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Date : 20060811

Dossier : T‑1720‑04

Référence : 2006 CF 971

Ottawa (Ontario), le 11 août 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

 

ENTRE :

L’ASSOCIATION DES SOURDS DU CANADA,

JAMES ROOTS, GARY MALKOWSKI, BARBARA LAGRANGE

ET MARY LOU CASSIE

demandeurs

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

 

[1]               La présente affaire concerne l’accès des personnes malentendantes aux services et programmes du gouvernement. Les demandeurs soutiennent que les lignes directrices du gouvernement fédéral pour la mise en œuvre de sa politique d’interprétation par langage gestuel empêchent les personnes sourdes et malentendantes du Canada de participer pleinement aux programmes du gouvernement. Ils demandent à la Cour de déclarer qu’il y a eu violation des droits individuels que leur garantit l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[1] et que des services professionnels d’interprétation gestuelle doivent être fournis, et leur coût, assumé par le gouvernement du Canada, sur demande, lorsqu’une personne sourde ou malentendante recourt à des services du gouvernement ou vise à donner son apport au processus décisionnel du gouvernement.

 

[2]               À première vue, la cause des demandeurs soulève certaines difficultés. L’une d’entre elles, et non la moindre, c’est qu’ils sollicitent en une même demande le contrôle judiciaire d’actes discriminatoires qui auraient été commis en différentes occasions par diverses personnes – certaines non identifiées – travaillant pour plusieurs ministères. Seulement deux des situations soumises concernent des événements de même nature qui touchent le même organisme. De plus, on met en doute l’opportunité de la demande, la qualité pour agir de la personne morale demanderesse et la justiciabilité du processus au moyen duquel le gouvernement cherche à obtenir divers apports en vue de l’élaboration de ses politiques. Quoi qu’il en soit, j’en suis venu à la conclusion que les demandeurs ont démontré l’existence d’une violation de la Charte et qu’ils ont droit à réparation.

 

LE CONTEXTE

 

[3]               Selon le témoignage d’Alain Wood, directeur, Traduction parlementaire et interprétation, Bureau de la traduction, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC), la Politique d’interprétation par langage gestuel a été le fruit d’efforts déployés pour intégrer pleinement au sein de la fonction publique les personnes sourdes et malentendantes, en y facilitant leur accès à des postes et en les aidant à s’acquitter de leurs fonctions. On a ainsi prévu notamment la prestation de services d’interprétation pour les examens de la Commission de la fonction publique, pour les concours et entrevues et, une fois l’intéressé embauché, pour les besoins en formation et sur le lieu de travail. On a ensuite élargi la portée de la politique de manière à ce que soient visées les communications avec les personnes sourdes et malentendantes lors d’événements organisés par les ministères et organismes gouvernementaux.

 

[4]               Ces mesures sont décrites dans une lettre datée du 4 mai 1987, jointe à titre de pièce à l’affidavit de M. Wood et adressée par le secrétaire adjoint par intérim d’alors de la Division des ressources humaines du Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada à tous les directeurs du personnel au sein du gouvernement fédéral. On informait ces derniers que des services d’interprétation gestuelle pouvaient être obtenus de la Direction générale des langues officielles et de la traduction du ministère du Secrétariat d’État, selon sa constitution d’alors.

 

[5]               Par suite d’une restructuration et du transfert de responsabilités entre ministères en 1993, la Direction générale des langues officielles et de la traduction est devenue le Bureau de la traduction du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux.

 

[6]               On mentionnait dans la lettre du 4 mai 1987 que le Bureau de la traduction fournissait des services d’interprétation gestuelle aux fonctionnaires malentendants du gouvernement fédéral depuis 1982 et qu’on envisageait d’apporter des modifications à la Politique d’interprétation par langage gestuel pour donner suite aux recommandations d’un comité consultatif externe. On ajoutait dans la lettre : [traduction] « [l]e ministère fournit également le service [d’interprétation gestuelle] […] au public qui assiste à des conférences et autres réunions auxquelles prennent part activement des représentants du gouvernement fédéral ». [Non souligné dans l’original.]

 

[7]               Un document joint à la lettre informait les ministères des services alors disponibles pour les personnes malentendantes. Les parties s’accordent pour reconnaître que ce document décrit fidèlement la Politique d’interprétation par langage gestuel en sa teneur en mai 1987 et que cette politique est toujours en vigueur. La portée de la politique, toutefois, est mise en cause.

 

[8]               On reconnaît dans l’énoncé de politique de 1987 que le langage gestuel est une langue indépendante et que l’interprétation gestuelle constitue un service linguistique plutôt qu’un service social dispensé pour venir en aide à des personnes handicapées. On ajoute qu’il y a lieu de s’attendre à ce que les mêmes normes élevées quant aux compétences en interprétation et aux pratiques conformes à la déontologie imposées aux interprètes en langage parlé soient également imposées aux interprètes en langage gestuel embauchés à la pige par le Bureau. En recourant à des interprètes pigistes, on visait à encourager le développement et la croissance de la profession d’interprète dans le secteur public et le secteur privé.

 

[9]               L’énoncé renferme des renseignements sur les services d’interprétation offerts par le Bureau de la traduction, sous forme de questions et réponses. En réponse à la question sur les circonstances où l’on peut recourir aux services d’interprétation gestuelle fournis par le Bureau de la traduction, on précise dans le document : [traduction] « [c]e service est destiné à toute personne malentendante au Canada qui doit traiter en personne avec un représentant du gouvernement fédéral. Cela comprend les entrevues d’emploi, les réunions, les commissions fédérales, etc. ». [Non souligné dans l’original.]

 

[10]           L’énoncé de 1987 semble avoir servi de lignes directrices pour la mise en oeuvre de la politique jusqu’à ce que les actuelles lignes directrices entrent en vigueur le 1er août 2001. Mis à part ce qu’on a souligné dans la citation du paragraphe ci‑dessus, les anciennes lignes directrices prévoyaient que les services d’interprétation gestuelle ne soient fournis qu’aux particuliers malentendants en quête d’un emploi au sein de la fonction publique ou assistant à des réunions officielles dans le cadre notamment de commissions, de comités, de conférences et de commissions d’enquête. Il semble toutefois qu’en pratique, les services étaient disponibles pour toute réunion à laquelle prenait part une personne sourde ou malentendante et où un représentant du gouvernement était présent. Des services ont ainsi été dispensés en 300 occasions pendant l’exercice 1997‑1998.

 

[11]           À compter de 1998, le Bureau de la traduction a interprété plus restrictivement le mandat lui incombant en vertu de la politique. Pendant l’exercice 2004‑2005, ainsi, les services d’interprétation n’ont été dispensés qu’en 34 occasions pour des rencontres privées entre particuliers et représentants du gouvernement. Par comparaison, le nombre total d’occasions où des services d’interprétation visuelle et tactile ont été dispensés est demeuré plutôt constant, passant de 2 217 événements en 1998‑1999 à 2 372 en 2003‑2004, ce qui dénote une augmentation des services offerts aux fonctionnaires sourds ou malentendants.

 

[12]           Les lignes directrices actuelles prévoient la fourniture de services d’interprétation visuelle aux fonctionnaires fédéraux par le Service de conférence du gouvernement. On définit l’interprétation visuelle comme visant l’American Sign Language, la langue des signes québécoise, l’interprétation orale en français et en anglais et les services d’un intervenant pour les personnes sourdes et aveugles. Selon les lignes directrices, ces services sont fournis aux fonctionnaires fédéraux entendants, malentendants ou sourds qui doivent communiquer entre eux dans l’exercice de leurs fonctions.

 

[13]           En vertu des lignes directrices d’août 2001, les services d’interprétation visuelle et tactile du Bureau sont dispensés au grand public pendant les événements publics organisés par le gouvernement fédéral, comme des réunions de comités, des conférences, des audiences, des séances d’information sur les lois, règlements et politiques, des consultations, des séminaires et des colloques.

 

[14]           La politique étant appliquée plus strictement, ce sont les divers ministères et organismes concernés qui ont dû prendre en charge la prestation de services d’interprétation pour les rencontres entre citoyens malentendants et fonctionnaires fédéraux ne relevant pas du mandat du Bureau.

 

[15]           Dans le cadre du régime actuel, c’est le fonctionnaire qui rencontre un citoyen malentendant qui doit demander la fourniture de services d’interprétation. Bien que les divers ministères et organismes puissent recourir aux services dispensés par le Bureau en les rémunérant, ces services ne seront pas fournis si les interprètes doivent déjà répondre à des besoins relevant du mandat du Bureau. Si le Bureau ne peut fournir les services, les ministères et organismes doivent se les procurer auprès du secteur privé ou d’organismes non gouvernementaux. Pour aider les ministères à trouver des interprètes, le Bureau tient des listes d’entreprises et d’organismes qui dispensent des services d’interprétation.

 

[16]           Il semble, d’après la lettre en date du 22 novembre 2001 envoyée au ministre des TPSGC par le demandeur James Roots, jointe comme pièce à l’affidavit de ce dernier, que la décision d’appliquer strictement la politique a pris par surprise tant les ministères que les représentants des communautés malentendantes. Bien que le Bureau de la traduction ait averti sa « clientèle » de cette décision dès 1998, les ministères et organismes concernés étaient mal préparés pour fournir des services d’interprétation lors de rencontres avec des malentendants. La plupart d’entre eux n’avaient mis en place aucun système pour réserver les services d’interprètes et n’avaient rien prévu dans leurs budgets à cette fin. Tandis qu’il fallait auparavant un préavis de 48 heures pour obtenir les services d’un interprète par l’entremise du Bureau, si celui‑ci ne pouvait plus fournir le service, il fallait désormais un temps considérable pour obtenir les fonds requis puis trouver un interprète. Par conséquent, des événements n’ont pas eu lieu ou des personnes sourdes n’ont pu assister à certains d’entre eux, notamment des rencontres avec des députés, faute de services d’interprétation disponibles.

