Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

TRÈS SECRET

Date: 20250206

Dossier : CSIS-23-12

Référence : 2025 CF 219

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2025

En présence du juge O'Reilly

Entre :

DANS L’AFFAIRE d’une demande présentée par [_..._] pour obtenir des mandats en vertu des articles 12 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC (1985), c C-23

 

et

ET DANS UNE AFFAIRE de terrorisme islamiste international – [_..._]

 

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le présent examen concerne un mandat visant M. Awso Peshdary que la Cour a décerné en 2012 au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Le SCRS a exécuté le mandat et ainsi obtenu des renseignements qu’il a communiqués à la Gendarmerie royale du Canada (GRC). La GRC a ensuite obtenu ses propres mandats pour enquêter sur M. Peshdary. En 2015, l’enquête de la GRC a donné lieu au dépôt d’accusations contre M. Peshdary, auxquelles il a fini par plaider coupable en 2023. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée de 14 années.

[2] M. Peshdary a exercé diverses voies de recours contre les mandats le visant. Tout particulièrement, en 2018, M. Peshdary a présenté à la Cour une demande de type Wilson en vue de faire annuler le mandat décerné au SCRS en 2012, que j’ai rejetée (Peshdary c Canada (Procureur général), 2018 CF 911). J’ai également rejeté la demande de communication de documents présentée par M. Peshdary. Ce dernier estimait que les documents étayeraient sa demande visant à contester la validité du mandat (Peshdary c Canada (Procureur général), 2018 CF 850). Il a interjeté appel de ces deux décisions, mais s’est désisté après avoir plaidé coupable. Il s’est également désisté de la demande de réexamen de sa demande de type Wilson.

[3] En 2019, le procureur général du Canada a informé la Cour que le SCRS avait présenté, au soutien de sa demande en vue d’obtenir le mandat de 2012 – et possiblement d’autres demandes de mandat présentées entre 2009 et 2011 – des renseignements susceptibles d’avoir été obtenus illégalement. Tout particulièrement, il se peut que les renseignements aient été obtenus au moyen d’actes qui constituent des infractions prévues au Code criminel, LRC (1985) c C‑46, soit fournir ou rendre disponibles des biens ou services à des fins terroristes.

[4] En règle générale, les plaidoyers de culpabilité de M. Peshdary auraient pour effet de rendre théoriques les instances devant la Cour, mais ce n’est pas le cas dans les circonstances inhabituelles de la présente espèce. Il faut examiner les préoccupations qui perdurent sur le bien-fondé du mandat décerné en 2012 et la possibilité qu’il soit étayé par des renseignements obtenus illégalement. Par conséquent, je procède à l’examen postérieur au mandat délivré en 2012, et ce en dépit du fait que l’examen n’aura aucune incidence sur la poursuite criminelle contre M. Peshdary.

[5] En 2022, M. Ian Carter (maintenant juge), à titre d’amicus curiae, a soulevé des préoccupations au sujet de l’affidavit déposé au soutien de la demande de mandat de 2012. M. Carter a énuméré quatorze points. Nommé pour remplacer M. Carter à titre d’amicus, M. Matthew Gourlay, était d’avis que huit points seulement méritaient d’être examinés par la Cour. J’en traite plus loin, ainsi que de la question de la preuve qui aurait été obtenue par des moyens illégaux.

[6] Selon moi, l’affidavit de 2012 est entaché d’omissions troublantes et de déclarations trompeuses. Or, si l’on fait abstraction de ces éléments, je suis d’avis que le mandat de 2012 est par ailleurs bien fondé. Le procureur général du Canada et l’amicus partagent cet avis. Je conclus également que, vu l’absence de preuve de fraude ou de supercherie, rien ne justifie la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel et d’annuler le mandat décerné en 2012. Enfin, s’il est possible que des renseignements ayant étayé la demande de mandat aient été obtenus par des moyens illégaux, ils n’y étaient pas essentiels. Le mandat aurait pu être décerné quand même, et ne devrait donc pas être annulé.

