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Date : 20060817

Dossier : T‑440‑04

Référence : 2006 CF 994

Ottawa (Ontario), le 17 août 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

 

JURA SKOMATCHUK

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]        M. Jura Skomatchuk, le défendeur, est aujourd’hui âgé de 85 ans. Né à Zabje (Kolomea), en Pologne, aujourd’hui partie de l’Ukraine, M. Skomatchuk est un Ukrainien de souche. Il est arrivé au Canada en mai 1952 et est devenu citoyen canadien le 19 octobre 1957. M. Skomatchuk a toujours vécu en Ontario depuis son arrivée au Canada; ancien travailleur de l’industrie minière, il est aujourd’hui à la retraite et habite l’Ontario.

 

[2]        Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), qui est le demandeur, veut révoquer la citoyenneté canadienne de M. Skomatchuk au motif qu’il a été admis au Canada et a obtenu sa citoyenneté par fausses déclarations, fraude ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Plus précisément, le ministre dit que M. Skomatchuk n’a pas révélé les activités suivantes exercées par lui durant la Seconde Guerre mondiale :

 

a)      sa collaboration avec les autorités allemandes;

 

b)      sa mobilisation, en 1943, comme garde au camp de Poniatowa, un camp de travail forcé situé en Pologne occupée, après qu’il eut suivi un entraînement au camp d’entraînement SS de Trawniki;

 

c)      sa mobilisation, en 1943, comme garde dans une unité de gardes SS, dans des camps de concentration du Reich allemand.

 

[3]        S’agissant de la procédure, la présente instance a débuté par un avis, daté du 13 novembre 2003, dans lequel le ministre de l’époque (l’honorable Denis Coderre) informait M. Skomatchuk qu’il songeait à prier le gouverneur en conseil de révoquer sa citoyenneté canadienne sur la foi des faits susmentionnés. M. Skomatchuk a exercé son droit de demander le renvoi de l’affaire à la Cour fédérale. L’affaire a alors été renvoyée à la Cour fédérale par déclaration déposée le 1er mars 2004 par le ministre.

 

[4]        L’instruction de cette affaire s’est déroulée en même temps que celle de l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Josef Furman (n° du greffe T‑560‑04) en raison de la similitude des faits dans les deux cas. Toutefois, les présents motifs et la décision qui en résulte ne se rapportent qu’à M. Skomatchuk.

 

[5]        Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis, selon la prépondérance de la preuve, que M. Skomatchuk était un gardien SS du Troisième Reich et que, à ce titre, il a été mobilisé comme garde de camp de concentration. M. Skomatchuk n’a pas révélé ce fait aux fonctionnaires de l’immigration lors de son arrivée au Canada. Autrement dit, M. Skomatchuk a obtenu sa citoyenneté canadienne par fausses déclarations, par fraude ou par dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner le présumé fait de collaboration que le ministre a également avancé, mais qu’il n’a pas plaidé avec insistance.

II. Méthode d’analyse

[6]        Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑après, il est demandé à la Cour de dire si M. Skomatchuk a obtenu sa citoyenneté canadienne par fausse déclaration, fraude ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels (alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C‑29 (la Loi sur la citoyenneté de 1985)). Après avoir entendu et examiné les preuves présentées dans la présente instance, je suis arrivée à la conclusion qu’il me faut dans ma décision établir les faits suivants :

 

  1. Un individu du nom de « Skomatschuk » a‑t‑il été formé comme gardien SS de Trawniki au camp d’entraînement SS de Trawniki, et a‑t‑il été garde au camp de travail de Poniatowa, en Pologne occupée, et garde dans les camps de concentration du Reich allemand?

 

  1. M. Skomatchuk était‑il le gardien Skomatschuk évoqué au point 1?

 

  1. S’il est prouvé que M. Skomatchuk est le gardien « Skomatschuk » évoqué au point 2 ci‑dessus, M. Skomatchuk a‑t‑il dissimulé ces activités de temps de guerre aux fonctionnaires canadiens de l’immigration avant d’arriver au Canada?

 

  1. Si je conclus que M. Skomatchuk n’a pas révélé aux fonctionnaires canadiens de l’immigration ses activités de gardien auprès des SS allemands durant la guerre, quelle incidence cela a‑t‑il pu avoir sur son immigration au Canada et sur son acquisition ultérieure de la citoyenneté canadienne?

 

[7]        Avant de répondre à ces questions, il serait utile pour le lecteur de comprendre le cadre juridique qui a présidé à l’introduction de la présente instance. De plus, puisque les accusations les plus graves du ministre portent sur des activités de garde de camp de concentration, il serait sans doute utile aussi d’avoir une vue d’ensemble du système des camps de concentration et camps de travail établis dans les territoires annexés par le Troisième Reich. Plus précisément, puisque les présumées activités se rapportent au camp d’entraînement SS de Trawniki, j’ajouterai une vue d’ensemble de l’historique des gardiens de Trawniki, et des méthodes employées pour leur entraînement et leur emploi.

 

[8]        Les présents motifs sont structurés comme il suit, chacune des sections débutant par le paragraphe indiqué.

 

I.     Introduction ................................................................................................................... [1]

II.   Méthode d’analyse ......................................................................................................... [6]

III.  Cadre juridique .............................................................................................................. [9]

A.  Droits procéduraux .................................................................................................. [9]

(1)     Le paragraphe 10(1) de la Loi de 1985 sur la citoyenneté .............................. [10]

(2)     La présomption énoncée au paragraphe 10(2) de la Loi de 1985 sur la citoyenneté   [12]

(3)     L’avis prévu à l’article 18 ................................................................................. [13]

(4)     Effet de la décision rendue par la Cour au titre de l’article 18 ............................ [15]

B.  Droits substantiels .................................................................................................. [16]

(1)   Le paragraphe 10(1) de la Loi de 1948 sur la citoyenneté ........... [17]

(2)   Le sens de l’expression « licitement admis » ................................... [18]

C.  Charge de la preuve et norme de preuve ................................................................ [21]

IV.  Contexte historique ...................................................................................................... [26]

A.  Témoins ................................................................................................................ [26]

B.  Le système des camps de concentration et camps de travail du Troisième Reich ...... [32]

(1) Description générale des camps ......................................................................... [32]

(2) L’administration des camps au sein du Gouvernement général ............................. [38]

(3) Le système des camps dans la région de Lublin du Gouvernement général .......... [44]

(4) L’Opération « Fête des moissons » .................................................................... [47]

(5) Le camp d’entraînement de Trawniki et les origines des gardiens ........................ [49]

(6) La réception des gardiens stagiaires à Trawniki et les documents qui leur étaient remis   [55]

(7) Le rôle des gardiens .......................................................................................... [61]

(8) Leur intégration dans les Unités SS « Tête de mort » .......................................... [65]

V.   Antécédents et rôle de M. Skomatchuk durant la Deuxième Guerre mondiale ................ [68]

A.  Le gardien Skomatschuk ........................................................................................ [74]

(1) Les listes de transferts ....................................................................................... [75]

(2) Arrivée au camp d’entraînement SS de Trawniki ................................................ [78]

(3) Transfert à Poniatowa ....................................................................................... [82]

(4) Transfert à Trawniki .......................................................................................... [86]

(5) Transfert à Sachsenhausen ................................................................................. [91]

(6) Transfert au camp de concentration de Mauthausen ........................................... [95]

(7) Conclusion ........................................................................................................ [99]

B.  Identité du gardien Skomatschuk .......................................................................... [101]

(1) Acte de naissance ........................................................................................... [103]

(2) Liens entre M. Skomatchuk et le gardien Skomatschuk .................................... [116]

C.  Conclusion .......................................................................................................... [135]

VI.  Immigration de M. Skomatchuk au Canada ................................................................ [136]

A.  Évolution de la politique canadienne d’immigration ................................................ [140]

B.  Rôle de la GRC ................................................................................................... [147]

C.  Motifs de refoulement .......................................................................................... [155]

D.  Le contrôle de sécurité fait par M. Owens, de la GRC .......................................... [173]

E.  Exercice par l’officier de son pouvoir discrétionnaire ............................................. [186]

F.  Conclusion ........................................................................................................... [191]

VII.  Sommaire des conclusions ........................................................................................ [192]

VIII. Dispositif .................................................................................................................. [193]

 


III. Cadre juridique

A. Droits procéduraux

[9]        S’agissant de la législation qui régit la présente instance, les droits procéduraux de M. Skomatchuk sont régis par les textes en vigueur à l’époque où a été lancée la procédure de révocation de la citoyenneté. En l’espèce, les dispositions applicables sont les articles 10 et 18 de la Loi de 1985 sur la citoyenneté. Ces dispositions sont reproduites intégralement à l’appendice A des présents motifs.

 

            (1) Le paragraphe 10(1) de la Loi de 1985 sur la citoyenneté

[10]      Aux termes du paragraphe 10(1) de cette Loi, le ministre peut présenter au gouverneur en conseil un rapport selon lequel l’acquisition de la citoyenneté est intervenue « sous le régime de la présente loi » par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Si le gouverneur en conseil est alors convaincu que la citoyenneté a été acquise de cette manière, l’intéressé « perd sa citoyenneté ».

 

[11]      Il est bien établi que l’expression « sous le régime de la présente loi », qui apparaît au paragraphe 10(1) de la Loi de 1985 sur la citoyenneté, doit être interprétée comme une expression signifiant « sous le régime de la présente loi, la Loi sur la citoyenneté, telle qu’adoptée au fil des ans » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Fast, 2003 CF 1139, [2003] A.C.F. n° 1428 (QL), au paragraphe 113). Plus exactement, une fausse déclaration faite au moment où s’appliquait une ancienne Loi sur la citoyenneté tombe sous le coup du paragraphe 10(1) de la Loi de 1985 sur la citoyenneté.

            (2)  La présomption énoncée au paragraphe 10(2) de la Loi de 1985 sur la citoyenneté

[12]      Il se peut que l’intéressé n’ait pas directement menti ou directement dissimulé des renseignements au moment d’acquérir la citoyenneté canadienne, mais qu’il ait menti, ou dissimulé des renseignements, à l’agent d’immigration à l’étranger qui a approuvé son admission au Canada. Ce cas est résolu par le paragraphe 10(2). Selon cette disposition, est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise « à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens ».

 

            (3)  L’avis prévu à l’article 18

[13]      L’article 18 de la Loi prévoit que le ministre ne peut présenter un rapport au gouverneur en conseil qu’après avoir donné avis de son intention en ce sens à l’intéressé. L’intéressé peut alors demander que soit renvoyée à la Cour fédérale la question de savoir s’il a acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Si la Cour répond par l’affirmative, sa décision constituera le fondement du rapport du ministre.

 

[14]      Dans la présente instance, l’avis prévu à l’article 18 a été signé par le ministre le 13 novembre 2004 et communiqué à M. Skomatchuk. Par avis de demande, M. Skomatchuk a prié le ministre de renvoyer cette affaire à la Cour fédérale.

 

            (4)  Effet de la décision rendue par la Cour au titre de l’article 18

[15]      La décision de la Cour n’emporte pas en soi la révocation ou l’annulation de la citoyenneté. Elle donne plutôt au ministre un fondement factuel sur lequel établir son rapport et peut constituer la base de la décision du gouverneur en conseil. Seul le gouverneur en conseil a le pouvoir de révoquer la citoyenneté. La décision de la Cour au titre de l’article 18 est définitive et non susceptible d’appel (Loi de 1985 sur la citoyenneté, paragraphe 18(3)), mais la décision du gouverneur en conseil est susceptible de contrôle judiciaire (voir par exemple l’arrêt Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2004] A.C.F. n° 920 (QL)).

 

B.  Droits substantiels

[16]      S’agissant des droits substantiels afférents à l’acquisition de la citoyenneté, je dois examiner la législation qui était en vigueur à l’époque où la citoyenneté a été acquise. En l’espèce, la citoyenneté a été acquise en 1957. Par conséquent, les deux textes applicables sont la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1952, ch. 33, entrée en vigueur en 1948 (la Loi de 1948 sur la citoyenneté), et la Loi sur l’immigration, S.R.C. 1952, ch. 325, elle aussi entrée en vigueur en 1948 (la Loi de 1948 sur l’immigration).

 

            (1)  Le paragraphe 10(1) de la Loi de 1948 sur la citoyenneté

[17]      Le paragraphe 10(1) de la Loi de 1948 sur la citoyenneté exposait les conditions qu’il fallait remplir, en 1957, pour obtenir un certificat de citoyenneté. Cette disposition est reproduite intégralement à l’appendice A. Fait intéressant à noter dans la présente instance, M. Skomatchuk devait convaincre le ministre qu’il avait été « licitement admi[s] au Canada pour y résider en permanence » (alinéa 10(1)b)) et qu’il avait « une bonne moralité » (alinéa 10(1)d)). Évidemment, il y a d’autres conditions, par exemple avoir une connaissance suffisante de l’anglais ou du français et avoir une connaissance suffisante des responsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne; ces conditions ne sont pas en cause ici. C’est la licéité de l’admission au Canada qui est la condition suspensive de l’acquisition de la citoyenneté canadienne.

 

            (2)  Sens de l’expression « licitement admis »

[18]      Pour savoir ce que signifie l’expression « licitement admis », je dois me reporter à la Loi de 1948 sur l’immigration. Dans son alinéa 2n), le mot « réception » s’entend de « l’admission légale d’un immigrant au Canada aux fins de résidence permanente ».

 

[19]      Pour être admis au Canada, l’intéressé devait paraître devant un fonctionnaire de l’immigration, pour un examen permettant de déterminer « s’il est admissible ou non au Canada » (Loi de 1948 sur l’immigration, paragraphe 20(1)). Le paragraphe 20(2) dispose que l’intéressé « doit donner des réponses véridiques à toutes les questions que lui pose [...] un fonctionnaire [...] et tout défaut de ce faire [...] constitue, en soi, un motif d’expulsion suffisant ». Il faut aussi signaler l’alinéa 50f), selon lequel était coupable d’une infraction à la Loi de 1948 sur l’immigration quiconque « sciemment fait une déclaration fausse ou trompeuse au cours d’un examen ou d’une enquête prévue par la présente loi ou à l’égard de l’admission d’une personne au Canada ou de la demande d’admission de qui que ce soit ».

 

[20]      En somme, le régime en vigueur en 1957 était clair; une fausse déclaration faite durant l’examen en vue d’une réception ne pouvait pas être excusée. Celui qui mentait, ou qui dissimulait des faits essentiels, aux fonctionnaires de l’immigration devant lesquels il se présentait pour un examen n’était pas « licitement admis » au Canada (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bogutin, [1998] A.C.F. n° 211 (QL) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 126) et contrevenait donc à la Loi de 1948 sur la citoyenneté. [Souligné par le juge Kelen]

 

C.  Charge de la preuve et norme de preuve

[21]      C’est manifestement sur le ministre demandeur que repose la charge de la preuve.

 

[22]      Pour définir la norme de preuve à appliquer, il importe de noter qu’il s’agit ici d’une procédure civile et non d’une procédure criminelle.

 

[23]      Dans l’un des premiers précédents de ce genre (Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens (1991), 40 F.T.R. 267, [1991] A.C.F. n° 1041 (C.F. 1re inst.)), la Cour a jugé que la norme de preuve à laquelle devait satisfaire le demandeur était ce qu’elle a appelé un « niveau élevé de probabilité ». Cette notion a été rejetée dans la jurisprudence ultérieure, et la norme de preuve à laquelle doit satisfaire le demandeur est aujourd’hui celle de la prépondérance de la preuve : Bogutin, précité, paragraphe 110; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2003 CF 1080, [2003] A.C.F. n° 1344 (QL), paragraphe 7; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Baumgartner, 2001 CFPI 970, [2001] A.C.F. n° 1351 (QL), paragraphe 8; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138, [2001] A.C.F. n° 286 (QL), paragraphe 13; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Oberlander, [2000] A.C.F. n° 229 (QL) (C.F. 1re inst.), paragraphe 187; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Kisluk (1999), 169 F.T.R. 161, [1999] A.C.F. n° 824 (QL) (C.F. 1re inst.), paragraphe 5; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Katriuk (1999), 156 F.T.R. 161, [1999] A.C.F. n° 90 (QL) (C.F. 1re inst.), paragraphe 38).

 

[24]      Il est donc bien établi que, pour une instance de cette nature, la norme de preuve est la norme civile de la prépondérance de la preuve. Dans une affaire comme celle‑ci, cependant, où la conduite alléguée est moralement répréhensible et comporte de graves conséquences pour le défendeur, la jurisprudence m’impose de montrer beaucoup de circonspection dans l’appréciation de la preuve (voir par exemple Odynsky, précitée, au paragraphe 13).

 

[25]      La norme de la prépondérance de la preuve sera respectée si la Cour est persuadée, vu la preuve, qu’un fait contesté est plausible. Autrement dit, compte tenu de la preuve présentée à la Cour, je dois conclure que l’événement ou le fait contesté est non seulement possible, mais probable (Obodzinsky, précitée, aux paragraphes 8 et 9). Dans le présent contexte, où sont allégués des faits sérieux et où les conséquences possibles pour leur auteur sont graves, la probabilité ou l’improbabilité intrinsèque d’un fait est elle‑même un point à prendre en considération (Re H (minors), [1996] A.C. 563 (C.L.)).