 

Allégations particulières de discrimination

 

[17]           Les demandeurs ont décrit plusieurs incidents pour démontrer qu’on a fait preuve de discrimination à leur endroit en leur refusant des services d’interprétation. La défenderesse conteste de manière générale les faits allégués par les demandeurs et nie qu’il ait été refusé de manière déraisonnable de dispenser des services d’interprétation.

 

[18]           On peut résumer comme suit ces incidents :

!           l’accès refusé au processus d’élaboration de politiques;

!           la perte d’occasions de passer des contrats avec le gouvernement fédéral déniées;

!           la perte d’occasions de participer à l’Enquête sur la population active de Statistique Canada.

 

1.   L’accès refusé au processus d’élaboration de politiques

 

[19]           Cette allégation découle d’efforts consentis pour la personne morale demanderesse, l’Association des Sourds du Canada (l’ASC), de prendre part à des consultations informelles avec le gouvernement du Canada. L’ASC est une organisation nationale et le principal groupe de défense des Canadiens sourds, que l’on définit comme les personnes ayant une déficience auditive de modérée à profonde qui s’identifient à l’usage de la langue des signes et à la culture sourde. L’ASC soutient que la mise en œuvre des nouvelles lignes directrices a nuit à son rôle de représentant des Canadiens sourds.

 

[20]           James Roots est le directeur exécutif de l’ASC. Il est atteint de surdité et il communique principalement au moyen du langage des signes. Il déclare dans son affidavit qu’en tant que directeur exécutif, il a personnellement fait l’objet de mesures d’adaptation pour sa surdité de la part du gouvernement fédéral pendant les années où celui‑ci appliquait les lignes directrices initiales relatives à la Politique d’interprétation par langage gestuel. Il souligne qu’en général, les personnes sourdes disposent de moindres possibilités d’emploi et capacités de lecture et d’écriture. Ses dires s’appuient sur une étude de 1998 jointe à son affidavit, dont il est le coauteur et dont la réalisation a bénéficié du soutien de Développement des ressources humaines Canada (DRHC). En raison de cette inégalité des chances par rapport aux autres Canadiens, ajoute‑t‑il, nombre de personnes sourdes en sont venues à dépendre du gouvernement du Canada pour la rectification de la situation.

 

[21]           M. Roots dit avoir été surpris d’apprendre, vers octobre 2001, que le Bureau de la traduction, chargé d’appliquer les nouvelles lignes directrices, ne répondrait aux besoins des personnes sourdes ou malentendantes que lors d’événements publics, et non plus lors de réunions privés. Dans une lettre en date du 22 novembre 2001 adressée au ministre des TPSGC d’alors, M. Roots décrit de manière générale comment cela a nui aux efforts consentis par les diverses organisations, dont la sienne, qui représentent les personnes sourdes et malentendantes pour transiger avec le gouvernement fédéral.

 

[22]           Le cas particulier de discrimination alléguée donné à titre d’exemple par M. Roots est survenu relativement au projet de DRHC (mis en œuvre entre décembre 2001 et février 2002) d’élaboration de politiques et de mesures législatives à l’endroit des sans‑abri. Le personnel de l’ASC s’est alors attendu à participer à des discussions informelles avec des fonctionnaires de DRHC dans ce cadre, comme tel avait été le cas lors de projets antérieurs d’élaboration de politiques. On a demandé la présence d’interprètes à cette fin.

 

[23]           Comme le font voir des courriels échangés joints à l’affidavit de M. Roots, des interprètes d’une entreprise d’Ottawa dont DRHC avait retenu les services ont facilité au moins une réunion tenue en décembre 2001. Le 5 février 2002, en réponse à une demande de nouvelle réunion pour des discussions sur une demande de fonds par l’ASC, une représentante de DRHC a dit que cela ne serait pas possible pour lors. Elle a ainsi déclaré : [traduction] « […] d’importantes contraintes budgétaires nous empêchent de dépenser des fonds qui ne sont pas directement liés à des priorités autorisées […] Je ne puis obtenir en ce moment les services d’un interprète. Je crois que nous le pourrons après le 1er avril 2002, mais pas en ce moment ». le 1er avril est mentionné, peut‑on présumer, parce qu’il s’agit là du début du nouvel exercice et que les ressources d’un nouveau budget sont alors disponibles. La représentante a offert de continuer d’effectuer les tâches préparatoires par courriel avec l’ASC jusqu’au 1er avril.

 

[24]           M. Roots déclare, sur la foi de cet événement et de ce qu’il a pu constater en général depuis 2001, que les divers ministères et organismes refusent de payer les services d’interprétation pour des motifs budgétaires, même si c’est à eux qu’il incombe de fournir ces services depuis que le Bureau de la traduction s’est « délesté » de son mandat. En outre, lorsque même des services d’interprétation sont dispensés par des organismes locaux ou du secteur privé figurant sur la liste du Bureau de la traduction, il n’y a aucune assurance quant à la qualité de ces services. Le résultat, estime‑t‑il, c’est que rien n’est fait pour répondre aux besoins des Canadiens sourds qui désirent rencontrer des représentants du gouvernement fédéral.

 

[25]           La défenderesse s’oppose à la réception du témoignage de M. Roots au motif que l’ASC n’a pas qualité pour agir et que l’affidavit de ce dernier ne se limite pas à des faits dont il a une connaissance personnelle, en contravention de l’article 81 des Règles des Cours fédérales. Je traiterai maintenant de la question du ouï‑dire, et plus tard de la question de la qualité pour agir.

 

[26]           L’obligation de l’auteur d’un affidavit de se limiter aux faits dont il a une connaissance personnelle n’a pas nécessairement pour effet d’exclure ce qui constitue des ouï‑dire dans son témoignage, du moment que cela est suffisamment digne de foi, compte tenu des principes élaborés par la Cour suprême du Canada quant à l’admission des témoignages de vive voix. La Cour d’appel fédérale s’est conformée à ces principes pour ce qui est de l’admissibilité du ouï‑dire dans un témoignage par affidavit (Ethier c. Canada (Commissaire de la GRC)), [1993] 2 C.F. 659, 151 N.R. 374.

 

[27]           En l’espèce, le ouï‑dire concerne des renseignements obtenus d’un agent de projet dont M. Roots était le supérieur immédiat à l’ASC. Je suis convaincu que la source d’information de M. Roots était de première main et qu’elle est crédible et digne de foi. La fiabilité du témoignage est en outre confirmée par la preuve par affidavit de la défenderesse en réplique à l’interrogatoire visant à vérifier l’exactitude des courriels joints à l’affidavit de M. Roots. En effet, l’exactitude de l’exposé des faits de ce dernier n’a pas alors été contestée.

 

[28]           Bien qu’il soit admissible, ce témoignage ne permet pas d’établir que DRHC a eu pour pratique générale de refuser de dispenser des services d’interprétation pour les réunions tenues avec des représentants des communautés sourde ou malentendante. Il permet toutefois d’étayer la prétention des demandeurs selon laquelle la prestation de tels services n’était pas considérée prioritaire par le ministère devant attribuer des ressources. L’échange de courriels a fait suite à l’invitation lancée par DRHC pour la participation à des consultations relatives à l’élaboration d’une politique gouvernementale. Les demandeurs soutiennent à cet égard que, bien qu’ils puissent ne pas jouir du droit d’être consultés relativement à l’élaboration de politiques fédérales, lorsqu’ils sont conviés à prendre part à ce processus par des représentants du gouvernement, ils disposent alors du droit à l’égalité de traitement. Or, un Canadien entendant qui représenterait une autre organisation non gouvernementale n’aurait pas été empêché d’assister à une réunion en de mêmes circonstances. Cela me semble être une conclusion inévitable à tirer du témoignage.

 

2.   La perte d’occasions de passer des contrats avec le gouvernement

 

[29]           Gary Malkowski est une personne sourde qui occupe le poste de vice‑président, Affaires commerciales et relations avec les consommateurs, à la Société canadienne de l’ouïe. Il communique principalement au moyen de la langue des signes. Deux conseillers en carrières entendants à l’emploi d’Anciens Combattants Canada, Joyce Montagnese et Bobbi Cain, ont passé un contrat avec M. Malkowski et un autre employé sourd de la Société canadien de l’ouïe, Donald Prong, pour qu’ils organisent et facilitent, du 16 au 21 octobre 2001 à Toronto, un atelier de planification de carrière à l’intention des fonctionnaires fédéraux sourds et malentendants. Le Bureau de la traduction a fourni les services d’interprètes pour cet atelier de manière à ce que les deux conseillers puissent suivre et évaluer les discussions. Un atelier semblable s’est déroulé à Halifax en décembre 2001.

 

[30]           M. Malkowski déclare dans son témoignage qu’en raison du succès de l’atelier de Toronto, Joyce Montagnese et Bobbi Cain ont discuté avec lui et M. Prong pour savoir s’il leur serait possible d’organiser un atelier semblable à l’intention des fonctionnaires entendants. Pour faire des présentations à un tel atelier, M. Malkowski et M. Prong requerraient des services d’interprétation gestuelle. Mme Montagnese aurait plus tard informé M. Malkowski que la politique sur l’interprétation visuelle du gouvernement du Canada avait changé et ne permettrait pas d’accéder à sa demande de recourir à des interprètes gestuels. Il en est résulté, selon M. Malkowski, la perte pour lui‑même et M. Prong d’occasions professionnelles dont auraient bénéficié des professionnels entendants dans une situation semblable.

 

[31]           M. Malkowski soutient que Mme Montagnese l’a informé au moyen de courriels que le ministère n’autoriserait pas qu’on paie les services d’interprètes parce que cela grèverait son budget, et qu’elle avait tenté sans succès d’obtenir des fonds d’autres sources. Ces courriels n’ont pas été produits en preuve.