II. Questions et analyse

[7] Voici les trois questions que soulève l’affaire :

  1. Si les déclarations trompeuses et les omissions qui figurent dans l’affidavit de 2012 avaient été retranchées de la demande, le mandat aurait-il pu être décerné?

  2. La Cour devrait-elle exercer le pouvoir discrétionnaire résiduel qui lui permettrait d’annuler le mandat de 2012?

  3. 3.Le mandat de 2012 devrait-il être annulé au motif que certains renseignements figurant dans la demande de mandat ont pu être obtenus par des moyens illégaux?

A. Première question : Si les déclarations trompeuses et les omissions qui figurent dans l’affidavit de 2012 avaient été retranchées de la demande, le mandat aurait-il pu être décerné?

[8] La norme de contrôle applicable à un recours exercé contre une autorisation a été énoncée par le juge Sopinka dans l’arrêt R c Garofoli, [1990] 2 RCS 1421, 1990 CanLII 52. Elle est appliquée depuis par les tribunaux, notamment en matière de sécurité nationale (Re Mahjoub, 2017 CAF 344). Il s’agit de savoir si le mandat aurait pu être décerné en l’absence des omissions et des déclarations trompeuses.

[9] En l’espèce, le procureur général du Canada et l’amicus conviennent que, si les erreurs et les omissions commises en 2012 par le déclarant étaient corrigées, il y a suffisamment de renseignements fiables sur les activités de M. Peshdary constituant une menace pour justifier le mandat demandé sous le régime de l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC (1985), c C‑23. Toutefois, ils ne s’entendent pas sur la gravité des déclarations trompeuses et des omissions. Le procureur général du Canada m’invite à examiner la demande de mandat globalement, plutôt que de procéder point par point. Certes, il faut examiner la demande dans son ensemble. Or, je partage également l’avis de l’amicus suivant lequel il faut d’abord examiner les erreurs et omissions reprochées individuellement pour en déterminer la nature et la gravité. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut examiner la demande globalement.

[10] Suivent les huit points qui donnent matière à préoccupation.

(1) Projet d’attentat contre le Parlement et l’ambassade américaine

[11] L’affidavit de 2012 résume des conversations datant de 2010 dans lesquelles M. Peshdary aurait discuté l’idée de mener un attentat au Canada et aurait mentionné le Parlement et l’ambassade américaine. Le résumé serait trompeur, car il est dénué de renseignements contextuels importants, à savoir un commentaire de M. Peshdary selon lequel un membre du personnel du SCRS épiait la conversation téléphonique, le rapport d’un analyste selon qui la raison motivant M. Peshdary à participer à cette discussion était [traduction] « inconnue », le fait que les interlocuteurs riaient la plupart du temps et les réserves exprimées par M. Peshdary à propos de la planification de l’attentat.

[12] Le procureur général du Canada affirme que les omissions ne minent pas la preuve incontestable établissant que M. Peshdary discutait de son intention de mener un attentat terroriste. Le procureur général du Canada fait remarquer que l’analyste ayant au départ signalé ce renseignement n’avait que ce dernier entre les mains; il n’avait pas à sa disposition d’autres renseignements susceptibles de révéler l’intention véritable de M. Peshdary. Selon l’amicus, il aurait fallu mettre tous les renseignements pertinents à la disposition du juge saisi de la demande de mandat pour qu’il puisse en apprécier l’importance. Je suis d’accord. Il aurait fallu brosser, à l’intention du juge, un tableau complet lui permettant de tirer les inférences nécessaires sur la gravité de la menace soupçonnée.