 

IV. Contexte historique

A.  Témoins

[26]      Deux témoins produits par le ministre ont été particulièrement utiles pour la compréhension du contexte historique de la présente instance.

 

[27]      Le premier de ces témoins était M. Johannes Tuchel, un historien. Dans la présente instance, il a été qualifié comme témoin expert et a déposé sur les points suivants :

 

·        l’appareil de terreur du Troisième Reich;

 

·        l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale;

 

·        le contexte général des camps de concentration et le système des camps de concentration, notamment les camps de Trawniki, de Poniatowa, de Flossenbürg, de Sachsenhausen et de Mauthausen, ainsi que les camps satellites qui leur étaient rattachés;

 

·        le rôle des gardiens de Trawniki dans le Troisième Reich;

 

·        la liquidation ou « purification » des ghettos de Varsovie et de Bialystok.

 

[28]      Outre le témoignage oral de M. Tuchel, le ministre a produit en preuve un document intitulé [traduction] « Le déploiement des gardiens SS (SS‑Wachmänner) de Trawniki dans les camps de concentration nationaux‑socialistes », document daté de novembre 2005 et rédigé par M. Tuchel (le rapport Tuchel).

 

[29]      Le deuxième témoin était M. Jack Terry. M. Terry est né le 10 mars 1930 à Belzyce, en Pologne, à environ 20 kilomètres de Lublin. Il a témoigné à propos des conditions de vie dans les camps de travail et camps de concentration du Troisième Reich, et à propos du rôle des gardiens ukrainiens.

 

[30]      M. Terry est juif. Le 8 mai 1943, les habitants restants de sa localité furent rassemblés par une escouade comprenant un membre des SS du nom de Reinhold Feix, et 24 gardiens ukrainiens. Ceux qui n’étaient pas aptes au travail, par exemple les femmes âgées et les enfants, furent exécutés sur‑le‑champ. Les autres furent contraints de creuser leurs tombes et envoyés vers des camps de travail. M. Terry fut envoyé à Budzyn, où il est resté jusqu’en avril 1944. Il fut alors transféré à Wieliczka, une mine de sel située près de Cracovie, où il travaillait par 600 mètres de fond dans une fabrique d’avions nazie. Sa dernière destination fut le camp de concentration de Flossenbürg, où il est arrivé le 4 août 1944. Au camp de Flossenbürg, il a travaillé durant deux semaines dans une carrière de pierre, et ensuite dans une fabrique souterraine de Messerschmitt. Quand le camp fut libéré le 23 avril 1945 par l’armée américaine, il semble que M. Terry était le seul Juif survivant du camp; tous les autres avaient été évacués et « emmenés dans la marche de la mort » durant les jours qui précédèrent la Libération.

 

[31]      Le témoignage direct et convaincant de M. Terry a confirmé l’idée généralement admise selon laquelle, durant la Deuxième Guerre mondiale, les détenus des camps de concentration étaient traités avec brutalité. Son témoignage nous rappelle aussi pourquoi ceux qui avaient participé à l’administration des camps n’étaient pas les bienvenus au Canada.

 

B.  Le système des camps de concentration et camps de travail du Troisième Reich

            (1)  Description générale des camps

[32]      M. Tuchel a relaté avec conviction l’objet et la structure du système des camps de concentration du Troisième Reich et a appelé l’attention de la Cour sur la distinction à faire entre le système principal des camps, à l’intérieur des frontières en expansion de l’Allemagne elle‑même (le Reich allemand), et un système distinct se trouvant dans la région de Pologne occupée par l’Allemagne appelée « Gouvernement général » (Generalgouvernement). Le pouvoir nazi a utilisé les camps de concentration, à partir du début des années 30, comme instrument de contrôle et d’oppression. Dès février 1933, le deuxième commandant du camp de concentration de Dachau, Theodor Eicke, avait établi [traduction] « un système normalisé de violence [...] pour garantir un maximum de brutalité systématique contre les détenus » (rapport Tuchel, page 60).

 

[33]      Il y a eu trois grands types de camps durant la guerre :

 

·      Les camps de travail – Les Juifs effectuaient des travaux forcés dans ces camps, pour soutenir l’industrie allemande, mais ils n’étaient pas nécessairement confinés aux camps. Au début, ces camps ne faisaient pas partie du réseau des camps de concentration. Deux camps de travail, ceux de Poniatowa et de Trawniki, en Pologne occupée, intéressent la présente instance.

 

  • Les camps de concentration – Il s’agissait de camps d’incarcération. Une foule de prisonniers étaient confinés à ces camps, notamment des Juifs, des Polonais, des Russes et des Allemands. En 1942, le travail forcé fut institué dans ces camps. De nombreux détenus y sont morts d’épuisement et de maladies, quand ils n’étaient pas assassinés. Deux camps de concentration présentent une importance particulière pour la présente enquête :

 

    • le camp de Sachsenhausen, situé à Oranienburg, près de Berlin, construit en 1936;
    • le camp de Mauthausen, situé près de Linz, en Autriche, construit en 1939.

 

  • Les camps d’extermination – L’unique objet de ces camps était l’extermination de tous les Juifs qui franchissaient leurs portails. Ces camps se distinguaient des camps de concentration par leur unique objet, qui était le génocide. Les camps d’extermination étaient situés à l’intérieur du Gouvernement général (la Pologne occupée).

 

[34]      Les ghettos étaient un quatrième genre de confinement réservé aux Juifs de la région du Gouvernement général. Dans ce système, les Juifs étaient limités à une section relativement modeste d’une ville. Les ghettos constituaient un réservoir d’esclaves pour les industries allemandes, mais aussi un moyen de concentrer les Juifs et de faciliter leur transport vers les camps de travail, de concentration ou d’extermination.

 

[35]      Durant la période d’avant‑guerre, et jusqu’en 1942, l’objectif des camps était d’éliminer les ennemis politiques et l’opposition dans les pays occupés. En 1942, les camps de concentration sont également devenus des camps de travail, et les détenus étaient forcés de travailler pour l’industrie allemande de l’armement. M. Terry a témoigné qu’on ne pouvait parler de « conditions de vie » dans les camps de concentration puisque les conditions qui y régnaient n’étaient absolument pas propices à la vie. La famine était la norme et l’hygiène y était impossible. M. Terry a expliqué que la politique des camps allemands était [traduction] « l’extermination par le travail ».

 

[36]      Il appert du témoignage de MM. Tuchel et Terry que l’anéantissement était l’objet ultime de l’univers concentrationnaire. Ainsi que l’a dit M. Tuchel, les camps d’extermination n’avaient [traduction] « qu’un seul objet, tuer les gens ». Les documents SS récupérés après la guerre attestent la brutalité délibérée de cet univers; les travaux exécutés par les Juifs devaient être [traduction] « littéralement épuisants [...] Les heures de travail n’ont aucune limite » (rapport Tuchel, page 63).

 

[37]      À partir de 1942, la population des camps continua de croître avec l’arrivée de prisonniers d’Europe de l’Est. Les principaux camps croissaient en taille, et un réseau de « camps satellites » fit son apparition; ces camps plus modestes se trouvaient près d’un important camp de concentration et tombaient sous son administration. Par exemple, le camp de Gusen était un camp satellite autrichien rattaché au camp de concentration de Mauthausen, un camp plus important.

 

            (2) L’administration des camps dans le Gouvernement général

[38]      Tous les camps situés en Allemagne et dans les territoires sous occupation allemande tombaient sous la responsabilité de Heinrich Himmler, Reichsführer SS et chef de la police allemande et de la Gestapo (la police secrète).

 

[39]      Au sein du Gouvernement général, le chef suprême de la police et des SS (le HSSPF) avait autorité sur l’exploitation du travail forcé juif en général et sur les camps de travail et de concentration de cette région. Le Gouvernement général était réparti en plusieurs districts administratifs, dont l’un était le district de Lublin. Chaque district était contrôlé par un SSPF (chef de la police et des SS). Les SSPF surveillaient directement les camps de leurs régions et relevaient du HSSPF et, après lui, de Heinrich Himmler.

 

[40]      Au sein du Gouvernement général, entre 1939 et 1941, les Juifs étaient rassemblés en groupes de travail forcé et en ghettos, et conduits vers un réseau grandissant de camps de travail et de concentration. À la fin de 1941, des camps d’extermination furent aussi installés dans cette région. Le Gouvernement général avait été choisi comme région chargée de mener à bien les objectifs génocidaires des chefs nazis et SS. Comme les exécutions de masse se révélaient trop difficiles et trop publiques, la « Solution finale de la question juive » fut décidée à la conférence de Wannsee le 31 juillet 1941 : évacuer les Juifs vers la Pologne orientale occupée, où ils pourraient tous être tués dans les camps.

 

[41]      Cette « solution finale » fut mise à exécution sous le nom de code « Opération Reinhard » (« Aktion Reinhard »). Cette opération vit la construction, entre autres, des trois camps d’extermination dans la région de Lublin – Belzec, Sobibor et Treblinka – et l’élimination de plus de 1,7 million de Juifs. L’Opération Reinhard a commencé à la fin de 1941 et s’est poursuivie jusqu’en octobre 1943. Après cela, les camps d’extermination de la région de Lublin furent définitivement fermés et camouflés en fermes, et une garde squelettique fut laissée à ces endroits.

 

[42]      Il importe de noter que les camps de concentration dispersés en Allemagne et dans les territoires occupés étaient entièrement sous la surveillance et le commandement de Heinrich Himmler, et donc des SS et de la police allemande. À l’automne de 1943, l’administration des camps passa des SSPF à une instance nouvellement formée, l’Office principal SS de l’administration et de l’économie (SS‑WVHA, ou « SS‑Wirtschafts‑Verwaltungshauptamt »), Groupe administratif D. Ce changement administratif faisait ressortir l’importance croissante du travail forcé pour le Troisième Reich et annonçait l’escalade de l’action génocide.

 

[43]      Les unités de la garde allemande, dans les camps, furent appelées « Totenkopfverbande » ou « Unités SS Tête de mort » (et plus tard « Bataillons SS Tête de mort »), sur l’ordre de Himmler lui‑même. Les Unités SS Tête de mort étaient expressément séparées des Forces armées et de la police; elles allaient devenir le cœur d’une troupe d’élite SS. Les membres allemands initiaux de ces formations portaient des tatouages « de sang », qui indiquaient leurs groupes sanguins.

 

            (3)  Le système des camps dans la région de Lublin du Gouvernement général

[44]      La région de Lublin avait les trois types de camps. Il y avait des camps de travail tels que Poniatowa, Budzyn, et le camp de travail de Trawniki (voir ci‑après; ce camp de travail était rattaché au camp d’entraînement des gardiens de Trawniki). Il y avait aussi des camps de concentration, par exemple celui de Lublin. Enfin, il y avait des camps d’extermination, comme Belzec, Sobibor et Treblinka. Tous ces camps étaient sous le commandement du SSPF de Lublin.

 

[45]      En 1942 et durant la première moitié de 1943 eut lieu l’évacuation ou la « purification » des ghettos juifs dans tout le Gouvernement général. L’objectif était de vider les ghettos et d’emmener tous les Juifs vers les camps, pour finalement les tuer. Les Juifs étaient rassemblés de force, puis envoyés vers les camps de concentration ou d’extermination, notamment les camps de concentration de Poniatowa et de Lublin et le camp d’extermination de Treblinka.

 

[46]      En septembre 1943, l’administration des camps de concentration du Gouvernement général fut placée sous le commandement du SS‑WVHA. À cette époque, nombreux sont les habitants des territoires occupés qui durent quitter leurs foyers et furent contraints de travailler pour les Allemands dans d’autres régions d’Europe; ceux qui protestaient ou qui ne travaillaient pas assez dur étaient envoyés vers les camps de concentration. Ce changement élimina aussi tous les camps de travail; seuls devaient désormais exister les camps de concentration et les camps d’extermination. Tous les camps de travail de la région de Lublin, y compris ceux de Poniatowa et de Trawniki, furent donc transformés en camps de concentration et placés sous l’administration du principal camp de concentration, celui de Lublin.

 

            (4) L’Opération « Fête des moissons »

[47]      Très peu de temps après les changements apportés à l’administration des camps, eut lieu l’Opération « Fête des moissons » (en allemand « Aktion Erntefest »), les 3 et 4 novembre 1943, une opération dont l’objet était d’exterminer les populations juives de plusieurs camps de concentration. M. Tuchel a expliqué pourquoi cet événement avait eu lieu, et pourquoi à cette date :

[traduction]   D’abord, pourquoi les Allemands ont‑ils mené cette Opération « Fête des moissons »? On constate certaines révoltes, en particulier dans le camp d’extermination de Sobibor en août 1943. Comme les chefs des SS et de la police, en particulier Himmler, craignaient que ne surviennent d’autres révoltes, ils décidèrent de tuer tous les Juifs qui restaient dans les camps de travail.

 

Plusieurs décisions sont donc prises durant l’année 1943. D’abord, ils ont enfermé tous les Juifs dans des camps de travail. Puis, en septembre, ils en ont fait des camps satellites d’un camp de concentration. Puis, un mois plus tard, ils ont décidé de tuer tous les Juifs parce qu’ils craignaient d’autres insurrections dans ces camps juifs. Il y avait peut‑être 400 gardes – le chiffre est élevé – peut‑être un peu moins de 400 gardes pour un camp qui comptait 14 000 Juifs, et donc ils craignaient une autre insurrection. C’est pourquoi ils ont lancé l’Opération « Fête des moissons » et ont décidé de tuer tous les prisonniers de ces camps et des autres camps.

 

[48]      Au moins 14 000 Juifs à Poniatowa, et entre 5 000 et 8 000 à Trawniki furent tués durant cette opération, outre beaucoup d’autres dans le camp de concentration de Lublin et ses camps satellites. Selon M. Tuchel (voir rapport Tuchel, pages 43, 56 et 57), les gardes ordinaires de ces camps, notamment ceux de Trawniki, ne s’occupaient pas des massacres. Ce sont des bataillons de la Waffen‑SS et de la police, ainsi que des escouades de la police de sécurité, qui venaient dans les camps pour procéder aux exécutions. Les gardes de Trawniki étaient présents durant l’opération, ils surveillaient et encerclaient les Juifs qui tentaient de s’échapper et recouvraient les cadavres de sapinage pour les dissimuler. Après l’Opération « Fête des moissons », une garde très réduite fut laissée à Poniatowa pour dissimuler le camp qui n’était plus et pour surveiller les bâtiments restants; le reste de la garde fut renvoyée à Trawniki. Selon M. Tuchel, les gardes laissés sur place exhumèrent les corps deux semaines plus tard pour les brûler, puis éparpillèrent les cendres dans la forêt environnante.

 

            (5) Le camp d’entraînement de Trawniki et les origines des gardiens

[49]      J’examinerai maintenant le dispositif allemand qui intéresse particulièrement la présente instance. Parmi les divers camps situés dans le Gouvernement général, un camp particulier à double vocation se trouvait à Trawniki, à environ 35 kilomètres de la ville de Lublin, près de la frontière ukrainienne. Il y avait à cet endroit un camp de travail et de concentration (le camp de travail de Trawniki) ainsi qu’un camp d’entraînement attenant pour les gardes non allemands (le camp d’entraînement SS de Trawniki). Comme les autres camps de la région de Lublin, les camps de Trawniki furent d’abord placés sous la supervision du SSPF de Lublin et, à partir de septembre 1943, ils relevèrent du SS‑WVHA (c’est alors que le camp de travail devint un camp de concentration).

 

[50]      Les gardiens stagiaires arrivaient à Trawniki à divers titres. Certains étaient des volontaires allemands. Beaucoup étaient des prisonniers de guerre qui avaient été capturés par les Allemands. Fait important pour la présente instance, beaucoup de gardiens furent recrutés dans la région ukrainienne occupée par les Allemands, une zone qui jouxtait le Gouvernement général.

 

[51]      La preuve documentaire, et le commentaire de M. Tuchel dans son rapport, expliquent à quel point les nazis avaient désespérément besoin d’une main‑d’œuvre supplémentaire après avoir envahi l’URSS en 1941. Le 25 juillet 1941, faisant face à une grave pénurie de main‑d’œuvre dans les vastes territoires nouvellement conquis d’Europe de l’Est, Heinrich Himmler donna aux chefs de la police et des SS, y compris au SSPF Globocnik (le premier commandant du camp d’entraînement de Trawniki) l’ordre d’établir :

[traduction] . . . des formations de protection composées des populations des territoires occupés qui sont bien disposées envers nous, comme cela a déjà été fait dans certains cas par les Groupes d’intervention (Einsatzgruppen) de la police de sécurité. Ces formations de protection devraient être constituées surtout d’Ukrainiens, d’habitants des pays baltes et de Biélorusses. Ils devraient être choisis parmi les hommes qui vivent encore dans ces régions, et parmi les prisonniers de guerre non communistes. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[52]      En 1941 et 1942, les recrues du camp d’entraînement de Trawniki venaient surtout des camps de prisonniers de guerre soviétiques établis dans les territoires sous occupation allemande. Les besoins en gardes dûment entraînés venant de Trawniki croissaient sans cesse, contrairement au nombre de prisonniers de guerre. De nombreux prisonniers de guerre étaient morts de famine et de maladies dans les camps, et l’hiver 1941‑1942 fut particulièrement brutal, tuant la plupart des prisonniers de guerre soviétiques (ainsi, la population carcérale du camp de Poniatowa fut complètement anéantie, libérant le camp pour usage ultérieur comme camp de travail juif). Le commandant du camp, Karl Striebel (nommé par le SSPF Globocnik) entreprit donc d’accepter des « volontaires » venant de la localité et des régions environnantes.

