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Date : 20250306

Dossier : T-60-25

Référence : 2025 CF 422

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 mars 2025

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

DAVID JOSEPH MacKINNON ET ARIS LAVRANOS

demandeurs

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

et

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE,

GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL CANADIEN DU CENTRE DE DROIT PUBLIC DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA ET

BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION

intervenants

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. Introduction 3

II. Les parties et les intervenants 7

III. Le contexte 8

IV. La décision contestée 13

V. La question préliminaire 14

VI. Les questions en litige 17

VII. Analyse 18

A. La Cour a-t-elle compétence pour contrôler la décision du premier ministre? 18

B. La justiciabilité des questions soulevées par les demandeurs 28

(1) Introduction 28

(2) Le cadre du pouvoir qui habilite le premier ministre à recommander au gouverneur général de proroger le Parlement 31

(3) La question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée 33

C. La qualité pour agir 40

(1) Introduction 40

(2) Analyse 41

D. Le premier ministre a-t-il outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée?. 47

(1) Aperçu 47

(2) La norme de contrôle 50

(3) Analyse 53

a) Le cadre établi dans l’arrêt Miller II 54

b) Les limites constitutionnelles 59

(i) L’article 3 de la Charte 59

(ii) L’article 5 de la Charte 61

c) Les principes constitutionnels non écrits pertinents 64

(i) La souveraineté parlementaire 66

(ii) La responsabilité parlementaire (le gouvernement responsable) 66

(iii) Le principe de la démocratie 68

(iv) La primauté du droit 69

(v) La séparation des pouvoirs 70

d) Analyse des principes constitutionnels non écrits pertinents 71

(i) L’application proposée par les demandeurs des principes constitutionnels non écrits 72

(ii) La faculté du Parlement de déposer une motion de censure 77

(iii) La faculté du Parlement de légiférer et de demander des comptes à l’organe exécutif 82

(iv) Les motifs de la prorogation 86

(v) L’absence de justification raisonnable 92

e) Conclusion 94

VIII. Conclusion 94

IX. Les dépens 97

JUGEMENT dans le dossier T-60-25 101

 

I. Introduction

[1] La présente instance porte essentiellement sur le rôle que les tribunaux peuvent être appelés à jouer en vertu du cadre constitutionnel de notre pays quand le premier ministre recommande au gouverneur général de proroger le Parlement.

[2] Le défendeur, pour le compte du premier ministre Trudeau, affirme que les tribunaux n’ont aucun rôle à jouer.

[3] En toute déférence, je ne partage pas cet avis. Les tribunaux ont un rôle constitutionnel à jouer, et il est important qu’ils l’exercent pour maintenir la confiance du public à l’égard des institutions du gouvernement.

[4] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du premier ministre [traduction] « de recommander à […] la gouverneure générale du Canada d’exercer la prérogative l’habilitant à proroger la première session de la 44e législature du Canada jusqu’au lundi 24 mars 2025 » (la décision du premier ministre ou la décision contestée).

[5] Avant d’examiner le fond de la question, la Cour doit déterminer si elle a compétence pour contrôler la décision du premier ministre. Dans l’affirmative, elle doit ensuite déterminer si la décision est justiciable et si les demandeurs ont qualité pour la contester.

[6] Ce n’est que si la Cour répond affirmativement à ces trois questions préliminaires qu’elle peut examiner la prétention des demandeurs suivant laquelle le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée. Si elle conclut que le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs, la Cour doit ensuite décider s’il convient d’annuler la décision contestée et de déclarer que le Parlement n’a pas été prorogé, comme les demandeurs le demandent.

[7] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Cour a compétence pour contrôler la décision du premier ministre.

[8] J’estime également que la question de savoir si le premier ministre a outrepassé les limites constitutionnelles ou autres limites légales de ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée est justiciable. Toutefois, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que le premier ministre a outrepassé ces limites. Tout particulièrement, ils n’ont pas démontré que le premier ministre a outrepassé les limites établies par le texte de la Constitution ou par les principes non écrits qu’ils invoquent. Ils n’ont pas démontré non plus que le premier ministre a outrepassé toute autre limite légale.

[9] Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs soutiennent que la décision faisait partie d’un plan ayant pour effet [traduction] « d’interrompre les travaux du Parlement et de contrecarrer l’intention publiquement déclarée d’une majorité de la Chambre des communes de déposer une motion de censure contre le gouvernement ». Toutefois, les demandeurs n’ont pas démontré ces prétentions.

[10] Quant à la confiance de la Chambre des communes (la Chambre), les demandeurs n’ont pas démontré quand un vote de censure se serait tenu à la Chambre, le cas échéant, n’eût été la décision contestée. Ils ont également admis à l’audience que [traduction] « le gouvernement bénéficie effectivement de la confiance de la Chambre à l’heure actuelle » (non souligné dans l’original).

[11] Les demandeurs soutiennent également que la décision contestée a été prise [traduction] « dans l’intérêt du [Parti libéral du Canada] » (le Parti libéral). Par exemple, dans sa déclaration écrite annonçant la décision contestée, le premier ministre a mentionné qu’il avait demandé au président du Parti libéral de commencer le processus de sélection du prochain chef du parti. Il a ajouté : « Un nouveau premier ministre et chef du parti portera les valeurs et les idées du Parti libéral dans la prochaine élection ».

[12] Même à supposer que les intérêts du Parti libéral outrepassent les limites de la prérogative royale de prorogation, plusieurs autres raisons sous-tendaient la décision contestée, et il est impossible de dissocier les considérations partisanes des autres raisons invoquées par le premier ministre. À première vue, ces autres raisons se rapportaient aux travaux du Parlement ou à l’intérêt public tel que le premier ministre semble le concevoir. Il n’appartient pas à la Cour de remettre en question le bien-fondé ou la sagesse de ces raisons.

[13] Pour tirer ma conclusion à cet égard, j’ai gardé à l’esprit l’importance que la Cour suprême du Canada accorde au fait que les tribunaux doivent s’abstenir « d’empiéter indûment » sur les autres organes du gouvernement : voir les paragraphes 81 et 82 des présents motifs. Les demandeurs semblent avoir reconnu ce principe lorsqu’ils ont affirmé que [traduction] « la situation est “suffisamment grave” pour justifier l’intervention de la Cour en l’espèce, comme l’a fait [la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt R (Miller) v The Prime Minister, [2019] UKSC 41 [Miller II]] ».

[14] L’arrêt Miller II semble être le seul cas, dans l’histoire des pays du Commonwealth, où la cour est intervenue dans l’exercice de la prérogative royale de prorogation. Dans cette affaire, la Cour suprême du Royaume-Uni était appelée à statuer sur la décision du premier ministre Boris Johnson de recommander à feue Sa Majesté la Reine Elizabeth II de proroger le Parlement. Cette recommandation avait été donnée quelques semaines avant un changement constitutionnel fondamental qui devait intervenir en lien avec le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, en octobre 2019. En outre, elle arrivait après que le Parlement eut clairement exprimé son intention de participer au processus de retrait, notamment par l’adoption de lois à cet égard. Dans le premier paragraphe de l’arrêt Miller II, la Cour suprême du Royaume-Uni a expliqué que l’affaire dont elle était saisie découlait de circonstances [traduction] « qui ne s’étaient jusqu’à maintenant jamais présentées et qui risquent peu de se présenter de nouveau ». Plus loin, dans sa définition des « limites pertinentes du pouvoir de prorogation », la Cour suprême du Royaume-Uni a précisé que « la cour ne doit intervenir que si l’effet [de la prorogation] est suffisamment grave pour justifier une telle démarche exceptionnelle » : Miller II, au para 50 (non souligné dans l’original).

[15] Ni l’effet de la décision contestée ni les circonstances globales de celle-ci ne sont à ce point exceptionnels en l’espèce.

[16] Vu ce qui précède, la demande est rejetée.

II. Les parties et les intervenants

[17] Les demandeurs sont des citoyens canadiens et résident en Nouvelle-Écosse. David Joseph MacKinnon est membre non praticien de la Law Society of British Columbia et membre à la retraite du Barreau du Québec. Aris Lavranos est médecin urgentologue et a récemment été admis à la Nova Scotia Barristers’ Society. MM. MacKinnon et Lavranos ont tous les deux le droit de voter aux prochaines élections fédérales et ont l’intention de se prévaloir de ce droit.

[18] Le procureur général du Canada représente les intérêts du premier ministre et répond aux allégations formulées contre lui dans la présente instance.

[19] Démocratie en surveillance est une organisation nationale, non gouvernementale, non partisane et sans but lucratif qui milite en faveur de réformes démocratiques de bonne gouvernance et qui préconise la responsabilité des entreprises au Canada.

[20] Le Groupe de droit constitutionnel (le Groupe) fait partie du Centre de droit public de l’Université d’Ottawa, un centre de recherche universitaire situé à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Il a comme mission d’intégrer la pratique du droit constitutionnel dans le cadre pédagogique et scientifique de la faculté de droit. Il s’emploie aussi à aider les tribunaux à résoudre des questions constitutionnelles difficiles.

[21] La British Columbia Civil Liberties Association (l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique ou la BCCLA) est un groupe de défense non partisan et sans but lucratif dont l’objectif est de promouvoir, de défendre, de maintenir et d’élargir les libertés civiles et les droits fondamentaux en Colombie-Britannique et au Canada.

[22] Démocratie en surveillance, le Groupe et la BCCLA ont obtenu l’autorisation d’intervenir dans la présente demande de contrôle judiciaire.

III. Le contexte

[23] À la fin du mois de septembre 2024, la Chambre a été saisie d’une motion de privilège. À partir de cette date et jusqu’à la prorogation, les autres travaux de la Chambre ont très peu progressé.

[24] Le 25 novembre 2024, le président désigné Trump a publié un message sur le réseau social « Truth Social » dans lequel il a annoncé que le premier jour de son mandat à titre de président il s’occuperait de [traduction] « signer tous les documents nécessaires pour imposer au Mexique et au Canada des tarifs douaniers de 25 % sur TOUS les produits entrant aux États‑Unis » (les tarifs douaniers de 25 %). Il a expliqué que « ces tarifs resteront en vigueur jusqu’à ce que les drogues, en particulier le fentanyl, et tous les immigrants illégaux arrêtent l’invasion du pays! ».

[25] Deux jours plus tard, les premiers ministres des provinces et territoires du Canada se seraient entretenus par téléconférence avec le premier ministre et certains membres importants du Cabinet fédéral pour discuter de ces tarifs douaniers de 25 %.

[26] Le 10 décembre 2024 et les jours qui ont suivi, le président désigné Trump a publié une série de messages sur Truth Social dans lesquels il qualifiait respectivement le premier ministre et le Canada de [traduction] « gouverneur » et de « grand État du Canada ». Le président désigné a aussi publié des messages dans lesquels il décrivait les divers avantages dont bénéficierait possiblement la population canadienne si le Canada devenait « le 51e État ».

[27] Le 16 décembre 2024, la ministre des Finances, Chrystia Freeland, a annoncé sa démission du Cabinet dans une lettre ouverte. Elle y déclare notamment que « notre pays est confronté à un grand défi. La nouvelle administration américaine poursuit une politique de nationalisme économique agressif, ce qui comprend une menace de tarifs de 25 pour cent. »

[28] L’après-midi suivant, le Parlement s’est ajourné, comme prévu, pour la période des Fêtes. La Chambre devait reprendre ses travaux le 27 janvier 2025, puis s’ajourner de nouveau du 15 au 23 février et du 1er au 16 mars 2025.

[29] Le 6 janvier 2025, lors d’une conférence de presse, le premier ministre a annoncé la décision contestée et son intention de démissionner de son poste de premier ministre et de chef du Parti libéral. Il a ajouté qu’il avait demandé au président du Parti libéral de commencer le processus de sélection du prochain chef du parti.

[30] Plus tard ce jour-là, la Proclamation prorogeant le Parlement au 24 mars 2025 a été publiée dans l’édition spéciale de la Gazette du Canada, partie II, volume 159, numéro 1.

[31] Avant la prorogation, les chefs de tous les principaux partis d’opposition à la Chambre avaient annoncé leur intention de voter pour la censure du gouvernement actuel dès que l’occasion se présenterait.

