone (ce qui a été décrit comme la « quiddité indienne »
), tels que le statut d’Indien : Parents Naturels, à la p 777. Néanmoins, la jurisprudence récente offre une grande latitude aux provinces pour adapter leurs lois à la situation des peuples autochtones, tant que ces lois peuvent être rattachées à un chef de compétence provincial. Plus particulièrement, la plupart des provinces ont modifié leurs lois en matière d’aide à l’enfance afin d’y insérer des dispositions particulières concernant les enfants autochtones. La Cour suprême a expressément reconnu la validité de ces dispositions dans l’arrêt NIL/TU,O, au paragraphe 41.
[152] Enfin, les demanderesses invoquent « l’équivalence fonctionnelle »
entre la manière dont les enfants indiens inscrits, d’une part, et les enfants métis et indiens non inscrits, d’autre part, ont été traités par le système d’aide à l’enfance. Cette équivalence tient au fait que les lois provinciales étaient appliquées à tous les enfants de la province, qu’ils aient ou non le statut d’Indien. Je suis également disposé à accepter que les employés provinciaux qui appliquaient les lois ne connaissaient pas toujours le statut précis des enfants. Néanmoins, sous réserve des exceptions examinées plus bas, le gouvernement fédéral a uniquement fourni des fonds à l’égard des enfants ayant le statut d’Indien. Par conséquent, les facteurs qui ont permis de conclure à l’existence d’un lien de proximité dans l’affaire Brown sont absents en l’espèce dans le cas des enfants métis et indiens non inscrits. L’équivalence fonctionnelle alléguée n’écarte pas le fait que le gouvernement fédéral n’a joué aucun rôle dans le retrait, le placement et l’adoption des membres du groupe.
f) Un programme à frais partagés?
[153] À l’audience, les demanderesses ont présenté un fondement supplémentaire pour conclure à l’existence d’un devoir de diligence. Elles ont fait valoir que les services provinciaux d’aide à l’enfance pour les Métis et les Indiens non inscrits étaient, de fait, financés par le gouvernement fédéral par le biais de différents types de paiements de transfert, en particulier des paiements effectués en vertu du Régime d’assistance publique du Canada, LRC 1985, c C-1. Autrement dit, les services d’aide à l’enfance seraient dans leur ensemble un « programme à frais partagés »
. Ces paiements de transfert constitueraient une intervention fédérale suffisante pour justifier un devoir de diligence. Puisqu’il finançait en réalité les services d’aide à l’enfance pour les enfants métis et indiens non inscrits, le gouvernement fédéral aurait été en mesure d’obliger les provinces à fournir ces services d’une manière qui ne mette pas en péril l’identité et la culture autochtones.
[154] Je ne peux souscrire à cet argument tardif. D’une part, il n’y a aucune preuve que les services d’aide à l’enfance constituaient un programme à frais partagés et, d’autre part, ce type de programme n’engendre pas de devoir de diligence de la part du gouvernement fédéral.
(i) Les programmes à frais partagés et le devoir de diligence
[155] Bien que le financement d’une activité puisse être, dans les circonstances appropriées, un indice du lien de proximité, les prétentions des demanderesses doivent être appréciées dans le contexte du fédéralisme canadien. Il est bien connu qu’au cours des 75 dernières années, le gouvernement fédéral a utilisé son pouvoir de dépenser pour financer la fourniture de certains services publics par les provinces, afin de s’assurer que les citoyens aient accès aux mêmes services, indépendamment de leur province de résidence. Ces programmes sont souvent appelés « programmes à frais partagés »
.
[156] Il y a habituellement un degré minimal d’intervention fédérale dans l’élaboration de ces programmes : Finlay c Canada (Ministre des Finances), [1993] 1 RCS 1080 aux pp 1123 et 1124. Par exemple, la principale condition préalable prévue par le paragraphe 6(2) du Régime d’assistance publique du Canada est l’absence de délai de résidence dans la province comme condition d’admissibilité à l’aide au revenu. Une décision au sujet des conditions préalables qui devraient être imposées aux provinces constituerait une décision de politique générale fondamentale.
[157] En outre, il n’y a aucune preuve que les paiements de transfert au titre du Régime d’assistance publique du Canada ont, d’une quelconque façon, poussé les provinces à appliquer leurs lois en matière d’aide à l’enfance aux enfants métis et indiens non inscrits. Je ne vois pas non plus très bien de quelle manière le gouvernement fédéral aurait pu priver une province de financement pour des raisons qui ne sont pas prévues au Régime d’assistance publique du Canada ou aux accords fédéro-provinciaux conclus en vertu de ce régime.
[158] Je tiens à préciser que l’affaire Brown ne portait pas sur un programme à frais partagés. Ce type de programme s’adresse généralement à tous les résidents d’une province; or, dans le cas de l’affaire Brown, l’accord concernait seulement les Indiens inscrits. De plus, dans cette affaire, la province refusait de fournir un service public en l’absence d’un financement fédéral complet.