 

[32]           La preuve par affidavit de la défenderesse diffère considérablement de l’exposé des faits de M. Malkowski. Mme Montagnese déclare avoir pris part à trois événements à l’automne 2001 et l’hiver 2002, dont l’atelier de planification de carrière décrit ci‑dessus. On avait également fait appel à M. Malkowski pour faciliter le second événement, un séminaire de sensibilisation visant à aider les superviseurs entendants de fonctionnaires sourds et malentendants à comprendre et à gérer les problèmes auxquels sont confrontés leurs subalternes. On a retenu les services d’interprètes pour les fins de quatre réunions préparatoires.

 

[33]           On a demandé à M. Malkowski de choisir un interprète compétent pour le séminaire lui‑même, qui s’est déroulé le 13 février 2002. Le ministère a acquitté la facture de l’interprète. Un autre séminaire a été organisé pour les employés fédéraux sourds, le 27 février 2002, portant sur la préparation en vue de concours. Ce fut là le dernier événement auquel a pris part Mme Montagnese. Des copies des courriels et factures pertinents sont joints à l’affidavit de cette dernière.

 

[34]           Mme Montagnese déclare qu’à la suite de ces événements, elle a eu des discussions avec M. Malkowski au sujet d’une présentation qu’il pourrait faire à une éventuelle conférence interministérielle sur l’équité en matière d’emploi devant avoir lieu en mai 2004. La conférence n’a jamais eu lieu, par manque d’intérêt parmi les éventuels participants. Le coût des services d’interprétation n’aurait pas été un facteur dans l’annulation de l’événement, selon les dires de Mme Montagnese. En réponse à une question écrite posée dans le cadre de l’interrogatoire, Mme Montagnese a nié sous serment avoir dit à M. Malkowski que le ministère des Anciens Combattants n’avait pas les moyens de payer les interprètes requis pour faciliter sa présentation devant des fonctionnaires fédéraux entendants, et elle a nié que tout autre ministère lui ait jamais dit ne pas disposer des fonds requis à une telle fin.

 

[35]           Bien qu’il ne ressorte pas clairement de la preuve qu’on ait privé expressément MM. Malkowski et Prong d’autres occasions de passer des contrats avec le gouvernement fédéral, il est manifeste que l’occasion de conclure de telles ententes se serait vue restreinte par la quantité de ressources disponibles pour la fourniture de services d’interprétation visuelle.

 

3.   La perte d’occasions de participer à l’Enquête sur la population active de Statistique Canada

 

[36]           L’Enquête sur la population active se déroule en application de la Loi sur la statistique, L.C. 1970‑71‑72, ch. 15, et elle vise à évaluer l’état courant du marché de l’emploi canadien. Les participants à l’enquête sont choisis de manière aléatoire et on les informe par courrier transmis à leur foyer que l’information obtenue au moyen de l’enquête permet à Statistique Canada de mesurer l’évolution mensuelle du niveau d’emploi et de chômage au Canada et de faire connaître des données clés sur l’état de l’économie du pays. Pour s’assurer que l’information soit exhaustive et exacte, on précise qu’une pleine participation est « extrêmement importante » et requise pour une période de six mois. On fait passer une entrevue aux participants chaque mois.

 

[37]           Les outils d’enquête tels que l’Enquête sur la population active revêtent de l’importance pour les Canadiens sourds. Tel que le révèle l’étude de M. Roots, effectuée avec le soutien de DRHC en 1998, le taux de chômage est beaucoup plus élevé pour les personnes sourdes que pour les autres Canadiens. Seulement 20,6 % des personnes sourdes ont un emploi à temps plein, 41,9 % sont sous‑employées et 37,7 % sont en chômage; 9,9 % d’entre elles n’ont aucune formation scolaire. En comparaison, si l’on se fie aux données de l’étude, 60,9 % de l’ensemble des Canadiens ont un emploi à temps plein et seulement 8,1 % sont en chômage. Parmi les conclusions tirées dans l’étude, on a mentionné la nécessité de programmes de formation ciblant les Canadiens handicapés et adaptés aux différences culturelles et besoins en communication particuliers des personnes sourdes.

 

[38]           Barbara Lagrange est une personne sourde dont le principal moyen de communication est le langage des signes. Elle a du mal à lire et à écrire en anglais. Vers novembre 2002, on l’a conviée à participer à l’Enquête sur la population active de Statistique Canada, au moyen de lettres déposées chez elle à Thunder Bay (Ontario) par une intervieweuse sur place, Marilyn Wallace.

 

[39]           Mme Lagrange a par la suite communiqué avec Mme Wallace grâce à un téléscripteur pour personnes sourdes (ATS). Mme Lagrange et Mme Wallace ont eu deux conversations par ATS le vendredi après‑midi. Mme Lagrange a dactylographié ce qu’elle voulait communiquer et les réponses verbales de Mme Wallace ont été dactylographiées par un opérateur, puis lues par Mme Lagrange. Il en résulte un compte rendu textuel, dont l’exactitude dépend toutefois de la compétence de l’opérateur. Mme Lagrange a imprimé le compte rendu des deux conversations et elle en a conservé une partie, qui est jointe comme pièce à son affidavit. Elle a accepté que Mme Wallace vienne à sa résidence le dimanche après‑midi suivant pour l’interviewer aux fins de l’enquête. Cela devait être un élément d’un engagement en vue de la consignation pendant six mois de renseignements sur la situation d’emploi de Mme Lagrange, un fait que cette dernière n’a pas tout de suite parfaitement compris.

 

[40]           Le témoignage de Mme Lagrange et celui de Mme Wallace ne concordent pas quant à la teneur de leurs conversations téléphoniques par ATS et quant aux événements qui ont suivi. Malheureusement, le compte rendu imprimé des conversations par ATS n’est pas très lisible. Ce qui est toutefois bien clair, je crois, c’est que, lors de la première conversation, Mme Wallace a initialement accédé à la demande faite par Mme Lagrange qu’on retienne aux fins des entrevues les services d’un interprète de l’Association des Sourds du Canada. Lors de la seconde conversation, Mme Wallace a informé Mme Lagrange que Statistique Canada ne paierait pas les services d’un interprète et qu’en tout état de cause, selon elle, la présence d’un interprète ne serait pas nécessaire pour les réponses à donner aux questions. Mme Wallace nie avoir dit à quelque moment que ce soit à Mme Lagrange que Statistique Canada ne paierait pas les services d’un interprète, mais c’est un tel message que l’opérateur d’ATS a transmis à Mme Lagrange, comme en atteste le compte rendu imprimé. Mme Wallace déclare dans son témoignage avoir tenté de retenir les services d’un interprète, mais on lui aurait dit qu’aucun interprète ne serait disponible avant deux semaines. Son superviseur lui aurait conseillé de trouver des solutions de remplacement. Il ressort clairement du compte rendu que Mme Wallace a insisté pour que Mme Lagrange accepte qu’on aille de l’avant sans les services d’un interprète.

 

[41]           Lors de leur première réunion, fixée au dimanche, le surlendemain, Mme Wallace a effectivement fait passer l’entrevue à Mme Lagrange, en se servant de l’écran de son portable pour montrer les questions à celle‑ci et pour confirmer les réponses de cette dernière. Cette façon de procéder ne convenait pas vraiment à Mme Lagrange parce qu’elle ne maîtrise pas l’anglais et on a donc écourté la réunion. Mme Lagrange a ensuite appris d’un collègue que d’autres étapes de l’enquête allaient se dérouler sur une période de six mois, ce qui l’a affligée.

 

[42]           Lors d’une conversation téléphonique subséquente, facilitée par un interprète, Mme Lagrange a essayé d’insister pour obtenir la présence d’un interprète aux entrevues subséquentes, puis, voyant que sa tentative avait échoué, pour que son nom soit rayé de la liste de l’enquête. Elle a ensuite refusé qu’on la rencontre de nouveau. Mme Wallace affirme s’être fait dire par son superviseur de ne pas tenter de faire passer de nouvelles entrevues à Mme Lagrange et, pour les mois restants de l’enquête, de simplement passer en automobile devant la résidence de celle‑ci pour obtenir confirmation qu’elle semblait toujours y vivre.

 

[43]           Dans son témoignage, Mme Lagrange déclare que cet incident l’a fait se sentir une citoyenne de seconde zone et lui a fait craindre de se voir infliger une amende ou une pénalité pour avoir, en l’absence d’un interprète qualifié, mal répondu à une enquête du gouvernement.

 

[44]           Selon le témoignage du responsable des enquêtes sur le terrain de novembre 2002, témoin de la défenderesse, si un particulier sourd ou malentendant avait demandé la présence d’un interprète, le personnel sur le terrain de Statistique Canada lui aurait offert diverses solutions, dont le recours à un portable permettant de lire les messages, le recours à un téléscripteur ou l’obtention de réponses par personne interposée, soit un membre du ménage. Statistique Canada aurait également offert d’obtenir les services d’un interprète ou, si l’intéressé avait souhaité la présence de son propre interprète, de rémunérer ce dernier.

 

[45]           Mary Lou Cassie, d’Halifax, a présenté un témoignage sur un incident semblable à celui vécu par Barbara Lagrange. Mme Cassie est sourde et aveugle et elle a besoin des services d’un intervenant pour bon nombre de ses activités quotidiennes. Un intervenant recourt au langage des signes et au toucher pour communiquer avec Mme Cassie et l’aider dans ses tâches quotidiennes, mais il ne peut y recourir pour des communications complexes, sa formation ne lui permettant que de faciliter l’exercice des fonctions élémentaires. Mme Cassie a besoin, pour les communications complexes, des services d’un interprète gestuel professionnel.

 

[46]           Vers décembre 2002, Mme Cassie a reçu une lettre dans laquelle Statistique Canada lui demandait de communiquer avec un de ses représentants pour participer à une enquête. Mme Cassie a demandé à son intervenant de téléphoner à Statistique Canada et de prendre les arrangements requis pour une entrevue en plus de solliciter la présence d’un interprète gestuel. Deux représentants de Statistique Canada sont ensuite venus visiter Mme Cassie, sans interprète, et ils ont insisté pour pouvoir recourir aux services de l’intervenant pour faire passer l’interview. Mme Cassie a dit à son intervenant de refuser l’entrevue, étant donné qu’elle avait besoin d’un interprète gestuel, puis les deux représentants ont quitté les lieux. Statistique Canada n’a pas par la suite tenté de répondre aux besoins de Mme Cassie en faisant appel à des interprètes gestuels. La défenderesse n’a pas été en mesure de désigner qui que ce soit chez Statistique Canada qui puisse se rappeler de ces événements.