[32] Plus précisément, le 29 octobre 2024, le chef du Bloc Québécois, M. Yves-François Blanchet, a annoncé que son parti voterait pour la censure du gouvernement. Le 9 décembre 2024, le chef du Parti conservateur du Canada (le Parti conservateur), M. Pierre Poilievre, a parrainé une motion à la Chambre comprenant la déclaration suivante : « la Chambre affirme qu’elle a perdu confiance dans le premier ministre et le gouvernement ». Bien que tous les députés du Bloc Québécois et du Parti conservateur aient voté en faveur de la motion, celle-ci a été rejetée par 180 voix contre 152. Le 20 décembre 2024, le chef du Nouveau Parti démocratique, M. Jagmeet Singh, a annoncé dans une lettre adressée à l’ensemble de la population canadienne que son parti « présenter[ait] une motion de censure claire lors de la prochaine séance de la Chambre des communes ». Plus tard le même jour, M. Poilievre a écrit une lettre à la gouverneure générale du Canada dans laquelle il a précisé : « Le premier ministre a perdu la confiance de la Chambre des communes et ne peut continuer à gouverner à moins de la regagner ou de remporter de nouvelles élections. » À l’appui de cette déclaration, M. Poilievre a écrit que « les trois partis d’opposition reconnus, dont les députés réunis constituent une nette majorité à la Chambre des communes, [avaient] maintenant déclaré sans équivoque qu’ils n’accordaient plus leur confiance au premier ministre ». Il a donc demandé à la gouverneure générale :

… [d’]informer le premier ministre qu’il doit soit dissoudre le Parlement et convoquer des élections, soit convoquer le Parlement le premier jour qui ne soit pas un jour férié avant la fin de l’année civile, afin de vous prouver, ainsi qu’aux Canadiens, qu’il a la confiance de la Chambre pour continuer à exercer ses fonctions de premier ministre.

[33] Après l’annonce de la décision contestée, le 6 janvier 2025, MM. Singh et Blanchet ont répété l’intention de leur parti respectif de voter pour la censure du gouvernement dès la tenue d’un vote à cet égard.

[34] Au cours d’une conférence de presse le 7 janvier 2025, lorsqu’un journaliste lui a demandé s’il [traduction] « comptait recourir aux forces armées pour annexer et acquérir le Canada », le président désigné Trump a répondu : « Non, à la force économique parce que le Canada et les États‑Unis, ce serait vraiment quelque chose » (non souligné dans l’original).

[35] Le 8 janvier 2025, les demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du premier ministre. Le lendemain soir, ils ont déposé une requête en vue d’accélérer l’instruction de la demande (la requête en accélération).

[36] Le 10 janvier 2025, le juge adjoint Trent Horne et moi avons tenu une conférence de gestion de l’instance avec les parties. Durant la conférence de gestion de l’instance, les avocats du défendeur ont indiqué qu’ils n’avaient pas encore reçu d’instructions de la part de leur client au sujet de la requête en accélération. Ils ont convenu de faire part à la Cour de ces instructions le lundi 13 janvier 2025.

[37] Le 13 janvier 2025, les avocats du défendeur ont avisé la Cour que ce dernier avait l’intention de s’opposer à la requête en accélération.

[38] Le 18 janvier 2025, j’ai accueilli la requête en accélération, et j’ai fixé l’audience aux 13 et 14 février 2025 : MacKinnon c Canada (Procureur général), 2025 CF 105 [MacKinnon]. Ces dates ont été choisies pour donner aux parties la possibilité de préparer et de signifier les affidavits et la preuve documentaire à l’appui de leurs prétentions, de procéder aux contre-interrogatoires et de préparer leur dossier respectif. Il était aussi nécessaire de prévoir du temps pour que les intervenants déposent et signifient leurs observations et pour que les parties puissent y répondre à l’audience[1].

[39] Le président Trump a été assermenté le 20 janvier 2025. Le 1er février 2025, il a signé un décret déclarant que, à compter du 4 février 2025, tous les produits canadiens liés à l’énergie ou aux ressources énergétiques seraient assujettis à des tarifs douaniers de 10 % et tous les autres produits canadiens, à des tarifs douaniers de 25 %. Le même jour, le gouverneur en conseil du Canada a pris le décret 2025-0072 en vertu du paragraphe 53(2) et de l’alinéa 79a) du Tarif des douanes, LC 1997, c 36 [le Tarif des douanes], et a assujetti certaines marchandises originaires des États‑Unis à une surtaxe de 25 %, laquelle devait entrer en vigueur le 4 février 2025. À la suite de discussions entre le président Trump et le premier ministre, et d’autres représentants du Canada et des États‑Unis, ces mesures ont été suspendues pendant une période de 30 jours. Cependant, le 10 février 2025, le président Trump aurait signé des décrets imposant des tarifs douaniers de 25 % sur toutes les importations d’acier et d’aluminium, notamment en provenance du Canada. Le 4 mars 2025, les tarifs suspendus sont entrés en vigueur.

[40] Sept parties ont demandé l’autorisation d’intervenir dans la présente instance. Le 3 février 2025, le juge adjoint Horne a accueilli les requêtes présentées par Démocratie en surveillance, le Groupe et la BCCLA (les intervenants). Il a rejeté les requêtes présentées par Steven Spadijer et Michael Moreau, ainsi que la demande informelle présentée par le Tribunal matriarcal de la Nation Haïda et celle présentée conjointement par Norman Traversy et Daniel Mesrobian.

IV. La décision contestée

[41] Comme je le mentionne au paragraphe 29 des présents motifs, le premier ministre a annoncé sa décision le 6 janvier 2025. Selon les demandeurs, l’extrait suivant de la conférence de presse du premier ministre constitue, pour les besoins de la cause, l’essentiel des motifs de la décision contestée :

[…] Et le fait est que malgré tous les efforts déployés pour passer à travers, le Parlement est paralysé depuis des mois, après ce qui a été la plus longue session d’un Parlement minoritaire dans l’histoire de notre pays.

C’est pourquoi ce matin, j’ai rencontré la gouverneure générale pour lui faire savoir que nous avions besoin d’une nouvelle session du Parlement. Elle a accédé à ma demande, et la Chambre sera donc prorogée jusqu’au 24 mars.

Pendant le temps des Fêtes, j’ai également eu l’occasion de réfléchir et d’avoir de longues conversations avec ma famille quant à notre avenir. Tout au long de ma carrière, tout le succès que j’ai eu personnellement est dû à leur soutien et à leurs encouragements.

Donc hier soir, au souper, j’ai partagé avec mes enfants la décision que je partage avec vous tous aujourd’hui. J’ai l’intention de démissionner de mon poste de chef du Parti libéral du Canada et de premier ministre, une fois que le parti aura choisi son prochain chef à l’issue d’un processus national, rigoureux et compétitif.

Hier soir, j’ai demandé au président du parti de commencer les étapes nécessaires. Le pays mérite un choix clair et réel lors des prochaines élections, et il est devenu évident pour moi que si je dois me concentrer sur des batailles internes, je ne peux pas être la meilleure option lors de ces élections.

[42] Dans leur demande, les demandeurs affirment que la décision contestée comprend aussi le reste de la déclaration écrite du premier ministre, ainsi que les réponses qu’il a données aux questions posées par les journalistes tout de suite après la lecture de sa déclaration écrite. Les observations écrites du défendeur indiquent que celui-ci est du même avis. Je reviens plus loin aux extraits pertinents de ces réponses.

V. La question préliminaire

[43] Le 29 janvier 2025, les demandeurs ont signifié un avis d’opposition à un rapport d’expert rédigé par le professeur Peter Oliver (le rapport du professeur Oliver) pour le compte du défendeur. De façon générale, les demandeurs soutiennent que le rapport du professeur Oliver se résume à un exposé sur l’application du droit interne et les écueils possibles et, par conséquent, qu’il usurpe sur le rôle de la Cour.

[44] Il faut appliquer un critère à deux volets pour déterminer si une preuve d’expert est admissible. Dans un premier temps, la partie qui cherche à faire admettre la preuve doit démontrer que les quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan sont remplis, à savoir 1) la pertinence logique; 2) la nécessité d’aider le juge des faits; 3) l’absence de toute règle d’exclusion; et 4) la qualification suffisante de l’expert : White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 [White Burgess] aux para 19 et 23, renvoyant à R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan] aux para 20–25.

[45] Dans un deuxième temps, la Cour agit à titre de « gardien » et soupèse les bénéfices que présente l’admission d’une preuve qui satisfait aux quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan, ou la valeur probante de la preuve, et le « coût » de son admission, notamment la confusion, la lenteur et les frais que l’admission de la preuve risque de causer : White Burgess, aux para 16 et 24. Il s’agit d’un exercice discrétionnaire propre à chaque cas. Si le coût l’emporte sur les bénéfices, la preuve peut être jugée inadmissible, même si elle satisfait à tous les critères énoncés dans l’arrêt Mohan.

[46] Les demandeurs font valoir que le rapport du professeur Oliver ne satisfait pas au critère de la « nécessité » énoncé dans l’arrêt Mohan, parce qu’il ne fournit pas de renseignements nécessaires qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance de la Cour. Ils ajoutent que le rapport du professeur Oliver ne remplit pas non plus le critère de « l’absence de règle d’exclusion » énoncé dans l’arrêt Mohan, parce que, à plusieurs endroits dans le rapport, le droit étranger sert de toile de fond aux commentaires et à l’opinion du professeur Oliver sur son application au Canada, au lieu d’être traité comme une question de fait. De plus, les demandeurs soutiennent que le rapport du professeur Oliver usurpe sur le rôle décisionnel de la Cour, parce qu’il renferme des opinions sur l’application du droit étranger au Canada ou sur les principes et les conventions constitutionnels qui régissent l’exercice de la prérogative royale au Canada.

[47] Les demandeurs font également valoir que, même si la Cour juge que le rapport du professeur Oliver satisfait aux quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan, elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et le radier. À l’appui de cet argument, les demandeurs soutiennent que le préjudice qui résulterait de l’admission du rapport du professeur Oliver serait plus grand que la valeur probante du rapport, car celui-ci permettrait au défendeur [traduction] « d’élargir et d’embellir » ses arguments.

[48] Le défendeur demande à la Cour de reconnaître le professeur Oliver comme expert des systèmes constitutionnels comparatifs, notamment des conventions constitutionnelles et du cadre constitutionnel du Royaume-Uni et des pays du Commonwealth.

[49] Le défendeur soutient que le rapport du professeur Oliver satisfait aux critères d’admissibilité d’une preuve d’expert et que, dans son rapport, le professeur Oliver ne prend pas position sur l’issue de la présente affaire. Le défendeur affirme que les tribunaux ont souvent tenu compte des rapports d’experts présentant une analyse comparative entre le Canada, les pays du Commonwealth et d’autres pays pour mieux comprendre les institutions canadiennes et le régime constitutionnel du Canada : Schmidt c Canada (Procureur général), 2016 CF 269 aux para 215–217; Motard c Canada (Procureure générale), 2016 QCCS 588 aux para 95–101.

[50] Je partage en grande partie l’avis du défendeur. Je reconnais le professeur Oliver à titre d’expert du cadre constitutionnel du Royaume-Uni et du droit constitutionnel comparé. Je rejette en grande partie les observations des demandeurs décrites plus haut. Cependant, je conviens avec les demandeurs que les parties du rapport qui présentent l’opinion du professeur Oliver sur le droit constitutionnel canadien, y compris les principes constitutionnels qui régissent l’exercice de la prérogative royale au Canada, sont inadmissibles. Ces questions doivent être tranchées par la Cour. Il en va de même pour les questions liées à l’application du droit étranger au Canada.

[51] Par conséquent, les passages du rapport du professeur Oliver mentionnés à l’annexe 1 aux présents motifs sont inadmissibles et sont réputés avoir été radiés de ce document.

VI. Les questions en litige

[52] À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire soulève cinq questions principales :

  1. La Cour a-t-elle compétence pour contrôler la décision du premier ministre?

  2. Dans l’affirmative, la question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée est-elle justiciable?

  3. Dans l’affirmative, les demandeurs ont-ils qualité pour contester la décision du premier ministre?

  4. Dans l’affirmative, le premier ministre a-t-il outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée?

  5. Dans l’affirmative, quelle est la réparation à accorder?

[53] Bien que les parties aient formulé la quatrième question de façon quelque peu différente, la façon dont je la formule ci-dessus correspond mieux à la prétention énoncée par les demandeurs dans leur avis de demande modifié selon laquelle [TRADUCTION] « la recommandation du premier ministre à la gouverneure générale est ultra vires des pouvoirs qui lui sont conférés ». Le libellé proposé permet également à la Cour de traiter, dans la mesure nécessaire, des questions soulevées par les parties dans leur formulation respective de cette question en litige, ainsi que de leurs allégations et observations connexes.

VII. Analyse

A. La Cour a-t-elle compétence pour contrôler la décision du premier ministre?

[54] Le défendeur fait valoir que la décision du premier ministre n’est pas susceptible de contrôle par la Cour pour deux motifs.