 

[53]      Selon des déclarations faites par Striebel dans des procédures introduites contre lui après la guerre, [traduction] « jusqu’à trois hommes s’offraient chaque jour comme volontaires à Trawniki », des hommes qui venaient surtout du district de Lublin (rapport Tuchel, page 27). En 1943, Striebel élargit ses activités de recrutement à des régions de Pologne et d’Ukraine, notamment la Galicie et la Kolomea. Les hommes étaient rassemblés, ils passaient la visite médicale dans les administrations locales de circuit, puis étaient transportés jusqu’à Trawniki. En février 1943, plus de 300 recrues arrivèrent par train de la Galicie, principalement des régions de Stanislau et Kolomea. En avril 1943, un autre convoi de recrues arriva des régions de Kolomea et Gorodenko.

 

[54]      Le mot « volontaire », appliqué aux recrues ukrainiennes, a été l’objet d’un débat. Le service effectué par ces hommes était‑il volontaire? Peu d’éléments ont été produits, et il en existe sans doute peu, à propos des techniques de recrutement employées ou des motivations des « volontaires ». M. Tuchel a témoigné que les Allemands furent chaleureusement accueillis dans nombre des régions qu’ils avaient prises aux Soviets – du moins au début. Pour beaucoup d’entre elles, ce sentiment tourna rapidement au désarroi et à l’horreur. Il est très possible que nombre des hommes qui sont arrivés à Trawniki furent séduits par le sentiment anti‑soviétique, par la promesse d’un salaire constant et de prestations familiales, par des convictions fascistes ou racistes semblables à celles des Nazis, ou par une combinaison de ces facteurs. En revanche, il est également possible que d’autres se soient enrôlés sous la menace ou par crainte de représailles. Idéologiquement, il est facile de dire – aujourd’hui – que ceux qui furent contraints de faire office de gardes de camp de concentration auraient pu et auraient dû déserter ou refuser de servir. Nous n’étions pas là et nous ne connaîtrons jamais toute la vérité à moins d’entendre le témoignage d’une personne concernée. Nous savons cependant que quelques hommes de cette région ont fait d’autres choix; certains ont fait office de soldats de première ligne pour le Troisième Reich, et d’autres ont déserté. En l’absence d’une preuve contraire, il est raisonnable de penser que les recrues ukrainiennes qui ont été des gardiens de Trawniki l’ont été, jusqu’à un certain point, de leur propre gré.

 

            (6) La réception des gardiens stagiaires à Trawniki et les documents qui leur étaient remis

[55]      À leur arrivée à Trawniki, les nouvelles recrues étaient photographiées. Au bureau du camp étaient conservées pour chacun d’eux une fiche de personnel (Personalbogen) et une carte de personnel (Personalkarte). Chaque recrue recevait un numéro matricule qui [traduction] « était conservé par la recrue et le futur gardien tant et aussi longtemps qu’il servait dans le camp de Trawniki ou dans un lieu ou commando auquel il serait affecté par la suite » (rapport Tuchel, page 25).

 

[56]      M. Tuchel a précisé que ce numéro matricule était une particularité du camp d’entraînement de Trawniki qui était absente du système des camps de concentration allemands. Le numéro matricule d’un gardien lui était propre. Aucun numéro n’était jamais attribué à quelqu’un d’autre, même au décès du gardien. Après que des hommes de Trawniki étaient transférés hors du système des camps de Trawniki pour joindre le système des camps de concentration allemands, leurs numéros matricule ne servaient plus à l’identification. Fort de cette information, M. Tuchel a dit qu’il pouvait retrouver la trace de tel ou tel gardien parmi les documents du camp, par exemple les listes de transferts (dont il sera question en détail plus loin).

 

[57]      M. Tuchel a témoigné aussi que les numéros matricules étaient attribués par ordre numérique au moment du recrutement, d’abord le chiffre 1, et ainsi de suite. Environ 5 000 gardiens ont été entraînés à Trawniki. M. Tuchel a aussi expliqué comment il pouvait deviner la date d’arrivée d’une recrue au camp. En examinant les quelques Personalbogen et Personalkartes restants de gardiens de Trawniki, documents qui indiquent leur date d’arrivée, et en les confrontant aux numéros matricules apparaissant sur diverses listes de transferts, qui elles aussi sont datées, M. Tuchel pouvait dire avec précision vers quel moment un gardien portant tel ou tel numéro matricule avait dû arriver au camp d’entraînement.

 

[58]      Chacune des recrues signait un engagement de service (Dienstverpflichtung), ce qui prouve que les gardiens étaient considérés comme partie intégrante des SS. Au printemps de 1942, l’engagement était formulé ainsi :

[traduction] . . . Je déclare par la présente que je m’engage à servir dans les formations de gardiens du chef des SS et de la police du district de Lublin pour la durée de la guerre, et que je me soumets aux règlements existants régissant le service et la discipline.

 

 

[59]      Dans son témoignage, M. Tuchel a dit que, lorsqu’un gardien était transféré en dehors du district de Lublin (par exemple vers un camp de concentration au sein du Reich allemand lui‑même), il emportait avec lui ses documents d’identité. Ainsi, la Personalbogen et la Personalkarte d’un gardien envoyé vers un camp extérieur au district de Lublin ne restaient pas à Trawniki. Ce point a son importance ici puisqu’aucune pièce d’identité personnelle n’a été trouvée pour le gardien Skomatschuk, numéro matricule 3321. Il n’existe donc aucune preuve directe de la date à laquelle cette personne est arrivée à Trawniki, ni aucune photographie qui puisse la rattacher au défendeur, M. Skomatchuk.

 

[60]      M. Tuchel a expliqué d’une manière convaincante l’absence d’un bon nombre de pièces d’identité pour les gardiens de Trawniki, à la fois dans son rapport (rapport Tuchel, page 89) et dans son témoignage. Devant sa défaite imminente, le régime nazi, « en particulier le personnel des camps de concentration », avait tout mis en œuvre pour détruire les registres susceptibles de compromettre les soldats et gardiens des camps de concentration. Seuls quelques‑uns des Personalbogen des gardiens de Trawniki transférés vers les camps de concentration du Reich allemand ont donc subsisté. Certains documents (notamment les listes de transferts évoquées plus loin) de Trawniki n’ont subsisté que parce qu’ils avaient été saisis par l’armée soviétique lorsqu’elle a libéré le camp.

 

            (7) Le rôle des gardiens

[61]      Comme l’a expliqué M. Tuchel dans son rapport et dans son témoignage, les gardiens de Trawniki remplissaient plusieurs rôles. Ils tenaient lieu de gardes pour les camps de travail, de concentration ou d’extermination; ils aidaient à surveiller d’importants emplacements non militaires, par exemple les scieries; et ils participaient à l’évacuation des ghettos juifs. Plus tard, ils furent mêlés aux formations de gardes allemands et certains furent transférés vers les camps de concentration du Reich allemand. Chacun des gardiens de Trawniki recevait un simple fusil et une baïonnette pour l’accomplissement de ses tâches.

 

[62]      Les gardiens de Trawniki commençaient leur entraînement en gardant le camp de travail de Trawniki. Leur rôle consistait à surveiller les prisonniers juifs, à les escorter vers et depuis leur lieu de travail et à fusiller ceux qui tentaient de s’échapper. Les gardiens accomplissaient ces mêmes tâches lorsqu’ils étaient envoyés vers d’autres camps de travail, notamment celui de Poniatowa.

 

[63]      M. Tuchel a dit que, selon des comptes rendus provenant des camps, les gardiens de Trawniki interagissaient aussi avec les prisonniers, de diverses manières répugnantes. Certains gardiens de Trawniki battaient les prisonniers ou les forçaient à se battre ensemble. Les gardes de Poniatowa prenaient parfois l’argent des Juifs en échange de minces privilèges, par exemple la possibilité de communiquer avec des proches à travers la haie de barbelés entourant le camp, et celle d’obtenir de la nourriture, mais cette pratique variait en fonction de la sévérité du commandant du camp. M. Terry a témoigné que, à Flossenbürg, les gardes ukrainiens (qui très probablement étaient des hommes de Trawniki) incitaient les prisonniers à tenter de s’échapper, pour ensuite les fusiller; les gardes étaient souvent récompensés pour avoir tué des « évadés ».

 

[64]      Selon la preuve documentaire examinée par M. Tuchel, les gardiens de Trawniki sont intervenus dans l’évacuation des ghettos de Varsovie et de Bialystok et autres ghettos de la région de Lublin. Certains hommes de Trawniki ont également servi dans les camps d’extermination. Ils assuraient un service de garde, encerclaient les convois à leur arrivée, déchargeaient les wagons transportant des Juifs et escortaient les Juifs vers les chambres à gaz. Selon la preuve documentaire, des hommes de Trawniki ont participé aux opérations de gazage à Treblinka, en démarrant les moteurs qui envoyaient le gaz dans les chambres de la mort.

 

            (8) Leur intégration dans les unités SS « Tête de mort »

[65]      En 1943, les gardiens de Trawniki se composaient d’anciens prisonniers de guerre soviétiques et de volontaires. Jusqu’à cette date, les hommes de Trawniki avaient été assez peu fiables; il y avait eu un nombre important de tentatives de désertion. Pour régler ce problème, le SSPF de Lublin suggéra à Himmler que les hommes de Trawniki soient intégrés dans les unités régulières de gardes allemands, appelées bataillons SS « Tête de mort ». À partir de 1943, des hommes de Trawniki furent échangés avec des gardiens allemands venant de camps de concentration de l’intérieur de l’Allemagne elle‑même. Les registres allemands révèlent que tout fut fait pour que les gardiens de Trawniki soient considérés comme des membres du bataillon SS des gardes « Tête de mort » : ils devaient être traités comme des camarades; ils recevaient la même solde et les mêmes avantages que les soldats allemands; et leurs fonctions étaient les mêmes que celles des gardes allemands.

 

[66]      Les registres allemands, notamment deux des listes de transferts qui sont capitales pour la présente instruction, attestent le transfert de centaines de gardiens de Trawniki vers les camps de concentration allemands tels que Flossenbürg et Sachsenhausen. Selon le rapport de M. Tuchel, [traduction] « environ 870 gardiens SS de Trawniki pouvant être identifiés par leurs noms ont été transférés de Trawniki vers les bataillons SS de gardes Tête de mort, dans les camps de concentration, entre avril et novembre 1943 » (rapport Tuchel, page 80). M. Tuchel a précisé dans son témoignage que, une fois arrivés en Allemagne, les hommes de Trawniki étaient résolument séparés de leur compagnie, puis répartis parmi les unités Tête de mort.

 

[67]      À mon avis, il fait peu de doute que les gardiens de Trawniki étaient non seulement membres des SS, mais, à compter de 1943, membres également des unités SS Tête de mort. Il semble qu’ils n’arboraient pas le tatouage de groupe sanguin que portaient les membres allemands, mais, à tous autres égards, ils faisaient partie de ces unités.

 

V. Les antécédents et le rôle de M. Skomatchuk durant la Deuxième Guerre mondiale

[68]      Cet historique à l’esprit, j’examinerai maintenant le contexte particulier des allégations du ministre.

 

[69]      Plusieurs faits concernant M. Skomatchuk sont énumérés dans l’exposé conjoint des faits déposé par les parties, ou bien ne sont pas contestés.

 

a)      M. Skomatchuk est un Ukrainien de souche, né le 26 février 1921 à Zabje (un village), raion (district) de Kolomea, dans l’oblast (région) Ivano‑Frankivsk. (Zabje et Kolomea figurent dans tous les documents, sous diverses formes orthographiques, dont toutes peuvent s’expliquer par le fait qu’il s’agit de traductions de caractères cyrilliques.) En 1921, l’oblast Ivano‑Frankivsk faisait partie de la Pologne. En 1939, cette région est devenue partie de l’URSS et, en 1941, elle fut occupée par l’Allemagne et devint partie du Gouvernement général.

 

b)      De mai 1945 à mars 1948, M. Skomatchuk se trouvait dans la région de Wels, en Autriche.

 

c)      Le 23 mars 1948, M. Skomatchuk est arrivé au Royaume‑Uni, où il s’est joint à un programme britannique de mise au travail; il n’a jamais obtenu le statut de résident permanent du Royaume‑Uni, ni la nationalité de ce pays.

 

d)      Le 17 mai 1952, M. Skomatchuk quittait Southampton, au Royaume‑Uni, pour le Canada, où il est arrivé le 26 mai 1952 ou vers cette date.

 

[70]      La question cruciale est la suivante : que faisait M. Skomatchuk entre 1943 et 1945? M. Skomatchuk dit qu’il avait été engagé dans un travail forcé pour le régime nazi et que c’est ce qu’il a fait durant cette période. Le ministre prétend que M. Skomatchuk était garde dans les unités allemandes SS et qu’il avait été engagé, du moins au cours d’une partie de cette période, comme garde de camp de concentration. Il est évident que seule l’une de ces versions correspond à la réalité.

 

[71]      L’étape suivante de mon analyse comprend deux parties. D’abord je dois me demander si, d’après la preuve, une personne du nom de Skomatschuk était un gardien de Trawniki qui s’est livré aux activités alléguées par le ministre. La deuxième partie de mon analyse (qui débute au paragraphe 101 ci‑après) portera sur le point de savoir si, selon la prépondérance de la preuve, M. Skomatchuk, le défendeur, était ce gardien de Trawniki.

 

[72]      Il faut bien souligner que le ministre ne dit pas que, durant cette période, M. Skomatchuk a commis des violences. Il dit plutôt que M. Skomatchuk était un gardien de Trawniki.

 

[73]      Pour les deux parties de l’analyse, la preuve présentée par M. Tuchel est particulièrement à propos. M. Tuchel a témoigné, comme je l’ai rapporté plus haut, sur le rôle du camp d’entraînement de Trawniki et sur les gardiens de ce camp. Il s’est aussi exprimé sur les importantes listes de transferts et autres documents qui intéressent le gardien Skomatschuk.

 

A. Le gardien Skomatschuk

[74]      Selon le ministre, la preuve montre qu’il y a eu un gardien SS du nom de Jura Skomatschuk, numéro matricule 3321, dont on peut retracer les déplacements, depuis son arrivée comme recrue à Trawniki, jusqu’à son affectation finale au camp de concentration de Mauthausen.

 

            (1) Les listes de transferts

[75]      Aucune pièce d’identité provenant du camp d’entraînement de Trawniki n’existe pour le gardien Skomatschuk. Les principales références que nous ayons à propos d’un gardien de ce nom apparaissent sur des documents appelés listes de transferts. Les listes de transferts sont des photocopies de documents originaux conservés dans les Archives centrales du Service fédéral de sécurité (FSB) de la Fédération de Russie, à Moscou. Les photocopies sont de qualité inégale et, dans un cas, deux copies distinctes du même document original ont été produites.

 

[76]      Tous ces documents sont semblables dans leur contenu et leur conception. Ils sont dactylographiés en allemand, et certaines portions sont manuscrites, toujours dans cette langue. Chaque document contient aussi des notations manuscrites, en caractères cyrilliques. Les listes font état du transfert de gardiens entre le « camp d’entraînement de Trawniki » et d’autres camps de travail, camps de concentration ou formations SS. Les documents renferment chacun une liste de noms, avec les numéros matricules correspondants, organisés selon le grade. Dans certains cas, les documents indiquent aussi la date de naissance et le lieu de naissance du gardien concerné. Ils sont datés et, dans la plupart des cas, signés. Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Skomatchuk, 2006 CF 730, [2006] A.C.F. n° 928 (QL), j’ai conclu, après avoir instruit une requête sur la recevabilité des listes de transferts, que ces listes seraient admises comme preuve dans la présente instance. Comme je l’indiquais dans ladite décision, plusieurs indices permettent de conclure à la véracité de ces documents :

 

  1. les listes ont été préparées dans le cadre de la gestion des camps de concentration et de la mutation de gardiens d’un lieu à un autre à l’intérieur du système;

 

  1. les documents renferment des listes de noms et autres renseignements factuels; autrement dit, il s’agit de renseignements objectifs et non d’opinions ou de rapports de caractère subjectif;

 

  1. les listes ont été dressées par des personnes qui n’ont aucun intérêt dans la présente instance; elles ne l’ont pas été en prévision d’un litige;

 

  1. les documents ont été préparés à l’époque des faits, ainsi que l’a dit M. Tuchel;

 

  1. les listes présentent toutes des points communs, par exemple une conception uniforme, une structure uniforme et un objet uniforme; sauf quelques exceptions mineures, elles présentent la même forme et le même contenu;

 

  1. six des sept listes sont signées par des officiers supérieurs des SS ou de la police allemande, qui ont été identifiés par M. Tuchel;

 

  1. certains des renseignements figurant dans les listes sont confirmés par d’autres documents d’origine allemande qui ont été examinés par M. Tuchel aux Archives du FSB et ailleurs;

 

  1. les listes de transferts s’accordent avec 30 à 40 listes semblables qui ont été vues par M. Tuchel.