[13] Le procureur général du Canada affirme également que les réticences apparentes de M. Peshdary au sujet d’un attentat contre le Parlement ou l’ambassade américaine ne changent rien au fait qu’il a discuté de son intention de mener un attentat terroriste et a mentionné deux cibles possibles. En outre, le déclarant dit non pas que M. Peshdary planifiait effectivement un attentat, mais seulement que ce dernier discutait d’une telle possibilité. Selon l’amicus, l’affidavit donne l’impression trompeuse que M. Peshdary a pris part à une discussion sérieuse sur un tel attentat, plutôt qu’une version nuancée de la discussion, version qui avait été fournie à la Cour à l’occasion de demandes de mandat antérieures. Je conviens avec l’amicus pour dire qu’il aurait fallu donner à la Cour les renseignements lui permettant de procéder à sa propre appréciation de la preuve.

(2) Radicalisation de [_..._]

[14] Suivant l’affidavit de 2012, M. Peshdary aurait radicalisé [_..._], qui s’était converti à l’Islam. Ce passage ne comprend pas d’autres renseignements pertinents qui avaient été communiqués dans une demande de mandat antérieure. Tout particulièrement, il ne mentionne pas que [_..._], un fait susceptible de démentir la thèse voulant que l’influence allait dans un seul sens. Il passe également sous silence le fait que [_..._].

[15] Le procureur général du Canada soutient que ces renseignements supplémentaires ne changent rien au fait que [_..._]. Le procureur général du Canada affirme que le SCRS avait raison de conclure que [_..._].

[16] L’amicus fait observer que, si l’on fait abstraction des renseignements omis, le SCRS a effectivement fourni à la Cour une affirmation convaincante suivant laquelle M. Peshdary avait réussi à radicaliser [_..._]. Je suis d’accord. Le tableau complet, qui aurait dû être mis à la disposition de la Cour, était plus complexe et nuancé que ce qu’elle avait entre les mains.

(3) Preuve disculpatoire récente manquante

[17] L’affidavit de 2012 exclut les quatre éléments de preuve disculpatoire suivants :

  1. Selon [_..._], ses discussions avec M. Peshdary étaient assimilables à une forme de [traduction] « rébellion d’adolescent ». [_..._]. Quoi qu’il en soit, selon [_..._], M. Peshdary n’avait pas les moyens de se rendre à l’étranger et ne commettrait pas d’attentat violent au Canada.

  2. M. Peshdary a dit à [_..._]que le djihad ne l’intéressait plus; il voulait simplement trouver un bon emploi et subvenir aux besoins de sa famille.

  3. M. Peshdary a déclaré que commettre un attentat terroriste au Canada serait répréhensible.

  4. M. Peshdary a déclaré qu’il ne croyait pas que le Canada était en proie à la radicalisation ou que des Musulmans complotaient en vue de commettre des actes de violence au Canada.

[18] Le procureur général du Canada convient qu’il aurait fallu inclure ces renseignements dans l’affidavit de 2012. Toutefois, il soutient que c’est à la lumière des autres renseignements pertinents sur les opinions et activités extrémistes de M. Peshdary qu’il faut décider si la Cour, munie des renseignements manquants, aurait décerné le mandat. En outre, de l’avis du procureur général du Canada, il se peut que M. Peshdary ait fait ces déclarations disculpatoires dans le but d’induire le SCRS en erreur.

[19] Selon l’amicus, ces renseignements disculpatoires étaient à la disposition du déclarant en 2012. Certains éléments figuraient dans deux affidavits et rapports précédents dont le déclarant aurait pris connaissance. L’amicus soutient également que le défaut d’inclure ces renseignements disculpatoires est la principale lacune de l’affidavit de 2012 et représente un manquement à l’obligation de franchise. Je suis d’accord. Le simple fait que d’autres motifs étayent la demande de mandat ne justifie pas l’omission de faits disculpatoires. Il revenait au juge saisi de la demande de déterminer le poids à accorder à ces éléments de preuve et, en particulier, de décider s’ils tendaient à disculper ou non l’intéressé ou, comme le prétend le procureur général du Canada, s’ils constituaient simplement un moyen pour M. Peshdary de brouiller ses intentions.