[55] Premièrement, le défendeur, avec l’appui du Groupe, soutient que la décision contestée a été prise en vertu d’une convention constitutionnelle; elle ne découle pas de l’exercice d’un pouvoir issu de la prérogative royale ou conféré par une loi. La convention est celle par laquelle c’est le gouverneur général, sur la recommandation du premier ministre, qui exerce le pouvoir de proroger le Parlement. Le défendeur soutient que le premier ministre n’est pas un « office fédéral », pour l’application de l’alinéa 18(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la Loi sur les Cours fédérales], lorsqu’il présente sa recommandation au gouverneur général, parce qu’il n’exerce pas ou n’est pas censé exercer « une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale », comme le prévoit la définition du terme « office fédéral » énoncée au paragraphe 2(1) de cette loi.

[56] Deuxièmement, le défendeur affirme que, en droit, la décision de proroger le Parlement est prise par le gouverneur général, et non par le premier ministre. Par conséquent, le défendeur soutient que la recommandation formulée par le premier ministre n’a aucun effet juridique en soi, et elle n’est pas susceptible de contrôle judiciaire devant notre Cour, parce qu’elle n’a pas pour effet « de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables » : Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2021 CAF 133 [Démocratie en surveillance 2021] aux para 23 et 29; Air Passenger Rights c Canada (Procureur général), 2024 CAF 128 aux para 6, 18 et 44.

[57] Je ne partage pas cet avis.

[58] En ce qui concerne le premier argument du défendeur, les tribunaux ont jugé que la décision du premier ministre de recommander l’exercice d’autres types de pouvoirs issus de la prérogative royale constituait de fait un exercice de cette prérogative : Conacher c Canada (Premier ministre), 2009 CF 920 [Conacher] aux para 26–27, conf par 2010 CAF 131 [Conacher CAF], autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, 33848 (20 janvier 2011); Black v Canada (Prime Minister), 2001 CanLII 8537 (CA Ont) [Black] aux para 31–41. Voir aussi Démocratie en surveillance c Le premier ministre du Nouveau‑Brunswick, 2022 NBCA 21 [Démocratie en surveillance NB] au para 58; Engel v Prentice, 2020 ABCA 462 [Engel] aux para 27–28, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, 39566 (27 mai 2021).

[59] Il a aussi été établi que, dans certaines circonstances, l’exercice de la prérogative royale peut faire l’objet d’un contrôle, du moins devant les cours supérieures des provinces : Black, aux para 46–47; Démocratie en surveillance NB, aux para 8 et 56.

[60] En outre, il est maintenant établi que les pouvoirs conférés par les paragraphes 2(1), 18(1) et 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquent notamment à l’exercice par l’organe exécutif d’un pouvoir fondé uniquement sur la prérogative de la Couronne fédérale : Première Nation des Hupacasath c Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2015 CAF 4 [Hupacasath] aux para 7 et 40–58; Oceanex Inc c Canada (Transports), 2019 CAF 250 au para 28; Stagg c Canada (Procureur général), 2019 CF 630 [Stagg] au para 41. Dans la décision Conacher, la Cour tire une conclusion semblable relativement à la compétence qui l’habilite à contrôler l’exercice de pouvoirs conférés par une prérogative pour décider s’il est conforme à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte], et à la Constitution dans son ensemble : Conacher, aux para 29–30.

[61] Il est entendu que l’exercice de la prérogative royale par les représentants fédéraux est visé par la définition d’un « office fédéral » énoncée au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales : Hupacasath, aux para 41–58.

[62] De plus, le premier ministre du Canada est un décideur fédéral inclus dans la définition du terme « office fédéral » : Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62 [TeleZone] au para 3.

[63] Bien que la jurisprudence citée ci-dessus porte sur l’exercice de pouvoirs issus de la prérogative royale autres que le pouvoir de prorogation, à mon avis, il n’y a pas lieu de traiter différemment la décision du premier ministre de recommander la prorogation du Parlement.

[64] Passons au deuxième argument du défendeur, selon lequel la décision contestée n’est pas susceptible de contrôle parce que la décision définitive de proroger ou non le Parlement est prise par le gouverneur général, de sorte que la décision du premier ministre de recommander la prorogation ne peut, en soi, avoir pour effet « de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables ».

[65] À l’appui de cette prétention, les demandeurs invoquent l’analyse de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Miller II. Dans cet arrêt, une formation de onze juges a rendu à l’unanimité un jugement déclaratoire et une ordonnance se rapportant à la décision du premier ministre Boris Johnson de recommander à feue Sa Majesté la Reine Elizabeth II de proroger le Parlement. Dans son analyse, la Cour suprême du Royaume-Uni semble avoir traité la recommandation du premier ministre et l’exercice par feue Sa Majesté de la prérogative l’habilitant à proroger le Parlement comme une seule et même décision : Miller II, au para 30.

[66] Le défendeur soutient qu’il convient d’établir une distinction entre l’arrêt Miller II et l’espèce, car la Cour suprême du Royaume-Uni a présumé, sans décider, que feue Sa Majesté était tenue par convention constitutionnelle d’accepter la recommandation du premier ministre : Miller II, au para 30. Il soutient que, en revanche, au Canada, [traduction] « de nombreux commentateurs sont d’avis que […] le gouverneur général peut, à sa discrétion, refuser la demande du premier ministre de proroger le Parlement, et certainement “mettre en garde ou encourager” le premier ministre à cet égard ».

[67] Par convention et suivant le principe du gouvernement responsable, le gouverneur général suit la recommandation du premier ministre qui bénéficie de la confiance de la Chambre. Comme le défendeur le reconnaît lui‑même, il n’y a aucun cas connu où un gouverneur général du Canada aurait refusé de suivre la recommandation du premier ministre de proroger la Chambre. De même, la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve indiquant que le gouverneur général du Canada a déjà procédé à la prorogation du Parlement sans que le premier ministre l’ait d’abord recommandée. Suivant l’affidavit souscrit par Donald Booth et déposé pour le compte du défendeur, [traduction] « la pratique et la procédure relatives à la prorogation relèvent de la prérogative du premier ministre », et la durée de la prorogation « relève entièrement du pouvoir discrétionnaire du premier ministre ».

[68] Dans ces circonstances, lorsqu’il affirme que la recommandation du premier ministre n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables, le défendeur ne tient pas compte de la réalité de la situation. En fait, la recommandation du premier ministre constitue le pilier central de l’exercice du pouvoir de prorogation. Si le premier ministre outrepassait les limites constitutionnelles ou autres limites légales de ses pouvoirs en recommandant la prorogation, il empêcherait illégalement les représentants élus par la population de s’acquitter de leurs fonctions constitutionnelles. À mon avis, il s’agit d’un effet préjudiciable suffisant pour les représentants élus et l’ensemble de la population canadienne pour que notre Cour ait compétence : voir généralement Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2018 CAF 132 aux para 23–24; Démocratie en surveillance NB, au para 56.

[69] La possibilité que le gouverneur général puisse un jour refuser la recommandation du premier ministre de proroger le Parlement n’est pas un motif suffisant pour soustraire cette recommandation au contrôle judiciaire. Il en va de même de la possibilité que le gouverneur général assortisse la prorogation de conditions, comme l’aurait fait la gouverneure générale Jean en 2008, selon le défendeur et le Groupe.

[70] Pour étayer sa thèse selon laquelle la recommandation du premier ministre n’a aucun effet juridique en soi et n’est donc pas susceptible de contrôle judiciaire par la Cour, le défendeur invoque l’arrêt Conacher CAF. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur l’argument des appelants selon lequel la décision du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de dissoudre la Parlement à l’automne 2008 avait eu pour effet de déclencher des élections avant le moment prévu au paragraphe 56.1(2) de la Loi électorale du Canada, LC 2000, c 9 [la Loi électorale]. Selon les appelants dans cette affaire, cette décision portait atteinte au droit de tous les citoyens canadiens de participer à des élections, droit garanti par l’article 3 de la Charte.

[71] La Cour d’appel fédérale a commencé son analyse relative à la violation alléguée de l’article 3 de la Charte en disant qu’elle souscrivait à la conclusion tirée par la Cour fédérale en première instance selon laquelle la décision du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et de tenir des élections n’avait pas porté atteinte au droit garanti par l’article 3 de la Charte. Cependant, au lieu d’approuver ou de commenter les conclusions précises tirées par la Cour fédérale à cet égard, la Cour d’appel fédérale a tiré sa propre conclusion. Elle a affirmé : « Dans la mesure où [les actes du premier ministre qui auraient entraîné la tenue d’élections anticipées] pourraient avoir violé l’article 3 de la Charte, du point de vue juridique, c’est la gouverneure générale qui a déclenché les élections et non le premier ministre » : Conacher CAF, au para 11.

[72] La Cour d’appel fédérale a fait cette affirmation vers la fin de ses motifs, après avoir examiné et rejeté l’argument des appelants selon lequel la Cour fédérale avait commis une erreur en concluant que la décision du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement ne contrevenait pas à l’article 56.1 de la Loi électorale. À première vue, la Cour fédérale a jugé qu’elle avait compétence pour examiner cette question ainsi que les questions constitutionnelles, par application de l’alinéa 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales : Conacher, aux para 29–30. Cette disposition permet à la Cour fédérale d’accorder une réparation si elle est convaincue que « l’office fédéral » en question « a agi de […] façon contraire à la loi ».

[73] En confirmant la conclusion tirée par la Cour fédérale sur la question de l’article 56.1 et en procédant à son propre examen de celle-ci, la Cour d’appel fédérale semble avoir accepté que la Cour fédérale avait compétence pour trancher la question de savoir si la recommandation du premier ministre à la gouverneure générale contrevenait à l’article 56.1, malgré le fait que la décision définitive de dissoudre le Parlement et de tenir des élections avait été prise par la gouverneure générale. L’affirmation de la Cour d’appel fédérale selon laquelle, « du point de vue juridique, c’est la gouverneure générale qui a déclenché les élections et non le premier ministre » semble se limiter à la question de savoir si la recommandation du premier ministre avait porté atteinte à l’article 3 de la Charte.

[74] De plus, cette affirmation de la Cour d’appel fédérale doit être examinée à la lumière de sa déclaration précédente dans cet arrêt, à savoir que, « d’après notre cadre constitutionnel et d’un point de vue juridique, la gouverneure générale peut tenir compte d’un large éventail de facteurs pour décider de dissoudre le Parlement et de tenir des élections » : Conacher CAF, au para 6 (non souligné dans l’original). En revanche, la preuve en l’espèce montre que le gouverneur général suit la recommandation du premier ministre de proroger le Parlement, à moins d’exercer son pouvoir de « réserve » de la rejeter. Comme il est indiqué plus haut, la preuve présentée à la Cour montre que ce pouvoir de « réserve » n’a jamais été exercé. Il est raisonnable de se demander si la Cour d’appel fédérale aurait tiré une conclusion différente à l’égard de cette question dans l’arrêt Conacher si elle avait été saisie d’une preuve similaire.

[75] Cela est d’autant plus vrai si l’on tient compte des enseignements ultérieurs de la Cour suprême du Canada, à savoir que la Loi sur les Cours fédérales devrait être interprétée de façon à promouvoir les objectifs qui consistent à accroître la responsabilité de l’administration publique et à promouvoir l’accès à la justice : Telezone, au para 32. Dans l’arrêt Hupacasath, au paragraphe 56, la Cour d’appel fédérale a fait référence à l’arrêt Telezone pour étayer la proposition selon laquelle il faut éviter d’établir des distinctions techniques qui servent « uniquement à piéger les moins avertis et à entraver l’accès à la justice ». La Cour d’appel fédérale a fait cette remarque après avoir signalé qu’une interprétation de la Loi sur les Cours fédérales qui reconnaîtrait que notre Cour dispose d’un pouvoir « de contrôle à l’égard des exercices fédéraux de prérogative pure est conforme à l’objectif du législateur, qui veut que toutes les décisions administratives fédérales soient susceptibles de contrôle par toutes les Cours fédérales » : Hupacasath, au para 54.

[76] Donner à la Loi sur les Cours fédérales une interprétation qui permettrait à notre Cour de contrôler la décision du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de proroger le Parlement concorderait également avec l’évolution du point de vue selon lequel « tous ceux à qui des pouvoirs publics ont été décernés doivent exercer ces pouvoirs de façon responsable, un principe qui est au cœur de notre système démocratique de gouvernement et de la primauté du droit » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72 au para 104, inf en partie pour d’autres motifs, 2023 CSC 17; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Office des transports), 2023 CAF 245 aux para 7–8.

[77] Pour étayer son argument selon lequel la décision du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de proroger le Parlement ne peut avoir pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables, le défendeur invoque aussi l’arrêt Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 319 [Taseko]. Au paragraphe 36 de cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’elle avait déjà conclu que les rapports de l’Office national de l’énergie n’étaient pas susceptibles de contrôle, car elles n’étaient que des recommandations au gouverneur en conseil qui n’ont aucun effet juridique ou pratique indépendant. Cet arrêt peut toutefois être écarté en l’espèce, parce que la Cour d’appel fédérale a conclu que le rapport contesté « ne ser[vait] qu’à aider le ministre (ou le gouverneur en conseil) à prendre ses décisions » : Taseko, au para 43. Or, dans le cas de la prorogation, le gouverneur général suit la recommandation du premier ministre, à moins d’exercer son pouvoir de réserve, ce qui semble ne s’être encore jamais produit.