 

[77]      J’ai admis ces documents, sous réserve que M. Skomatchuk puisse produire d’autres preuves et arguments à propos de leur fiabilité. L’unique objection de M. Skomatchuk se rapportait au fait que les documents avaient été détenus par les autorités soviétiques depuis la fin de la guerre. Il donne à entendre que les documents auraient pu être altérés de quelque façon. M. Skomatchuk n’a pas produit d’élément montrant en quoi ou pourquoi ils auraient été ainsi altérés. Rien au dossier ne donne à penser que les autorités soviétiques ou russes ont pu modifier le texte allemand dactylographié des listes de transferts. L’objection de M. Skomatchuk reposant sur ce fondement n’est pas recevable. Par conséquent, je suis d’avis que les listes de transferts constituent une source fiable de renseignements sur l’existence et le mouvement de gardiens SS du camp d’entraînement de Trawniki.

 

            (2) Arrivée au camp d’entraînement SS de Trawniki

[78]      Je commencerai par le témoignage de M. Tuchel selon lequel plusieurs recrues sont arrivées en vue de leur entraînement au camp d’entraînement de Trawniki le 7 avril 1943. Comment ce fait est‑il établi? Dans sa recherche, M. Tuchel a pu examiner les Personalbogen d’un certain nombre de gardiens dont la date indiquée de leur arrivée au camp était le 7 avril 1943. Les numéros matricules qui leur avaient été attribués se situaient entre 3301 et 3398. M. Tuchel a dit que les numéros matricules étaient attribués par ordre numérique et que le numéro d’un garde était exclusif et n’était jamais attribué à un autre. Il s’ensuit qu’un garde portant le numéro 3321 serait arrivé à Trawniki le même jour – c’est‑à‑dire le 7 avril 1943.

 

[79]      Un autre constat intéressant de M. Tuchel est que tous les hommes dont il a pu situer le Personalbogen dans cette série de numéros matricules venaient de la région ukrainienne de Kolomea.

 

[80]      Le numéro matricule 3321 apparaît dans trois listes de transferts. Et, dans chaque cas, le numéro correspond à un homme du nom de « Jura Skomatschuk ». Une liste parle d’un certain « Jura Skomatachuk »; c’est là presque certainement une simple faute de frappe, sans conséquence. Selon moi, la conclusion inéluctable est la suivante : a) un homme du nom de Skomatschuk est arrivé à Trawniki le 7 avril 1943 et a reçu le numéro matricule 3321; b) les listes de transferts qui font état d’un gardien dont le numéro matricule est 3321 parlent de la même personne. Il est également vraisemblable que ce gardien venait de la région de Kolomea, en Ukraine.

 

[81]      Pour établir les antécédents du gardien Skomatschuk, je passe maintenant aux listes de transferts.

 

            (3) Transfert à Poniatowa

[82]      La première liste de transferts qui présente de l’intérêt est celle qui est datée du 25 mai 1943 (la liste de transferts de mai 1943). Cette liste fait état du transfert de gardiens depuis le camp d’entraînement de Trawniki au camp de travail de Poniatowa. Au numéro 21, figure « Skomatschuk, Jura », numéro matricule 3321. M. Tuchel a témoigné que l’information figurant dans cette liste s’accorde avec ce qui se déroulait à Poniatowa à l’époque. D’abord, il y avait là des Juifs qui avaient été transférés vers ce camp de travail ou qui y étaient arrivés depuis le ghetto de Varsovie, après son évacuation. Il fallait plus de gardes pour composer avec le nombre croissant de prisonniers dans le camp. Cette date de transfert s’accorde aussi avec le témoignage de M. Tuchel selon lequel l’entraînement des gardiens de Trawniki durait environ six semaines.

 

[83]      La troisième cohérence interne est qu’il y a une correspondance presque parfaite entre les numéros matricules des gardiens figurant sur la liste de transferts de mai 1943 et ceux des gardiens dont les Personalbogen confirmaient leur arrivée à Trawniki le 7 avril 1943. Comme je l’ai dit plus haut, M. Tuchel a pu trouver des Personalbogen pour les gardiens qui étaient arrivés à Trawniki le 7 avril 1943. Presque tous ces gardiens figuraient sur la liste de transferts de mai 1943.

 

[84]      La quatrième cohérence interne est que, selon le témoignage de M. Tuchel, le nom et la signature figurant sur la liste étaient ceux de Rudolph Heinze, le commandant du camp d’entraînement de Trawniki à l’époque.

 

[85]      En somme, la liste de transferts de mai 1943 établit que le gardien Skomatschuk, numéro matricule 3321, fut transféré du camp d’entraînement de Trawniki au camp de travail de Poniatowa le 25 mai 1943 ou vers cette date.

 

            (4) Transfert à Trawniki

[86]      La deuxième liste de transferts qui présente de l’intérêt (la liste de transferts du 17 novembre 1943) atteste le retour d’environ 120 gardiens de Poniatowa à Trawniki. Au numéro 82, figure le nom « S k o m a t s c h u k, Jura », numéro matricule 3321. Vu l’identité du numéro matricule, je suis d’avis qu’il s’agissait là d’un retour à Trawniki du même gardien Skomatschuk que celui qui avait été envoyé à Poniatowa le 25 mai 1943 ou vers cette date.

 

[87]      M. Tuchel a témoigné que ce transfert d’environ 120 gardiens de Poniatowa à Trawniki, le 17 novembre 1943 ou vers cette date, présente une cohérence interne avec un événement d’importance qui a eu lieu à Poniatowa les 2 et 3 novembre 1943. Cet événement, appelé Opération « Fête des moissons », et évoqué plus haut, s’est soldé par l’assassinat de la plupart des prisonniers du camp. Le transfert de gardiens de Poniatowa à Trawniki, environ deux semaines après la tuerie, concorde avec cet événement.

 

[88]      Une autre preuve de cohérence est le témoignage complémentaire de M. Tuchel selon lequel il a reconnu la signature « Erlinger » du chef des commandos, à Poniatowa.

 

[89]      Comme je l’ai dit plus haut, le camp d’entraînement et les camps de travail qui étaient rattachés au camp de Trawniki, dont Poniatowa, s’associèrent en septembre 1943 à un camp de concentration, à Lublin, la principale ville de la région. À partir de cette date, Poniatowa fut un camp de concentration, et les gardes SS qui s’y trouvaient devinrent des gardes de camp de concentration.

 

[90]      Je suis persuadée que cette liste de transferts établit que le gardien Skomatschuk faisait office de garde à Poniatowa le 17 novembre 1943 et qu’il fut transféré de Poniatowa à Trawniki vers cette date. Cette liste de transferts établit aussi que le gardien Skomatschuk était garde à Poniatowa à l’époque où Poniatowa était un camp de concentration.

 

            (5) Transfert à Sachsenhausen

[91]      La troisième liste de transferts qui présente de l’intérêt (la liste de transferts du 20 novembre 1943) porte la date du 20 novembre 1943. Au numéro 21 de la liste, on peut lire « S k o m a t a c h u k, Jura », numéro matricule 3321, « geb.am [date de naissance] 21.2.21 à Schabie, Kolomea ». Cette liste de transferts montre que, trois jours après que les gardiens figurant sur la liste de transferts du 17 novembre 1943 furent ramenés à Trawniki depuis Poniatowa, ils furent envoyés à Sachsenhausen, près de Berlin, en Allemagne.

 

[92]      Ce transfert concorde avec le témoignage de M. Tuchel selon lequel, à partir de 1943, des hommes de Trawniki furent échangés avec des gardiens allemands venant de camps de concentration de l’Allemagne elle‑même (voir ci‑dessus, à partir du paragraphe 65). Comme l’a dit M. Tuchel, lorsque les gardiens quittaient le camp de Trawniki pour servir dans le Reich allemand, des registres étaient conservés qui indiquaient le nom, la date de naissance et le lieu de naissance. Les Personalbogen de ces gardes furent eux aussi envoyés à Sachsenhausen. Comme nous le savons maintenant grâce au témoignage de M. Tuchel (et comme je l’indique plus haut, au paragraphe 60), l’unique raison pour laquelle nous avons une copie de cette liste de transferts est qu’une copie en fut conservée dans les registres de Trawniki. Une bonne partie des documents provenant des camps de concentration du Reich allemand fut détruite par les autorités des camps devant l’avancée des forces alliées, mais de nombreux documents furent saisis à Trawniki par les Russes lors de la libération du camp.

 

[93]      Également selon cette liste de transferts du 20 novembre 1943, les hommes qui y sont énumérés auraient été recrutés environ sept mois et demi auparavant comme volontaires dans la région de Lublin et de Galicie (également appelée Kolomea). La note figurant sur la liste, dans sa traduction, nous apprend ce qui suit :

[traduction] Les hommes susmentionnés sont des volontaires des districts de Lublin et de Galicie et des recrues qui ont été rassemblées, mobilisées et entraînées par le bureau local.

 

[94]      Eu égard à cette preuve, je suis persuadée que le gardien Skomatschuk fut transféré de Trawniki au camp de concentration de Sachsenhausen le 23 novembre 1943 ou vers cette date.

 

            (6) Transfert au camp de concentration de Mauthausen

[95]      Le ministre n’a pas produit d’autres listes de transferts, mais a fait valoir que, selon la preuve, il est permis d’affirmer que le gardien Skomatchuk fut transféré de Sachsenhausen au camp de concentration de Mauthausen, en Autriche.

 

[96]      La recherche de M. Tuchel sur le transfert de gardiens à Sachsenhausen le 20 novembre 1943 est décrite dans son rapport, aux pages 93 à 109. Il s’est exprimé sur les circonstances du transfert et a été soumis à un contre‑interrogatoire. En résumé, son témoignage est le suivant :

 

  • Sachsenhausen était une « station de transition », ce qui veut dire que les gardiens étaient envoyés vers d’autres camps depuis cet endroit;

 

  • sur les 224 gardiens qui furent envoyés à Sachsenhausen depuis Trawniki (en deux transferts, dont l’un était le transfert du 20 novembre 1943), la plupart furent transférés vers d’autres camps;

 

  • un examen de 43 Personalbogen qui ont subsisté montre que 34 de ces 43 hommes de Trawniki furent envoyés au camp de concentration de Mauthausen ou à Gusen, un camp satellite du camp de Mauthausen, au cours des semaines qui ont suivi leur transfert à Sachsenhausen.

 

[97]      Au vu de cette preuve, M. Tuchel a exprimé l’opinion suivante :

[traduction] Il est très probable que [le gardien Skomatschuk] ait accompagné d’autres hommes depuis Trawniki et qu’il ait été envoyé au camp de concentration de Mauthausen.

 

[98]      L’opinion de M. Tuchel n’établit pas absolument, selon moi, que le gardien Skomatschuk fut envoyé à Mauthausen ou à Gusen. Néanmoins, un transfert à Mauthausen est plausible et confirmé par la preuve présentée par M. Tuchel. Bien qu’elle ne soit pas en soi persuasive, la preuve attestant le déplacement de gardiens de Trawniki vers ces camps pourrait m’aider à arriver à une conclusion générale concernant le défendeur.

 

            (7) Conclusion

[99]      Après examen attentif de la preuve et du témoignage de M. Tuchel, je suis d’avis, selon la prépondérance de la preuve, qu’il y a eu un gardien du nom de Jura Skomatschuk, numéro matricule 3321, qui :

 

a)      venait de la région de Kolomea, en Ukraine;

 

b)      a été entraîné comme gardien SS au camp d’entraînement SS de Trawniki, à partir d’avril 1943;

 

c)      fut déployé comme garde au camp de travail de Poniatowa à partir de mai 1943, camp qui devint un camp de concentration en septembre 1943;

 

d)      a tenu lieu de garde de camp de concentration à Poniatowa durant au moins une certaine période avant le 17 novembre 1943, date à laquelle il fut transféré de nouveau à Trawniki;

 

e)      fut transféré au camp de concentration de Sachsenhausen le 20 novembre 1943 ou vers cette date.

 

[100]    À ce stade de mon analyse, la preuve ne me permet pas d’affirmer que le gardien Skomatchuk fut transféré à Mauthausen. Néanmoins, un tel transfert est plausible et pourrait être confirmé par d’autres preuves.

 

B. Identité du gardien Skomatschuk

[101]    Ma conclusion selon laquelle il y a eu un gardien Skomatschuk qui a été entraîné au camp d’entraînement SS de Trawniki et qui a fait fonction de garde de camp de concentration ne met pas un terme au présent examen. Il faut maintenant se demander s’il s’agit bien de celui qui est aujourd’hui le défendeur dans la présente instance.

 

[102]    Je ferais observer d’abord que le patronyme « Skomatchuk » est diversement orthographié au dossier. Même les documents produits par le défendeur donnent plusieurs orthographes, par exemple « Skomaczuk ». À mon avis, ces divergences peuvent s’expliquer par la traduction du nom, en anglais ou en allemand, à partir de caractères cyrilliques. Phonétiquement, « Skomatchuk », « Skomatschuk », « Skomachuk » et « Skomaczuk » sont identiques; l’emploi d’une orthographe différente ne veut pas dire nécessairement qu’il s’agit d’une personne différente.

 

            (1) Acte de naissance

[103]    Je commencerai par un examen de la preuve se rapportant à la naissance de M. Skomatchuk. Il est admis que M. Skomatchuk est né le 26 février 1921 à Zhabye, en Pologne, ou près de cette localité. Cette région de la Pologne fait aujourd’hui partie de l’Ukraine. M. Skomatchuk n’a produit aucune pièce attestant sa naissance, bien qu’il lui fût loisible de le faire.

 

[104]    Le ministre a produit un document censé constituer un acte de naissance. Cet acte de naissance, dans sa traduction, contient les renseignements suivants :

 

Nom de famille                                   SKOMACHUK

Prénom                                               YURIY

Date de naissance                              26 février 1921

Lieu de naissance                              localité (village)          village de I’ltsi

                                                            District                        Verkhovins’kyi

                                                            Région (pays)                         Ivano‑Frankivs’ka

Renseignements sur le père              Nom de famille           SKOMACHUK

                                                            Prénom                       IVAN

                                                            Nom patronymique    ILLICH

Information sur la mère                     Nom de famille           SKOMACHUK /née Stefurak

                                                            Prénom                       EVDOKIYA

                                                            Nom patronymique    LUK”YANIVNA

 

[105]    Cet acte de naissance a été produit comme copie certifiée conforme, signée par P. Rashkovs’ka, et délivrée par la Direction des affaires judiciaires de la région d’Ivano‑Frankivs’k, Bureau de l’état civil, ministère ukrainien de la Justice. Je n’ai aucune raison de douter de son authenticité ou de la véracité de son contenu. Il reste évidemment à savoir si ce document constitue l’acte de naissance de M. Skomatchuk.

 

[106]    Certains des renseignements contenus dans cet acte de naissance correspondent à ceux figurant dans d’autres documents que j’ai devant moi. L’un de ces documents, mentionné par le ministre, a été délivré par l’administration municipale de la ville de Wels, en Autriche, durant l’année 1946. M. Skomatchuk reconnaît s’être trouvé dans cette région après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ce document, tel qu’il a été traduit, le père de M. Skomatchuk porte le prénom de « Ivan », et sa mère le prénom de « Jodnha », nom de jeune fille « Stefirak ». Le prénom de la mère semble différent, mais les autres noms sont les mêmes (sous réserve de variations orthographiques pouvant s’expliquer par la traduction à partir de caractères cyrilliques). Ce document indique une date de naissance du 26 février 1921 et précise que la localité/ville de sa naissance est Kolomeja, dans le district de Kosin, en Ukraine.

 

[107]    Un autre document (pièce D‑3), daté du 3 mars 1948, nous apprend que les parents de M. Skomatchuk sont « Ivan » et « Jawdoka », que son lieu de naissance est « Zabje » et que sa date de naissance est le 26 février 1921.

 

[108]    Des mentions de la date et du lieu de naissance de M. Skomatchuk figurent également dans un document de réception rempli à l’arrivée de M. Skomatchuk dans la ville de Québec le 26 mai 1952. Dans ce document, M. Skomatchuk écrit qu’il est né à Zarje, en Ukraine, le 26 février 1921. La demande de citoyenneté présentée par M. Skomatchuk en date du 13 juin 1957 précise également qu’il est né à « Zabje, en Ukraine », le 26 février 1921.

 

[109]    Un examen de la géographie de cette région d’Ukraine montre que les endroits portent souvent plus d’un nom. D’autres complications découlent de la diversité des orthographes. Ainsi, Kolomeja, localité évoquée plus haut, peut s’écrire Kolomyia, Kolomyja, Kolomea ou Colomeea. La région d’Ivano‑Frankivs’ka, où se trouvent tous les endroits considérés, fait partie d’une zone historiquement appelée la Galicie. Les villes d’I’ltsi (également appelée Il’tsya, Il’ci) et de Zabje (également appelée Zarje, Zhabye, Zabie et Schabje) sont deux petits villages du district de Verkhovyna, dans la région d’Ivano‑Frankivs’ka, à quelques kilomètres l’une de l’autre. Le district de Verkhovyna comprend aussi une ville (ou un « village urbain ») appelée Verkhovyna. Globalement, le district est également connu sous le nom de Kolomea.