[159] Pour ces motifs, le fait que les services d’aide à l’enfance aient pu être un programme à frais partagés ne crée pas pour autant un lien de proximité entre le gouvernement fédéral et les enfants métis et indiens non inscrits retirés de leur famille et placés dans des foyers d’accueil ou adoptés en vertu des lois provinciales.
(ii) Aucune preuve n’étaye le fait que les services d’aide à l’enfance étaient un programme à frais partagés
[160] De toute manière, la preuve ne démontre pas que les services d’aide à l’enfance constituaient un programme à frais partagés. Il est bien établi que le Régime d’assistance publique du Canada portait principalement sur l’aide au revenu et non sur l’aide à l’enfance ou la protection de la jeunesse. L’aide au revenu est la prestation d’un revenu de base aux personnes nécessiteuses ou incapables de travailler; elle est familièrement connue sous le nom d’« aide sociale »
. La partie I du Régime d’assistance publique du Canada autorise le gouvernement fédéral à conclure avec les provinces des accords pour le partage à parts égales des frais encourus au titre de l’aide au revenu et des « services de protection sociale »
. La partie II comprend des dispositions particulières pour le financement fédéral complet de l’aide au revenu et des services de protection sociale des Indiens inscrits vivant dans les réserves, une fois encore par le biais d’accords fédéro-provinciaux. Toutefois, l’action intentée par les demanderesses ne concerne pas l’aide au revenu. Elle se fonde plutôt sur un aspect particulier des services d’aide à l’enfance, généralement désigné comme « protection de la jeunesse »
et qui implique le retrait et le placement, en conformité avec la loi, des enfants dont le bien-être est compromis au sein de leur famille.
[161] Il se peut que certains services associés à l’aide à l’enfance aient été admissibles en tant que « services de protection sociale »
au titre du Régime d’assistance publique du Canada. Les « services de protection sociale »
ont pour objet « d’atténuer, de supprimer ou de prévenir les causes et les effets de la pauvreté, du manque de soins à l’égard des enfants ou de la dépendance de l’assistance publique »
et comprennent les « services d’adoption »
parallèlement à d’autres services tels que les « services de réadaptation »
et les « services ménagers à domicile, services de soin de jour et autres services similaires »
. Néanmoins, une lecture générale du Régime d’assistance publique du Canada suggère que les services d’aide à l’enfance et, en particulier, de protection de la jeunesse, n’en constituaient pas le cœur.
[162] Le dossier de preuve est loin de montrer, selon la prépondérance des probabilités, que les services d’aide à l’enfance destinés à la population générale constituaient un programme à frais partagés durant la période visée par la présente action. Ce dossier n’a pas été préparé dans cette perspective. Certains documents mentionnent le Régime d’assistance publique du Canada en passant, mais il s’avère difficile d’en déduire quoi que ce soit avec un quelconque degré de confiance. En particulier, un précis du Conseil du Trésor, daté du 12 janvier 1972, contient une proposition pour conclure un accord avec les provinces sous le régime de la partie II du Régime d’assistance publique du Canada qui traite des services fournis aux Indiens inscrits. Il semblerait que ce document traite à la fois de l’aide au revenu et des services d’aide à l’enfance. Par conséquent, il est difficile de savoir si certaines affirmations au sujet du partage des frais encourus pour la population générale concernent l’aide au revenu ou l’aide à l’enfance. Le dossier de preuve contient plusieurs accords fédéro-provinciaux relatifs aux services d’aide à l’enfance pour les Indiens inscrits résidant dans les réserves, et aucun d’entre eux ne semble avoir été conclu au titre de la partie II du Régime d’assistance publique du Canada, ce qui suggère que les services d’aide à l’enfance ne relevaient pas de cette dernière.
[163] Les demanderesses s’appuient lourdement sur le prétendu aveu du défendeur, dans sa défense, selon lequel les programmes sociaux admissibles dans le cadre de la partie I du Régime d’assistance publique du Canada [traduction] « comprenaient les services d’aide à l’enfance »
. Comme je l’ai expliqué plus haut, il a pu y avoir un certain degré de chevauchement entre les services d’aide à l’enfance et les « services de protection sociale »
couverts par la partie I. L’aveu du défendeur, qui n’est qu’une reformulation des termes employés dans la loi, ne veut pas dire que la protection de l’enfance était un programme à frais partagés.
[164] J’ai demandé aux parties de fournir des observations additionnelles sur cette question après l’audience, mais celles-ci ne se sont pas avérées utiles. En fait, les deux parties ont omis de mentionner un précédent relativement récent de la Cour suprême concernant l’interprétation du Régime d’assistance publique du Canada, à savoir l’arrêt Québec (Procureur général) c Canada, 2011 CSC 11, [2011] 1 RCS 368. Il n’est pas nécessaire que je m’appuie sur cet arrêt pour renforcer les conclusions que j’ai tirées plus haut, mais je ne vois rien dans celui-ci qui aiderait la cause des demanderesses.