[78] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que la Cour a compétence pour contrôler la décision contestée, notamment afin de déterminer a) si la question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée est justiciable et, dans l’affirmative, b) si le premier ministre a de fait outrepassé ses pouvoirs, comme le prétendent les demandeurs.

[79] Il est entendu que la recommandation de proroger le Parlement donnée par le premier ministre à la gouverneure générale est « l’objet » de la demande de contrôle judiciaire, visé au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Cette question peut également donner ouverture à un recours visé à l’article 18 de cette loi, à supposer que la question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs en formulant la recommandation est justiciable. Si l’on peut dire que la recommandation, selon une interprétation téléologique de l’alinéa 18.1(3)b), constitue une « décision » ou un « acte » qui peut avoir pour effet « de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ou d’entraîner des effets préjudiciables », elle est susceptible de contrôle par notre Cour : Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347 aux para 24 et 29; Démocratie en surveillance 2021, aux para 23 et 29.

B. La justiciabilité des questions soulevées par les demandeurs

(1) Introduction

[80] La notion de « justiciabilité » se rattache à l’objet du différend et exige que la Cour examine si la question dont elle est saisie est une question « qu’il convient de faire trancher par un tribunal » : Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26 [Highwood Congregation] au para 32. En bref, le tribunal « doit se demander s’il dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question » : Highwood Congregation, au para 34; La Rose c Canada, 2023 CAF 241 [La Rose] au para 24. Comme la Cour d’appel fédérale l’a expliqué au paragraphe 62 de l’arrêt Hupacasath, « [c]ertaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire, ou ne devraient pas les examiner eu égard à la ligne de démarcation traditionnelle à respecter entre les pouvoirs des tribunaux et des autres branches de l’État ».

[81] Cette ligne de démarcation, c’est le principe de la séparation des pouvoirs entre les trois organes du gouvernement, à savoir les organes exécutif, législatif et judiciaire. Dans l’arrêt Ontario c Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43 [Criminal Lawyers], la Cour suprême du Canada décrit ainsi les rôles des trois organes du gouvernement :

[28] […] L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions. Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente. Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte.

[29] Les trois pouvoirs ont des attributions institutionnelles distinctes et jouent des rôles à la fois cruciaux et complémentaires dans notre démocratie constitutionnelle. Toutefois, un pouvoir ne peut jouer son rôle lorsqu’un autre empiète indûment sur lui. […]

[82] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Power, 2024 CSC 26 [Power], la Cour suprême du Canada donne les précisions suivantes :

[50] La séparation des pouvoirs fait partie de l’architecture de base de notre ordre constitutionnel. Il s’agit d’un principe constitutionnel qui reconnaît que les trois branches du gouvernement ont des fonctions, des attributions institutionnelles et une expertise différentes et qu’elles doivent s’abstenir d’empiéter indûment les unes sur les autres […] La séparation des pouvoirs permet à chaque branche de remplir son rôle institutionnel distinct mais complémentaire sans ingérence indue et crée un système de freins et de contrepoids au sein de notre démocratie constitutionnelle.

[Renvois omis.]

[83] En vertu du principe de la séparation des pouvoirs, les tribunaux judiciaires « jouent un rôle fondamental en demandant aux branches exécutive et législative du gouvernement de rendre des comptes dans l’ordre constitutionnel canadien » : Power, au para 56. Bien que les tribunaux judiciaires doivent en général « éviter de s’immiscer dans la gestion de l’administration publique », ils sont tenus « de veiller attentivement au respect des droits garantis par la Constitution et au maintien de la primauté du droit » : Doucet-Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 [Doucet-Boudreau] au para 110; Power, au para 56. Voir aussi Miller II, au para 36.

[84] Le rôle de surveillance que jouent les tribunaux à l’égard de l’exercice, par l’organe exécutif, de ses pouvoirs, compte tenu du principe de la séparation des pouvoirs, s’étend à la prérogative royale : Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35 au para 43; Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3 [Khadr] au para 36; Hupacasath, aux para 6364; Stagg, aux para 41–42; Conacher, aux para 26–29; Black, aux para 45–47.

[85] La prérogative royale est « une source limitée de pouvoir administratif ne découlant pas de la législation, que confère la common law à la Couronne » : Khadr, au para 34. Il s’agit des pouvoirs inhérents ou historiques, tels qu’ils ont été modelés par la common law, dont dispose toujours la Couronne : Hupacasath, au para 32, renvoyant à Peter W Hogg et al, Liability of the Crown, 4e éd, Toronto, Carswell, 2011 aux pp 19–20. Autrement dit, il s’agit du « résidu du pouvoir discrétionnaire ou arbitraire dont la Couronne est juridiquement investie à tout moment » : Hupacasath, au para 32, citant AV Dicey, Law of the Constitution, 10e éd, 1959 à la p 424.

[86] En l’espèce, les demandeurs souhaitent que la Cour a) délimite [traduction] « le cadre du pouvoir qui habilite le premier ministre à recommander au gouverneur général de proroger le Parlement » et b) détermine si la décision s’inscrit dans ce cadre. Selon les demandeurs, ces deux questions sont justiciables. Examinons-les tour à tour.

[87] J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer que les demandeurs ont soulevé ces deux questions dans leurs observations écrites. Ni l’une ni l’autre des questions n’est mentionnée dans l’avis de demande, quoique la deuxième question reformule l’allégation selon laquelle la recommandation formulée par le premier ministre à la gouverneure générale était ultra vires. Dans les présents motifs, je retiens cette dernière formulation de la question, ou plutôt son équivalent en langage clair : il s’agit de la question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée.

(2) Le cadre du pouvoir qui habilite le premier ministre à recommander au gouverneur général de proroger le Parlement

[88] Le défendeur affirme que cette question n’a rien à voir avec la réparation sollicitée dans la demande; il s’agit plutôt d’une question de renvoi autonome.

[89] Je conviens que [traduction] « le cadre du pouvoir qui habilite le premier ministre à recommander au gouverneur général de proroger le Parlement » constitue une question de renvoi autonome qui outrepasse la portée de la présente instance : voir Committee for Monetary and Economic Reform (« COMER ») c Canada, 2016 CF 147 au para 43, conf par 2016 CAF 312 aux para 9–12, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, 37431 (4 mai 2017). Voir aussi Fort McKay Métis Community Association v Métis Nation of Alberta Association, 2019 ABQB 892 au para 69.

[90] La question précise dont la Cour est saisie est celle de savoir si le premier ministre actuel a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a recommandé à la gouverneure générale de proroger le Parlement. Pour répondre à cette question, il n’est pas nécessaire ni opportun pour la Cour de se prononcer généralement sur le cadre du pouvoir habilitant « un » premier ministre à recommander à « un » gouverneur général de proroger le Parlement.

[91] Ce n’est pas parce que je suis d’accord avec le demandeur sur ce point que la Cour devrait s’abstenir d’examiner, dans la mesure nécessaire, les limites du pouvoir habilitant le premier ministre actuel à recommander à la gouverneure générale actuelle de proroger le Parlement. La justiciabilité de la question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée « exige une certaine compréhension de la jurisprudence qui sous-tend la revendication, ce qui, à son tour, exige un examen quelque peu probant des allégations de fond formulées dans la revendication » : La Rose, au para 36. De plus, si la question dont la Cour est saisie est justiciable, la Cour doit saisir en quelque sorte les limites des pouvoirs du premier ministre pour être en mesure de déterminer si celui-ci les a outrepassés lorsqu’il a pris la décision contestée.

(3) La question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée

[92] Les demandeurs, appuyés par Démocratie en surveillance et la BCCLA, soutiennent que la question de savoir si la décision contestée a été prise dans le cadre du pouvoir habilitant le premier ministre à recommander au gouverneur général de proroger le Parlement est justiciable.

[93] Comme je le signale plus haut, les demandeurs formulent également la question comme étant celle de savoir si la décision contestée est ultra vires des pouvoirs du premier ministre.

[94] Le défendeur soutient que ni la décision de la gouverneure générale ni la recommandation du premier ministre l’étayant ne sont justiciables, car elles sont fondées sur des questions politiques et parlementaires réservées aux autres organes du gouvernement qui ne sont pas susceptibles de contrôle par notre Cour. À cet égard, le défendeur et le Groupe affirment que les considérations mentionnées par le premier ministre lorsqu’il a communiqué sa décision au public sont des questions non juridiques et donc non justiciables.

[95] Le défendeur et le Groupe ajoutent que les conventions constitutionnelles permettant au premier ministre de conseiller le gouverneur général ne peuvent donner naissance à des droits légaux exécutoires et ne sont pas des normes juridiques mesurables que le tribunal peut légitimement appliquer.

[96] Pour les motifs énoncés ci-dessous, je ne partage pas l’avis du défendeur selon lequel la question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée n’est pas justiciable.

[97] Comme je le mentionne aux paragraphes 61 à 62 des présents motifs, lorsque le premier ministre recommande au gouverneur général d’exercer la prérogative royale, ses recommandations sont assimilées à l’exercice de cette prérogative.

[98] Au Canada, les tribunaux ont un rôle légitime à jouer à l’égard de la surveillance de l’exercice de certains pouvoirs issus de la prérogative royale. Ils doivent d’abord déterminer si la question à laquelle ils doivent répondre relève à juste titre du pouvoir judiciaire : Hupacasath, au para 66; La Rose, aux para 24–29; Power, au para 223.

[99] Les parties et les intervenants conviennent que l’évaluation de l’exercice de certains pouvoirs exécutifs « dépasse les capacités des cours et est hors de leur compétence » : Hupacasath, au para 66. Cette catégorie inclut l’exercice de pouvoirs exécutifs qui « s’appui[e] sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l’analyse judiciaire […] » : Hupacasath, au para 66. Cependant, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’exercice de la prérogative qui nous occupe en l’espèce tombe dans cette catégorie.

[100] Il est maintenant bien établi que les tribunaux canadiens sont chargés de déterminer si la prérogative en question existe et, le cas échéant, si elle a été supprimée par une loi : Khadr, au para 36; Black, au para 29; Démocratie en surveillance NB, au para 54. Les tribunaux sont aussi appelés à déterminer la portée, ou les limites légales, de la prérogative royale, du moins dans la mesure nécessaire pour déterminer si l’exercice contesté de la prérogative a outrepassé ces limites : Black, aux para 29, 37 et 45; Miller II, aux para 35–37. Voir aussi PS Knight Co Ltd c Association canadienne de normalisation, 2018 CAF 222 au para 126; Démocratie en surveillance NB, au para 54.

[101] Bien que la surveillance judiciaire de l’exercice de la prérogative ait pendant longtemps été limitée aux questions exposées plus haut, ce n’est plus le cas aujourd’hui : Black, aux para 45–47; Black c Conseil consultatif de l’Ordre du Canada, 2012 CF 1234 aux para 47–49, conf par 2013 CAF 267 (bien que la Cour d’appel fédérale ne se soit pas prononcée sur les questions de la justiciabilité et de l’attente légitime); Stagg, au para 42.

[102] Les tribunaux se demandent maintenant si la question qui leur a été soumise « présente un aspect suffisamment juridique pour justifier l’intervention du pouvoir judiciaire » : Black, au para 50, citant Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C-B), [1991] 2 RCS 525 à la p 545. Voir aussi Democracy Watch v British Columbia (Lieutenant Governor), 2023 BCCA 404 [Democracy Watch CB], au para 74; Stagg, au para 50; La Rose, aux para 28 et 36. Pour répondre à cette question, la Cour doit déterminer si elle peut trancher la question dont elle est saisie en fonction d’une norme juridique objective : La Rose, au para 36.

[103] Pour déterminer si l’exercice contesté de la prérogative « présente un aspect suffisamment juridique pour justifier l’intervention du pouvoir judiciaire », les tribunaux sont parfois appelés à examiner si l’exercice du pouvoir exécutif en question a porté atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne ou d’un groupe : voir par ex Black, aux para 48–52; Démocratie en surveillance NB, au para 55.

[104] Dans d’autres affaires, les tribunaux ont conclu que l’exercice de la prérogative royale est ou serait justiciable s’il met en jeu des droits garantis par la Charte : Operation Dismantle c La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC) [Operation Dismantle] aux pp 447, 471–472; Blanco c Canada, 2003 CFPI 263 au para 15, Turp c Chrétien, 2003 CFPI 301 aux para 13–14.