 

[110]    Selon le ministre, aucune autre personne du nom de Jura Skomatchuk n’est née dans cette région en 1921. Pour le prouver, le ministre renvoie à une correspondance échangée avec des fonctionnaires ukrainiens. Interrogé sur les actes de naissance de « Skomatchuk », le conseiller principal en matière de justice, le sous‑procureur de la région d’Ivano‑Frankivs’k, a donné la réponse suivante le 28 septembre 2004 :

[traduction] Selon les données fournies par le Service des actes de l’état civil de l’Administration de la justice du district de Verkhovyna, il n’existe aucun registre attestant la naissance d’un citoyen appelé JURII SKOMATCHUK en février 1921 dans le village de Zha’ye. Cependant, il existe un registre se rapportant à un citoyen du nom de YURII IVANOVYCH SKOMACHUK, né le 26 février 1921 dans le village d’Il’tsi, dont les parents étaient Ivan Illich Skomachuk et Yevdkiya Luk’yanivna [Skomachuk].

 

[111]    Une lettre datée du 25 mars 2005, adressée par le ministère de la Justice de l’Ukraine, région de Verkhovyna, a été reçue par les fonctionnaires du cabinet du ministre à Ottawa, en réponse à une demande qu’ils avaient faite afin que soit recherchée toute autre personne née dans cette région durant l’année 1921. Les passages pertinents de la réponse, dans sa traduction, se présentent ainsi :

[traduction]   Selon les données du Bureau de l’état civil du département de la Justice du district de Verkhovyna, il n’existe aucun acte de naissance relatif au citoyen Yuriy Skomachuk, du village de Zhabye (village urbain du district de Verkhovyna) pour l’année 1921.

 

Cependant, le Bureau de l’état civil du département de la Justice du district de Verkhovyna détient un acte de naissance se rapportant à plusieurs citoyens portant le nom de famille Skomachuk, avec d’autres prénoms, enregistrés dans la ville d’Iltsi, district de Verkhovyna...

 

[112]    Le nom, la date de naissance et le nom patronymique, Ivanovich, correspondent à ceux qui apparaissent dans d’autres documents que j’ai devant moi. La seule différence semble être le lieu de naissance. Les actes de naissance détenus par le district n’indiquent personne du nom de Skomatchuk qui serait né à Zhabye en 1921, mais ils montrent que quatre personnes du nom de Skomachuk sont nées à Iltsi. La quatrième inscription est la suivante :

 

Skomachuk, Yuriy Ivanovych, 26 février 1921

 

[113]    S’agissant de l’enregistrement dans un village différent de celui qui fut plus tard indiqué par M. Skomatchuk, je relève que les deux villages se trouvent dans la même région, à quelques kilomètres de distance. De plus, il appert de la preuve que M. Skomatchuk vivait dans une ferme de la région, très probablement à l’extérieur d’une ville ou d’un village. Il est très vraisemblable que ses parents aient déclaré sa naissance à Iltsi plutôt qu’à Zhabje. Cela est confirmé par les renseignements reçus des fonctionnaires ukrainiens, qui ont dit qu’aucune naissance d’un Skomatchuk ou Skomachuk n’a été enregistrée à Zhabje. Sauf si sa naissance n’a pas été enregistrée (ce que n’a pas donné à entendre M. Skomatchuk), l’enregistrement, à Iltsi, de « Skomachuk, Yiriy Ivanovych » est logiquement celui de M. Skomatchuk.

 

[114]    Les documents laissent apparaître une autre incohérence, qui concerne le prénom de la mère. Selon l’acte de naissance, le prénom de la mère, dans sa traduction, était « Evdokiya ». Une autre mention de la mère de M. Skomatchuk figure dans le document délivré en 1946 par la municipalité de Wels; dans ce document, le prénom de la mère est traduit de manière à donner en allemand « Jodnha ». Le nom de jeune fille est presque identique. La différence de prénom pourrait s’expliquer par la traduction de l’alphabet cyrillique vers l’allemand ou le français. Il est possible aussi que la mère de M. Skomatchuk ait eu plus d’un prénom. Dans le seul autre document qui fait état des noms de ses parents, un document de 1952, la mère de M. Skomatchuk apparaît sous le nom de « Jawdoka », un prénom beaucoup plus proche phonétiquement de « Evdokiya ». Je n’accorde pas beaucoup de poids à la différence entre les prénoms; cette différence n’établit certainement pas que la personne née Yuriy Skomachuk ne peut pas être le défendeur dans la présente instance.

 

[115]    À mon avis, eu égard à cette preuve, il est très probable que Jura Skomatchuk soit la personne désignée sous le nom de Yuriy Skomachuk dans l’acte de naissance. Je suis persuadée que, selon la prépondérance de la preuve, l’information figurant dans l’acte de naissance témoigne exactement des circonstances de la naissance de M. Skomatchuk, le défendeur dans la présente instance.

 

            (2) Liens entre M. Skomatchuk et le gardien Skomatschuk

[116]    Ayant établi les détails se rapportant à la naissance du défendeur, j’examinerai maintenant la preuve qui prétend rattacher le défendeur au gardien Skomatschuk.

 

[117]    Le premier lien, et le plus évident, est le nom. Abstraction faite d’une variation orthographique mineure, les deux noms, « Jura Skomatchuk » et « Jura Skomatschuk », sont identiques.

 

[118]    Le lieu de naissance est aussi le même. D’après la liste de transferts du 20 novembre 1943, le lieu de naissance du gardien Skomatschuk est « Schabie, Kolomea ». L’exposé conjoint des faits indique que le lieu de naissance du défendeur est « Zabje (Kolomea), Pologne ». M. Skomatchuk n’a pas contesté que « Schabie » et « Zabje » se réfèrent au même lieu. Les variations orthographiques peuvent s’expliquer par le fait que le toponyme a été traduit, à partir de caractères cyrilliques, en allemand ou en anglais.

 

[119]    L’unique différence constatée entre le gardien Skomatschuk et le défendeur est la date de naissance. Dans la liste de transferts du 20 novembre 1943, la date de naissance indiquée est le 21 février 1921. Sauf cette exception, la preuve indique toujours le 26 février 1921 comme date de naissance, y compris dans l’acte de naissance susmentionné. Cette différence de cinq jours sur la liste de transferts permet‑elle de conclure que le gardien Skomatschuk n’est sans doute pas le défendeur? En l’absence d’autres preuves sur la question, la différence pourrait être déterminante. Cependant, j’ai devant moi des éléments qui m’autorisent à conclure que la date différente apparaissant sur la liste de transferts est probablement sans conséquence. La même liste de transferts du 20 novembre 1943 selon laquelle sa date de naissance est le 21 février 1921 précise aussi que le lieu de naissance du gardien Skomatschuk est Schabie, Kolomea. Comme nous l’avons vu plus haut, la lettre reçue du Bureau du procureur de l’Ukraine nous apprend qu’aucune autre personne portant le nom Jura Skomatchuk ou Skomachuk n’est née dans cette région en 1921. Il s’ensuit que la date du 21 février 1921 a tout probablement été inscrite par erreur sur la liste de transferts.

 

[120]    Sans plus d’éléments, il est raisonnable de conclure que le gardien Jura Skomatschuk et le défendeur sont une seule et même personne. Cependant, cette conclusion doit non seulement être raisonnable, elle doit aussi être vraisemblable.

 

[121]    D’autres éléments ont été produits, qui concernent cet aspect. Certains d’entre eux permettent d’affirmer que M. Skomatchuk était le gardien de Trawniki. Je reconnais que, considéré isolément, aucun élément ne serait à lui seul déterminant. Néanmoins, il faut considérer la preuve globalement pour pouvoir dire si les faits qu’elle établit sont probables. Il importe également d’examiner les divers éléments pour voir s’ils sont concordants ou s’ils jettent le doute sur des conclusions factuelles. S’ils sont concordants, ils contribueront à accroître le niveau de probabilité ou de plausibilité. S’ils ne le sont pas, ou s’ils sont contradictoires, le niveau de probabilité en sera amoindri.

 

[122]    Selon le témoignage de M. Tuchel, confirmé par la preuve documentaire, le gardien Skomatschuk est arrivé au camp d’entraînement de Trawniki le 7 avril 1943, avec un groupe de recrues originaires du district de Kolomea ou de Galicie. Une autre mention du district de Kolomea apparaît dans la liste de transferts du 20 novembre 1943, où les hommes sont décrits comme des « volontaires des districts de Lublin et de Galicie ». Nous savons que la région de Kolomea est également appelée « Galicie ». Cette mention de la Galicie concorde avec la date de l’arrivée du gardien Skomatschuk au camp.

 

[123]    Nous savons aussi que le défendeur se trouvait à Zhabje en février 1943. M. Skomatchuk a produit en preuve un document, daté du 5 février 1943, du Comité d’aide ukrainien de Kolomea, délégation de Zhabye. Dans cette « Attestation », l’auteur écrit que « Skomachuk Jura », né en 1921 et habitant le « Kolomea Distrikt Galicia » est aryen, d’origine ethnique non juive, et qu’il appartient au groupe ethnique ukrainien. Il est raisonnable d’en déduire que M. Skomatchuk se trouvait dans cette région en février 1943. Cela concorde avec l’argument du ministre selon lequel il est arrivé à Trawniki depuis cette région en avril 1943.

 

[124]    Est incontestée par ailleurs la preuve selon laquelle M. Skomatchuk se trouvait à Wels, ou près de Wels, en Autriche, dans les jours qui ont suivi la fin de la guerre. M. Skomatchuk a présenté un livret de travail délivré le 27 novembre 1946 à « Jura Skomaczuk » par le Bureau de placement de Wels. L’employeur de M. Skomatchuk a signé ce document, reconnaissant que M. Skomatchuk avait travaillé pour lui à Wels depuis le 27 novembre 1946. Le ministre a produit en preuve un document délivré par l’Administration municipale de la ville de Wels durant l’année 1946. Selon ce document, M. Skomatchuk se serait trouvé à Ebensee du 14 mai 1945 au 11 novembre 1945, date à laquelle il est parti pour Wels. Le document précise aussi que M. Skomatchuk était venu à Ebensee depuis Puchberg. Un autre document versé au dossier est une confirmation délivrée le 25 avril 2002 par le Régime régional d’assurance santé de la Haute‑Autriche. Ce document confirme que Jura Skomatchuk, né le 26 février 1921, était assuré du 28 mai 1945 au 22 novembre 1946, période au cours de laquelle il était travailleur agricole pour M. H.M. Geusau, à Puchberg. En somme, la preuve est sans équivoque : M. Skomatchuk se trouvait dans les environs de Puchberg ou Ebensee le 14 mai 1945.

 

[125]    Pour mettre en contexte l’importance de cette preuve, je renvoie au témoignage de M. Tuchel. Il a dit que les soldats américains avaient libéré les camps de Mauthausen et Gusen les 6 et 7 mai 1945. Ebensee était un camp satellite de Mauthausen; et Puchsberg n’était qu’à 50 kilomètres de Mauthausen. Ainsi, quelques jours après la libération de ces camps, M. Skomatchuk se trouvait à Puchsberg, très près du camp de Mauthausen.

 

[126]    Deux explications distinctes sont proposées quant à l’endroit où se trouvait M. Skomatchuk à l’époque. Le ministre dit qu’il se trouvait dans cette région à l’époque parce que, jusqu’au 6 mai 1945, il était garde SS à Mauthausen ou dans l’un de ses camps satellites. M. Skomatchuk dit que, à partir de mars 1943, il fut enrôlé par les Allemands pour faire un travail forcé. Il dit que, après la guerre, il a pu trouver un emploi de travailleur agricole près de Wels, en Autriche. Les deux versions sont plausibles, mais seule l’une d’elles est conforme à la vérité.

 

[127]    Comme je l’ai déjà dit, M. Skomatchuk n’a pas comparu comme témoin pour s’exprimer sur les affirmations faites dans sa défense. Dans ce document, M. Skomatchuk écrit ce qui suit :

[traduction] Durant certaines périodes au cours des années 1943 à 1945, il a été enrôlé par les forces allemandes d’occupation pour faire un travail forcé. Le défendeur dit qu’il était contraint de se déplacer d’un endroit à un autre. Il n’a pas aujourd’hui connaissance des endroits exacts où il se trouvait durant ces années. [Non souligné dans l’original.]

 

[128]    Il n’avance qu’une seule preuve au soutien de cette affirmation contenue dans sa défense. Ladite preuve (la pièce D‑3) est un document daté du 1er août 1952 qui fait l’objet d’une ordonnance de confidentialité. Les faits relatés dans ce document ne concordent pas avec la version des événements donnée par M. Skomatchuk dans sa défense. Il écrit, dans sa défense, qu’il n’a pas connaissance des endroits exacts où il se trouvait, alors que dans le document de 1952, il est clairement précisé que, à cette époque‑là, M. Skomatchuk disait qu’il avait travaillé dans une ferme près de Wels, en Autriche, durant 14 mois.

 

[129]    Il y a une nette différence entre le fait de ne pas savoir où l’on se trouvait et le fait d’avoir travaillé dans une ferme durant 14 mois à un endroit nommément désigné. Vu que c’est là l’unique preuve se rapportant à la version donnée par M. Skomatchuk à propos de ses activités en temps de guerre, cette contradiction interne amoindrit la crédibilité de son affirmation.

 

[130]    Même si je pouvais admettre que cette nouvelle version est le résultat du passage du temps, la teneur de la pièce D‑3 me cause d’autres difficultés. M. Skomatchuk n’a produit aucun élément expliquant l’origine ou la raison d’être de ce document. D’après moi, le document semble constater des faits rapportés par M. Skomatchuk à un fonctionnaire. Il ne se réfère à aucun autre document confirmant ou pouvant confirmer l’affirmation du défendeur selon laquelle il avait été travailleur agricole. Le document ne corrobore pas en soi ce que disait son auteur, ni ne prouve qu’une enquête fut faite par un tiers. Vu les doutes que suscite dans mon esprit ce document, je ne crois pas qu’il atteste la véracité de son contenu. Sans autre élément, le document ajoute peu aux affirmations non étayées de M. Skomatchuk sur ses activités en temps de guerre.

 

[131]    En revanche, la version des événements donnée par le ministre trouve appui dans la preuve. Comme je l’ai dit, aucune preuve explicite ne rattache le gardien Skomatschuk au camp de concentration de Mauthausen; aucune liste de transferts n’a été trouvée qui atteste le transfert du gardien Skomatschuk de Sachsenhausen à Mauthausen. Cependant, nous avons le témoignage crédible et méticuleux de M. Tuchel selon lequel la majorité des gardiens de Trawniki qui furent transférés à Sachsenhausen ont été transportés à Mauthausen, ou vers l’un de ses satellites, à Gusen. On aurait là une explication raisonnable de la présence du gardien Skomatschuk dans cette région immédiatement après la libération du camp de concentration; elle confirme un peu plus les affirmations générales du ministre. Si l’on y ajoute l’endroit incontesté où se trouvait Jura Skomatchuk, c’est‑à‑dire à Wels, immédiatement après la libération du camp de concentration voisin, alors la preuve produite est persuasive.

 

[132]    Il n’est pas absolument nécessaire que la preuve établisse un lien entre le défendeur et le camp de concentration de Mauthausen. Même sans la preuve directe et incontournable d’un transfert de Sachsenhausen à Mauthausen, il n’est pas inconcevable que le gardien Skomatschuk se soit rendu en Autriche depuis Sachsenhausen (Allemagne) à la fin de guerre ou vers cette époque.

 

[133]    Une dernière remarque à propos des arguments de M. Skomatchuk. Compte tenu des références au gardien Jura Skomatschuk dans les listes de transferts, je suis persuadée qu’une telle personne a existé. Les listes n’ont pas été fabriquées avec des noms fictifs. La preuve me permet de suivre, d’une manière assez certaine, les déplacements de cette personne. Si j’admets la version donnée par M. Skomatchuk pour ses activités en temps de guerre, alors je devrais admettre qu’il y a eu plus d’une personne portant un nom presque identique à celui de M. Skomatchuk, que cette personne est née le même mois et la même année et dans le même village, et qu’elle a quitté ce village au même moment en 1943 que le gardien Skomatschuk. Or, la preuve nous enseigne qu’une seule personne portant un nom comme celui‑ci est née ce mois‑là, cette année‑là et dans cette région‑là.

 

[134]    En résumé, il m’est impossible d’admettre les prétentions de M. Skomatchuk concernant ses activités durant la période de 1943 à 1945. Le ministre quant à lui a présenté une preuve crédible qui rattache les activités du gardien Skomatschuk au défendeur.

 

C. Conclusion

[135]    La preuve que j’ai devant moi satisfait à l’obligation qui incombait en l’espèce au ministre. Je suis persuadée que M. Skomatchuk était vraisemblablement le gardien Skomatschuk, numéro matricule 3321. Plus exactement, M. Skomatchuk était un garde SS qui :

 

a)      fut entraîné au camp d’entraînement SS de Trawniki, à partir d’avril 1943;

 

b)      fut affecté comme garde au camp de travail de Poniatowa en mai 1943, lequel camp de travail devint un camp de concentration en septembre 1943;

 

c)      fut intégré à compter de 1943 dans les Unités SS « Tête de mort »;

 

d)      fut un garde SS au camp de concentration de Poniatowa durant l’Opération « Fête des moissons » en novembre 1943, lorsque des milliers de Juifs furent assassinés;

 

e)      fut garde dans le camp de concentration de Sachsenhausen, en Allemagne, ou dans le camp de concentration de Mauthausen, en Autriche, ou dans les deux camps, à compter du 7 octobre 1943.