(4) M. Peshdary encourage M. Maguire à écouter Anwar Al –Awlaki

[20] L’affidavit de 2012 décrit une conversation au cours de laquelle M. Peshdary encourage M. Maguire à écouter les [traduction] « sermons sur les prophètes » d’Al-Awlaki. Cette description est éventuellement trompeuse, car elle omet le fait que M. Peshdary a conseillé à M. Maguire de se limiter aux sermons sur les prophètes, et surtout de ne pas écouter les [traduction] « nouvelles notions dingues » d’Al-Awlaki.

[21] Le procureur général du Canada soutient que la distinction que fait M. Peshdary entre les sermons sur les prophètes et les sermons ultérieurs d’Al-Awlaki est simplement formelle. Selon lui tous les sermons d’Al-Awlaki relèvent de l’extrémisme.

[22] L’amicus affirme qu’il aurait fallu informer la Cour que M. Peshdary établissait une distinction entre les sermons traditionnels d’Al-Awlaki et ses « nouvelles notions dingues ». Je suis d’accord. Le SCRS aurait dû informer la Cour que M. Peshdary avait conseillé d’établir une distinction entre les sermons de nature religieuse d’Al-Awlaki et les autres qui tendent à l’extrémisme. Ce renseignement était pertinent et possiblement disculpatoire.

(5) M. Peshdary discute de techniques de survie avec M. Maguire

[23] L’affidavit de 2012 résume une conversation entre M. Peshdary et M. Maguire sur l’acquisition de techniques de survie, en préparation, semble-t-il, à des actes de violence djihadiste. Toutefois, le résumé omet certains renseignements, dont la déclaration de M. Peshdary qui dit vouloir mettre sur pied « un halaka pour nous, mais pas un halaka islamiste ». Un halaka est une sorte de groupe d’études. M Peshdary a proposé la mise sur pied d’un halaka seulement en vue d’acquérir des techniques de survie, comme le camping et la chasse.

[24] Le procureur général du Canada soutient que les techniques de survie constituent un élément essentiel au dawah, l’appel à une idéologie islamique extrémiste. Selon lui, si ces conversations peuvent sembler a priori innocentes, il faut y voir une discussion sur les préparatifs au djihad.

[25] Selon l’amicus, le déclarant aurait dû inclure plus de détails sur la conversation, même si les inférences voulues étaient étayées. Je suis d’accord. Il incombait au juge saisi de la demande d’apprécier l’importance de cette conversation dans son contexte pour décider si elle était innocente ou si elle avait pour objet un acte de violence.

(6) Conversation au sujet d’une carabine à plomb

[26] L’affidavit de 2012 décrit une conversation entre M. Peshdary et M. Samr Farhat au sujet d’un tiers qui n’est pas nommé. La description laissait entendre que MM. Peshdary et Farhat avaient menacé quelqu’un d’un fusil. Ce n’est pas ce qui ressort de leur dialogue. La transcription de la conversation révèle plutôt qu’il s’agissait d’un acte imaginaire, probablement d’une blague.

[27] Néanmoins, le procureur général du Canada affirme que l’affidavit n’est pas trompeur, car il n’indique pas que M. Peshdary a menacé quelqu’un. Il ne fait que laisser entendre que c’était la perception qu’avait M. Peshdary.

[28] L’amicus affirme que le résumé de la conversation qui figure dans l’affidavit était trompeur. Je suis d’accord. Il aurait fallu que le déclarant présente le contexte intégral de la conversation à la Cour.

(7) Recherches dans l’Internet relatives à des armes

[29] L’affidavit indique que M. Peshdary effectuait des recherches dans l’Internet pour trouver des armes, notamment un fusil de chasse, un lance-grenade et une arme d’assaut. L’affidavit ne mentionne pas que M. Peshdary a également regardé des vidéos n’ayant aucun rapport avec des menaces ni que la vidéo sur l’arme d’assaut ne provenait pas des recherches de M. Peshdary; elle est apparue sur le côté de l’écran. En outre, l’affidavit ne mentionne pas le fait que la vidéo sur le fusil de chasse ne semblait pas sérieuse; les participants riaient du début à la fin.