[105] Plus récemment, la Cour suprême du Canada a examiné l’exercice de la prérogative royale dans une optique élargie fondée sur la Constitution et la primauté du droit. Notamment, dans l’arrêt Khadr, elle a conclu que, après avoir déterminé que la prérogative existe véritablement, les tribunaux ont « compétence » pour en contrôler l’exercice afin de s’assurer qu’il est conforme à la Constitution : Khadr, aux para 36–37. La Cour suprême ajoute également qu’il appartient « aux tribunaux de fixer les limites légales et constitutionnelles à l’intérieur desquelles [les décisions d’exercer la prérogative royale] doivent être prises » : Khadr, au para 37.

[106] Ainsi, il appartient aux tribunaux de déterminer si l’exercice contesté de la prérogative :

[107] Le rôle des tribunaux en ce qui concerne le troisième point s’inscrit dans leur mission générale de garantir la primauté du droit (Ontario (PG), au para 96; Doucet-Boudreau, au para 110). À cet égard, les tribunaux doivent s’assurer que le pouvoir exécutif n’est pas exercé à des fins qui dépassent ses limites, sa ligne ou son objet : Roncarelli v Duplessis, 1959 CanLII 50 (CSC) [Roncarelli], aux pp 140–143. Ce rôle est également compatible avec la compétence de notre Cour d’accorder les réparations prévues au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales si elle est convaincue que « l’office fédéral » en question « a agi de […] façon contraire à la loi » : Loi sur les Cours fédérales, art 18.1(4)f).

[108] Il ressort de ce qui précède que les tribunaux ont un rôle légitime à jouer pour veiller à ce que l’exercice des pouvoirs exécutifs, y compris de ceux issus de la prérogative royale, respectent les normes, obligations et préceptes constitutionnels, ainsi que la primauté du droit.

[109] Les limites qui circonscrivent le pouvoir du premier ministre d’exercer la prérogative royale étant de nature constitutionnelle ou légale, la question dont la Cour est saisie en l’espèce, soit celle de savoir si le premier ministre a outrepassé ces limites lorsqu’il a pris la décision contestée, est justiciable. Cette question présente « un aspect suffisamment juridique pour justifier l’intervention » de notre Cour : voir le paragraphe 102 des présents motifs.

[110] Les limites constitutionnelles ou autres limites légales qui peuvent circonscrire le pouvoir de proroger le Parlement constituent la norme juridique objective en fonction de laquelle la question énoncée ci-dessus peut être tranchée. Cette norme sert aussi de fondement au rôle légitime des tribunaux dans le cadre de la séparation des pouvoirs : Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2023 CF 31 au para 76, conf par 2024 CAF 75.

[111] En vertu du principe de la séparation des pouvoirs, les tribunaux doivent se prononcer sur la constitutionnalité et la légalité des actes de l’exécutif : Doucet-Boudreau, au para 110; Power, au para 56. C’est le cas même lorsque les actes de l’exécutif sont fondés sur la prérogative royale : Khadr, aux para 36–37; Hupacasath, au para 63. Contrairement à ce que le défendeur a fait valoir dans ses observations, l’évaluation de la question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs légaux lorsqu’il a pris la décision contestée ne dépasse pas la capacité de la Cour et n’est pas hors de sa compétence : Hupacasath, au para 66. La question est justiciable.

[112] En résumé, pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que la question de savoir si le premier ministre a outrepassé les limites constitutionnelles ou autres limites légales de ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée est justiciable. Cette conclusion s’applique notamment à la question de savoir si le premier ministre a enfreint une disposition écrite quelconque de la Constitution ou un des principes constitutionnels non écrits invoqués par les demandeurs, ou s’il a dépassé toute autre limite légale, comme [traduction] « la ligne ou l’objet » susceptible de circonscrire la prérogative de prorogation : Roncarelli, à la p 140. Elle vise également la question de savoir si le premier ministre (i) avait l’obligation de donner une « justification raisonnable » à sa décision, comme l’affirment les demandeurs, ou (ii) s’il a omis de tenir compte des « intérêts pertinents » qu’ils ont recensés.

[113] Cependant, certaines questions avancées par les demandeurs ne sont pas justiciables. Il s’agit notamment de leurs prétentions suivant lesquelles [traduction] « une élection, plutôt qu’une prorogation, est le seul mécanisme légitime et démocratique d’effectuer un “reset” (réinitialisation) du Parlement » et « qu’une prorogation de presque onze semaines, à savoir jusqu’au 24 mars 2025, représente un moyen intrinsèquement déraisonnable d’effectuer un “reset” du Parlement »[2]. Une autre question n’étant pas justiciable est celle de savoir si le Parlement était « paralysé » dans la période qui a précédé la prorogation, comme il est mentionné dans la décision contestée. Ces questions intéressent essentiellement la sagesse ou le fond de la décision contestée, qui sont à l’abri de l’intervention judiciaire. Comme la Cour suprême l’a fait remarquer dans l’arrêt Khadr, « il revient à l’exécutif, et non aux tribunaux, de décider si et comment il exercera ses pouvoirs » : Khadr, au para 36.

C. La qualité pour agir

(1) Introduction

[114] Les demandeurs font valoir qu’ils ont qualité pour agir dans l’intérêt privé et dans l’intérêt public.

[115] Le défendeur n’est pas du même avis.

[116] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’au moins un des demandeurs a qualité pour agir dans l’intérêt public. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de la qualité pour agir dans l’intérêt privé des demandeurs.

[117] Malgré le libellé du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, qui dispose qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par quiconque « est directement touché par l’objet de la demande », les demandeurs qui ont qualité pour agir dans l’intérêt public peuvent demander réparation à la Cour : Canada (Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada) c Canada (Procureur général) (CAF), 2005 CAF 213 au para 56.

[118] Le critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public comporte trois volets : 1) Une question justiciable sérieuse est-elle soulevée? 2) Le demandeur a-t-il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question? 3) Compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée constitue-t-elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux? : Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 [Downtown Eastside] au para 37.

[119] Lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir, la Cour doit appliquer ces facteurs d’une manière souple, libérale, téléologique et cumulative. Ceux-ci ne doivent pas être perçus comme des points figurant sur une liste de contrôle qui doivent être appliqués de façon mécanique : Downtown Eastside, aux para 20, 36–37 et 48. Cela dit, la Cour ne doit pas oublier que ses ressources sont limitées, et elle doit garder à l’esprit les raisons pour lesquelles il faut écarter les « trouble-fête » : Downtown Eastside, aux para 26–28.

[120] La Cour doit aussi garder à l’esprit le principe de la légalité, qui « renvoie à deux concepts : d’abord, le fait que les actes de l’État doivent être conformes à la Constitution et au pouvoir conféré par la loi, et qu’il doit exister des manières pratiques et efficaces de contester la légalité des actions de l’État » : Downtown Eastside, au para 31. Ce dernier principe a été au cœur de l’évolution de la notion de qualité pour agir dans l’intérêt public au Canada : Downtown Eastside, au para 31.

(2) Analyse

[121] Comme je le mentionne ci-dessus, le premier volet du critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public consiste à savoir si les demandeurs ont soulevé une question justiciable sérieuse. Pour être considérée comme une « question sérieuse », la question soulevée doit constituer un « point constitutionnel important » ou constituer une « question […] importante » : Downtown Eastside, au para 42.

[122] Pour les motifs donnés à la partie VII.B ci-dessus, ce volet est rempli. La question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée est justiciable. Il s’agit d’une question qui constitue un point constitutionnel important et une question importante.

[123] Le deuxième volet du critère consiste à savoir si les demandeurs ont un intérêt réel ou véritable dans la question. En appliquant comme il se doit une approche libérale, téléologique et souple, je conclus qu’au moins un des demandeurs a un tel intérêt en l’espèce.

[124] Dans sa preuve par affidavit, qui n’est pas contestée, le demandeur David MacKinnon explique qu’il a depuis longtemps un intérêt profond et durable à l’égard de la démocratie, de la primauté du droit et des principes constitutionnels non écrits. Cet intérêt lui a été transmis par son père, qui a été juge à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Pendant ses études universitaires, M. MacKinnon a rédigé une thèse sur l’histoire du Québec dans une perspective axée sur les relations entre l’Église et l’État à l’aube de la création des institutions démocratiques du Bas-Canada, soit juste avant la Confédération, et sur le gouvernement responsable. Plus tard, à l’école de droit, il a été formé par des experts de premier plan du droit constitutionnel et du droit administratif au Canada.

[125] Je reconnais que M. MacKinnon n’est pas aussi investi dans l’objet de la présente procédure que ce qu’on voit typiquement lorsqu’un demandeur se voit reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Cependant, en appliquant de façon cumulative les trois volets du critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public, je suis d’avis que la solidité des arguments des demandeurs à l’égard des deux autres volets compense cette lacune.

[126] Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de savoir si le demandeur Aris Lavranos satisfait lui aussi au deuxième volet du critère. Cependant, je tiens à souligner que M. Lavranos est lui aussi un avocat qui affirme avoir toujours été passionné par la démocratie et la primauté du droit. Il se dit préoccupé par le fait que la prorogation qui est au cœur de la présente procédure [traduction] « fait obstacle à la responsabilité parlementaire […] et, dans le contexte actuel, porte manifestement atteinte à la démocratie et à la primauté du droit ».

[127] Le troisième volet du critère relatif à la qualité pour agir « exig[e] l’examen de la question de savoir si la poursuite proposée, compte tenu de toutes les circonstances et à la lumière d’un grand nombre de considérations […], constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » : Downtown Eastside, au para 44. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les demandeurs satisfont aussi à ce volet du critère.

[128] Les tribunaux ont traité de ce facteur « d’un point de vue pratique et pragmatique, et en fonction de la nature précise de la contestation que le demandeur avait l’intention d’engager » : Downtown Eastside, au para 47. À cet égard, les chances en pratique que d’autres demandeurs potentiels « soumettent la question aux tribunaux ou que des manières aussi ou plus raisonnables et efficaces soient utilisées pour le faire » devraient être prises en compte : Downtown Eastside, au para 51. En outre, les tribunaux devraient tenir compte de la capacité des demandeurs de faire valoir les questions en litige, notamment de ses ressources et de la question de savoir si l’objet du litige sera présenté dans un contexte factuel suffisamment concret et élaboré : Downside Eastside, au para 51.

[129] Il convient également que les tribunaux « détermine[nt] si la cause est d’intérêt public en ce sens qu’elle transcende les intérêts des parties qui sont le plus directement touchées par les dispositions législatives ou par les mesures contestées » et qu’ils prennent en compte « l’incidence éventuelle des procédures sur les droits » de ces autres personnes : Downtown Eastside, au para 51.

[130] En outre, les tribunaux doivent garder à l’esprit que ce troisième facteur est « étroitement lié au principe de la légalité, puisque les tribunaux doivent déterminer s’il est souhaitable de reconnaître la qualité pour agir en fonction de la nécessité d’assurer la légalité des mesures prises par les acteurs gouvernementaux » : Downtown Eastside, au para 49.

[131] En l’espèce, aucun autre demandeur n’a contesté la décision du premier ministre. Qui plus est, il est maintenant trop tard pour le faire. Il serait impossible à ce point-ci d’obtenir la réparation principale demandée par les demandeurs, à savoir la reprise des travaux du Parlement avant la fin de la prorogation, prévue pour le 24 mars 2025.

[132] De plus, rien n’indique que le fait de reconnaître la qualité pour agir aux demandeurs aurait une incidence négative sur d’autres personnes touchées plus directement qu’eux par la décision contestée. Rien n’indique non plus que d’autres personnes se sont abstenues volontairement de contester la décision du premier ministre : Downtown Eastside, au para 51. Bien que Démocratie en surveillance ait annoncé publiquement son intention de contester la décision du premier ministre avant que les demandeurs ne déposent leur demande de contrôle judiciaire, elle a plutôt choisi d’intervenir dans la présente instance : MacKinnon, au para 26. J’y reviens plus loin.

[133] En outre, les questions soulevées dans la présente instance transcendent les intérêts des personnes les plus directement touchées, ainsi que ceux des demandeurs. Le fait que la présente affaire concerne la question de savoir si la décision contestée est conforme à la Constitution et au principe de la primauté du droit revêt aussi une grande importance : Borowski c Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 RCS 342 aux pp 366–367.

[134] De fait, il semble que si la Cour ne reconnaît pas aux demandeurs la qualité pour agir dans l’intérêt public, la légalité de la décision du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de proroger le Parlement sera, en pratique, soustraite au contrôle. C’est du moins une « possibilité réelle » : Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2022 CAF 208 [Démocratie en surveillance 2022 CAF] au para 9.