 

[47]           Ce témoignage me fait voir que Mme Lagrange et Mme Cassie n’ont pas été traitées avec tout le respect et toute la dignité auxquelles elles ont droit et qu’il peut résulter des pratiques des intervieweurs sur le terrain de Statistique Canada que les Canadiens sourds ou malentendants se voient refuser l’égalité de traitement, et ce, malgré les politiques et procédures officielles de cet organisme.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[48]           Comme je l’ai déjà mentionné en introduction, la défenderesse a opposé un certain nombre d’objections préliminaires à l’examen de la présente demande. Les questions qui suivent doivent être examinées par la Cour.

1. La qualité de l’ASC pour agir dans le cadre de la présente demande.

2. La question de savoir si la présente demande est indûment constituée

a. parce qu’on sollicite le contrôle judiciaire de plus d’une décision, ou encore

b. parce que la demande a été présentée hors délai.

3. La question de savoir si la Cour doit refuser d’examiner la question pour des motifs d’ordre discrétionnaire, soit parce que

a. l’objet de la demande n’est pas justiciable, ou

b. que la question est théorique ou prématurée.

4. La question de savoir s’il y a eu violation de l’article 15 de la Charte.

5. La question de la réparation convenable.

 

ANALYSE

 

1.   La qualité de l’ASC pour agir dans le cadre de la présente demande

 

[49]           L’ASC, en tant que personne morale, n’a pas qualité pour demander réparation de son propre chef en vertu de l’article 15 de la Charte, puisqu’il ne s’agit pas d’un individu jouissant du droit à l’égalité de bénéfice et à la protection égale de la loi. Selon la défenderesse, l’ASC devrait également se voir refuser la qualité pour demander une mesure de redressement déclaratoire puisqu’elle n’est pas directement touchée par l’objet de la demande, tel que le requiert le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. L’ASC demande pour sa part qu’on lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

[50]           La défenderesse reconnaît que l’absence de qualité pour demander directement réparation à titre de partie intéressée n’empêche pas de se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public, mais elle soutient que la Cour ne devrait pas accéder à la demande de l’association en ce sens. Quant à la question de savoir si le droit à des consultations informelles avec des fonctionnaires au sujet de politiques a ou non été dénié, la défenderesse soutient qu’il ne s’agit pas là d’un droit reconnu par la loi.

 

[51]           L’ASC soutient qu’en tant qu’organisation qui représente les intérêts des Canadiens sourds, elle a le droit de se réclamer pour leur compte de la protection de l’article 15. L’ASC cite à cet égard l’arrêt Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627, 119 D.L.R. (4th) 224, dans lequel la Cour suprême du Canada a implicitement reconnu le droit d’une organisation de faire valoir l’article 15 pour contester pour le compte de femmes autochtones une mesure du gouvernement.

 

[52]           Comme l’a déclaré la Cour suprême dans Canada (Ministre de la Justice) c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, 130 D.L.R. (3d) 588, [Borowski], pour établir la qualité pour agir dans l’intérêt public, on doit démontrer l’existence de trois éléments :

1.      il y a une question sérieuse à trancher,

 

2.      le demandeur est directement touché ou il a un intérêt véritable dans cette question;

 

3.      il n’y a pas d’autre manière efficace de soumettre la question à la Cour.

 

 

[53]           L’ASC soutient que les deux premiers éléments du critère énoncé dans Borowski sont clairement démontrés. Il y a une question sérieuse à trancher et l’ASC, en tant que représentante de la communauté sourde, a un intérêt véritable dans la question en cause. Quant au troisième élément du critère, les demandeurs soutiennent qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre à la Cour la question des mesures d’adaptation requises pour la participation au processus fédéral d’établissement de politiques, vu qu’il s’agit là d’un rôle incombant aux organisations non gouvernementales et non à leurs membres ou représentants individuels. C’est l’ASC, et non James Roots à titre personnel, qui a tenté d’apporter sa contribution à ce processus. L’ASC est l’entité qui défend les intérêts des Canadiens sourds et malentendants et qui a engagé des négociations avec le gouvernement fédéral au sujet de l’accès à ses services et programmes.

 

[54]           La défenderesse ne conteste pas qu’il y a une question sérieuse à trancher ni que l’ASC a un intérêt véritable dans cette question. Toutefois, soutient‑elle, il existe une autre manière efficace de soumettre la question à la Cour. Il y a en effet d’autres demandeurs qui sont directement touchés par les questions en litige et qui pourraient faire valoir leurs prétentions. Sur ce seul fondement, selon la défenderesse, la Cour devrait s’abstenir d’exercer le pouvoir discrétionnaire dont elle dispose d’accorder à l’ASC la qualité pour agir (Conseil canadien des Églises c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 236, page 252, 88 D.L.R. (4th) 193 [Conseil canadien des Églises]; Maurice c. Canada (1999), 183 F.T.R. 9, paragraphes 14 et 15, [1999] A.C.F. n° 1962 (QL) (C.F.P.I.) [Maurice]).

 

[55]           Dans l’affaire Conseil canadien des Églises, on avait refusé la qualité pour agir dans l’intérêt public à un groupe confessionnel souhaitant contester la validité de la Loi sur l’immigration, 1976, L.C. 1976‑77, ch. 52, mod. par L.C. 1988, ch. 35 et 36. La Cour suprême a statué qu’il fallait établir un équilibre entre l’accès à assurer aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires. Il n’est pas nécessaire de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public lorsqu’il est possible d’établir qu’un particulier peut contester les dispositions législatives en cause, soit en l’occurrence tout demandeur du statut de réfugié directement touché. Bien qu’il faille interpréter d’une façon souple et libérale les principes régissant une telle reconnaissance, tels qu’ils sont énoncés dans Borowski, ceux‑ci ne devraient pas être élargis.

 

[56]           Dans Maurice, le juge Reed de la Section de première instance de la Cour fédérale a accueilli une requête visant à ce que la Métis Society of Saskatchewan soit mise hors de cause dans une action intentée contre le gouvernement, vu qu’il y avait des particuliers demandeurs et que la présence de la Society n’était pas nécessaire à l’instruction des questions en litige. La requête a toutefois été accueillie sous réserve du droit de la Society de demander l’autorisation d’agir comme intervenante et de participer à l’instance à titre de représentante.

 

[57]           En l’espèce, il est clair que la demande n’aurait pas été présentée sans que l’ASC en prenne l’initiative et sans ses ressources. Je suis convaincu que l’association est une partie dont la présence est nécessaire à l’instruction des questions en litige, pour ce qui touche particulièrement la participation au processus d’élaboration des politiques. Il me semble qu’aucun des particuliers demandeurs, à l’exception peut‑être de M. Roots, serait en mesure de poursuivre cette demande. En outre, dans la mesure où la revendication de droits garantis à des Canadiens sourds par l’article 15 est en cause, l’ASC joue un rôle analogue à celui reconnu par la Cour suprême, du moins implicitement, à l’Association des femmes autochtones. J’accorde par conséquent à l’ASC la qualité pour agir dans l’intérêt public aux fins de la présente demande. Advenant que je fasse erreur à cet égard, j’aurais du moins accordé la qualité d’intervenante à l’association.

 

2.   La demande est‑elle indûment constituée?

 

 

a)   La multiplicité des procédures

 

[58]           La défenderesse soutient que les demandeurs contestent ensemble quatre questions distinctes au moyen de la présente demande de contrôle judiciaire, en contravention de l’article 302 des Règles de la Cour fédérale (1998).

 

[59]           L’article 302 des Règles de la Cour fédérale (1998) prévoit ce qui suit :

Sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

Unless the Court orders otherwise, an application for judicial review shall be limited to a single order in respect of which relief is sought

 

[60]           La défenderesse cite une récente décision où la Cour a statué que l’article 302 interdit de contester deux décisions par une même demande, à moins qu’on ne puisse démontrer que les décisions en question faisaient partie d’une « même série d’actes » (Khadr (tutrice à l’instance) c. Canada (Ministre des Affaires étrangères) (2004), 266 F.T.R. 20, 2004 C.F. 1145).

 

[61]           La réparation qu’il convient d’accorder en cas de violation de l’article 302, c’est une prorogation du délai de dépôt nunc pro tunc par le demandeur d’une ou plusieurs demandes de contrôle judiciaire en remplacement de la demande antérieure (Pfeiffer c. Canada (Surintendant des faillites) (2004), 322 N.R. 62, 2004 CAF 192).

 

[62]           Selon les demandeurs, la Cour a reconnu que le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 peut embrasser la situation courante lorsqu’un certain nombre de décisions sont prises (Puccini c. Canada, [1993] 3 C.F. 557, 65 F.T.R. 127 C.F.P.I).

 

[63]           Les demandeurs soutiennent que, bien que les mesures de trois ministères distincts aient été mises en question et que quatre individus différents aient été touchés par les décisions, les faits de chaque affaire sont similaires et les différents ministères sont tous des branches de la Couronne défenderesse. Le type de réparation demandé est le même pour tous les demandeurs, soit un jugement déclaratoire portant qu’il y a eu violation des droits que leur garantit l’article 15, et que des services d’interprétation gestuelle doivent être fournis lorsque la nature de la communication en cause l’exige. La décision prise par chacun des ministères était aussi essentiellement la même, soit le refus d’offrir des services d’interprétation pour des motifs d’ordre budgétaire ou faute d’engagement en ce sens. Aucun pouvoir n’était exercé en vertu d’une loi; les décisions ou défauts d’agir étaient plutôt d’ordre opérationnel.