[30] Le procureur général du Canada soutient que les recherches de contenu Internet n’ayant aucun rapport avec des menaces ne sont ni déterminantes ni disculpatoires. Ce renseignement ne contredit pas le fait que M. Peshdary a fait des recherches pour trouver des vidéos relatives à des armes et les a regardées. Selon le procureur général du Canada, il aurait fallu apprécier ces recherches à la lumière de l’intérêt de M. Peshdary pour les techniques de survie.

[31] L’amicus affirme que cette omission est relativement mineure, mais qu’il est nécessaire de tenir compte du contexte global entourant les recherches. Je suis d’accord. Toutefois, l’omission semble cadrer avec la tendance du déclarant, qui énonce une conclusion incriminante sans révéler les renseignements susceptibles de mettre en doute cette conclusion.

(8) Recherches dans l’Internet à propos du Yémen et d’Al-Qaeda

[32] L’affidavit de 2012 mentionne que M. Peshdary a lu deux articles en ligne sur le Yémen et Al-Qaeda. L’affidavit ne révèle pas que les articles provenaient d’une source journalistique fiable, à savoir CNN, et non d’une organisation extrémiste.

[33] Dans ma décision sur la demande de type Wilson, je conclus que les renseignements supplémentaires, comme ils étaient pertinents, auraient dû être indiqués dans l’affidavit. Or, je fais remarquer que le déclarant entendait simplement « souligner le degré d’intérêt que portait M. Peshdary à la région, et sa volonté personnelle d’appuyer les musulmans voulant se joindre aux combats, même si ses opinions ou ses actions potentielles n’avaient rien eu à voir avec le terrorisme ». Par conséquent, cette omission n’est pas déterminante.

(9) Conclusion sur la première question

[34] L’affidavit de 2012 est entaché de déclarations trompeuses et d’omissions. Chacune représente un manquement aux normes auxquelles le Cour tient le SCRS dans l’exécution de son obligation de franchise et aux normes qu’il devrait appliquer à ses activités. Quoi qu’il en soit, la question de fond est celle de savoir si la décision du juge saisi de la demande de mandat en 2012 est toujours bien fondée. Le procureur général du Canada et l’amicus conviennent que, si les déclarations trompeuses et les omissions avaient été corrigées, le mandat de 2012 aurait tout de même été décerné. Je suis d’accord. Le dossier permet à la Cour de conclure que les critères énoncés à l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité ont été remplis, et ce en dépit des lacunes recensées plus haut.

[35] Signalons qu’il est possible que le déclarant ait fait certaines des omissions et des déclarations trompeuses en voulant résumer les faits importants sans reprendre le libellé intégral des affidavits ayant étayé les demandes de mandat précédentes. C’est compréhensible. Toutefois, il faut, dans un tel exercice, faire preuve de diligence et respecter au plus haut point l’obligation de franchise. Autrement, comme en l’espèce, il peut en résulter une caractérisation moins que fidèle et exacte des renseignements que nécessite le juge saisi de la demande.

B. Deuxième question : la Cour devrait-elle exercer le pouvoir discrétionnaire résiduel qui lui permettrait d’annuler le mandat de 2012?