[135] Enfin, les demandeurs sont représentés par Charter Advocates Canada, une organisation caritative qui offre des services de représentation juridique dans des litiges constitutionnels. Le certificat de modification des statuts de l’organisation daté du 15 décembre 2023 décrit les objectifs de celle-ci :

[traduction]

Assurer le respect de la Constitution du Canada et des autres lois fédérales, provinciales et territoriales qui se rapportent aux libertés constitutionnelles, aux droits civils, aux droits de la personne et aux autres droits garantis par la Constitution du Canada, en fournissant des conseils juridiques et en offrant des services de représentation juridique devant le gouvernement, les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires, au besoin.

[136] L’affidavit souscrit par Marty Moore le 17 janvier 2005 indique que Charter Advocates Canada participe actuellement à [traduction] « des dizaines de litiges devant tous les degrés de juridiction au Canada ». Elle « donne priorité à ce dossier et continuera d’y affecter les ressources nécessaires pour veiller à ce que l’affaire suive son cours de façon complète et expéditive, y compris en appel, le cas échéant ».

[137] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que les demandeurs satisfont au troisième volet du critère applicable pour se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[138] En conclusion, pour les motifs exposés plus haut, et compte tenu d’un examen exhaustif, je conclus que les demandeurs satisfont au critère applicable pour se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[139] Pour parvenir à cette conclusion, j’ai mis « en balance, d’une part, le raisonnement qui sous-tend les restrictions à cette reconnaissance et, d’autre part, le rôle important [que les tribunaux] jouent lorsqu’ils se prononcent sur la validité des mesures prises par le gouvernement » : Downtown Eastside, au para 23.

[140] J’ai aussi gardé à l’esprit un échange qui a eu lieu lors de la première conférence de gestion de l’instance, qui s’est déroulée le vendredi 10 janvier 2025. Durant cette conférence, les avocats du défendeur ont mentionné que Démocratie en surveillance avait annoncé son intention de présenter une demande en vue de contester la décision du premier ministre. Ils ont ajouté que d’autres demandes pourraient également être déposées et que ces facteurs militaient à l’encontre de l’accélération de l’instruction. En réponse, l’avocat principal des demandeurs a indiqué qu’il pourrait communiquer avec Démocratie en surveillance. Le lundi suivant, Démocratie en surveillance a informé la Cour qu’elle avait l’intention de déposer une requête pour obtenir l’autorisation d’intervenir dans la présente instance.

[141] Si Démocratie en surveillance avait déposé sa propre demande, elle aurait vraisemblablement obtenu la qualité pour agir dans l’intérêt public : Démocratie en surveillance 2022 CAF, au para 6. Or, il est raisonnable de déduire qu’elle a choisi de ne pas déposer sa propre demande après avoir été informée de l’échange qui a eu lieu lors de la conférence de gestion de l’instance du 10 janvier 2025. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j’estime que ces circonstances justifient également d’accorder la qualité pour agir aux demandeurs.

D. Le premier ministre a-t-il outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée?

(1) Aperçu

[142] La thèse des demandeurs selon laquelle le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée est fondée sur ce qu’ils qualifient de « considérations constitutionnelles » et de « considérations contextuelles ».

[143] Les « considérations constitutionnelles » sont les suivantes :

  • (i)les articles 3 et 5 de la Charte;

  • (ii)les principes constitutionnels non écrits que sont la souveraineté parlementaire, la responsabilité parlementaire (le gouvernement responsable), la primauté du droit et la séparation des pouvoirs.

[144] Selon les demandeurs, les « considérations contextuelles » sont les suivantes :

  • (i)la décision contestée a empêché le Parlement d’exercer ses fonctions de surveillance et de supervision et par ailleurs d’aider le gouvernement à répondre à la menace des tarifs douaniers de 25 %;

  • (ii)les partis d’opposition ont maintes fois manifesté l’intention de voter en faveur d’une motion de censure à la première occasion;

  • (iii)la « paralysie » mentionnée dans la déclaration écrite du premier ministre était attribuable aux propres actes du gouvernement;

  • (iv)la décision du premier ministre pourrait avoir été prise pour d’autres raisons non liées à celles qu’il a déclarées, étant donné qu’il n’a pas expliqué : a) pourquoi une élection ne pouvait pas être déclenchée immédiatement, de façon à donner au Parlement le « reset » dont il avait besoin d’une manière plus démocratique et efficace; b) pourquoi une prorogation de onze semaines était nécessaire pour effectuer un « reset ». Les demandeurs remettent aussi en question l’intérêt du premier ministre à donner au Parti libéral l’occasion de choisir un nouveau chef.

[145] Compte tenu des considérations constitutionnelles et contextuelles qui précèdent, les demandeurs soutiennent que le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée, car il :

  • (i)n’a pas tenu compte de tous les intérêts pertinents, notamment la capacité du Parlement de déposer une motion de censure et d’exercer ses fonctions de surveillance, ainsi que le devoir constitutionnel du gouverneur général de veiller à ce que le gouvernement au pouvoir ait la confiance de la Chambre;

  • (ii)a empêché le Parlement d’exercer ses fonctions constitutionnelles, notamment de prendre les mesures législatives qu’il pourrait estimer indiquées pour répondre aux menaces extraordinaires annoncées par le président Trump (voir les paragraphes 24 à 26 des présents motifs) et de déposer une motion de censure;

  • (iii)n’a donné aucune justification raisonnable à sa décision.

[146] À l’appui de leurs allégations, les demandeurs invoquent le cadre établi par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Miller II. Ils ajoutent que, comme dans l’arrêt Miller II, la situation en l’espèce est [traduction] « suffisamment grave » pour justifier l’intervention de la Cour.

[147] Avant d’examiner plus en détail le cadre établi dans l’arrêt Miller II et chacune des allégations des demandeurs, passons à la question de la norme de contrôle applicable.

(2) La norme de contrôle

[148] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada indique que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique au contrôle des questions sur les rapports entre les trois organes du gouvernement : Vavilov, au para 55. Selon les demandeurs, ce principe général s’applique en l’espèce. À cet égard, ils font observer que la démarche établie dans l’arrêt Vavilov avait pour objet de « s’adapte[r] à tous les types de décisions administratives » variant en complexité et en importance « allant des décisions banales à celles qui changent le cours d’une vie [dont], d’une part, des questions “hautement politiques” et, d’autre part, des questions de “droit pur” » : Auer c Auer, 2024 CSC 36 au para 21, citant Vavilov, aux para 11 et 88.

[149] J’accepte que les enseignements de la Cour suprême du Canada semblent indiquer que notre Cour devrait appliquer la norme de contrôle fondée sur la décision correcte pour décider si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée.

[150] Je tends également à considérer qu’une deuxième raison justifie cette approche, soit le fait que les limites constitutionnelles et autres limites légales qui s’appliquent au pouvoir de la Couronne de proroger le Parlement sont une question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble : Vavilov, au para 69; voir par ex Chagnon c Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39 au para 17. Comme la Cour suprême du Canada le fait remarquer : « [p]eu de questions revêtent autant d’importance pour notre équilibre constitutionnel que le rapport entre la législature et les autres organes de l’État auxquels la Constitution a conféré des pouvoirs, soit l’exécutif et les tribunaux judiciaires » : Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2005 CSC 30 (CanLII), [2005] 1 RCS 667 [Vaid] au para 4.

[151] Malgré ce qui précède, la jurisprudence ne précise guère la norme à appliquer lorsqu’il s’agit de contrôler l’exercice d’un pouvoir issu de la prérogative royale qui est contesté au motif que l’organe qui l’a exercée a outrepassé ses pouvoirs. Effectivement, dans plusieurs des affaires où il a été jugé que la question de l’exercice de la prérogative royale était justiciable, le tribunal saisi ne s’est pas prononcé sur la norme de contrôle applicable : voir par ex Veffer; Abdelrazik; Khadr; Operation Dismantle; Miller II. Voir aussi Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2023 CF 31, conf par 2024 CAF 75. Bien que la norme de la décision correcte ait été appliquée dans la décision Turp c Canada (Justice), 2012 CF 893, au paragraphe 16, la Cour a précisé que cette norme s’appliquait dans le contexte de la question dont elle était saisie, soit celle de déterminer si le gouvernement avait agi en conformité avec la loi lorsqu’il s’était retiré du Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques.

[152] Selon le défendeur, il y a peu de jurisprudence pertinente parce que la question de savoir si un acte posé en vertu de la prérogative royale outrepasse les pouvoirs qui l’encadrent ne se prête pas à une analyse fondée sur l’arrêt Vavilov.

[153] Pour leur part, les demandeurs soutiennent que la Cour est saisie d’une alternative : ou bien le premier ministre a agi dans les limites de ses pouvoirs, ou bien il a outrepassé les limites de ses pouvoirs. À cet égard, les demandeurs affirment que, dans l’arrêt Hupacasath, le juge Stratas indique qu’il n’est pas nécessaire de s’attacher à déterminer si la norme applicable au contrôle de la décision en question est celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable. Pour le citer, si la norme applicable est celle de la décision raisonnable, « la seule issue acceptable et justifiable pour le gouvernement du Canada est de se conformer en l’espèce au droit » : Hupacasath, au para 73. Je tends à penser que ce raisonnement s’applique également à la décision contestée en l’espèce.

[154] En adoptant cette approche, je garde à l’esprit le fait que la séparation des pouvoirs commande un contrôle judiciaire respectueux de l’enseignement de la Cour suprême du Canada suivant lequel chaque organe du gouvernement « respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre » : Criminal Lawyers, au para 29, citant New Brunswick Broadcasting Co c Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 RCS 319 [New Brunswick Broadcasting] à la p 389; Vaid, au para 20. Qui plus est, la Cour doit garder à l’esprit le précepte suivant lequel chaque organe de l’État doit éviter « d’empiéter “indûment” » sur les autres : Power, au para 82.

[155] Il ressort de ces considérations qu’il faut manifester de la retenue à l’égard des questions qui relèvent du domaine légitime de compétence des autres organes du gouvernement. Cette retenue se traduit en grande partie par la démarche judiciaire relative à la justiciabilité. En l’espèce, elle est exprimée dans ma conclusion suivant laquelle certains des arguments avancés par les appelants ne sont pas justiciables : voir le paragraphe 113 des présents motifs. Elle est aussi exprimée dans ma conclusion suivant laquelle la Cour, dans le cadre du contrôle de la décision contestée, a seulement pour rôle de décider si le premier ministre a outrepassé les limites constitutionnelles ou autres limites légales susceptibles de s’appliquer à la prérogative royale visant la prorogation du Parlement.

[156] Il m’incombe de garder ces notions à l’esprit dans mon analyse visant à décider si la décision contestée dépassait ou non ces limites. En outre, je veille également à ne pas passer au peigne fin les motifs sous-tendant la décision contestée et me contente d’un examen qui me permette de me prononcer sur les prétentions des demandeurs.

[157] J’ouvre une parenthèse pour mentionner que mon raisonnement est conforme à celui énoncé dans l’arrêt Miller II suivant lequel [traduction] « il convient d’accorder au gouvernement une grande latitude dans les décisions de cette nature », à savoir la décision du premier ministre de recommander la prorogation du Parlement : Miller II, au para 58. Comme je le mentionne plus haut, la Cour suprême du Royaume-Uni a affirmé qu’elle n’interviendrait [traduction] « que si l’effet [de la prorogation] [était] suffisamment grave pour justifier une telle démarche exceptionnelle » : Miller II, au para 50.

(3) Analyse

a) Le cadre établi dans l’arrêt Miller II

[158] Les arguments des demandeurs suivent le libellé de l’arrêt Miller II. Les demandeurs font valoir que notre Cour devrait adopter l’analyse et les conclusions exprimées par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Miller II et conclure que la décision du premier ministre en l’espèce est incorrecte, au motif que le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs.

[159] Dans l’arrêt Miller II, la Cour suprême du Royaume-Uni a appliqué le critère suivant pour déterminer si la décision du premier ministre Boris Johnson de recommander la prorogation à feue Sa Majesté la Reine Elizabeth II était légale : voir les paragraphes 14 et 65 des présents motifs :

[traduction]

[…] la limite qui s’applique au pouvoir de proroger peut être exprimée ainsi : la décision de proroger le Parlement (ou de recommander à Sa Majesté de proroger le Parlement) est illégale si la prorogation a pour effet d’empêcher le Parlement, sans justification raisonnable, d’exercer ses fonctions constitutionnelles en tant que législateur et organe responsable de surveiller l’exécutif.

Miller II, au para 50.

[160] Les demandeurs font valoir que notre Cour devrait adopter le critère à trois volets suivant, découlant de l’arrêt Miller II, pour déterminer si le premier ministre a agi dans les limites de ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée :

a) La prorogation a-t-elle pour effet de gêner ou de compromettre la capacité du Parlement à s’acquitter de ses fonctions législatives et à surveiller l’exécutif?

b) Dans l’affirmative, l’explication donnée par le premier ministre pour recommander la prorogation du Parlement constitue‑t‑elle une « justification raisonnable »?

c) Dans tous les cas, [traduction] « l’effet [de la prorogation] […] est-il suffisamment grave pour justifier l’intervention du tribunal »?