 

[64]           Les demandeurs citent la décision Truehope Nutritional Support Ltd c. Canada (Procureur général) (2004), 251 F.T.R. 155, paragraphes 18 et 19, 2004 CF 658 [Truehope], dans laquelle la Cour a déclaré : « les distinctions entre les deux décisions telles qu’elles ont été présentées par les défendeurs ne l’emportent pas sur les similitudes, et ces distinctions ne sont pas si complexes qu’elles risquent d’engendrer la confusion, et exiger que deux demandes de contrôle judiciaire distinctes soient présentées, compte tenu des similitudes, constituerait une perte de temps et d’efforts ». En l’espèce, les demandeurs soutiennent qu’il serait déraisonnable d’exiger d’eux qu’ils scindent en quatre leur demande de contrôle judiciaire.

 

[65]           Il s’agissait, dans Truehope, d’une requête en vue d’obtenir l’autorisation de déposer un avis de demande modifié, dans lequel on réclamait le contrôle judiciaire de deux décisions dans le cadre d’une même demande. Bien que prises à des dates différentes, les deux décisions relevaient du même décisionnaire (c.‑à‑dire de la même direction d’un ministère, quoiqu’elles aient été prises par des fonctionnaires différents) et avaient un même objet. Le contexte factuel, sauf la date, ainsi que les arguments juridiques étaient les mêmes. La requête a par conséquent été accueillie.

 

[66]           En l’espèce, le point commun entre les quatre demandeurs, c’est que leur situation a découlé de l’application du même ensemble de lignes directrices visant la prestation de services d’interprétation. Bien que chaque incident ait mis en cause des faits et des décisionnaires distincts (des ministères et des fonctionnaires différents), le fond de la question a trait à l’application de la même politique à la même communauté. Je suis d’avis, par conséquent, qu’il serait déraisonnable de scinder la demande.

 

b)   La demande a‑t‑elle été présentée hors délai?

 

[67]           Selon le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance. Le paragraphe autorise également la Cour à fixer ou accorder un délai, avant ou après l’expiration de ces trente jours.

 

[68]           La défenderesse soutient que les demandeurs n’ont pas déposé leur demande dans ce délai et ont omis de demander prorogation au moyen d’une requête conformément aux prescriptions de l’article 8 des Règles de la Cour fédérale, 1998. Pour qu’on lui accorde à titre discrétionnaire, de manière exceptionnelle, une prorogation de délai en application du paragraphe 18.1(2), un demandeur doit à la fois justifier son retard à engager la demande dans la période prévue de trente jours et démontrer qu’il est raisonnable de croire qu’il aura gain de cause sur le fond.

 

[69]           Pour justifier le retard, le demandeur doit faire la preuve de son intention, qu’il a manifesté, de présenter une demande dans la période de trente jours. Il doit y avoir continuité dans l’intention de présenter la demande de contrôle judiciaire. Le demandeur doit également démontrer, à tout le moins, qu’il a une cause défendable (Council of Canadians c. Canada (Director of Investigation and Research, Competition Act) (1996), 124 F.T.R. 269 (C.F.P.I.), conf. (1997), 212 N.R. 254 (C.A.F.).

 

[70]           Chacune des situations de fait invoquées s’est déroulée plus de deux ans avant la présentation de la demande sous examen le 2 septembre 2004, soit longtemps après que les faits substantiels requis pour présenter la demande eurent été connus des demandeurs. Selon la défenderesse, les explications données par ces derniers pour justifier leur retard ne sont pas convaincantes, et insuffisantes eu égard à la durée – près de deux ans – du retard.

 

[71]           Les demandeurs soutiennent que leurs demandes ne sont pas tardives parce qu’ils ne sollicitent pas la révision ou le réexamen de décisions finales, mais demandent plutôt réparation pour des actes de discrimination systémique qui, de par leur nature même, continuent de se produire. En outre, le refus d’offrir des services d’interprétation gestuelle était de nature purement administrative, et ne constituait pas une « décision ou ordonnance » soumise au délai prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. La seule réparation sollicitée est une mesure déclaratoire. La présentation de la demande de contrôle judiciaire sous examen est par conséquent opportune, et la nature déclaratoire de la réparation permet à la Cour de suspendre le délai de trente jours.

 

[72]           J’admets la prétention des demandeurs selon laquelle le délai de trente jours n’est pas applicable lorsque la demande de contrôle judiciaire n’a pas trait à la décision ou à l’ordonnance d’un office fédéral. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans Sweet c. Canada (1999), 249 N.R. 17, paragraphe 11, [1999] A.C.F. n° 1539 (QL), relativement à une politique de double occupation des cellules, celle‑ci est « d’application courante et peut être contestée à tout moment; le contrôle judiciaire avec les réparations y afférentes tels le jugement déclaratoire, les recours extraordinaires et l’injonction, est la procédure appropriée pour porter la contestation devant la Cour ».

 

[73]           Un retard déraisonnable dans la présentation d’une demande peut, toutefois, empêcher le demandeur d’obtenir réparation (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, 88 D.L.R. (4th) 1. Notre Cour a appliqué ce principe dans Larny Holdings c. Canada (Ministre de la Santé) (2002), 222 F.T.R. 29, paragraphe 10, 2002 CFPI 750 (C.F. 1re inst.). En vue d’établir si un retard est « indu », les tribunaux prennent en compte sa durée ainsi que toute justification avancée par le demandeur à son égard, de même que les répercussions qu’aurait l’intervention judiciaire sur l’administration publique et les droits de tiers.

 

[74]           Pour justifier le retard en l’espèce, l’avocat des demandeurs a fait valoir qu’il était difficile de rechercher des exemples et la preuve requise de répercussions des lignes directrices sur la communauté sourde et malentendante. Réunir les éléments de preuve requis pour démontrer que le changement d’interprétation d’une politique était discriminatoire ne peut être fait aisément dans un court délai. En outre, la défenderesse n’a fourni aucun élément de preuve démontrant en quoi le retard avait causé préjudice à la Couronne. Je suis par conséquent convaincu qu’en l’espèce, le retard n’était pas déraisonnable.

 

3.   Motifs discriminatoires

 

a. La justiciabilité

 

 

[75]           La défenderesse soutient que, sous le couvert de la contestation de l’application discriminatoire d’un programme du gouvernement, les demandeurs visent en fait, du moins en partie, à obtenir le contrôle judiciaire de la décision de politique de transférer du Bureau de la traduction aux ministères individuels la charge d’obtenir et de payer les services d’interprétation visuelle. Selon la défenderesse, les demandeurs demandent en fait à la Cour de prescrire la manière dont le gouvernement fédéral devrait dispenser ces services. La réparation sollicitée, dans cette mesure, ne relèverait pas des attributions régulières de la Cour et serait incompatible avec la nature institutionnelle de l’ordre judiciaire. Il n’incombe pas à la Cour de trancher de telles questions de politique. Dans la mesure où les demandeurs font valoir une telle contestation, la présente demande de contrôle judiciaire ne serait pas, par conséquent, justiciable.

 

[76]           Pour qu’une question soit justiciable, celle‑ci doit être susceptible d’être tranchée et soumise régulièrement au tribunal. Le contrôle judiciaire ne vise pas que les décisions et ordonnances dont la loi habilitante confie expressément la responsabilité au décisionnaire. L’expression « objet (de la demande) » à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales n’a pas un sens aussi restreint; elle englobe toute question à l’égard de laquelle une réparation peut être obtenue en vertu de l’article 18 ou du paragraphe 18.1(3) (Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30, 189 D.L.R. (4th) 96 (C.A.F.).

 

[77]           Si j’estimais que la demande avait pour objet de faire invalider la décision du gouvernement de faire passer du Bureau de la traduction aux divers ministères et organismes individuels la responsabilité de fournir des services d’interprétation gestuelle, je serais d’avis, comme la défenderesse, qu’il s’agit bien d’une décision de politique non justiciable qui ne relève pas du mandat de la Cour. Ce n’est toutefois pas mon point de vue.

 

[78]           Les demandeurs soutiennent ne pas demander à la Cour de dicter la manière dont le gouvernement devrait dispenser des services de traduction, mais plutôt de déclarer quelle devrait être la portée de tels services. Selon eux, la portée actuelle des lignes directrices enfreint les droits individuels que leur garantit l’article 15 de la Charte, puisqu’on ne s’adapte pas ainsi à leur déficience. C’est bien là une question justiciable.

 

 

b)  La demande est‑elle théorique ou prématurée?

 

[79]           La défenderesse soutient que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique ou prématurée. En effet, la politique sur l’interprétation visuelle du gouvernement fédéral prévoit déjà l’octroi de la réparation recherchée. Les demandeurs font valoir des exemples isolés de situations où, selon eux, des services d’interprétation n’ont pas été dispensés. Si l’on examine attentivement ces situations, aux dires de la défenderesse, ces allégations s’avèrent toutefois être sans fondement. Et même s’il était possible de dire que des mesures d’adaptation raisonnables n’ont pas été prises, l’on aurait alors affaire à des cas isolés survenus pendant la période de transition entre les anciennes et les nouvelles lignes directrices. Or, c’est en fonction de l’application de la politique et des lignes directrices actuelles, et non de la politique et des lignes directrices applicables durant la période transitoire, qu’il faut établir s’il y a eu ou non violation de l’article 15 de la Charte.

 

[80]           Pour leur part, les demandeurs prétendent que leur demande n’est ni théorique ni prématurée. La politique sur l’interprétation visuelle, tel qu’elle est actuellement appliquée, ne permet pas d’obtenir la réparation souhaitée – soit que le gouvernement du Canada fournisse et paie les services d’interprétation gestuelle requis lorsqu’une personne sourde a accès à des services du gouvernement ou désire apporter sa contribution au processus de prise de décisions de l’État.