 

VI. Immigration de M. Skomatchuk au Canada

[136]    M. Skomatchuk n’est pas arrivé directement au Canada depuis l’Autriche. Il s’est d’abord rendu au Royaume‑Uni, en mars 1948, où il a travaillé comme ouvrier. Au cours de 1952, il a demandé à immigrer au Canada. La manière dont sa demande d’immigration au Canada a été traitée intéresse particulièrement la présente instance.

 

[137]    J’arrive à la conclusion, selon la prépondérance de la preuve, que M. Skomatchuk était un garde de camp de concentration. Le ministre fait valoir que ce fait, à lui seul, aurait rendu M. Skomatchuk interdit de territoire en 1952. En bref, ce que dit le ministre, c’est que les gardes SS de camps de concentration formaient une catégorie frappée d’interdiction absolue. Selon le témoignage de M. Avery, ces personnes étaient considérées comme les individus les plus « odieux » lorsqu’étaient examinées leurs activités en temps de guerre. Le ministre dit que, entre 1945 et 1955, l’admission de ces personnes au Canada était absolument proscrite, et un officier de la GRC n’avait pas le pouvoir de les déclarer admissibles pour cause de coercition, pour raisons d’ordre humanitaire ou parce qu’ils avaient pu être d’un grade subalterne. Par conséquent, la position du ministre est que M. Skomatchuk a dû présenter aux fonctionnaires de l’immigration un compte rendu déformé de ses activités durant la Deuxième Guerre mondiale, et cela afin d’obtenir son admission au Canada en 1952.

 

[138]    Les parties admettent que M. Skomatchuk a été interrogé par un officier de la GRC à Liverpool, avant d’arriver au Canada. Cet officier était Mitchell G. Owens, qui a comparu comme témoin pour le ministre dans la présente instance. M. Owens ne se souvient pas précisément de son entretien avec M. Skomatchuk, mais il est entendu qu’il a bien eu affaire à lui.

 

[139]    Cette conclusion capitale comporte plusieurs points accessoires :

 

  • Comment la politique canadienne d’immigration s’était‑elle développée jusqu’à l’époque considérée?

 

  • En 1952, le Canada avait‑il pour principe d’interdire l’admission sur son territoire les gardes de camps de concentration?

 

  • En 1952, des fonctionnaires canadiens ont‑ils interrogé M. Skomatchuk au Royaume‑Uni sur ses activités en temps de guerre?

 

  • En 1952, au Royaume‑Uni, les responsables canadiens du contrôle de sécurité, dont M. Owens, observaient‑ils la politique d’exclusion des gardes de camps de concentration?

 

A. Évolution de la politique canadienne d’immigration

[140]    Pour assister la Cour, le ministre a déposé 1834 pièces, consistant en documents et communications de tous les niveaux de gouvernement : Directives du Cabinet; décrets; procès‑verbaux du conseil de sécurité (un conseil interministériel spécialement constitué et relevant du Cabinet); des communications internes qui ont circulé au sein des ministères fédéraux compétents, ou dont la source ou l’origine était un ministère fédéral; enfin des notes de service et autres communications reçues ou envoyées par l’administration et les officiers de la GRC sur le terrain. Dans les sections suivantes des présents motifs, je ne me réfère qu’à quelques‑uns de ces documents, pour illustrer les points soulevés ou pour appuyer le témoignage de M. Avery.

 

[141]    Le ministre a aussi présenté le témoignage de M. Donald Avery, un historien, pour qu’il expose les politiques et pratiques suivies au Canada en matière d’immigration. Il a été reconnu comme témoin expert dans les domaines suivants :

 

  • les politiques d’immigration antérieures et postérieures à la Deuxième Guerre mondiale, ainsi que les règlements et décrets intéressant lesdites politiques;

 

  • la politique canadienne d’immigration postérieure à la guerre, ainsi que sa mise en œuvre;

 

  • le processus de sélection des immigrants, notamment le rôle de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) dans les contrôles et vérifications sécuritaires, avant, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale;

 

  • l’interaction des organisations canadiennes et européennes pour les réfugiés, notamment l’Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction (UNRRA), le Comité intergouvernemental des réfugiés, la Commission préparatoire de l’Organisation internationale pour les réfugiés (PCIRO), enfin l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR).

 

[142]    M. Avery a rédigé un rapport intitulé [traduction] « Étude de la politique canadienne d’immigration et des contrôles sécuritaires en la matière, 1945‑1956 : Rapport d’information préparé pour la Section des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, ministère de la Justice (affaire Josef Skomatchuk) », daté de mars 2006 (le rapport Avery). Ce rapport a été déposé comme pièce dans la présente instance.

 

[143]    M. Skomatchuk n’a pas contesté les dépositions de M. Avery; son avocat s’est exprimé clairement et sans équivoque sur ce point lorsqu’il a dit [traduction] « je vais vous demander d’accepter sans réserve son témoignage à la fin de l’audience » (c’est moi qui souligne). M. Skomatchuk n’a produit ni preuves ni témoins à propos des politiques et pratiques en matière d’immigration.

 

[144]    Ainsi que l’attestent plusieurs documents produits par le ministre et évoqués par M. Avery, la politique du Canada en matière d’immigration avant la Deuxième Guerre mondiale était simple. À partir de 1931, il s’agissait en fait d’une politique d’exclusion. Seule une catégorie très restreinte d’étrangers était autorisée à venir au Canada (décret C.P. 695, 21 mars 1931).

 

[145]    La fin de la Deuxième Guerre mondiale changea les choses. Le Canada fut appelé à accepter un certain nombre de personnes déplacées et, à partir de 1946, il répondit à cette nécessité. L’examen de la révision progressive de la politique canadienne montre cependant que l’assouplissement de la politique d’exclusion n’eut lieu que d’une manière très limitée. L’un des premiers exemples de l’admissibilité élargie concernait les familles de Canadiens, au titre du « régime des proches parents ». Un autre concernait le « régime du réservoir de main‑d’œuvre », destiné à combler la pénurie de main‑d’œuvre au Canada.

 

[146]    Je peux donc dire avec certitude que la règle appliquée en 1952 était celle de l’admissibilité contrôlée de personnes déplacées. Ce n’est qu’après entente aux échelons les plus élevés du gouvernement que telle ou telle catégorie de personnes pouvait être admise à immigrer au Canada. Tout au long de cette ouverture graduelle des frontières du Canada, deux aspects sont restés inchangés. Le premier est que ce sont les officiers de la GRC sur le terrain qui étaient chargés du contrôle sécuritaire des personnes déplacées, et ils exerçaient cette fonction en procédant à des interrogatoires individuels. Le deuxième aspect est que certaines catégories de personnes ne devaient pas être admises au Canada. J’examinerai chacun de ces aspects.

 

B. Le rôle de la GRC

[147]    Le rôle joué par la GRC dans le contrôle de M. Skomatchuk doit être défini. J’ai eu l’avantage d’entendre le témoignage de M. Mitch Owens, un officier de la GRC qui a interrogé de 1952 à 1953 les immigrants désireux de se rendre au Canada, via Liverpool. J’ai également de nombreux documents gouvernementaux de cette période, qui concernent le processus canadien d’immigration en vigueur en Europe de 1946 à 1955. Enfin, j’ai aussi eu l’avantage d’entendre le témoignage et de lire le rapport de l’un des témoins experts, M. Avery.

 

[148]    En général, les personnes déplacées européennes, y compris celles qui habitaient au Royaume‑Uni, telles M. Skomatchuk, devaient obtenir le feu vert d’une équipe de fonctionnaires de l’immigration avant qu’un visa leur soit délivré. Cette équipe comprenait un fonctionnaire de l’immigration, un médecin et un officier examinateur de la GRC. L’officier de la GRC était seul chargé d’enquêter sur chaque immigrant potentiel et d’approuver cet immigrant ou de le refouler pour raisons de sécurité. Un refoulement pour raisons de sécurité mettait fin à la demande de visa d’immigrant. Les officiers de la GRC ne communiquaient pas aux autres membres de l’équipe d’immigration ou à l’immigrant potentiel les raisons qu’ils avaient de rejeter une demande. De plus, leurs décisions étaient définitives et ne pouvaient faire l’objet d’un appel ou d’une révision (contrairement à la décision de l’agent d’immigration, dont il pouvait être fait appel).

 

[149]    M. Avery a témoigné que, après la guerre, l’ouverture des frontières du Canada aux immigrants a toujours été subordonnée à la condition que seuls ceux qui obtenaient l’approbation de la GRC seraient admis à s’établir au Canada. Ce fait est confirmé par un mémoire au Cabinet en date du 15 octobre 1945, adressé par M. J. Allison Glen, ministre des Mines et des Ressources (alors chargé de l’immigration), où il écrivait que les réfugiés pouvaient être admis au Canada [traduction] « sous la réserve que seuls ceux qui ont obtenu une approbation de la Gendarmerie royale du Canada soient admissibles à une réception au sens de la Loi sur l’immigration... »

 

[150]    Les documents ne mettent jamais en doute le rôle exercé par la GRC dans la conduite des enquêtes de sécurité (par exemple, voir le mémoire confidentiel en date du 27 décembre 1946, adressé par le commissaire adjoint Nicholson, de la GRC, au sergent d’état‑major W.W. Hinton, Canada House, Londres; et la Directive du Cabinet, circulaire n° 14, intitulée « Refoulement d’immigrants pour raisons de sécurité », en date du 28 octobre 1949).

 

[151]    La méthode d’enquête employée par les officiers examinateurs de la GRC mettait surtout l’accent sur l’interrogatoire de l’immigrant potentiel. Les officiers examinateurs recouraient aussi aux documents disponibles en Europe; cependant, il était difficile, voire impossible d’obtenir des registres fiables et complets des années de guerre (c’était, selon plusieurs rapports, la raison principale de l’importance accordée aux interrogatoires personnels; voir par exemple, le rapport du sergent Murray au M.C.I., en date du 26 février 1947; et le rapport du sergent Murray, en date du 12 mars 1947). Au Royaume‑Uni, la GRC devait également approuver les immigrants en recourant à des sources de renseignements britanniques (directives adressées par le commissaire de la GRC Wood au sergent Hinton, en date du 23 octobre 1946; note de service du directeur Joliffe à l’inspecteur de la GRC Parsons, en date du 23 octobre 1946; note de service intitulée « Personnes déplacées vivant en Allemagne », en date d’octobre 1946). De plus, la GRC établissait en général des contacts locaux avec les autorités de leurs régions pour vérifier l’existence possible d’antécédents criminels.

 

[152]    En 1947, l’examen des raisons de sécurité a commencé à se nuancer et on a accordé encore davantage d’importance à l’interrogatoire personnel comme moyen essentiel d’enquête dans le contrôle des personnes déplacées. Par exemple, le décret C.P. 4850 (6 novembre 1947) obligeait les officiers de la GRC à distinguer entre les personnes qui avaient servi volontairement dans l’armée allemande et celles qui avaient servi sous la contrainte.

 

[153]    La preuve montre que, au fil du temps, on a continué à mettre l’accent sur les entretiens avec les immigrants, entretiens vus comme l’élément essentiel d’une enquête de sécurité qui devenait plus rationalisée et plus performante, tout en développant une approche plus globale intégrant de nombreuses sources de renseignements (voir par exemple la note de service de l’inspecteur Kelly à G.R. Benoit, septembre 1953; et le rapport de l’inspecteur Kelly à la Division spéciale, en date du 22 juin 1954).

 

[154]    Le témoignage de M. Owens confirme qu’il interrogeait chacun des immigrants potentiels qui passaient par le bureau de Liverpool, à l’époque où il s’y trouvait. Il a précisé que l’entretien jouait un rôle clé dans sa décision, et que sa décision était définitive et non susceptible d’appel. Il ne communiquait jamais les motifs de sa décision à l’agent d’immigration et il a détruit tous ses dossiers avant de quitter son poste à Liverpool.

 

C. Motifs de refoulement

[155]    Dès la mise en place, au début de 1947, du système de contrôle à l’étranger, les officiers de la GRC affectés à la sécurité ont reçu un ensemble de directives orales et écrites de leur quartier général, en même temps que les lignes directrices établies à l’occasion par le Cabinet, ou par voie de décrets. La politique d’immigration a évolué constamment après la guerre, mais il semble que les motifs de refoulement fondés sur la sécurité n’ont pas subi de changements majeurs entre 1947 et 1950. Une définition précise des motifs en question s’est révélée difficile, parce qu’ils étaient rarement consignés, sauf en termes très généraux. Cette pratique reflétait la ferme conviction de la GRC, pour qui les motifs de refoulement ne devaient pas être connus des immigrants potentiels. La GRC s’opposait à l’idée d’informer les candidats refusés qu’ils avaient été exclus pour des raisons de sécurité, et elle a longtemps refusé d’en remettre une liste à la Direction générale de l’immigration (voir par exemple une note de service en date du 22 juillet 1948, adressée par le commissaire adjoint Nicholson, de la GRC, à la Direction spéciale de la GRC).

 

[156]    Cependant, au moins une liste écrite des critères de refoulement a été dressée par le quartier général de la GRC, en consultation avec la Direction générale de l’immigration, puis envoyée aux agents en Europe. Intitulée « Sélection des personnes sollicitant l’admission au Canada », et datée du 20 novembre 1948, la liste faisait état des « groupes interdits » suivants qui :

[traduction]

... s’ils sont révélés au cours de l’interrogatoire ou de l’enquête, rendront l’intéressé non admissible à l’immigration :

 

[...]

 

b) Membre des unités SS ou de la Wehrmacht allemande. Personne dont on découvre qu’elle porte des marques de groupe sanguin propres aux SS (NON‑Allemands).

 

c) Membre du Parti nazi.

 

[...]

 

h) Réponse évasive ou mensongère durant l’interrogatoire.

 

i) Non‑production de documents reconnaissables et acceptables, au moment de l’admission en Allemagne ou durant sa résidence en Allemagne.

 

j) Fausses déclarations; emploi d’un faux nom ou d’un nom fictif.

 

k) Collaborateurs vivant présentement dans un territoire auparavant occupé.

 

 

[157]    Globalement, l’objectif était de refuser l’admission à toute personne qui [traduction] « d’après ses antécédents connus, serait peu susceptible de s’adapter au mode de vie canadien et à notre système de gouvernement démocratique ». Ces mots eux‑mêmes figuraient dans des [traduction] « ordres à l’usage du personnel employé à l’étranger dans des fonctions de contrôle des visas », ordres qui avaient été envoyés par S.T. Wood, commissaire, au sergent d’état‑major Hinton, le 23 octobre 1946. Ces ordres confirmaient encore une fois le rôle de l’officier examinateur de la GRC dans l’évaluation de l’admissibilité d’un candidat à l’immigration.

 

[158]    Une prise de conscience du rôle des gardes de camps de concentration s’est manifestée durant l’élaboration de lignes directrices sur la sécurité d’après‑guerre du Canada. L’une des premières mentions directes figurant dans la preuve documentaire se trouve dans un document intitulé [traduction] « Le Parti nazi, sa formation et les organismes qui lui sont affiliés ». Ce document fut rédigé par la Section des enquêtes criminelles de la GRC et remis à A.L. Jolliffe, directeur de l’immigration au ministère des Mines et des Ressources. Le rapport lui fut transmis en annexe à une lettre datée du 25 juillet 1946. Dans ce document, la SS Totenkopf‑Verbande (Unité « Tête de mort ») était décrite de la manière suivante :

[traduction] La SS Totenkopf‑Verbande était une division spéciale de la Waffen SS, dont le rôle se limitait à garder les camps de concentration et à tenir lieu de force policière dans les territoires occupés. Les membres de cette organisation étaient d’un genre particulièrement répugnant et brutal.

 

[159]    La politique canadienne fut fortement influencée, dès le début, par la Directive n° 38 du Comité de coordination de l’Autorité du contrôle allié, datée du 14 octobre 1946 et intitulée [traduction] « Arrestation et punition des criminels de guerre, nazis et militaristes, et internement, contrôle et surveillance des Allemands potentiellement dangereux ». L’Autorité du contrôle allié était l’organe directeur militaire représentant les Puissances alliées qui contrôlaient l’Allemagne après la guerre. Ses directives servaient de politiques et règlements pour notamment le traitement des réfugiés et des personnes déplacées relevant des programmes de l’UNRRA et de l’OIR. Selon la Directive n° 38, les criminels de guerre et les collaborateurs étaient répartis en plusieurs catégories, à savoir : grands délinquants, délinquants, militaristes, trafiquants et autres. Qui plus est, la catégorie des grands délinquants comprenait [traduction] « toute personne qui, d’une manière ou d’une autre, a participé à des massacres, à des tortures ou autres cruautés dans un camp de concentration, un camp de travail ou un institut ou asile médical; » et [traduction] « toute personne qui, pour son profit ou avantage personnel, a collaboré activement avec la Gestapo, la SD, la SS ou des organisations semblables... »

 

[160]    On trouve, dans la directive du Cabinet n° 14, publiée le 28 octobre 1949, une référence au même critère ou presque. On peut y lire ce qui suit :

[traduction] ... Les personnes entrant dans certaines catégories (c’est‑à‑dire les Communistes, les membres du parti nazi ou d’un parti fasciste ou de tout groupe révolutionnaire, les « collaborateurs » et les personnes qui font usage de noms ou de documents faux ou fictifs) sont considérés inadmissibles...