[165] Aussi, compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, je ne peux conclure que le gouvernement fédéral a financé la fourniture de services de protection de l’enfance aux enfants métis et indiens non inscrits par le biais des paiements de transfert. Quoi qu’il en soit, pour les motifs énoncés plus haut, ces paiements n’auraient pas permis d’établir le lien de proximité requis pour créer un devoir de diligence.
g) Résumé concernant le lien de proximité avec tous les membres du groupe
[166] En résumé, je reconnais l’existence d’une relation historique entre le gouvernement fédéral et les peuples autochtones. Je reconnais aussi que les allégations des demanderesses concernent des intérêts importants, à savoir, la culture et l’identité autochtones. Toutefois, sous réserve d’une exception traitée plus loin, le gouvernement fédéral n’est jamais intervenu directement ou indirectement dans la fourniture de services d’aide à l’enfance aux enfants métis et indiens non inscrits. Ce point est, selon moi, déterminant. Il ne peut y avoir de lien de proximité alors que le gouvernement fédéral n’est tout simplement pas intervenu dans la façon dont les provinces appliquaient leurs lois aux membres du groupe. Par conséquent, le droit de la négligence n’exige pas que le gouvernement fédéral dédommage les membres du groupe pour les préjudices causés par l’application des lois provinciales sur l’aide à l’enfance.
[167] Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire que j’aborde la question de la prévisibilité à l’égard de tous les membres du groupe.
C. Le devoir de diligence concernant le programme Adopt Indian Métis
[168] Même en l’absence d’un devoir de diligence envers tous les membres du groupe, le gouvernement fédéral avait un tel devoir envers un sous-ensemble du groupe, à savoir les enfants mis en adoption dans le cadre du programme AIM du gouvernement de la Saskatchewan. Le gouvernement fédéral a en effet directement financé le programme AIM, ce qui, dans le contexte de la relation historique, crée le lien de proximité requis pour établir un devoir de diligence. Le préjudice était prévisible, et il n’existe pas de considérations de politique résiduelles écartant ce devoir.
[169] Bien sûr, les demanderesses ont demandé un jugement sommaire à l’égard de tous les membres du groupe, pas seulement à l’égard des enfants placés par le truchement du programme AIM. Néanmoins, elles ont invité la Cour à donner, si nécessaire, « des réponses nuancées et diverses selon la situation de chaque membre du groupe »
(citant l’arrêt Vivendi Canada Inc c Dell’Aniello, 2014 CSC 1 au paragraphe 46, [2014] 1 RCS 3). Bien que le défendeur ait plaidé l’absence de devoir de diligence envers tous les membres du groupe, il a affirmé, subsidiairement, que des initiatives précises, telles que le programme AIM, ne pourraient établir un lien de proximité qu’ [traduction] « à l’égard de membres précis du groupe affectés par ces programmes locaux financés par le gouvernement fédéral et seulement durant les périodes concernées »
. Les deux parties ont déposé une preuve étoffée concernant le programme AIM, notamment plus de 1 000 pages de documents, et ont présenté des observations précises sur ce programme. Contrairement à ce qu’a déclaré le défendeur à l’audience, le fait que je me prononce uniquement sur le programme AIM ne donne pas lieu à un manquement à l’équité.
(1) Description
[170] À l’automne 1966, le gouvernement de la Saskatchewan a présenté une demande auprès du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social afin d’obtenir une [traduction] « subvention aux projets-pilotes en bien-être social »
à l’égard d’une [traduction] « unité spéciale d’adoption pour mettre les enfants métis et indiens en adoption »
. La demande mentionnait la grande difficulté à trouver des parents disposés à adopter des enfants autochtones. Le programme proposé devait comporter trois volets : premièrement, une composante publicitaire permettrait de sensibiliser la population au sujet de l’adoption d’enfants autochtones; deuxièmement, les enfants prêts à être adoptés feraient l’objet d’une publicité individuelle; troisièmement, dès qu’une famille exprimerait son intérêt, des membres spécialisés du personnel s’emploieraient à accélérer le processus d’adoption.
[171] Le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social a accordé le financement demandé, et le programme AIM a commencé à fonctionner au début de l’année 1967. Dans un communiqué de presse publié en mai 1968, le gouvernement de la Saskatchewan a déclaré que trois fois plus d’enfants autochtones avaient été adoptés durant la première année de fonctionnement du programme qu’au cours de l’année précédant la mise en œuvre de celui-ci. Deux ans après le début du programme, un rapport a été publié pour en décrire les activités. Durant les deux premières années de fonctionnement du programme, 110 enfants – dont 49 enfants métis – ont été mis en adoption. Le rapport compile des données détaillées sur les familles adoptives qui montrent que la quasi-totalité des pères adoptifs n’étaient pas autochtones. Les annonces individuelles d’enfants, pour lesquels on utilisait parfois des pseudonymes, étaient publiées dans la presse quotidienne et [traduction] « chaque semaine, une chaîne de télévision locale faisait de la publicité pour un enfant lors du journal télévisé de 18 heures »
. Le rapport précisait également que [traduction] « [l]es annonces publicitaires consacrées aux enfants recevaient une excellente réponse de la part de la communauté »
. Bien qu’aucun exemple d’annonce n’ait été déposé en preuve, Mme Nora Cummings, ancienne présidente de la Saskatchewan Native Women’s Association, montre deux de ces annonces sur l’image ci‑dessous qui figure au dossier de preuve (dossier de réponse des demanderesses, à la p 108).