 

[81]           L’examen du guide de mise en œuvre (figurant à la page 41 du dossier de la défenderesse) permet de constater que des services d’interprétation visuelle doivent être fournis au grand public lors d’événements publics tels des audiences, des séances d’information sur les lois et politiques et des consultations publiques. En toute autre circonstance, c’est au ministère concerné qu’il incombe de fournir des services de traduction. Le guide ne prévoit pas l’obligation pour les ministères de fournir des services d’interprétation lorsque des personnes sourdes veulent avoir accès à des services ou avoir leur mot à dire dans des cadres privés, comme des réunions, où sont élaborées des politiques gouvernementales. Rien ne laisse voir, en outre, que de tels services seront fournis par les ministères une fois une période de transition terminée.

 

[82]           J’en viens ainsi à la conclusion que la demande n’est ni théorique ni prématurée. Contrairement à ce que prétend la défenderesse, la réparation demandée n’est pas actuellement disponible ni ne semble devoir l’être prochainement. La politique et les lignes directrices ont d’abord en vue l’intérêt des fonctionnaires, et non celui de particuliers qui participent à des programmes offerts par le gouvernement fédéral ou qui désirent prendre part à l’élaboration de politiques fédérales.

 

4.   A‑t‑on enfreint l’article 15 de la Charte?

 

[83]           Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit ce qui suit :

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

[84]           La question en litige en l’espèce est de savoir s’il y a eu atteinte au droit garanti « […] au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, […] notamment des discriminations fondées sur […] les déficiences […] physiques. » Pour trancher cette question, il faut d’abord se demander, à titre de question préliminaire, si les demandeurs ont ou non établi, tel que la Cour suprême en a décidé dans Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657, 2004 CSC 78, qu’ils n’ont pas obtenu un avantage prévu par la loi ou qu’ils se sont vu imposer une obligation que la loi n’impose pas à d’autres.

 

[85]           Il incombe au Bureau de la traduction du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux de fournir pour le compte du gouvernement fédéral des services d’interprétation gestuelle. Le Bureau est constitué en vertu de la Loi sur la Bureau de la traduction, L.R.C. 1985, ch. T‑13 et le paragraphe 4(1) de cette loi prévoit qu’il fait partie de sa mission de dispenser des services d’interprétation gestuelle. L’obligation de fournir de tels services découle de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C. 1976‑77, ch. 33, dont la portée s’étend à Sa Majesté du chef du Canada et qui interdit de priver un individu, en raison d’une déficience, de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement. Je conclus, par conséquent, que la Politique d’interprétation par langage gestuel et les lignes directrices « découlent de la loi » et satisfont à la condition préliminaire reconnue dans Auton aux fins de l’analyse fondée sur l’article 15.

 

[86]           On doit s’inspirer du critère énoncé dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, paragraphe 88, 170 D.L.R. (4th) 1, pour toute analyse concernant l’applicabilité du paragraphe 15(1) de la Charte. L’arrêt Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, 151 D.L.R. (4th) 577, est également d’importance toute particulière aux fins de la présente demande. Dans Eldrige, la Cour suprême a accordé gain de cause à des personnes sourdes demandant, à titre de mesure d’adaptation, l’accès à des interprètes gestuels pour les services reçus à l’hôpital. La Cour a statué que des communications efficaces constituent un élément indispensable à la prestation des services médicaux et que le défaut de fournir des services d’interprétation dans ce contexte avait un caractère discriminatoire.

 

[87]           Dans Law, la Cour suprême décrit au paragraphe 88 la marche à suivre lorsqu’un tribunal étudie une demande fondée sur l’article 15 de la Charte.

La démarche générale

 

(1)

 

Il est inapproprié de tenter de restreindre l’analyse relative au par. 15(1) de la Charte à une formule figée et limitée. Une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte doit plutôt être utilisée en vue de l’analyse relative à la discrimination pour permettre la réalisation de l’important objet réparateur qu’est la garantie d’égalité et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique.

 

[…]

 

(3)

 

Par conséquent, le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions :

 

(A)

 

La loi contestée :  a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

 

(B)

 

Le demandeur fait‑il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

 

 

et

 

(C)

 

La différence de traitement est‑elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

 

L’objet

 

(4)

 

En termes généraux, l’objet du par. 15(1) est d’empêcher qu’il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

 

[…]

 

(7)

 

Les facteurs contextuels qui déterminent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur doivent être interprétés et analysés dans la perspective de ce dernier. Le point central de l’analyse est à la fois subjectif et objectif. Le point de vue approprié est celui de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents.

 

[…]

 

(9)

 

Voici certains des facteurs contextuels servant à déterminer s’il y a eu atteinte au par. 15(1) :

 

(a)

 

La préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en cause. […] la présence de ces facteurs préexistants portera à conclure qu’il y a eu violation du par. 15(1).

 

(b)

 

La correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes. […]

 

(c)

 

L’objet ou l’effet d’amélioration de la loi contestée eu égard à une personne ou un groupe défavorisés dans la société […]

 

 

La loi contestée établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnels en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

 

 

[88]           Le point de départ lorsqu’on envisage de procéder à une analyse liée aux droits à l’égalité est l’établissement d’un groupe de comparaison approprié. Selon les commentaires du juge Binnie dans Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357, 2004 CSC 65, paragraphe 23, cités par mon collègue le juge Konrad W. von Finckenstein dans Veffer c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2006 C.F. 540, [2006] A.C.F. n° 675, paragraphe 27 :

Le groupe de comparaison approprié est celui qui reflète les caractéristiques du demandeur (ou du groupe demandeur) qui sont pertinentes quant au bénéfice ou à l’avantage recherché […]

 

[89]           En l’espèce, les demandeurs proposent comme groupe de comparaison les membres du public qui ne sont pas sourds et qui prennent part à des réunions ou reçoivent des services du gouvernement du Canada, à tous les échelons, et de ses organismes. Les particuliers demandeurs soutiennent qu’on les a traités différemment des personnes entendantes dans la même situation qu’eux, étant donné qu’ils n’ont pas eu accès aux moyens de communication requis aux fins de pareils services ou réunions. Ainsi, ils ont été tout à fait incapables de participer à certaines réunions, ou leur accès à des services gouvernementaux s’est trouvé compromis. Par comparaison, les membres entendants du public peuvent participer à des réunions, et apporter une contribution valable aux processus de prise de décisions et de consultation du gouvernement. Ils peuvent également recevoir des services du gouvernement fédéral sans que rien n’entrave leurs communications. Ces distinctions sont fondées sur une déficience. Je suis convaincu que le groupe de comparaison proposé est approprié.

 

[90]           Le point central l’argumentation des demandeurs, c’est que les changements apportés aux lignes directrices, qui ont entraîné la cessation des services d’interprétation, sont de nature si limitative qu’ils ont un caractère discriminatoire. Selon la Politique d’interprétation par langage gestuel, datée du 4 mai 1987, les services [traduction] « sont destinés à toute personne malentendante au Canada qui a affaire en personne avec un représentant du gouvernement fédéral. Cela concerne notamment les entrevues d’emploi, les réunions et les audiences des commissions fédérales ». Cependant, les lignes directrices actuelles ont pour effet de restreindre la portée de la politique de telle sorte que les Canadiens malentendants se voient privés de mesures d’adaption raisonnables pour leur déficience.

 

[91]           Les lignes directrices de mise en œuvre originales prévoyaient que les services d’interprétation visuelle soient fournis aux fonctionnaires fédéraux

1.      qui, dans l’exercice de leurs fonctions, doivent communiquer avec des malentendants;

 

2.      qui, étant eux‑mêmes malentendants, doivent communiquer dans l’exercice de leurs fonctions avec des personnes qui ne connaissent pas le langage visuel.

 

[92]           Tout en ciblant les fonctionnaires fédéraux, les lignes directrices visent en pratique à répondre aux besoins des particuliers qui sont malentendants et qui ont besoin de services d’interprétation visuelle lorsqu’ils ont affaire à des représentants du gouvernement fédéral.

 

[93]           Dans les lignes directrices révisées, on précise que les services d’interprétation visuelles sont fournis [traduction] « aux fonctionnaires fédéraux entendants, malentendants ou sourds qui, dans l’exercice de leurs fonctions, doivent communiquer entre eux ». C’est à chaque ministère ou organisme concerné qu’on laisse plutôt le soin de répondre aux besoins des citoyens malentendants qui ont affaire avec le gouvernement. Il en résulte, tel que le révèle la preuve des demandeurs, que des citoyens se sont vu priver de services d’interprétation alors que cela était nécessaire pour assurer leur participation efficace à des programmes gouvernementaux.

 

[94]           Les lignes directrices actuelles ne prévoient aucunement la fourniture de services d’interprétation aux personnes rencontrant en privé des représentants du gouvernement et elles ont une portée plus limitative que celle, à sa face même, de la politique, ou celle des anciennes lignes directrices. À moins que le ministère concerné ne les paie, les services d’interprétation ne sont plus fournis aux fonctionnaires qui, dans l’exercice de leurs fonctions, communiquent avec les malentendants, si ce n’est lors des événements publics énumérés. Les réunions entre représentants du gouvernement et des communautés de malentendants ne seraient plus visées, non plus que tout autre événement de nature privée. C’est l’admissibilité ainsi restreinte aux services d’interprétation gestuelle qui, selon les demandeurs, viole les droits que leur garantit l’article 15 de la Charte.

 

[95]           Pour assurer l’égalité réelle, il faut prendre en compte la situation et les besoins différents des demandeurs. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37, paragraphe 60 :

[…] il y a de nombreuses autres situations où l’égalité réelle exige que des distinctions soient faites pour tenir compte de la situation concrète d’individus vivant dans des conditions sociales, politiques et économiques différentes. Voilà pourquoi notre Cour reconnaît depuis longtemps que le par. 15(1) a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination mais aussi d’améliorer la situation des personnes défavorisées (voir Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, le juge Sopinka, au par. 66).

 

[96]           En l’espèce, l’égalité réelle requiert la prise en compte des besoins particuliers des personnes sourdes lorsqu’est mise en œuvre la Politique d’interprétation par langage gestuel et lorsque sont dispensés les programmes fédéraux. L’un des buts visés par le paragraphe 15(1) étant l’amélioration des conditions de vie des personnes défavorisées, il y a lieu qu’on s’adapte à la situation unique des personnes sourdes. Pour qu’on atteigne l’égalité réelle, tous les Canadiens doivent pouvoir transiger avec les institutions gouvernementales lorsque celles‑ci les convient à participer à des sondages ou à des programmes. Compte tenu de la situation particulière des personnes sourdes, l’égalité réelle exige la prestation de services d’interprétation à titre de mesure d’adaptation.