[36] Je conclus certes que le mandat de 2012 aurait pu être décerné malgré tout, mais la Cour dispose d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de remédier à un manquement à l’obligation de franchise dans le cas d’un acte « particulièrement grave »:

Le critère selon lequel les mandats « auraient pu être décernés » établi dans l’arrêt Garofoli ne supplante pas le pouvoir dont dispose la Cour de corriger les abus de sa propre procédure qui peuvent être commis lorsqu’un cas de non-conformité implique un manquement à l’obligation de franchise ou une autre forme de conduite irrégulière de la part du Service ou du procureur général. La jurisprudence relative à l’arrêt Garofoli reconnaît cette possibilité. Dans une telle circonstance, la Cour peut envisager différentes mesures correctives, la plus importante étant l’annulation du mandat. Cependant, à mon avis, comme dans un contexte criminel, le juge désigné ne devrait pas annuler un mandat valide, à moins qu’il soit question d’une inconduite particulièrement grave. [Renvois omis].

[37] Ce pouvoir discrétionnaire résiduel peut être exercé dans les cas où les actes de l’État [traduction] « ont perverti la procédure d’autorisation préalable par la dissimulation délibérée, la mauvaise foi, la tromperie délibérée, les fausses déclarations frauduleuses ou des actes semblables ». Il s’agit d’une norme [traduction] « élevée », qui pourrait être de la nature de l’abus de procédure.

[38] La Cour dispose donc d’un pouvoir discrétionnaire résiduel l’habilitant à annuler un mandat pour protéger l’intégrité de la procédure d’autorisation préalable. Répétons que le procureur général du Canada et l’amicus conviennent que la Cour ne devrait pas l’exercer en l’espèce. Je suis d’accord.

[39] Le procureur général du Canada reconnaît que les quatre éléments disculpatoires résumés plus haut auraient dû être consignés dans l’affidavit de 2012. Toutefois, il soutient que ces omissions n’ont pas été faites délibérément ou de mauvaise foi et ne constituent pas des actes particulièrement graves. Il signale que l’affidavit de 2012 a été rédigé par différentes personnes n’ayant pas toutes la même connaissance du dossier. En effet, trois personnes ont collaboré à la rédaction de l’affidavit de 2012; le déclarant n’avait pas participé à des enquêtes du SCRS sur le terrorisme islamique ni à l’enquête sur M. Peshdary; le déclarant a affirmé ne pas avoir sciemment omis des renseignements disculpatoires; et l’un des deux autres auteurs de l’affidavit de 2012 a dit ignorer deux renseignements disculpatoires. S’il en avait eu connaissance, il les aurait inclus.

[40] Le procureur général du Canada ajoute que, même si la teneur de l’obligation de franchise n’est pas différente de ce qu’elle était en 2012, le SCRS connaît mieux tant ce qu’elle représente que les méthodes qui lui permettent de s’en acquitter.

[41] L’amicus signale que le passage de plus d’une décennie depuis la rédaction de l’affidavit de 2012 nous empêche d’en savoir davantage sur la préparation de ce document par le SCRS. Bref, on peut difficilement tirer une conclusion négative déterminante dans de telles circonstances.

[42] Je suis d’accord avec le procureur général du Canada et l’amicus pour dire que la preuve au dossier ne suffit tout simplement pas pour établir la fraude ou la tromperie et justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

C. Troisième question : le mandat de 2012 devrait-il être annulé au motif que certains renseignements figurant dans la demande de mandat ont pu être obtenus par des moyens illégaux?

[43] La Cour doit d’abord déterminer si les renseignements figurant dans l’affidavit ont été obtenus par des moyens illégaux. Si c’est le cas, il faut alors décider si le mandat de 2012 aurait pu être décerné sans les renseignements en question. Sinon, il faut décider s’il y a lieu d’annuler le mandat.

[44] Le procureur général du Canada a informé la Cour et le premier amicus de la possibilité que les affidavits souscrits en 2009, 2010, 2011 et 2012 ne mentionnent pas des activités illégales auxquels se sont éventuellement livrés le SCRS ou ses sources humaines. Tout particulièrement, entre [_..._]. Les renseignements [_..._] ont servi à étayer les demandes de mandat en 2009, 2010, 2011 et 2012 visant M. Peshdary.