[161] À l’appui de leur argument selon lequel notre Cour devrait suivre l’arrêt Miller II, les demandeurs font valoir : a) que le Canada, en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, a « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni »; b) que l’arrêt Miller II a été rendu à l’unanimité par une cour hautement estimée dont les arrêts sont fréquemment consultés par les tribunaux canadiens; c) que le contexte factuel de l’arrêt Miller II est [traduction] « très semblable » à celui en l’espèce étant donné que la recommandation du premier ministre Johnson à feue Sa Majesté la Reine Elizabeth II a aussi été donnée à « un pareil moment critique de l’histoire [du] pays »; d) que la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Miller II a fondé sa décision sur des principes qui sont « également bien connus au Canada et tout aussi applicables en l’espèce »; e) que l’arrêt Miller II est déjà « ancré dans la jurisprudence canadienne » et a été approuvé par la Nouvelle‑Zélande; f) que l’analyse et la décision de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Miller II ont reçu l’appui de la communauté universitaire.

[162] Le défendeur fait valoir que l’arrêt Miller II ne lie pas les tribunaux canadiens et que, de toute façon, il ne s’applique pas compte tenu des faits de la présente affaire. Le défendeur soutient que les tribunaux canadiens, notamment la Cour d’appel fédérale (Démocratie en surveillance c Canada (Premier ministre), 2023 CAF 41 [Démocratie en surveillance 2023] au para 34), la Cour d’appel de l’Alberta (Engel, au para 25) et la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (Democracy Watch CB, au para 84), ont systématiquement rejeté l’arrêt Miller II. Selon lui, il s’ensuit que, si notre Cour appliquait et suivait l’arrêt Miller II, ce serait un fait sans précédent. Le défendeur et le Groupe soutiennent en outre que l’arrêt Miller II est fondé sur un cadre constitutionnel et des limites législatives propres au Royaume-Uni, qui sont différents de ceux qui s’appliquent au Canada. Le rapport du professeur Oliver appuie cette proposition.

[163] Je partage l’avis du défendeur que l’arrêt Miller II ne lie pas les tribunaux canadiens et qu’il est fondé sur un cadre constitutionnel qui diffère, à certains égards importants, du nôtre : Démocratie en surveillance 2023, au para 35. De plus, le contexte législatif et factuel dans lequel l’arrêt Miller II a été tranché était unique. La Cour suprême du Royaume-Uni a d’ailleurs fait observer que l’affaire découlait [traduction] « d’une situation qui ne s’était jamais présentée et qui ne se présenterait probablement jamais de nouveau » et que le dossier était « unique en son genre » : Miller II, au para 1. C’est sur la base de ces faits que les tribunaux canadiens ont écarté l’arrêt Miller II dans les arrêts mentionnés au paragraphe précédent.

[164] En ce qui concerne le cadre constitutionnel du Royaume-Uni, la principale différence est qu’il n’y a pas de constitution écrite au Royaume-Uni. Dans ce pays, le régime est donc fondé sur la suprématie parlementaire, et non sur la suprématie constitutionnelle, comme c’est le cas au Canada : Power, au para 49; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48 [Renvoi relatif aux valeurs mobilières] aux para 54–58. Cette importante différence semble avoir donné à la Cour suprême du Royaume-Uni une plus grande marge que celle dont disposent les tribunaux canadiens en vertu de la jurisprudence de notre pays pour s’appuyer sur les principes constitutionnels non écrits : voir l’analyse aux paragraphes 216 à 227 des présents motifs.

[165] En ce qui concerne les circonstances législatives et factuelles uniques de l’affaire Miller II, [traduction] « [u]n changement fondamental devait intervenir dans la Constitution du Royaume-Uni » peu de temps après la fin prévue de la prorogation : Miller II, au para 57. De plus, la loi intitulée European Union (Withdrawal) Act 2018 exigeait expressément l’approbation par le Parlement de toute entente de retrait conclue par le gouvernement, et la loi intitulée European Union (Withdrawal) (No 2) Act 2019 exigeait que le premier ministre demande une prorogation de délai au Conseil européen, à moins que le Parlement ait approuvé une entente de retrait ou le retrait sans entente à une certaine date : Miller II, aux para 11 et 22. En outre, le Parlement avait par trois fois rejeté la version provisoire d’une entente de retrait, et la prorogation contestée [traduction] « empêchait le Parlement d’exercer son rôle constitutionnel pendant cinq des huit semaines entre la fin de l’ajournement estival et la date prévue du retrait, le 31 octobre » : Miller II, aux para 12 et 56. Enfin, la durée de la prorogation contestée était [traduction] « exceptionnelle, dans le contexte du Royaume-Uni, étant près de dix fois plus longue que la moyenne » : rapport du professeur Oliver, au para 32. Dans ces circonstances, la Cour suprême du Royaume-Uni a conclu que les principes non écrits que sont la souveraineté et la responsabilité parlementaires jouaient et qu’ils encadraient de balises constitutionnelles le pouvoir de prorogation.

[166] En l’espèce, aucun changement constitutionnel similaire n’est imminent, et aucun rôle n’a été conféré expressément par la loi au Parlement pour répondre aux tarifs douaniers de 25 % ou aux autres menaces qui ont été formulées par les États‑Unis.

[167] De plus, contrairement à la situation dans laquelle la Cour suprême du Royaume-Uni était appelée à rendre l’arrêt Miller II, dans la présente affaire, il n’y a pas de date limite qui approche et à partir de laquelle le Parlement ne pourra plus agir pour répondre aux tarifs de 25 % et autres menaces proférées par le gouvernement des États-Unis.

[168] Outre ce qui précède, le professeur Oliver a affirmé dans son affidavit d’expert que l’arrêt Miller II avait [traduction] « fait l’objet de nombreuses critiques » de la part de certains juristes, y compris au Royaume-Uni, alors que d’autres juristes de ce pays se sont dits « en faveur » de l’arrêt : rapport du professeur Oliver, aux para 35 et 36.

[169] Compte tenu de tout ce qui précède, l’arrêt Miller II doit être examiné avec circonspection. À mon avis, étant donné les différences entre le cadre juridique et les faits qui s’appliquaient dans l’affaire Miller II et ceux qui s’appliquent en l’espèce, il ne convient pas d’adopter le critère énoncé au paragraphe 160 des présents motifs. Mon analyse est plutôt centrée sur la question de savoir si le premier ministre a outrepassé les limites constitutionnelles ou autres limites légales invoquées par les demandeurs dans l’exercice de ses pouvoirs. Autrement dit, j’examine ci-dessous la question de savoir si la décision contestée respecte les normes, les obligations et les préceptes constitutionnels, ainsi que la primauté du droit : voir aussi les paragraphes 106 à 108 des présents motifs. Comme je le mentionne plus haut, étant donné le régime de suprématie constitutionnelle du Canada, c’est un rôle qui a été confié aux tribunaux : Khadr, au para 37.

[170] Il reste que l’arrêt Miller II a été rendu à l’unanimité par une formation de onze juges d’une cour hautement réputée et influente. Je n’hésite donc pas à en citer des extraits ci-dessous, lorsque je juge qu’il est pertinent de le faire.

b) Les limites constitutionnelles

(i) L’article 3 de la Charte

[171] Les demandeurs font valoir que, lorsqu’il exerce son pouvoir de recommander au gouverneur général de proroger le Parlement, le premier ministre doit tenir compte des principes découlant de l’article 3 de la Charte.

[172] L’article 3 de la Charte est libellé ainsi :

3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.

[173] Les demandeurs affirment que la Cour suprême du Canada a conclu que le droit de vote garanti à l’article 3 visait à conférer le droit à une « représentation effective » : Renvoi relatif aux circonscriptions électorales provinciales (Sask), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 RCS 158 [Renvoi relatif à la Sask.] à la p 183. Les demandeurs partent de cette conclusion pour faire valoir que le pouvoir habilitant le premier ministre à recommander la prorogation ne peut pas être exercé de manière à porter atteinte à ce droit à une représentation effective. Ils affirment que la décision du premier ministre a entravé les activités courantes du Parlement, à un moment où le Canada est confronté à une menace politique et économique provenant des États‑Unis, et que la décision contestée les a ainsi [traduction] « effectivement privés de leurs droits ».

[174] Je ne souscris pas à l’argument des demandeurs selon lequel l’article 3 limite l’exercice par le premier ministre de la prérogative royale de proroger le Parlement.

[175] À l’appui de leur argument selon lequel l’article 3 confère un droit général à une « représentation effective », les demandeurs invoquent l’arrêt Renvoi relatif à la Sask., à la page 183, et l’arrêt Harper c Canada (Procureur général), 2004 CSC 33 [Harper], au paragraphe 68. Les demandeurs s’appuient aussi sur le fait que la Cour suprême du Canada a affirmé que l’article 3 vise le droit de « participer à la vie politique du pays » et revêt « une importance fondamentale dans une société libre et démocratique » : Figueroa c Canada (Procureur général), 2003 CSC 37 [Figueroa] au para 26.

[176] Les demandeurs interprètent mal les enseignements de la Cour suprême du Canada en ce qui a trait à l’article 3. Dans les arrêts Figueroa et Harper, la Cour suprême a affirmé clairement que le droit à une représentation effective et le droit de participer à la vie politique du pays doivent être interprétés dans le contexte du processus électoral, et non au regard de ce qui arrive après l’élection des députés : Figueroa, aux para 25–26 et 29; Harper, aux para 69–71. Dans l’arrêt Figueroa, la Cour suprême du Canada confirme ce point de vue :

26 Le fait que les droits garantis par l’art. 3 sont des droits de participation étaye la thèse que l’art. 3 doit être interprété en fonction du droit de tout citoyen de jouer un rôle significatif dans le processus électoral, et non en fonction de l’élection d’une forme de gouvernement en particulier.

[Non souligné dans l’original.]

[177] Plus récemment, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’il « n’existe pas de droit autonome à une représentation effective en dehors de l’art. 3 de la Charte » : Toronto (Cité) c Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34 [Toronto (Cité)] au para 5. La Cour suprême a ajouté que « le principe de la représentation effective évoque l’idée d’une parité des électeurs qui, bien qu’elle ne réponde pas complètement aux exigences de la représentation effective, constitue la principale préoccupation et la condition d’“importance primordiale” » : Toronto (Cité), au para 46.

[178] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’article 3 ne limite pas l’exercice par le premier ministre de la prérogative royale de prorogation.

(ii) L’article 5 de la Charte

[179] L’article 5 de la Charte est libellé ainsi :

5 Le Parlement et les législatures tiennent une séance au moins une fois tous les douze mois.

[180] Les demandeurs affirment que cet article limite seulement la durée de la prorogation (c.‑à‑d. 365 jours). Ils ajoutent que l’article 5 ne précise pas à quel moment ni dans quelles circonstances la prorogation peut légalement commencer.

[181] À l’audience, les demandeurs ont invoqué l’arrêt Roncarelli pour ajouter que l’article 5 ne peut pas être la seule limite légale au pouvoir du premier ministre de recommander au gouverneur général de proroger le Parlement. Dans cet arrêt, la Cour suprême a rejeté l’idée d’un [traduction] « pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il », sur le fondement de « la primauté du droit en tant qu’un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » : Roncarelli, aux pp 140 et 143. Les demandeurs ont soutenu que les principes constitutionnels non écrits peuvent eux aussi encadrer l’exercice des pouvoirs du premier ministre, malgré l’existence de l’article 5.

[182] Le défendeur conteste l’application de l’arrêt Roncarelli ou, de façon plus générale, l’argument selon lequel les principes constitutionnels non écrits limitent la prérogative royale de prorogation. Il soutient vigoureusement que l’article 5 et les conventions constitutionnelles se rapportant au pouvoir de prorogation [traduction] « prévoient tout ». Il ajoute qu’une modification constitutionnelle serait nécessaire pour imposer d’autres limites, et il rejette la proposition voulant que des [traduction] « soupapes de sécurité » soient nécessaires au cas où une situation exceptionnelle, comme celle qui a mené à l’arrêt Miller II, se produisait.

[183] Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel l’article 5 et les conventions constitutionnelles se rapportant au pouvoir de prorogation [traduction] « prévoient tout ».

[184] L’article 5 prévoit que le Parlement doit tenir une séance au moins une fois tous les douze mois. L’interprétation de l’article 5 selon le sens ordinaire des mots ne donne pas à penser que cette disposition régit entièrement, d’un point de vue juridique, le pouvoir de prorogation. Elle prévoit simplement une limite temporelle applicable à l’ajournement, à la prorogation ou à la dissolution du Parlement.