[172] Le rapport de 1969 concluait que le programme AIM était un succès et recommandait son maintien. En particulier, les auteurs du rapport suggéraient d’examiner [traduction] « les ressources externes à la province »
pour placer les enfants autochtones. D’autres éléments de preuve laissent penser que le financement fédéral était la principale, sinon la seule source de financement du programme AIM, au moins jusqu’en 1972, et que les montants annuels étaient de l’ordre de 35 000 à 40 000 dollars. Je comprends que le programme AIM a été renommé REACH à un moment donné après 1972; toutefois, il y a peu de preuve à ce sujet. On ignore précisément combien d’enfants métis ont été adoptés aux termes du programme AIM.
(2) Le lien de proximité
[173] Dans le cas du programme AIM, la question du lien de proximité se pose de manière fondamentalement différente par rapport à l’ensemble du groupe, car le gouvernement fédéral a choisi de financer un programme précis visant l’adoption des enfants métis (une catégorie qui comprenait également des enfants qu’il serait plus juste d’identifier comme des Indiens non inscrits). Le gouvernement fédéral ne s’est donc pas contenté de laisser la province appliquer ses propres lois sans intervenir. De surcroît, il convient d’évaluer les répercussions de la décision de financer le programme AIM sur la transmission de l’identité et de la culture autochtones dans le contexte de la relation historique qu’entretient le gouvernement fédéral avec les peuples autochtones. Tous ces facteurs militent en faveur de l’existence d’un lien de proximité.
[174] Le gouvernement fédéral était conscient qu’en finançant le programme AIM, les enfants autochtones seraient séparés de façon permanente de leur famille et de leur communauté. Cela transparaît dans la demande de subvention et dans le nom même du programme, puisque l’adoption rompt la relation entre un enfant et ses parents biologiques. De plus, tout porte à croire que le gouvernement fédéral a reçu le rapport de 1969 décrivant les deux premières années de fonctionnement du programme, puisqu’il lui fournissait la majeure partie, si ce n’est la totalité, de son financement.
[175] Il est vrai que le programme AIM était géré par des employés du gouvernement de la Saskatchewan. Certains documents du programme le décrivent comme une initiative conjointe fédéro-provinciale, d’autres comme un programme provincial. Ces caractérisations sont sans pertinence. Ce qui importe, c’est que le financement du programme a rendu possible le préjudice qu’il aurait causé aux membres du groupe.
[176] Bien sûr, toutes les subventions versées par le gouvernement fédéral ne donnent pas forcément lieu à un lien de proximité avec les personnes affectées par le programme qui reçoit la subvention. Or, la subvention en l’espèce concernait les peuples autochtones, avec lesquels la Couronne fédérale entretient une relation de fiduciaire. De plus, les préposés de l’État fédéral qui ont approuvé l’octroi de la subvention savaient, ou auraient dû savoir, que le programme nuirait fortement à la transmission de l’identité et de la culture autochtones qui constituent des intérêts de la plus haute importance dans le cadre de cette relation de fiduciaire. À mon sens, cela est suffisant pour créer un lien de proximité avec les enfants métis et indiens non inscrits qui ont été placés et mis en adoption dans le cadre du programme AIM. La présente situation diffère donc de l’arrêt JB, rendu par la Cour d’appel de l’Ontario. Dans cette affaire, il n’existait pas de programme ciblant les enfants autochtones et qui aurait eu pour effet évident de nuire à la transmission de l’identité et de la culture autochtones.
[177] Aussi, pour reprendre les propos de lord Atkin dans l’arrêt Donoghue, à la page 580, les enfants métis et indiens non inscrits qui ont été placés dans le cadre du programme AIM ont été si étroitement et directement touchés par ce que la subvention fédérale permettait au gouvernement de la Saskatchewan de faire que le gouvernement fédéral aurait dû raisonnablement en tenir compte lorsqu’il réfléchissait au fait de financer ou non ce programme.
[178] L’absence de communication directe ou de relation personnelle entre le gouvernement fédéral et les membres du groupe, avant les actes négligents allégués, n’écarte pas le lien de proximité. Par exemple, dans l’arrêt Hill c Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41 au paragraphe 29, [2007] 3 RCS 129, la Cour suprême a conclu que les agents de police avaient un devoir de diligence envers la personne sur laquelle ils enquêtaient, même si les deux parties n’avaient pas été en contact avant l’enquête. En réalité, dans l’arrêt Donoghue, l’expression « étroit et direct »
qualifie les effets de l’acte du défendeur sur le demandeur, et non la nature de leurs relations antérieures.