 

Le demandeur fait‑il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

 

[97]           Les demandeurs soutiennent que les lignes directrices occasionnent une différence de traitement fondée sur une déficience. La déficience physique, qui comprend la surdité, est l’un des motifs énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte (Eldridge, précité, paragraphe 55).

 

La différence de traitement est‑elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

 

 

[98]           La Cour suprême a déclaré que l’article 15 vise deux buts distincts mais connexes. On y exprime, premièrement, un engagement envers l’égalité et la dignité de tous les êtres humains. L’article vise, deuxièmement, à prévenir la discrimination contre des groupes particuliers désavantagés aux plans social, politique et juridique au sein de la société et à apporter les correctifs nécessaires. Comme l’a déclaré la juge Wilson dans R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, page 1331, 96 N.R. 115, c’est le contexte qui permet de déterminer si une loi est ou non discriminatoire. Il importe donc de se pencher sur le contexte social, politique et juridique plus large dans lequel s’inscrit la mesure contestée.

 

[99]           À cette étape de l’analyse, le tribunal doit établir si le traitement différent donne lieu à de la discrimination. Dans Law Society of British Columbia c. Andrews, [1989] 1 R.C.S. 143, 56 D.L.R. (4th) 1, paragraphe 31 [Andrews], la Cour suprême a reconnu que certains traitements différents ne constitue pas de la discrimination. Pour établir s’il y a discrimination, la Cour doit examiner le traitement tant d’un point de vue subjectif qu’objectif (Law, précité, paragraphes 59 et 60). Comme la Cour suprême l’a déclaré dans Law, au paragraphe 61 :

L’analyse relative à l’égalité selon la Charte tient compte de la perspective d’une personne qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur, qui est informée et qui prend en considération de façon rationnelle les divers facteurs contextuels servant à déterminer si la loi contestée porte atteinte à la dignité humaine, au sens où ce concept est interprété aux fins du par. 15(1).

 

[100]       Pour établir si la différence de traitement constitue ou non de la discrimination, la Cour suprême suggère dans Law aux tribunaux de prendre en compte aux fins de leur analyse les quatre facteurs contextuels suivants :

a)   le désavantage préexistant;

b)   le rapport entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation personnelle du demandeur;

c)   l’objet ou l’effet d’amélioration;

d)   la nature du droit touché.

 

[101]       Le facteur le plus déterminant pour conclure qu’un traitement différent est bel et bien discriminatoire sera, le cas échéant, la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes ou de vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en cause (Law, précité, paragraphe 63; Andrews, précité; Turpin, précité; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, 142 D.L.R. (4th) 385).

 

[102]       Les facteurs contextuels, énoncés dans Law, qui servent à établir si des mesures législatives portent atteinte à la dignité d’un demandeur doivent être interprétés et examinés selon la perspective de ce dernier. On doit se pencher à la fois sur l’élément subjectif et l’élément objectif à cette étape de l’enquête. La Cour doit examiner la situation du point de vue d’une personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur.

 

[103]       Les commentaires du juge La Forest, qui s’est exprimé au nom de la Cour suprême dans Eldridge, nous sont utiles pour bien comprendre le contexte historique et social dans lequel évoluent les Canadiens sourds. Le juge La Forest brosse au paragraphe 56 un historique général de la situation des personnes handicapées au Canada :

Trop souvent, elles ont été exclues de la population active, elles se sont vues refuser l’accès aux possibilités d’interaction et d’épanouissement sociales et elles ont été exposées à des stéréotypes injustes en plus d’être reléguées dans des établissements. […] Ce désavantage historique a, dans une large mesure, été créé et perpétué par l’idée que la déficience est une anomalie ou un défaut. En conséquence, les personnes handicapées n’ont généralement pas obtenu [TRADUCTION] « l’égalité de respect, de déférence et de considération » que commande le par. 15(1) de la Charte. Au lieu de cela, elles ont fait l’objet d’attitudes paternalistes inspirées par la pitié et la charité, et leur intégration à l’ensemble de la société a été assujettie à leur émulation des normes applicables aux personnes physiquement aptes […] Une conséquence de ces attitudes est le désavantage social et économique persistant dont souffrent les personnes handicapées. Les statistiques indiquent que ces personnes, si on les compare aux personnes physiquement aptes, sont moins instruites, sont davantage susceptibles de ne pas faire partie de la population active, ont un taux de chômage beaucoup plus élevé et se retrouvent en nombre disproportionné dans les rangs des salariés les moins bien rémunérés […]

 

[104]       Le juge La Forest ajoute ce qui suit :

& 57      Les personnes atteintes de surdité n’échappent pas à cette situation difficile générale. Même si bon nombre d’entre elles rejettent l’idée que la surdité est une déficience et se disent membres d’une communauté distincte, possédant son langage et sa culture propres, cela ne justifie pas leur exclusion forcée des possibilités et services conçus pour les entendants et disponibles à ces derniers. Pour bien des entendants, la perception dominante qu’ils ont de la surdité est celle du silence. Cette perception a perpétué l’ignorance des besoins des personnes atteintes de surdité et a résulté en une société qui est en majeure partie organisée comme si tous pouvaient entendre […]. Il n’est donc pas étonnant que le désavantage que subissent les personnes atteintes de surdité découle dans une large mesure d’obstacles à la communication avec les entendants.

 

[105]       Il est manifeste que les personnes sourdes ont été victimes de discrimination, qu’elles ont été vulnérables et qu’elles ont subi un désavantage. Comme je l’ai déjà mentionné, les demandeurs en l’espèce ont présenté une preuve démontrant que les personnes sourdes sont sous‑employées, qu’elles ont un taux de chômage plus élevé et qu’il existe pour elles des obstacles à l’emploi comme l’absence de communication par le langage des signes (se reporter à James Roots & David Kerr, The Employment and Employability of Deaf Canadians (Ottawa : Association des Sourds du Canada, 1998)).

 

[106]       Pour l’examen du rapport entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation du demandeur, le tribunal doit se pencher sur la question centrale de savoir si, du point de vue du demandeur, le traitement différent imposé par la loi a pour effet de violer ou non sa dignité humaine (Law, précité, paragraphe 70). Dans Eldridge, on a conclu que le défaut du gouvernement de la Colombie‑Britannique de financer partiellement les services d’interprétation gestuelle requis par les personnes sourdes lorsqu’elles reçoivent des soins médicaux contrevenait au paragraphe 15(1), au motif notamment que le défaut du gouvernement de prendre en compte les besoins réels des personnes sourdes portait atteinte à leur dignité en tant qu’êtres humains.

 

[107]       On peut, en l’espèce, tirer une conclusion similaire. Les lignes directrices ne prennent pas en compte les besoins réels des personnes sourdes qui pourraient avoir affaire en privé avec des représentants du gouvernement fédéral, hormis les situations qui y sont énumérées. Les demandeurs sont, en l’espèce, victimes de discrimination découlant d’effets préjudiciables. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans Eldridge, précité, au paragraphe 64 : « La discrimination découlant d’effets préjudiciables est particulièrement pertinente dans le cas des déficiences. Le gouvernement va rarement prendre des mesures discriminatoires à l’endroit des personnes handicapées. Il est plus fréquent que des lois d’application générale aient un effet différent sur ces personnes ».

 

[108]       L’objet et l’effet d’amélioration de la loi ou de la mesure gouvernementale constituent un autre facteur contextuel dont il faut tenir compte pour établir s’il y a ou non discrimination.

 

[109]       La défenderesse soutient que la politique du gouvernement fédéral reconnaît explicitement la situation et vise à réaliser un tel objet d’amélioration. Son adoption donnait suite à l’engagement pris par le gouvernement fédéral de veiller à ce que les personnes handicapées, notamment les personnes sourdes ou malentendantes, aient des possibilités d’accès égales au sein de la fonction publique fédérale.

 

[110]       Selon la défenderesse, la politique vise à apporter remède à la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue plutôt que de donner lieu à une telle discrimination. L’objet premier de la politique consiste à répondre aux besoins des fonctionnaires fédéraux dans le cadre de leurs fonctions (et des demandeurs d’emploi). Un deuxième objet visé, selon la défenderesse, c’est de veiller à la prise en compte par les ministères et organismes concernés des besoins des personnes et des groupes qui doivent communiquer avec le gouvernement fédéral.

 

[111]       Tout en reconnaissant les besoins des personnes sourdes qui travaillent ou cherchent à travailler au sein de la fonction publique fédérale et en visant à répondre à ces besoins, la politique fait abstraction des besoins d’autres Canadiens pouvant avoir affaire avec le gouvernement fédéral dans le cadre de l’administration de ses programmes. La politique se veut englobante, mais n’en demeure pas moins limitative. Je conclus que cela est discriminatoire, puisqu’une distinction est faite entre les personnes sourdes et entendantes qui rencontrent des représentants du gouvernement. La personne qui n’a pas de déficience auditive a plus facilement accès au processus de prise de décisions du gouvernement et elle peut y prendre part sans avoir pour fardeau de fournir et de payer des services d’interprétation lorsque le ministère ou l’organisme concerné ne peut en offrir.

 

[112]       Le défaut de fournir les services d’interprètes aux personnes sourdes ou malentendantes voulant communiquer avec leur gouvernement est comparable au défaut de faire installer une rampe pour les fauteuils roulants donnant accès à la porte d’un édifice gouvernemental. Dans l’un et l’autre cas, on empêche l’accès des Canadiens handicapés aux services du gouvernement.