[45] Plus précisément, les renseignements [_..._] ont servi à la préparation de l’affidavit de 2009. En 2009, dans la demande de mandat, le SCRS a informé la Cour que [_..._]. Les renseignements [_..._] ont également étayé les affidavits de 2010 et 2011. Dans les demandes de 2010 et 2011, le SCRS n’a pas informé la Cour que [_..._]. Aucun renseignement [_..._] ne figure dans une demande en vue d’obtenir un mandat visant M. Peshdary. Quant aux renseignements [_..._], ils ont étayé l’affidavit de 2011. Dans la demande de 2011, le SCRS n’a pas indiqué à la Cour que [_..._]. Enfin, les renseignements [_..._] ont également servi à la préparation de l’affidavit de 2012. Dans la demande de mandat en 2012, le SCRS n’a pas non plus informé la Cour que [_..._]. Dans chaque cas, la Cour n’a pas été informée de la possibilité d’une infraction au Code criminel.

[46] Il faut décider si les actes [_..._] constituent des actes illégaux, auquel cas il faut décider si le mandat de 2012 aurait pu être décerné sans les renseignements figurant dans l’affidavit de 2012 susceptibles de découler de ces actes. Dans ses observations, le procureur général du Canada assimile les actes [_..._], à l’infraction consistant à fournir ou à rendre disponibles des biens ou des services pour une activité terroriste, prévue à l’article 83.03 du Code criminel. La disposition est ainsi rédigée :

83.03 Est coupable d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans quiconque, directement ou non, réunit des biens ou fournit — ou invite une autre personne à le faire — ou rend disponibles des biens ou des services financiers ou connexes :

a) soit dans l’intention de les voir utiliser — ou en sachant qu’ils seront utilisés — , en tout ou en partie, pour une activité terroriste, pour faciliter une telle activité ou pour en faire bénéficier une personne qui se livre à une telle activité ou la facilite;

b) soit en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou en partie, par un groupe terroriste ou qu’ils bénéficieront, en tout ou en partie, à celui-ci.

[47] Toutefois, le procureur général du Canada soutient que, même si l’article 83.03 avait été enfreint, le mandat de 2012 aurait tout de même pu être décerné, et ce même si les renseignements recueillis au moyen de ces actes avaient été retranchés de l’affidavit de 2012. À son avis, à la lumière de la preuve restante, il était raisonnable de croire que M. Peshdary participait à des activités représentant une menace. Subsidiairement, le procureur général du Canada affirme que, si les renseignements obtenus au moyen de ces ces actes étaient nécessaires à la délivrance du mandat de 2012, ils devraient être admis sur le fondement du critère de mise en balance énoncé par le juge Gleeson dans la décision prononcée à l’issue de l’audience plénière no 1. À l’appui de sa thèse, le procureur général du Canada soutient que les actes possiblement illégaux n’ont pas été commis délibérément, intentionnellement ou de mauvaise foi et que toute activité illégale avait un rapport étroit avec la collecte de renseignement. Aucune circonstance atténuante ne justifie que l’on retranche les renseignements découlant de ces activités. Enfin, selon le procureur général du Canada, la Cour ne devrait pas exercer le pouvoir résiduel l’habilitant à annuler le mandat de 2012 pour cause d’abus de procédure pour la même raison que les renseignements découlant de ces activités pourraient être admis sur le fondement du critère énoncé dans la décision prononcée à l’issue de l’audience plénière no 1.

[48] L’amicus affirme qu’il est loisible de demander si [_..._] tombe sous le coup de l’infraction relative au terrorisme prévue à l’article 83.03. Dans l’affirmative, et même si les renseignements obtenus au moyen de ces actes étaient essentiels à la délivrance du mandat, rien ne permet de conclure que le mandat devrait être annulé pour autant. Le critère à appliquer tient compte de la gravité de l’acte illégal, de l’équité et de l’intérêt de la collectivité. L’amicus estime que la balance pèse en faveur de la confirmation du mandat, vu l’avantage mineur retiré, le rapport ténu entre le Service et les actes et le rôle relativement mineur des actes éventuellement illégaux dans la collecte de renseignements ayant étayé la demande de mandat.