[179] Par ailleurs, rien n’indique que la subvention a été accordée en application d’un cadre législatif. Aussi, conclure à l’existence d’un devoir de diligence ne nuit pas à l’exécution des obligations imposées par la loi.
[180] Dans sa plaidoirie, le défendeur a décrit le programme AIM comme un programme de sensibilisation qui ne faisait pas réellement partie du système d’aide à l’enfance. Cette affirmation est inexacte. S’il est vrai que le programme AIM comprenait une composante publicitaire qui cherchait à modifier la manière dont le public percevait l’adoption d’enfants autochtones, les employés du programme AIM prenaient directement part à l’application des lois en matière d’aide à l’enfance à des enfants en particulier, ce qui a mené à leur adoption. D’ailleurs, Mme Varley, l’une des représentantes demanderesses, a été adoptée dans le cadre du programme AIM. La preuve fait foi de l’intervention des employés du programme AIM à différents moments de son processus d’adoption. Bien qu’on ne sache pas si elle a fait l’objet d’une annonce dans un journal, les notes inscrites à son dossier mentionnent qu’elle a été prise en photos et que ces photos ont été envoyées au programme AIM. De toute évidence, l’implication du personnel du programme AIM a contribué au préjudice allégué dans la présente action.
[181] J’ajouterais simplement que le lien de proximité ne dépend pas des catégories identitaires utilisées pour décrire les enfants au moment de leur placement ou de leur adoption ni de la manière dont ils s’identifient aujourd’hui. Par exemple, les notes inscrites au dossier de Mme Varley la décrivent comme Métisse, alors qu’elle s’identifie désormais comme Indienne non inscrite. Ce qui importe, c’est que le programme AIM était un programme destiné aux enfants autochtones, qu’ils détiennent le statut d’Indien ou non.
(3) La prévisibilité
[182] Pour établir un devoir de diligence, il convient de prouver que « le risque du type de dommage qui s’est produit était raisonnablement prévisible pour la catégorie de demandeurs qui ont été lésés »
: Rankin (Rankin’s Garage & Sales) c JJ, 2018 CSC 19 au paragraphe 24, [2018] 1 RCS 587 [souligné dans original]; voir également Imperial Tobacco, au paragraphe 57. En l’espèce, il était raisonnablement prévisible que le fait de financer le programme AIM romprait les liens entre les enfants adoptés dans le cadre du programme et leur famille, leur communauté et leur culture autochtones. C’est en grande partie une question de bon sens. La culture est transmise par des processus de socialisation qui opèrent tout d’abord au sein de la famille, puis par le biais des institutions communautaires telles que l’école : Côté, au paragraphe 56; Renvoi à la Cour d’appel du Québec, au paragraphe 58; Renvoi relatif à la Loi C-92, au paragraphe 113. Les enfants autochtones qui sont retirés de leur famille et de leur communauté à un jeune âge, pour être placés et finalement adoptés par des familles non autochtones, seront très probablement déconnectés de leur culture autochtone, ce qui donne lieu au type de préjudices allégués dans la présente action.
[183] Tout indique que les répercussions identitaires et culturelles du placement et de l’adoption des enfants autochtones étaient très bien comprises à l’époque des faits visés par la présente action. En 1975, la Cour suprême a cité dans l’arrêt Parents Naturels l’extrait suivant, tiré des motifs du juge de première instance (à la p 768) :
[traduction]
Les témoins, de même que les experts entendus à la demande de la Cour elle-même, sont tous d’avis qu’élever un enfant d’origine indienne dans une famille de race blanche, comporte un danger éventuel, particulièrement vers la fin de l’adolescence. Je peux facilement comprendre ce point de vue : il se fonde sur une conception parfaitement valable des effets de l’hérédité et ce n’est pas simplement une question d’émotivité ou de race. Il existe de nombreux exemples où, dans le passé, l’identification à un groupe racial a causé des difficultés à l’approche de la maturité.
[Non souligné dans l’original.]
[184] De la même façon, en 1982, un résumé de recommandations au sujet du renouvellement de l’accord avec le Manitoba rend compte du fait que l’on comprenait parfaitement les répercussions des lois en matière d’aide à l’enfance sur la transmission de la culture autochtone :
[traduction]
La famille est la première ressource pour prendre soin des enfants et les protéger, mais les familles ont besoin d’être soutenues dans leur rôle de parents, et les enfants, pour diverses raisons, peuvent avoir besoin de soins de substitution […].
En raison de leur culture, de la géographie et de leurs expériences passées, les personnes indiennes ont des besoins spéciaux;
La préservation de l’identité culturelle indienne est de la plus haute importance, pour ce qui est de la langue et des coutumes, au sein des multiples tribus, bandes, communautés, familles élargies et individus […].