 

[113]       Les mesures d’adaptation requises ne sont toujours pas prises à l’endroit des demandeurs en l’espèce et ils se voient refuser des services du fait de leur déficience. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans Law, précité, au paragraphe 71, « [d]es dispositions apportant une amélioration, mais au caractère limitatif, qui excluent les membres d’un groupe historiquement défavorisé seront presque toujours taxées de discrimination : voir Vriend, précité, aux par. 94 à 104, le juge Cory ». Il ressort clairement de la preuve, à mon avis, que même si le gouvernement a tenté de prendre en compte et d’atténuer les défis rencontrés par les personnes sourdes travaillant au sein de la fonction publique, la politique et les lignes directrices qui en ont résulté ont un tel caractère limitatif qu’elles sont discriminatoires.

 

[114]       Un autre facteur contextuel pouvant s’avérer pertinent dans les cas appropriés pour établir s’il y a eu atteinte à la dignité du demandeur, c’est la nature et la portée de l’intérêt touché par la loi ou la mesure en cause. En tant que Canadiens, les personnes sourdes ont le droit de participer pleinement au processus démocratique et aux mécanismes étatiques. Le gouvernement a pour rôle de servir et représenter tous les Canadiens. Dans une société qui se veut englobante, il est essentiel qu’on répondre aux besoins des personnes handicapées pour faciliter leurs rapports avec les institutions du gouvernement. La nature des intérêts touchés est un élément fondamental de la dignité des personnes sourdes. Si ces dernières ne peuvent participer à des enquêtes du gouvernement ou interagir avec des fonctionnaires, elle ne peuvent jouer pleinement leur rôle dans la vie de la société canadienne.

 

[115]       J’estime, tout comme les demandeurs, que le défaut de fournir à ceux‑ci les services d’interprètes gestuels a résulté en une différence de traitement d’avec les autres citoyens, et a constitué de la discrimination fondée sur leur déficience. Je conclus, par conséquent, que l’application de la politique et des lignes directrices viole les droits garantis aux demandeurs par le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[116]       Le gouvernement a l’obligation de prendre les mesures raisonnables requises pour s’adapter à la déficience des demandeurs, et lorsqu’une conclusion de violation de l’article 15 est tirée, le seul moyen de défense qu’on puisse faire valoir est la contrainte excessive (Eldridge, précité, paragraphes 79 et 92). Or, la défenderesse n’a présenté aucune preuve quant à l’existence de contraintes excessives. La défenderesse n’a pas jugé bon non plus de présenter des éléments de preuve ou des observations quant au fait que le défaut de prendre des mesures d’adaptation serait justifié au sens de l’article premier de la Charte.

 

6.   La réparation

 

[117]       Les demandeurs demandent à la Cour de déclarer

1.   qu’il y a eu violation, en raison de leur déficience, des droits individuels que leur garantit l’article 15 de la Charte, une violation qui ne peut se justifier en vertu de l’article premier;

 

2.   que des services professionnels d’interprétation gestuelle doivent être fournis et leur coût assumé par le gouvernement du Canada, sur demande, lorsqu’une personne sourde ou malentendante recourt à des services du gouvernement ou vise à faire son apport au processus décisionnel du gouvernement, si la nature des communications l’exige.

 

[118]       J’ai conclu que, lorsque les services d’interprètes gestuels sont requis pour des communications efficaces aux fins de la prestation de services du gouvernement, le défaut de fournir ces services prive les intéressés de droits garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte, sans qu’il s’agisse là de limites raisonnables au sens de l’article premier. En outre, le paragraphe 24(1) de la Charte prévoit que toute victime de violation ou de négation des droits qui lui sont garantis par la Charte peut obtenir « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ».

 

[119]       L’octroi d’une réparation en application du paragraphe 24(1) de la Charte relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Dans l’arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 2 R.C.S. 3, 2003 CSC 62, paragraphes 55 à 59, [Doucet‑Boudreau], la Cour suprême du Canada a formulé les principes applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 24(1). La Cour suprême a ainsi déclaré que la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances d’une demande fondée sur la Charte est celle qui permet de défendre utilement les droits du demandeur. La réparation doit « tenir compte de la nature du droit violé et de la situation du demandeur. Une réparation utile doit être adaptée à l’expérience vécue par le demandeur et tenir compte des circonstances de la violation ou de la négation du droit en cause » (Doucet‑Boudreau, précité, paragraphe 55).

 

[120]       La Cour suprême a aussi clairement exprimé le principe selon lequel le tribunal qui accorde une réparation fondée sur la Charte doit respecter la séparation des fonctions entre les branches législative, exécutive et judiciaire. Ainsi, « lorsqu’ils rendent des ordonnances fondées sur le par. 24(1), les tribunaux ne s’écartent pas indûment ou inutilement de leur rôle consistant à trancher des différends et à accorder des réparations qui règlent la question sur laquelle portent ces différends » (Doucet‑Boudreau, précité, paragraphe 56).

 

[121]       Selon le troisième principe énoncé par la Cour suprême, la réparation convenable et juste doit mettre à contribution le rôle et les pouvoirs du tribunal. Il ne convient pas qu’un tribunal se lance dans des types de décision ou de fonction pour lesquels il n’a pas l’expertise requise. La compétence des tribunaux peut s’inférer de leurs tâches normales pour lesquelles ils ont établi des règles de procédure et des précédents (Doucet‑Boudreau, précité, paragraphe 57).

 

[122]       La réparation conçue en application du paragraphe 24(1) doit également être équitable pour la partie visée par l’ordonnance, et « ne doit pas poser de grandes difficultés sans rapport avec la défense du droit » (Doucet‑Boudreau, précité, paragraphe 58). Enfin, la Cour a déclaré qu’en raison de son large libellé, le paragraphe 24(1) doit conserver toute sa souplesse et pouvoir évoluer de manière à tenir compte des circonstances de chaque cas. Cette règle peut forcer les tribunaux à innover et à créer; l’absence de précédent ne constitue donc pas un obstacle. Comme la Cour suprême l’a déclaré, « l’approche judiciaire en matière de réparation doit être souple et tenir compte des besoins en cause » (Doucet‑Boudreau, précité, paragraphe 59).

 

[123]       Tout comme dans l’affaire Eldridge, précitée, au paragraphe 96, une mesure de redressement déclaratoire constitue en l’espèce, plutôt qu’une quelconque mesure injonctive, la réparation qui convient, puisque diverses options s’offrent au gouvernement pour remédier à l’inconstitutionnalité du système actuel. Il ne revient pas à la Cour, en effet, de dicter au gouvernement comment il doit s’acquitter de cette tâche.

 

[124]       Compte tenu de ces divers facteurs, j’estime qu’il convient de rendre un jugement déclaratoire qui s’attaque au problème systémique soulevé par les demandeurs. L’un des aspects du problème, c’est le défaut de fournir des services d’interprétation visuelle aux personnes qui en ont besoin et qui prennent part à des programmes administrés par le gouvernement. Un autre aspect du problème, c’est la nécessité que les représentants des communautés sourde et malentendante soient valablement consultés dans le cadre de l’élaboration des politiques et programmes du gouvernement.

 

[125]       Je rendrai par conséquent un jugement déclaratoire portant que des services d’interprétation gestuelle doivent être fournis, et leur coût, assumé par le gouvernement du Canada, sur demande, lorsqu’une personne sourde ou malentendante participe à des programmes administrés par le gouvernement du Canada et que la nature de la communication avec cette personne l’exige. Cette dernière restriction tient compte du fait que nombre de communications entre le gouvernement et des particuliers se feront par écrit ou par d’autres moyens ne faisant pas appel à la communication orale.

 

[126]       Je déclarerai en outre que, lorsque le gouvernement du Canada consulte, en privé ou publiquement, des organisations non gouvernementales en vue de l’élaboration de politiques et de programmes à l’égard desquels les Canadiens sourds et malentendants ont des intérêts identifiables et que la nature de la communication l’exige, des services d’interprétation visuelle doivent être fournis, et leur coût, assumé par le gouvernement du Canada, afin d’assurer la participation valable des organisations qui représentent les communautés sourde et malentendante.

 

[127]       Il y a cependant lieu de reconnaître qu’une participation valable peut être assurée par des moyens autres que des services d’interprétation visuelle, notamment pas écrit ou par des moyens électroniques. Les ministères et organismes du gouvernement fédéral devront toutefois veiller à ce que le défaut de prévoir et d’inscrire au budget les services d’interprétation nécessaires à l’accès au processus de consultation ne fasse pas obstacle aux consultations auprès des communautés sourde et malentendante, notamment lors des rencontres personnelles.

 

[128]       Les demandeurs ont droit à leurs dépens.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE QUE :

 

1. Des services professionnels d’interprétation gestuelle doivent être fournis, et leur coût, assumé par le gouvernement du Canada, sur demande, lorsqu’une personne sourde ou malentendante reçoit des services du gouvernement ou participe à des programmes administrés par le gouvernement et que la nature de la communication entre le gouvernement et cette personne l’exige.

 

2. Lorsque le gouvernement du Canada consulte, en privé ou publiquement, des organisations non gouvernementales en vue de l’élaboration de politiques et de programmes à l’égard desquels les Canadiens sourds et malentendants ont des intérêts identifiables et que la nature de la communication l’exige, des services d’interprétation visuelle doivent être fournis, et leur coût, assumé par le gouvernement du Canada, afin d’assurer la participation valable des organisations qui représentent les communautés sourde et malentendante.

 

3. Les demandeurs ont droit à leurs dépens selon le tarif ordinaire.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                 T‑1720‑04

 

 

INTITULÉ :                                                L’ASSOCIATION DES SOURDS DU CANADA

JAMES ROOTS, GARY MALKOWSKI,

BARBARA LAGRANGE ET MARY LOU CASSIE

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                        Le 2 février 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                     LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                LE 11 AOÛT 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Scott Simser                                                  POUR LES DEMANDEURS

 

Farhana Parsons                                            POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SCOTT SIMSER                                          POUR LES DEMANDEURS

Avocat

Kanata (Ontario)

 

JOHN H. SIMS, c.r.                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 



[1]  Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) (la Charte).

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