[49] Je suis d’accord. Répétons-le, les renseignements auraient dû être fournis au juge saisi de la demande pour lui permettre de décider s’il y avait lieu de décerner le mandat. On peut difficilement, dans le cadre d’un examen réalisé des années après la demande initiale de mandat, procéder à une appréciation raisonnable de cette question. Par conséquent, je suis d’avis que le mandat aurait pu être décerné en l’absence des renseignements obtenus au moyen de ces activités. Cela dit, si ces renseignements étaient nécessaires à la délivrance du mandat de 2012, j’estime qu’ils devraient être admis sur le fondement du critère de mise en balance et des facteurs indiqués par l’amicus. Je suis également d’avis, pour des motifs semblables, que la Cour ne devrait pas exercer le pouvoir résiduel l’habilitant à annuler le mandat de 2012 pour cause d’abus de procédure.

III. Conclusion et dispositif

[50] L’affidavit de 2012 est entaché d’omissions troublantes et de déclarations trompeuses qui auraient dû être à la disposition du juge saisi de la demande de mandat. Malgré mes réticences sur le défaut du Service à respecter les obligations découlant de l’obligation de franchise, je suis d’avis que le mandat de 2012 est néanmoins bien fondé.

[51] En outre, le dossier de preuve ne justifie pas que la Cour exerce son pouvoir résiduel l’habilitant à annuler le mandat.

[52] Enfin, s’il avait fallu informer le juge que certains renseignements aient pu être obtenus au moyens d’activités illégales, le mandat de 2012 aurait pu être décerné sur le fondement d’un affidavit ne contenant pas ces renseignements. Quoi qu’il en soit, si les renseignements [_..._] étaient nécessaires à la délivrance du mandat de 2012, ils devraient être admis sur le fondement du critère de mise en balance énoncé par la Cour. En dernier lieu, les activités illégales ne justifient pas l’annulation du mandat pour cause d’abus de procédure.


JUGEMENT dans le dossier CSIS 23-12

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. Le mandat de 2012 est jugé valide.

  2. Les avocats du procureur général du Canada et l’amicus curiae présenteront leurs recommandations dans les dix jours sur les passages des présents motifs à caviarder avant la publication. Le procureur général du Canada et l’amicus curiae doivent être guidés dans cet exercice par le principe de la publicité des débats judiciaires et veiller à ne faire caviarder que le strict minimum.

« James W. O'Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

CSIS-23-12

 

INTITULÉ :

DANS L’AFFAIRE D’UNE DEMANDE PRÉSENTÉE PAR [_..._] POUR OBTENIR DES MANDATS EN VERTU DES ARTICLES 12 ET 21 DE LA LOI SUR LE SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, LRC (1985), c C-23

 

ET DANS UNE AFFAIRE DE TERRORISME ISLAMISTE INTERNATIONAL – [_..._]

 

LIEU DES AUDIENCES :

Ottawa (ontario)

 

DATES DES AUDIENCES :

4 MAI 2022

22 JUIN 2022

29 JUIN 2022

12 SEPTEMBRE 2022

3 OCTOBRE 2022

25 OCTOBRE 2022

28 NOVEMBRE 2022

8 MARS 2023

1ER MAI 2023

27 OCTOBRE 2023

 

motifs et jugement :

le juge O'REILLY

 

DATE :

6 février 2025

 

COMPARUTIONS

Jeffrey Johnston

Jessica Winbaum

Martha Chertkow

 

pour le demandeur

 

Ian Carter

Matthew Gourlay

 

AMICI CURIAE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Bayne Sellar Ertel Carter

Ottawa (Ontario)

Henein Hutchison Robitaille LLP

Toronto (Ontario)

AMICI CURIAE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.