(4) Les considérations de politique résiduelles
[185] La proximité et la prévisibilité créent un devoir de diligence prima facie. Le défendeur a donc le fardeau de démontrer que des considérations de politique résiduelles écartent ce devoir de diligence : Marchi, au paragraphe 35. Je suis d’avis que le défendeur ne s’est pas acquitté de son fardeau.
a) Il ne s’agit pas d’une décision de politique générale fondamentale
[186] Le défendeur n’a pas démontré que la décision de financer le programme AIM était une décision de politique générale fondamentale d’après les critères établis dans l’arrêt Marchi. Le dossier de preuve contient une description générale du programme de subvention en vertu duquel le programme AIM a été financé. Bien que la preuve soit muette sur ce point, on se doit de présumer que les demandes de subvention étaient évaluées sur la base de critères objectifs. Le montant annuel de la subvention, par rapport au budget d’un ministère, est modeste. Rien n’indique que des considérations budgétaires étaient pertinentes pour décider s’il y avait lieu d’accéder à la demande de la Saskatchewan. Bien que la lettre accordant la subvention soit signée de la main du sous-ministre, on doit présumer que la demande de subvention a été examinée par des fonctionnaires du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social. Contrairement aux politiques générales examinées plus haut, il n’y a aucune preuve montrant que la décision de financer le programme AIM ait fait l’objet de discussions entre différents ministères ou qu’elle découle de la mise en balance de considérations de principe concurrentes. Tous ces éléments indiquent que la décision en cause était de nature opérationnelle.
[187] Le rejet de la demande à l’égard de tous les membres du groupe en raison de l’immunité dont jouissent les décisions de politique fondamentale n’a aucune incidence sur la responsabilité à l’égard du programme AIM. La politique fondamentale en question consistait à ne pas financer les services pour les Métis et les Indiens non inscrits, dès lors que les provinces offraient ces services à l’ensemble de la population. Dans les faits, cette politique n’a pas empêché le gouvernement fédéral de financer le programme AIM.
b) Il n’y a pas d’obligation de légiférer
[188] Le défendeur soutient que conclure à un devoir de diligence dans la présente affaire équivaudrait à une obligation de légiférer, parce qu’il faudrait alors modifier la Loi sur les Indiens ou édicter une nouvelle loi pour identifier les membres du groupe. Toutefois, les faits ne corroborent pas cette thèse.
[189] En réalité, le programme AIM a fonctionné sans que les termes « Métis »
ou « Indiens non inscrits »
soient définis. Il est vrai que les travailleurs sociaux qui appliquaient les lois provinciales ont peut-être eu de la difficulté à déterminer si un enfant avait le statut d’Indien ou ont peut-être employé la mauvaise catégorie identitaire. Il se peut qu’à l’époque, les fonctionnaires du gouvernement de la Saskatchewan utilisaient le terme « Métis »
comme s’il englobait les Indiens non inscrits. Néanmoins, rien n’indique que ces fonctionnaires avaient de la difficulté à identifier les enfants autochtones. Le rapport de 1969 ne fait mention d’aucune préoccupation à ce sujet.
[190] Plus généralement, il est possible d’élaborer des lois ou des programmes gouvernementaux destinés aux peuples autochtones sans définir précisément leur statut. Par exemple, les principes de détermination de la peine établis dans l’arrêt R c Gladue, [1999] 1 RCS 688, s’appliquent à toutes les personnes autochtones indépendamment de leur statut. Les lois en matière d’aide à l’enfance de certaines provinces, telle la Loi de 2017 sur les services à l’enfance, à la jeunesse et à la famille, LO 2017, c 14, ann 1, s’appliquent aux enfants autochtones, peu importe leur statut. La loi C-92 fait de même.
c) Le groupe n’est pas indéterminé
[191] Le défendeur soutient également que conclure à un devoir de diligence dans la présente affaire conduirait à établir une responsabilité indéterminée envers un groupe indéterminé. Le défendeur a mentionné que le gouvernement fédéral ne possédait pas de listes des Métis ou des Indiens non inscrits, et qu’il aurait été impossible, à l’époque, d’établir qui étaient les membres du groupe.
[192] À mon avis, ces préoccupations sont exagérées. Le défendeur peut avoir un devoir de diligence même s’il ignore l’identité des membres du groupe envers qui il a un tel devoir. C’est presque toujours le cas dans les affaires de responsabilité en matière de produits, telles que l’affaire Donoghue.
[193] Je reconnais qu’il pourrait être difficile de déterminer les membres de l’ensemble du groupe autorisé par le juge Phelan. Toutefois, ces difficultés ne concernent pas les enfants adoptés aux termes du programme AIM. L’identité de ces enfants est vérifiable grâce aux différents dossiers existants, comme c’est le cas pour Mme Varley. On peut présumer que tous ces enfants étaient autochtones étant donné la nature du programme.