 

[161]    En 1950, plusieurs décrets sont venus modifier substantiellement les motifs de sécurité. Le décret C.P. 1606, pris le 29 mars 1950, levait l’interdiction générale frappant les Volksdeutsche (les Allemands de souche) et les ressortissants allemands et autorisait l’admission de certains d’entre eux sous certaines conditions. Le décret C.P. 2856, pris le 9 juin 1950, conférait un large pouvoir discrétionnaire d’admettre les personnes qui étaient « qualifiées » et n’étaient pas « indésirables » en raison de facteurs sociaux ou culturels. Le décret C.P. 4364, pris le 14 septembre 1950, levait l’interdiction frappant les ressortissants ennemis, en particulier ceux originaires d’Allemagne, dans la mesure où ils pouvaient prouver leur opposition au régime nazi. Aucun de ces décrets n’avait pour effet de lever la restriction primordiale qui frappait les individus décrits dans la Directive n° 38 de l’Autorité du contrôle allié (la Directive n° 38).

 

[162]    Au milieu de ces décrets, la Direction générale de l’immigration publiait le 20 mai 1950 la circulaire n° 72, qui précisait la politique officielle applicable aux membres de la Wehrmacht et de la Waffen‑SS (les SS armés), en gardant à l’esprit les ressortissants allemands :

[traduction] Le Service dans les forces armées allemandes durant la Deuxième guerre mondiale, à l’exception du service dans la Waffen‑SS allemande, ne constitue pas une cause de refoulement. Les ressortissants allemands cependant qui ont servi dans la Waffen‑SS ou qui sont reconnus pour avoir été des membres du parti nazi, des traîtres ou des collaborateurs ou qui ont été déclarés coupables d’atrocités se verront refuser l’admission.

 

[163]    Après examen de la preuve documentaire, je suis persuadée qu’il était improbable que quiconque – exerçant un rôle de direction ou un rôle d’officier de la GRC sur le terrain – aurait jugé admissible au Canada un garde de camp de concentration. Comme le disait M. Avery :

[traduction] Quiconque était rattaché à une organisation nazie et en particulier avait été garde de camp de concentration aurait été vu à coup sûr comme totalement hostile au mode de vie canadien et au système canadien de gouvernement démocratique.

 

[164]    Reflétant les assouplissements croissants consentis aux ressortissants allemands et aux Allemands de souche, deux notes de service évoquent la suppression du refoulement des Allemands pour cause d’appartenance au parti nazi ou à la Waffen‑SS, sous la réserve que soit manifesté quelque discernement à propos des circonstances de leurs activités en temps de guerre. Il est intéressant de noter que ces deux documents renferment explicitement les expressions « petits délinquants » et « grands délinquants », qu’on trouve dans la Directive n° 38 :

[traduction] Le refoulement ne devrait pas être fondé sur le simple fait de l’appartenance comme telle au parti nazi ou à la Waffen S.S., mais plutôt sur les circonstances de l’enrôlement et sur le niveau de participation. Je recommanderais que des instructions formelles soient données aux agents de sécurité pour qu’ils approuvent un plus grand nombre de délinquants mineurs et ne rejettent que les délinquants majeurs dont l’enrôlement volontaire et la participation active les rendent manifestement inhabiles à immigrer au Canada [note de service de G. de t. Glazebrook, en date du 17 octobre 1950; voir aussi la note de service adressée par Fortier au sous‑secrétaire d’État aux affaires extérieures, en date du 25 octobre 1950].

 

[165]    Ces documents confirment l’application des critères énoncés dans la Directive n° 38 et soulignent encore l’importance accordée aux entretiens personnels, durant lesquels des officiers chargés de la sécurité examinent le détail des activités menées en temps de guerre par les éventuels immigrants. Dès lors, les documents du gouvernement canadien renferment de nombreuses références aux « petits délinquants » et aux « grands délinquants », ainsi qu’à la Directive n° 38.

 

[166]    Les documents de 1950 à 1952 font état des degrés d’appartenance aux organisations militaires allemandes avec plus de précision qu’auparavant, sans doute en raison de l’évolution des critères de refoulement, qui peu à peu se sont focalisés davantage sur la culpabilité et la responsabilité plutôt que sur la simple appartenance. Dans une note de service adressée par l’inspecteur de la GRC MacNeil au surintendant McLellan, en date du 11 novembre 1950, MacNeil donnait les instructions suivantes :

[traduction]   Le cas des membres de la Waffen S.S., de la General S.S., de l’Abwehr, des S.D. et de la Gestapo est totalement différent [de l’appartenance au parti nazi]. S’agissant des Allemands qui étaient membres de ces unités, l’appartenance était entièrement volontaire, et il semble que leur appartenance à telles unités devrait constituer une raison suffisante pour les refouler.

 

L’appartenance aux régiments symboliques de la Waffen S.S. formés dans les territoires occupés ne se limitait pas aux volontaires. Chaque cas d’espèce devra être jugé séparément, selon son propre bien‑fondé, car il pourrait y avoir des exceptions dignes de considération.

 

[167]    Le 5 juillet 1951, le conseil de sécurité précisait que la simple appartenance à la Waffen‑SS ne serait pas une cause de refoulement, sans un examen de la question de savoir si l’enrôlement avait été volontaire et si l’intéressé s’y était joint avant le 1er janvier 1943 (note de service adressée par Fortier à E.F. Gaskell, secrétaire du conseil de sécurité, en date du 23 mai 1951). À l’époque, un différend avait également surgi entre la Direction générale de l’immigration et la GRC à propos du refoulement de « collaborateurs »; l’inspecteur McClellan de la GRC avait répondu par les propos suivants :

[traduction] ... la politique suivie est que, en cas de doute, ce doute doit profiter au Canada, et, comme nos sources d’information doivent par nécessité être très maigres, il est nécessaire d’acquérir autant de renseignements que possible durant les entrevues personnelles [note de service adressée à Fortier, en date du 11 décembre 1951; non souligné dans l’original].

 

[168]    Pendant les années 1952 et 1953 – époque où M. Skomatchuk a immigré au Canada – la GRC et le gouvernement canadien examinaient des propositions visant à supprimer de la liste des « grands délinquants » les collaborateurs de la Waffen‑SS et des Nazis. Kelly, l’agent responsable des contrôles sécuritaires, était le principal adversaire des changements proposés (note de service adressée par l’inspecteur Ashley à Kelly, en date du 10 septembre 1952; et note de service adressée par Kelly à Ashley, en date du 13 novembre 1952); de 1951 à 1954, il avait été chargé de la procédure des contrôles de sécurité.

 

[169]    Ce n’est qu’en 1955 que l’on a décidé véritablement de modifier les critères de refoulement. Le conseil de sécurité, en concertation avec la GRC et d’autres ministères, a supprimé le refoulement automatique des anciens membres de la plupart des diverses organisations nazies, en exigeant que chaque cas soit évalué d’après des motifs politiques et humanitaires (voir le procès‑verbal de la 59e réunion du conseil de sécurité, tenue le 29 juin 1955; procès‑verbal de la 13e réunion du sous‑comité de la sécurité, tenue le 18 octobre 1955). L’interdiction automatique était notamment retenue et confirmée à l’encontre des personnes suivantes :

[traduction] [...] les anciens membres de la Gestapo, les anciens gardes de camps de concentration et les personnes qui, de l’avis de l’examinateur, seraient considérées comme grands délinquants selon la Directive n° 38 de l’Autorité du contrôle allié, devraient continuer à être automatiquement refoulés.

 

[170]    Ce changement final est intervenu après la date à laquelle M. Skomatchuk fut interrogé à Liverpool et admis au Canada, mais il montre que, tout au long de la période pertinente, une interdiction automatique était en vigueur contre les « grands délinquants », selon la définition qu’en donnait la Directive n° 38 de l’Autorité du contrôle allié, et que cette catégorie englobait les gardes de camps de concentration.

 

[171]    En bref, il y a de nombreuses références à la Directive n° 38 dans les documents canadiens d’immigration, références qui attestent, chez les membres du gouvernement canadien et les représentants de la GRC, une méfiance persistante à l’égard des criminels de guerre nazis et des collaborateurs. Les grands délinquants, tels que les définissait la Directive n° 38, ne pouvaient pas être admis au Canada. Les gardes de camps de concentration et les collaborateurs étaient de grands délinquants.

 

[172]    La politique d’exclusion des gardes de camps de concentration semble solidement enracinée dans la preuve documentaire, mais la question se pose de savoir si cette politique fut appliquée sur le terrain. Interrogeait‑on les éventuels immigrants sur les activités qu’ils avaient eues durant la guerre? Si l’un d’eux révélait un tel passé, était‑il refoulé?

 

D. Le contrôle de sécurité fait par M. Owens, de la GRC

[173]    Prié de dire s’il doutait que l’on ait pu, durant le contrôle de sécurité, interroger un candidat à l’immigration à propos de ses activités durant la guerre, M. Avery a répondu ce qui suit :

[traduction] « Les lignes directrices étaient telles qu’il eût été presque inconcevable que l’on n’ait pas interrogé cette personne sur ses activités durant la guerre. Comme nous n’avons pas un dossier complet résumant tous ces entretiens, il m’est impossible, en tant qu’historien, de l’affirmer catégoriquement, mais selon moi ce serait très improbable, extrêmement improbable.

 

[174]    Cette réponse s’accorde avec plusieurs des documents produits. Un exemple en est une note de service datée du 10 mai 1948, adressée par le commissaire Wood au sous‑ministre, Direction générale de l’immigration, ministère des Mines et des Ressources. Dans ce document, le commissaire Woods s’exprime ainsi :

[traduction] « Nous cherchons principalement à obtenir une réponse satisfaisante aux deux questions suivantes : quelles étaient les affinités et les activités du candidat à la fin de la guerre? Et le candidat est‑il sympathique au communisme ou à quelque autre forme d’influence subversive qui va à l’encontre de notre mode de vie démocratique?

 

[175]    Comme nous l’avons vu (au paragraphe 138), les parties s’accordent à dire que M. Mitchell Owens a procédé au contrôle sécuritaire de M. Skomatchuk. De 1952 à 1953, M. Owens était le seul officier examinateur de la GRC à Liverpool, au Royaume‑Uni. Témoignant en cette qualité, il a dit qu’il faisait passer une entrevue à tout immigrant potentiel qui passait par les bureaux de Liverpool en 1952. M. Owens ne se souvient pas expressément d’avoir interrogé M. Skomatchuk, mais il n’est pas contesté l’avoir fait.

 

[176]    M. Owens a aidé la Cour en décrivant la manière dont les politiques susmentionnées ont été instituées. Les documents (et le témoignage de M. Avery) tendent à confirmer que tous les anciens gardes de camps de concentration – sans exception – devaient être exclus, mais le témoignage de M. Owens n’a pas été aussi catégorique.

 

[177]    M. Owens a témoigné à propos des procédures qu’il suivait durant les contrôles de sécurité. Il n’existait pas de questions ou procédures réglementaires pour le déroulement d’un entretien, mais M. Owens nous a dit qu’il s’enquérait du service accompli durant la guerre par un immigrant potentiel dans l’armée ou dans la police, si l’intéressé « paraissait admissible » à ce service. Il devait examiner très attentivement les antécédents des immigrants ayant des liens avec le fascisme, le nazisme ou le communisme. On lui a demandé s’il avait reçu des instructions précises à propos des activités menées durant la Deuxième Guerre mondiale :

[traduction]

R. Dire qu’il y avait des directives comme telles, oui, il y en avait certaines – par exemple, les tatouages de leurs groupes sanguins pour les prisonniers allemands, les soldats allemands et ainsi de suite, c’était là quelque chose qu’il fallait surveiller. S’ils avaient un grade, alors tout probablement je les refusais.

 

...

 

Q. Étiez‑vous au courant des politiques ou directives que le gouvernement avait élaborées pour interdire l’admission de certains groupes?

 

R. Oui.

 

Q. Appliquiez‑vous lesdites directives?

 

R. Oui. Pour beaucoup de ces organisations, je n’ai aucun souvenir. Par exemple, je pense aux divers groupes qui faisaient partie des groupes dispersés dans les divers pays. Certains étaient du côté de l’Allemagne, d’autres étaient du côté de la Russie, et d’autres encore étaient contre l’une et l’autre. Je me souvenais des noms autrefois. Je ne m’en souviens certainement plus aujourd’hui.

 

[178]    On a prié M. Owens de dire ce qu’il faisait d’un immigrant potentiel qui admettait avoir été garde de camp de concentration.

[traduction]

Q. Si quelqu’un vous avait dit qu’il s’était entraîné dans un camp SS et qu’il avait ensuite été transféré dans un camp de travail forcé, l’auriez‑vous admis au Canada? L’auriez‑vous approuvé sur le plan de la sécurité?

 

R. Je vérifiais si l’intéressé avait un certain niveau d’éducation, ce qui n’est probablement pas tout à fait ce qu’il faut dire, mais une personne ordinaire, une personne ordinaire de la campagne, et ainsi de suite, cela on pouvait le deviner. Je pouvais dire si l’intéressé avait autre chose en plus de cela.

On pouvait situer sa condition. S’il se présentait quelqu’un qui avait fait des études, et en particulier s’il n’avait aucun document pour le prouver, alors je mettais beaucoup de zèle à établir où il se situait.

 

Q. Quand vous dites que vous mettiez beaucoup de zèle, que faisiez‑vous?

 

R. Je posais davantage de questions, c’est cela. J’approfondissais les points à éclaircir.

 

Q. Si quelqu’un vous disait qu’il avait été garde de camp de concentration durant la Deuxième Guerre mondiale, que faisiez‑vous?

 

R. C’était la même chose en réalité. S’il y avait lieu de croire qu’il faisait partie de la hiérarchie allemande, alors il était sans doute refoulé immédiatement. Mais si c’était une personne ordinaire, je lui posais davantage de questions.

 

Q. Mais si quelqu’un vous disait qu’il avait été garde d’un camp de concentration, alors vous le refusiez immédiatement?

 

R. Sans doute, oui.

 

[179]   Prié de dire s’il se souvenait de quelqu’un qui lui avait avoué qu’il avait travaillé dans un camp de la mort, M. Owens a répondu ainsi :

[traduction]

R. J’aurais beaucoup de mal à le dire.

 

Q. Mais si quelqu’un vous avouait cela, pourriez‑vous alors nous dire s’il passait à l’étape B ou s’il était refoulé?

 

R. J’étais très suspicieux si j’avais l’impression que c’est ce qu’il avait fait. Mais néanmoins, on prenait des facteurs en considération, et en particulier je reviens à l’idée du niveau d’éducation, etc. Mais j’étais plus enclin à les refouler qu’à les approuver. [Non souligné dans l’original.]

 

[180]    D’autres questions ont permis d’établir que M. Owens prenait en considération le dossier tout entier d’une personne qui reconnaissait avoir accompli les tâches d’un garde de camp de concentration. Il semble que, malgré des directives d’orientation qui pouvaient dire le contraire, il était sensible aux éventuelles circonstances atténuantes entraînées par les bouleversements et la difficile situation politique que connaissaient les gens durant la guerre. Par exemple, il avait de la sympathie pour le garde du niveau le plus bas ou pour celui qui n’avait pas servi de son plein gré. M. Owens a dit qu’il n’était pas particulièrement suspicieux à l’égard d’une personne jeune et peu éduquée qui avait pu travailler dans l’armée soviétique ou faire partie de la main‑d’œuvre industrielle allemande. Cependant, une personne plus âgée qui avait eu un lien direct avec un camp de concentration suscitait beaucoup plus de doutes.

 

[181]    M. Owens n’a pu se rappeler de certains documents précis, par exemple la Directive n° 38 de l’Autorité de contrôle allié. De plus, même s’il ne se souvenait pas de l’expression « Unité Tête de mort », il connaissait l’appellation allemande de cette unité, à savoir Totenkopfverbande. Il a dit que les membres des formations de gardes SS portant le tatouage qui les identifiait devaient être refusés automatiquement. Il ne connaissait pas non plus l’expression « hommes de Trawniki ».

 

[182]    En résumé, M. Owens a été un officier de la GRC très diligent. Son souvenir de certaines des directives d’orientation et de certains documents semble s’être obscurci. Il ne se souvient pas d’avoir fait subir une entrevue à M. Skomatchuk. Ces lacunes de mémoire, 50 ans après les faits, sont compréhensibles. Néanmoins, on peut tirer certaines conclusions précises de son témoignage :

 

  • il posait à tout immigrant éventuel des questions sur ses activités durant la guerre;

 

  • il était très intéressé par tout immigrant potentiel qui reconnaissait avoir été associé aux SS;

 

  • s’il apprenait qu’un éventuel immigrant avait été un garde de camp de concentration, il s’appliquait à évaluer les antécédents de l’intéressé et il était « plus enclin » à le refouler;

 

  • malgré les directives et politiques contraires, il s’accordait dans certains cas une liberté d’action.

 

[183]    Cependant, puisque M. Owens ne se souvenait pas d’avoir jamais interrogé un garde de camp de la mort, il nous est impossible d’établir, avec quelque certitude, si M. Owens aurait refoulé M. Skomatchuk ou pris en considération sa situation personnelle.