[194] En résumé, il n’y a pas de considérations de politique résiduelles qui écarteraient le devoir de diligence envers les enfants qui ont été placés ou adoptés aux termes du programme AIM.
[195] Par conséquent, puisque la proximité et la prévisibilité ont été établies, le gouvernement fédéral avait un devoir de diligence envers les membres du groupe qui ont été placés ou adoptés dans le cadre du programme AIM.
(5) Les préposés de l’État
[196] La présente action étant régie par l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, le devoir de diligence doit se rapporter aux actes ou omissions des préposés de l’État fédéral. Je n’ai aucune difficulté à conclure que ce sont des préposés de l’État qui administraient la subvention fédérale accordée au programme, même s’ils ne sont pas tous expressément nommés. La lettre qui accorde la subvention a été signée par le sous-ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, et on doit présumer que la subvention était gérée par les préposés de l’État qui travaillaient au sein de ce ministère.
D. L’obligation de fiduciaire
[197] Les demanderesses font également valoir que le gouvernement fédéral a une obligation de fiduciaire envers les membres du groupe. Il faut garder à l’esprit, à cet égard, que bien que la relation qu’entretient la Couronne avec les peuples autochtones soit de nature fiduciaire, ce ne sont pas tous les aspects de cette relation qui donnent lieu à des obligations de fiduciaire exécutoires en justice : Wewaykum, au paragraphe 83; Restoule, aux paragraphes 241 et 242.
[198] Dans l’arrêt MMF, aux paragraphes 49 et 50, et dans l’arrêt Restoule, au paragraphe 222, la Cour suprême a déclaré que deux types de circonstances donnent lieu à une obligation de fiduciaire. Premièrement, dans le contexte autochtone, une telle obligation peut naître du fait que la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers. On parle alors d’obligation fiduciaire sui generis. Deuxièmement, une obligation fiduciaire ad hoc peut découler d’un engagement, dès lors que les critères énoncés dans l’arrêt Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 au paragraphe 36, [2011] 2 RCS 261, sont satisfaits. Ces critères sont les suivants :
1) un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; 2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires); et 3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable.
(1) L’obligation fiduciaire ad hoc
[199] Il n’existe aucune obligation fiduciaire ad hoc dans la présente affaire. Premièrement, les demanderesses n’ont pas démontré que le gouvernement fédéral s’était engagé à agir dans l’intérêt supérieur des enfants métis et indiens non inscrits dans le cadre des services d’aide à l’enfance. Au contraire, la preuve démontre qu’à quelques rares exceptions près, le gouvernement fédéral ne s’est pas engagé à fournir des services aux enfants métis et indiens non inscrits et encore moins à faire primer leurs intérêts sur ceux d’autres groupes.
[200] Deuxièmement, au cours de la période visée par la présente action, le gouvernement fédéral n’a exercé aucun pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’identité et de la culture autochtones, même en présumant que ces dernières constituent [traduction] « un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire »
. Le gouvernement fédéral n’a pris aucune décision concernant le retrait, le placement ou l’adoption d’enfants. Toutes ces décisions ont été prises par des fonctionnaires provinciaux. La présente affaire diffère de l’affaire Paddy-Cannon v Attorney General (Canada), 2023 ONSC 6748, dans laquelle des fonctionnaires fédéraux sont intervenus activement dans un dossier d’aide à l’enfance.
(2) L’obligation fiduciaire sui generis
[201] Les demanderesses font valoir que le gouvernement fédéral a une obligation fiduciaire sui generis envers les membres du groupe, car il a exercé son pouvoir discrétionnaire à l’égard de [traduction] « la préservation des liens culturels et la prévention de l’assimilation culturelle »
.
[202] La plupart des cas pour lesquels les tribunaux ont conclu à l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis concernent la gestion des terres de réserve. Voir, par exemple, Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344; Wewaykum; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 RCS 83. La Couronne joue un rôle déterminant dans le processus de création, de gestion et de cession de réserves. La Loi sur les Indiens a conféré au gouvernement fédéral un pouvoir discrétionnaire substantiel et les Premières Nations sont vulnérables aux décisions que prend la Couronne à ce sujet.
[203] En adoptant la position la plus favorable aux demanderesses, je suis prêt à présumer que les intérêts autochtones qui pourraient faire l’objet d’une obligation fiduciaire sui generis ne se limitent pas aux terres de réserve et incluent la protection de l’identité et de la culture autochtones, et que ces intérêts sont protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Néanmoins, pour que naisse une obligation de fiduciaire, la Couronne doit avoir exercé son pouvoir discrétionnaire à l’égard de ces intérêts particuliers. Comme la Cour suprême l’a énoncé dans l’arrêt Wewaykum, au paragraphe 83, l’analyse doit « s’attacher à l’obligation ou droit particulier qui est l’objet du différend et [déterminer] si la Couronne exerçait ou non à cet égard un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation de fiduciaire »
.
[204] Le gouvernement fédéral n’a pas exercé un tel pouvoir discrétionnaire à l’égard des services d’aide à l’enfance durant la période visée par la présente action. Ces services étaient administrés par des fonctionnaires provinciaux, dans le cadre de régimes législatifs qui exigeaient généralement une ordonnance judiciaire pour approuver les décisions importantes. Le gouvernement fédéral n’avait pas le pouvoir d’approuver le retrait, le placement ou l’adoption d’un enfant comme il avait le pouvoir d’approuver ou de rejeter une demande concernant la cession de terres de réserve. Bien que l’on entende souvent dire que le gouvernement fédéral exerçait un « degré élevé de contrôle »
sur la vie des peuples autochtones, généralement en raison des dispositions paternalistes de la Loi sur les Indiens, ce dernier n’exerçait aucun contrôle sur l’aide à l’enfance à l’égard des membres du groupe.
[205] Contrairement à ce que prétend l’intervenante Manitoba Métis Federation, le fait que le gouvernement fédéral finançait l’aide à l’enfance fournie par les provinces aux Indiens inscrits n’équivalait pas à exercer sa compétence ou à assumer un pouvoir discrétionnaire à l’égard des enfants métis et indiens non inscrits. Le gouvernement fédéral ne pouvait pas superviser l’application des lois provinciales à ces enfants ni imposer des conditions, annuler le financement ou exiger la consultation des communautés autochtones. Comme je l’ai expliqué plus haut, le cadre législatif concernant les paiements de transfert, tels que les paiements effectués au titre du Régime d’assistance publique du Canada, n’octroie pas au gouvernement fédéral de pouvoir discrétionnaire au-delà de décisions de politique très générales jouissant d’une immunité.
[206] Par conséquent, le gouvernement fédéral n’avait pas une obligation fiduciaire sui generis exécutoire en justice envers les membres du groupe concernant la préservation de leur culture et de leur identité autochtones.
V. Dispositif
[207] La requête en jugement sommaire du défendeur sera rejetée, car je ne peux déterminer collectivement que les réclamations pécuniaires des membres du groupe sont prescrites aux termes de l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.
[208] La requête en jugement sommaire des demanderesses sera accueillie uniquement dans la mesure où j’ai conclu que les préposés de l’État fédéral avaient un devoir de diligence envers les membres du groupe placés dans des foyers d’accueil ou d’adoption dans le cadre du programme AIM. Puisque j’ai conclu que le gouvernement fédéral n’avait pas devoir de diligence ni d’obligation de fiduciaire envers tous les membres du groupe, la requête en jugement sommaire des demanderesses sera rejetée à tous les autres égards.
ORDONNANCE dans le dossier T-2166-18
LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :
- La requête en jugement sommaire du défendeur est rejetée.
- La requête en jugement sommaire des demanderesses est accueillie en partie.
- Les préposés de Sa Majesté le Roi du chef du Canada avaient un devoir de diligence envers les membres du groupe qui ont été placés dans des foyers d’accueil ou mis en adoption dans le cadre du programme Adopt Indian Métis [AIM] du gouvernement de la Saskatchewan.
- La requête en jugement sommaire des demanderesses est rejetée à tous les autres égards.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
DoSSIER : |
T-2166-18 |
|
INTITULÉ : |
SHANNON VARLEY ET SANDRA LUKOWICH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
||
LIEU DE L’AUDIENCE : |
AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE |
||
DATE DE L’AUDIENCE : |
LES 9, 10 ET 11 DÉcembRE 2024 |
||
ordONNANCE ET MOTIFS : |
lE JUGE GRAMMOND |
||
DATE DES MOTIFS: |
LE 29 avril 2025 |
||
COMPARUTIONS :
Celeste Poltak Andrew Lokan Kirk M. Baert Jamie Shilton Zara Narain Linda Rothstein Lindsay Scott |
PoUr LES DEMANDERESSES |
Craig A.B. Ferris, c.r. Marko Vesely, c.r. Laura E. Duke |
POUR LE DÉFENDEUR |
John Carlo Mastrangelo Rahool P. Agarwal Jenna D’Aurizio |
POUR L’INTERVENANTE LA MANITOBA MÉTIS FEDERATION |
Jason T. Madden Alexandria J. Winterburn Steve Tenai Matthew Patterson |
POUR LES INTERVenANTS L’OTIPEMISIWAK MÉTIS GOVERNMENT LA MÉTIS NATION OF ALBERTA ASSOCIATION |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Koskie Minsky LLP Toronto (Ontario) Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP Toronto (Ontario) |
PoUr LES DEMANDERESSES |
Lawson Lundell LLP Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LE DÉFENDEUR |
Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb LLP Toronto (Ontario) |
POUR L’INTERVENANTE LA MANITOBA MÉTIS FEDERATION |
Aird & Berlis LLP Toronto (Ontario) |
POUR LES INTERVenANTS L’OTIPEMISIWAK MÉTIS GOVERNMENT la MÉTIS NATION OF ALBERTA ASSOCIATION |