 

[184]    J’examinerai maintenant ce que M. Skomatchuk a dit à M. Owens. M. Skomatchuk n’a pas témoigné, mais le ministre a versé en preuve une brève portion de son interrogatoire préalable. Interrogé sur l’entretien qu’il avait subi à Liverpool, M. Skomatchuk a dit qu’il n’en avait plus guère souvenir. Cependant, il a reconnu certains aspects de l’entretien :

[traduction]

R. Je me souviens simplement qu’une seule personne avait parlé avec moi d’activités politiques.

 

Q. Et sur quoi a porté cette conversation, monsieur?

 

R. Il s’agissait de savoir si j’avais été de quelque manière mêlé à des activités communistes, si j’avais été mêlé aux nazis.

 

Q. Et qu’avez‑vous répondu?

 

R. Ma réponse a été que je n’avais jamais rien eu à faire avec des partis politiques.

 

Q. Cet homme vous a‑t‑il demandé ce que vous aviez fait durant la guerre?

 

R. Oh, oui, il m’a demandé où j’avais travaillé.

 

Q. Et que lui avez‑vous répondu?

 

R. Eh bien, je lui ai dit ce que j’avais fait, que j’avais travaillé dans des tranchées et puis que j’avais travaillé à la ferme.

 

[185]    Dans son argumentation finale, l’avocat de M. Skomatchuk a exprimé des doutes à propos des questions de l’avocat du ministre sur cet aspect. Selon lui, l’avocat qui avait mené l’interrogatoire préalable aurait dû être « impartial envers son client » et aurait dû lui poser davantage de questions. M. Skomatchuk était représenté par un avocat d’expérience lors de l’interrogatoire préalable; son avocat aurait pu poser des questions additionnelles. Sauf que je ne vois pas en quoi des questions additionnelles auraient été utiles. Dans la portion de son interrogatoire préalable versée en preuve, M. Skomatchuk affirme clairement, sous la foi du serment, avoir dit à celui qui l’interrogeait sur ses activités en temps de guerre [traduction] « que j’avais travaillé dans des tranchées, et puis que j’avais travaillé à la ferme ». Il est improbable que, interrogé davantage, il aurait modifié cette réponse pour y inclure son expérience de garde de camp de concentration. Je ne vois rien d’irrégulier dans les questions qui lui ont été posées durant l’interrogatoire préalable. Pour moi, la portion de l’interrogatoire préalable qui a été versée en preuve atteste les propos tenus par M. Skomatchuk devant l’officier examinateur de la GRC.

 

E. Exercice par l’officier de son pouvoir discrétionnaire

[186]    Reste la question de savoir si, au vu des faits, M. Skomatchuk aurait nécessairement été refoulé par M. Owens, l’officier de la GRC qui a mené le contrôle de sécurité. Selon M. Skomatchuk, le témoignage de M. Owens montre qu’il n’aurait pas nécessairement été refoulé, quand bien même M. Owens aurait cru qu’il avait été garde de camp de concentration.

 

[187]    Le problème que cela pose, c’est que M. Skomatchuk n’a jamais communiqué les renseignements à M. Owens. En ne reconnaissant pas qu’il avait été garde de camp de concentration durant la guerre, M. Skomatchuk a fait obstacle à toute question qu’aurait pu lui poser l’officier de la GRC sur les détails de tels antécédents.

 

[188]    Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration) c. Brooks, [1974] R.C.S. 850, [1973] A.C.S. n° 112, la Cour suprême du Canada a examiné ce problème. Il s’agissait d’un immigrant arrivé au Canada qui n’avait pas révélé certains renseignements durant la procédure de demande d’immigration. La disposition applicable de la Loi de 1948 sur l’immigration était l’article 19, qui prévoyait que toute personne qui entrait au Canada « par suite de quelque renseignement faux ou trompeur » était « passible d’expulsion ». La révélation des renseignements n’aurait pas nécessairement fait obstacle à la réception de l’intéressé. Néanmoins, la Cour suprême s’est exprimée ainsi :

Afin d’éliminer tout doute à ce sujet résultant des motifs de la Commission, je rejetterais toute prétention ou conclusion selon laquelle, pour qu’il y ait caractère important sous le régime du sous‑al. (viii) de l’al. e) du par. (1) de l’art. 19, la déclaration contraire à la vérité ou le renseignement trompeur donnés dans une réponse ou des réponses doivent être de nature à avoir caché un motif indépendant d’expulsion. La déclaration contraire à la vérité ou le renseignement trompeur peuvent ne pas avoir semblable effet et, cependant, avoir été des facteurs qui ont déterminé l’admission. La preuve faite en l’espèce suivant laquelle certaines réponses inexactes n’auraient eu aucun effet sur l’admission d’une personne, est évidemment pertinente quant à la question du caractère important. Mais est aussi pertinente la question de savoir si les déclarations contraires à la vérité ou les réponses trompeuses ont eu pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes, même si aucun motif indépendant d’expulsion n’eût été découvert par suite de ces enquêtes. [Non souligné dans l’original]

 

[189]    Le raisonnement exposé par la Cour suprême dans l’arrêt Brooks a été suivi par la Cour fédérale dans des jugements portant sur des instances de cette nature (voir par exemple la décision Bogutin, précitée, paragraphe 124; et la décision Baumgartner, précitée, paragraphe 139).

 

[190]    Il se trouve que les fonctionnaires canadiens chargés de procéder au contrôle de M. Skomatchuk ont été empêchés de s’enquérir davantage. Il eût été impossible pour M. Owens de l’interroger sur son service au sein de l’armée soviétique ou sur les actes qu’il avait commis en sa qualité de garde de camp de concentration. Il n’importe pas de savoir si M. Owens aurait pu ou non user de discernement; il n’a jamais eu l’occasion de le faire.

 

F. Conclusion

[191]    En conclusion, il n’est pas contesté que M. Owens, en sa qualité d’officier de la GRC chargé de la sécurité ou des contrôles de sécurité, a fait passer une entrevue à M. Skomatchuk et lui a posé des questions sur ses activités en temps de guerre. Nous savons aussi, grâce au témoignage produit sous la foi du serment par M. Skomatchuk, qu’il a dit à M. Owens que, de 1943 à 1945, il avait travaillé dans des tranchées et dans une ferme. M. Skomatchuk n’a pas parlé à M. Owens de son appartenance aux SS, et de ses fonctions de garde dans des camps de concentration. Si M. Skomatchuk avait révélé son passé de garde SS dans un ou plusieurs camps de concentration, cette révélation aurait fort bien pu conduire à son exclusion du Canada.

 

VII. Sommaire des conclusions

[192]    Au début des présents motifs, j’ai recensé une série de questions. En résumé, je réponds auxdites questions par les conclusions suivantes, qui toutes sont établies selon la prépondérance de la preuve, après examen attentif des faits :

 

  1. un individu du nom de « Skomatschuk » a subi un entraînement de garde SS au camp d’entraînement SS de Trawniki et a exercé les fonctions de garde, au camp de travail de Poniatowa, en Pologne occupée, ainsi que les fonctions de garde dans les camps de concentration du Reich allemand;

 

  1. M. Skomatchuk est le gardien Skomatschuk mentionné au point 1;

 

  1. M. Skomatchuk a dissimulé ses activités en temps de guerre aux fonctionnaires canadiens de l’immigration avant d’arriver au Canada;

 

  1. il s’ensuit que M. Skomatchuk a obtenu son admission au Canada, puis sa citoyenneté canadienne, par fausse déclaration, fraude, ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

VIII. Dispositif

[193]    Je suis d’avis, selon la prépondérance de la preuve, et après avoir examiné attentivement les éléments que j’ai devant moi, que, à la date de son immigration au Canada en 1952, M. Skomatchuk a faussement déclaré aux fonctionnaires canadiens de l’immigration qu’il avait fait un travail forcé dans le Reich allemand (Autriche) de 1943 à 1945. Il a intentionnellement dissimulé les liens qu’il avait eus, durant la guerre, avec les Unités SS « Tête de mort », y compris sa fonction de garde de camp de concentration.

 

[194]    Cette conclusion suffit selon moi à statuer sur la présente affaire. Il n’est pas nécessaire de se demander s’il a été « licitement admis » au Canada. Cependant, pour plus de sûreté, je suis également d’avis que M. Skomatchuk n’a pas été licitement admis au Canada, qu’il n’a pas acquis un domicile canadien et qu’il n’était pas une personne de bonne moralité – le tout contrairement à ce que prévoyait la Loi de 1948 sur l’immigration.

 

[195]    Pour ces motifs, je suis d’avis que M. Skomatchuk a été admis au Canada et a obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

[196]    Le ministre a informé la Cour que, s’il obtenait gain de cause, il ne solliciterait pas l’adjudication de dépens. Par conséquent, il ne sera pas adjugé de dépens.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

    1. Le défendeur, Jura Skomatchuk, a obtenu la citoyenneté canadienne par fausse déclaration, fraude ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, au sens de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté.

 

   « Judith A. Snider »

                                                                                                _____________________________

                                                                                                                        Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL. L.


APPENDICE « A »

des

motifs et du jugement portant la date du 17 août 2006

rendus dans l’affaire

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

et

 

JURA SKOMATCHUK

 

T‑440‑04

 

 

Loi sur la citoyenneté, 1985

 

Citizenship Act, 1985

10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle‑ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

 

10. (1) Subject to section 18 but notwithstanding any other section of this Act, where the Governor in Council, on a report from the Minister, is satisfied that any person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship under this Act by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances,

a) soit perd sa citoyenneté;

 

(a) the person ceases to be a citizen, or

b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.

 

(b) the renunciation of citizenship by the person shall be deemed to have had no effect, as of such date as may be fixed by order of the Governor in Council with respect thereto.

(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.

 

(2) A person shall be deemed to have obtained citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person was lawfully admitted to Canada for permanent residence by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of that admission, the person subsequently obtained citizenship.

...

 

...

18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :

 

18. (1) The Minister shall not make a report under section 10 unless the Minister has given notice of his intention to do so to the person in respect of whom the report is to be made and

a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;

 

(a) that person does not, within thirty days after the day on which the notice is sent, request that the Minister refer the case to the Court; or

b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

(b) that person does so request and the Court decides that the person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.

 

(2) The notice referred to in subsection (1) shall state that the person in respect of whom the report is to be made may, within thirty days after the day on which the notice is sent to him, request that the Minister refer the case to the Court, and such notice is sufficient if it is sent by registered mail to the person at his latest known address.

(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

 

 

(3) A decision of the Court made under subsection (1) is final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

Loi sur la citoyenneté canadienne, 1948

 

Canadian Citizenship Act, 1948

    10. (1) Le Ministre peut, à sa discrétion, accorder un certificat de citoyenneté à toute personne qui n’est pas un citoyen canadien, qui en fait la demande et démontre à la satisfaction du tribunal,

 

10. (1) The Minister may, in his discretion grant a certificate of citizenship to any person who is not a Canadian citizen and who makes application for that purpose and satisfies the Court that,

a) qu’elle a produit au greffe du tribunal du district judiciaire où elle réside, au moins un an et au plus cinq ans avant la date de sa demande, une déclaration de son intention de devenir un citoyen canadien, ladite déclaration ayant été produite par cette personne après qu’elle a atteint l’âge de dix‑huit ans; ou qu’elle est le conjoint d’un citoyen canadien et réside avec lui au Canada, ou qu’elle est un sujet britannique;

 

(a) either he has filed in the office of the Clerk of the Court for the judicial district in which he resides, not less than one nor more than five years prior to the date of his application, a declaration of intention to become a Canadian citizen, the said declaration having been filed by him after he attained the age of eighteen years; or he is the spouse of and resides in Canada with a Canadian citizen, or he is a British subject;

(b) qu’elle a été licitement admise au Canada pour y résider en permanence;

 

(b) he has been lawfully admitted to Canada for permanent residence therein;

(c) qu’elle a résidé continûment au Canada pendant un an immédiatement avant la date de sa demande et qu’en outre, sauf si la personne qui présente la demande a servi hors du Canada dans les forces armées du Canada en temps de guerre, ou si elle est l’épouse d’un citoyen canadien et réside avec lui au Canada, elle a résidé au Canada durant une période supplémentaire d’au moins quatre ans au cours des six années qui ont immédiatement précédé la date de la demande;

 

(c) he has resided continuously in Canada for a period of one year immediately preceding the date of the application and, in addition, except where the applicant has served outside of Canada in the armed forces of Canada during time of war or where the applicant is the wife of and resides in Canada with a Canadian citizen, has also resided in Canada for a further period of not less than four years during the six years immediately preceding the date of the application;

d) qu’elle a une bonne moralité;

 

(d) he is of good character;

e) qu’elle possède une connaissance suffisante de l’anglais ou du français, ou, si elle ne possède pas cette connaissance, qu’elle a résidé continûment au Canada pendant plus de vingt ans;

 

(e) he has an adequate knowledge of either the English or the French language, or, if he has not such an adequate knowledge, he has resided continuously in Canada for more than twenty years;

f) qu’elle a une connaissance suffisante des responsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne; et

 

(f) he has an adequate knowledge of the responsibilities and privileges of Canadian citizenship; and

g) qu’elle se propose, une fois sa demande accordée, soit de résider en permanence au Canada, soit d’entrer ou de demeurer au service public du Canada ou de l’une de ses provinces.

 

(g) he intends, if his application is granted, either to reside permanently in Canada or to enter or continue in the public service of Canada or of a province thereof.

Loi sur l’immigration, 1948

 

Immigration Act, 1948

2. Dans la présente loi, l’expression

 

2. In this Act

...

 

...

n) « réception » signifie l’admission légale d’un immigrant au Canada aux fins de résidence permanente;

 

(n) “landing” means the lawful admission of an immigrant to Canada for permanent residence;

...

 

...

20. (1) Quiconque, y compris un citoyen canadien et une personne ayant un domicile canadien, cherche à entrer au Canada doit, en premier lieu, paraître devant un fonctionnaire à l’immigration, à un port d’entrée ou à tel autre endroit que désigne un fonctionnaire supérieur de l’immigration, pour un examen permettant de déterminer s’il est admissible ou non au Canada ou s’il est une personne pouvant y entrer de droit.

 

20. (1) Every person, including Canadian citizens and persons with Canadian domicile, seeking to come into Canada shall first appear before an immigration officer at a port of entry or at such other place as may be designated by an immigration officer in charge, for examination as to whether he is or is not admissible to Canada or is a person who may come into Canada as of right.

(2) Chaque personne doit donner des réponses véridiques à toutes les questions que lui pose, lors d’un examen, un fonctionnaire à l’immigration, et tout défaut de ce faire doit être signalé par ce dernier à un enquêteur spécial et constitue, en soi, un motif d’expulsion suffisant lorsque l’enquêteur spécial l’ordonne.

 

(2) Every person shall answer truthfully all questions put to him by an immigration officer at an examination and his failure to do so shall be reported by the immigration officer to a Special Inquiry Officer and shall, in itself, be sufficient ground for deportation where so ordered by the Special Inquiry Officer.

(3) Sauf s’il estime qu’il serait ou qu’il peut être contraire à quelque disposition de la présente loi ou des règlements d’accorder à une personne par lui examinée l’admission au Canada, ou de la laisser autrement entrer au Canada, le fonctionnaire examinateur à l’immigration doit, dès qu’il a terminé cet examen, accorder à la personne en cause l’admission au Canada, ou l’y laisser entrer.

 

(3) Unless the examining immigration officer is of opinion that it would or may be contrary to a provision of this Act or the regulations to grant admission to or otherwise let a person examined by him come into Canada, he shall, after such examination, immediately grant admission to or let such person come into Canada.

...

 

...

50. Est coupable d’une infraction et encourt, sur déclaration sommaire de culpabilité, pour la première infraction, une amende d’au plus cinq cents dollars et d’au moins cinquante dollars ou un emprisonnement d’au plus six mois et d’au moins un mois ou à la fois l’amende et l’emprisonnement et, pour la deuxième infraction, une amende d’au plus mille dollars et d’au moins cent dollars ou un emprisonnement d’au plus douze mois et d’au moins trois mois ou à la fois l’amende et l’emprisonnement et, pour la troisième infraction ou une infraction subséquente, un emprisonnement d’au plus dix‑huit mois et d’au moins six mois, quiconque

 

50. Every person who

...

 

...

(f) sciemment fait une déclaration fausse ou trompeuse au cours d’un examen ou d’une enquête prévue par la présente loi ou à l’égard de l’admission d’une personne au Canada ou de la demande d’admission de qui que ce soit;

 

(f) knowingly makes any false or misleading statement at an examination or inquiry under this Act or in connection with the admission of any person to Canada or the application for admission by any person;

...

 

...

is guilty of an offence and is liable on summary conviction, for the first offence to a fine not exceeding five hundred dollars and not less than fifty dollars or to imprisonment for a term not exceeding six months and not less than one month or to both fine and imprisonment, and, for the second offence to a fine not exceeding one thousand dollars and not less than one hundred dollars or to imprisonment for a term not exceeding twelve months and not less than three months or to both fine and imprisonment, and, for the third or a subsequent offence to imprisonment for a term not exceeding eighteen months and not less than six months.

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑440‑04

 

INTITULÉ :                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. JURA SKOMATCHUK

 

 

LIEUX DE L’AUDIENCE :              St. Catharines (Ontario) et

                                                            Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             Les 5, 6, 8, 12, 13, 14, 19, 27 et 28 juin 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 17 AOÛT 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Marlene Thomas

Jamie Todd

Angela Marinos

Bruce Hughson

 

POUR LE DEMANDEUR

Eric Hafemann

Paul Williams

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DEMANDEUR

 

Eric Hafemann,

Waterloo (Ontario)

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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