[185] Je reconnais que les droits conférés par la Charte doivent être interprétés de façon téléologique. Cependant, gardant à l’esprit que la Charte a été adoptée pour consacrer et protéger les droits des Canadiens, je suis d’avis qu’une interprétation qui empêche l’application de principes constitutionnels non écrits, susceptibles par ailleurs d’être invoqués pour protéger le public canadien contre l’exercice d’une prérogative qui dépasse les limites qui encadrent cette dernière, n’a rien de téléologique. Je reviens à cette question plus loin. Aux fins de la présente discussion, je me contente de faire remarquer que donner à l’article 5 une interprétation qui empêche l’application d’un principe constitutionnel non écrit pour combler une lacune dans le texte de la Constitution découlant de l’architecture de celle-ci mènerait à un résultat incohérent.

[186] De plus, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui suit, au paragraphe 10 de l’arrêt Québec (Procureure générale) c 9147-0732 Québec inc, 2020 CSC 32 :

[…] bien que les droits garantis par la Charte doivent être interprétés selon la méthode téléologique, pareille interprétation ne doit pas aller au-delà (ni, d’ailleurs, rester en deçà) de l’objet véritable du droit […] Le fait de donner préséance au texte — c’est‑à‑dire respecter l’importance qui lui est reconnue comme premier facteur à prendre en compte dans une interprétation téléologique — permet d’éviter d’aller au-delà de l’objet du droit.

[Renvois omis, non souligné dans l’original.]

[187] Il convient également de tenir compte du fait que le Parlement a plusieurs fois imposé des limites au pouvoir de prorogation dans certaines circonstances précises : voir par ex la Loi sur les mesures d’urgence, LRC 1985, c 22 (4e supp), art 58, la Loi d’urgence sur les approvisionnements d’énergie, LRC 1985, c E-9, art 46; la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5, art 32. Ces limites établies par des lois ne sont pas temporelles, mais circonstancielles. Il s’ensuit que la limite temporelle de 12 mois énoncée à l’article 5 de la Charte ne peut pas couvrir toutes les limites légales à la prérogative de prorogation. Le Parlement a reconnu que, dans certaines circonstances, cette limite n’est pas suffisante.

[188] S’il est nécessaire d’invoquer des principes constitutionnels non écrits dans d’autres types de situations exceptionnelles pour combler une lacune dans le texte de la Constitution, l’article 5 ne fait pas obstacle à l’application de ces principes.

c) Les principes constitutionnels non écrits pertinents

[189] Les demandeurs, appuyés par les intervenantes Démocratie en surveillance et la BCCLA, soutiennent que, pour déterminer si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée, la Cour doit tenir compte des principes constitutionnels non écrits. À cet égard, les demandeurs invoquent les « principes » de la souveraineté parlementaire et de la responsabilité parlementaire (le gouvernement responsable), la primauté du droit et la séparation des pouvoirs. À l’audience, les demandeurs ont également fait valoir que le principe de la démocratie sous-tend le principe de la souveraineté parlementaire et la primauté du droit.

[190] Démocratie en surveillance soutient que plusieurs de ces principes, dont le principe de la démocratie, limitent l’exercice par le premier ministre de la prérogative royale de prorogation.

[191] Pour sa part, la BCCLA s’appuie sur l’enseignement de la Cour suprême du Canada selon lequel, en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, chaque organe du gouvernement doit respecter de façon appropriée le domaine légitime d’activité des autres et s’abstenir d’empiéter indûment l’un sur l’autre. La BCCLA part de ce principe pour affirmer que la Cour devrait adopter le critère de l’« ingérence injustifiée » pour évaluer la légalité de la décision contestée. Toutefois, contrairement aux demandeurs et à Démocratie en surveillance, la BCCLA s’est expressément abstenue d’indiquer si, selon elle, le premier ministre a outrepassé ou non ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée.

[192] Je décris brièvement les principes constitutionnels non écrits mentionnés ci-dessus pour ensuite examiner les observations des parties et des intervenants.

[193] À titre préliminaire, il est important à mon sens de noter que les éléments non écrits de la Constitution canadienne relèvent de deux types. Certains sont de nature juridique; d’autres sont de nature politique. Les éléments de nature politique sont ce qu’on appelle les « conventions constitutionnelles » : Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, 1981 CanLII 25 (CSC) [Renvoi relatif au rapatriement] aux pp 882–883. Il s’agit de règles de conduite politiques qui découlent d’une pratique de longue date et de l’acceptation générale de certains principes. Elles visent en général à assurer la responsabilité démocratique du pouvoir exécutif établi par la Constitution écrite : voir Hogg et Wright, aux § 1:10 et 9:3.

[194] Contrairement aux éléments de nature juridique, les conventions constitutionnelles ne sont pas exécutoires devant les tribunaux : Renvoi relatif au rapatriement, à la p 880; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC) [Renvoi relatif à la sécession] aux para 98 et 102; Démocratie en surveillance 2023, au para 21; Hogg et Wright, au § 1:11. Bien que la violation d’une convention constitutionnelle peut, dans un certain sens, être vue comme un acte « inconstitutionnel », la loi n’a pas été violée et il n’existe donc aucune réparation en droit : Hogg et Wright, au § 1:10; Renvoi relatif au rapatriement, aux pp 855–856.

[195] La ligne de démarcation entre les principes juridiques exécutoires et les conventions politiques non exécutoires liés à la Constitution peut être difficile à établir, mais il est néanmoins important que la Cour la préserve. La présente affaire montre pourquoi.

(i) La souveraineté parlementaire

[196] Le principe de la souveraineté parlementaire a été reconnu comme « un principe fondateur du modèle de gouvernement de Westminster », dont certains éléments ont été consacrés dans la loi : voir la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, art 42(1). Selon ce principe, « la législature jouit du pouvoir exclusif d’adopter, de modifier et d’abroger des lois comme elle l’entend et aucun sujet n’échappe à son pouvoir de légiférer » : Renvoi relatif aux valeurs mobilières, au para 54. Un corollaire du principe de la souveraineté parlementaire réside dans « la règle selon laquelle l’exécutif ne peut entraver unilatéralement l’exercice du pouvoir de légiférer de la législature » : Renvoi relatif aux valeurs mobilières, au para 59.

(ii) La responsabilité parlementaire (le gouvernement responsable)

[197] Il ne semble pas que le principe de la responsabilité parlementaire soit reconnu à titre de principe constitutionnel au Canada. Toutefois, les demandeurs affirment que le principe du gouvernement responsable constitue un concept équivalent.

[198] Le gouvernement responsable comprend deux éléments fondamentaux : 1) la responsabilité individuelle des ministres et de leurs ministères respectifs à l’égard de leurs activités; et 2) la responsabilité collective de l’exécutif devant l’assemblée législative, dont la nécessité pour le premier ministre de jouir de la confiance de la Chambre des communes : Guy Régimbald et Dwight Newman, The Law of the Canadian Constitution, 2e éd, Toronto, LexisNexis, 2017 [Régimbald et Newman] au § 3.20.

[199] Le principe du gouvernement responsable est reconnu comme un principe du régime de gouvernement du Canada et il s’agit de la « caractéristique non fédérale la plus importante de la Constitution canadienne » : Ontario (Procureur général) c Ontario (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée), 2024 CSC 4 [Commissaire à la vie privée] au para 28, citant Hogg et Wright, au § 9:3.

[200] La jurisprudence sur laquelle les demandeurs s’appuient pour affirmer que le principe du gouvernement responsable est un principe constitutionnel non écrit ne semble pas étayer cette affirmation. Dans ces décisions, le rôle de l’organe législatif, appelé à débattre des lois et à demander des comptes à l’organe exécutif, est examiné dans le contexte 1) de l’importance du privilège parlementaire et de la confidentialité des délibérations du Cabinet (voir Commissaire de la vie privée, au para 28; Alford v Canada (Attorney General), 2024 ONCA 306 au para 1; TransAlta Corporation v Alberta (Environment and Parks), 2024 ABCA 127 au para 39; Power, au para 51; Chagnon, aux para 1 et 20–21; New Brunswick Broadcasting, à la p 354; Vaid, au para 41) et 2) de la séparation des pouvoirs dans l’interprétation législative (Schmidt c Canada (Procureur général), 2018 CAF 55 au para 85).

[201] Si la Cour suprême a reconnu le gouvernement responsable comme un principe du régime de gouvernement du Canada (voir le paragraphe 199 des présents motifs), elle le qualifie également de principe non juridique qui ressortit à une convention : Ontario (Procureur général) c SEFPO, 1987 CanLII 71 (CSC) [SEFPO] au para 85. Par conséquent, le concept du gouvernement responsable ne saurait guère servir, en soi, de fondement à des limites exécutoires encadrant le pouvoir du premier ministre de recommander au gouverneur général de proroger le Parlement. Cependant, le gouvernement responsable s’inscrit dans le principe de la démocratie.

(iii) Le principe de la démocratie

[202] Le principe de la démocratie a « toujours inspiré l’aménagement de notre structure constitutionnelle, et demeure aujourd’hui une considération interprétative essentielle » : Renvoi relatif à la sécession, au para 62. Il « faut l’envisager comme l’assise que les rédacteurs de notre Constitution, et après eux, nos représentants élus en vertu de celle-ci ont toujours prise comme allant de soi » : Renvoi sur la sécession, au para 62. Voir généralement Régimbald et Newman, au § 3.87.

[203] Le principe de la démocratie a « à la fois un aspect institutionnel et un aspect individuel » : Renvoi relatif à la sécession, au para 61. En termes institutionnels, il désigne le mode de fonctionnement d’un gouvernement représentatif et responsable et le droit des citoyens de participer au processus politique : Renvoi relatif à la sécession, au para 65; Toronto (Cité), aux para 76–77. Bref, « [l]a Constitution instaure un gouvernement par des assemblées législatives démocratiquement élues et par un exécutif responsable devant elles, [traduction] “un gouvernement [qui] repose en définitive sur l’expression de l’opinion publique réalisée grâce à la discussion et au jeu des idées” » : Renvoi relatif à la sécession, au para 68, citant Saumur v City of Québec, 1953 CanLII 3 (CSC) à la p 330 (non souligné dans l’original). C’est cet aspect institutionnel qui intéresse le plus la présente instance.

[204] Par souci d’exhaustivité, il convient de mentionner que l’aspect individuel du principe de la démocratie renvoie au droit de vote aux élections à la Chambre et aux assemblées législatives provinciales qui est garanti à tout citoyen canadien : Renvoi relatif à la sécession, au para 65.

(iv) La primauté du droit

[205] La primauté du droit est explicitement reconnue dans le préambule de la Charte, qui dispose que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent […] la primauté du droit » : Ontario (PG), au para 96.

[206] La primauté du droit est étroitement liée au principe de la démocratie. Il en est ainsi, car « la démocratie au vrai sens du terme ne peut exister sans le principe de la primauté du droit » : Renvoi relatif à la sécession, au para 67.

[207] La primauté du droit est reconnue comme l’« un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » et est « nettement implicite de par la nature même d’une constitution » : Power, au para 54, citant Roncarelli, à la p 142; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 RCS 721 [Droits linguistiques au Manitoba] à la p 750.

[208] La primauté du droit protège les « personnes […] contre l’arbitraire de l’État » en établissant « la suprématie du droit sur les actes du gouvernement et des particuliers » : Power, au para 54, citant Renvoi relatif à la sécession, aux para 70–71. Autrement dit, [traduction] « [l]a primauté du droit protège également contre les décisions arbitraires ou les abus de pouvoir du gouvernement », généralement de l’exécutif : Régimbald et Newman, aux § 3.74 et 3.76.

[209] La primauté du droit est également étroitement liée au constitutionnalisme. Tandis que le principe du constitutionnalisme « exige que les actes de gouvernement soient conformes à la Constitution », le principe de la primauté du droit « exige que les actes de gouvernement soient conformes au droit, dont la Constitution » : Renvoi relatif à la sécession, au para 72; Power, au para 55. De fait, le seul droit à l’autorité qu’exerce l’organe exécutif « réside dans les pouvoirs que [lui] confère la Constitution. Cette autorité ne peut avoir d’autre source » : Renvoi relatif à la sécession, au para 72.

(v) La séparation des pouvoirs

[210] Je traite brièvement du principe de la séparation des pouvoirs aux paragraphes 81, 83 et 111 des présents motifs. Pour les besoins de l’espèce, il suffit de rappeler que, selon ce principe, chaque organe du gouvernement doit s’abstenir d’empiéter indûment l’un sur l’autre : Power, au para 50. Il importe de noter que ce principe nécessite « l’appréciation par le judiciaire de sa propre position dans le système constitutionnel » : Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c NAPE, 2004 CSC 66 (CanLII) au para 104, citant Canada (Vérificateur général) c Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), 1989 CanLII 73 (CSC), [1989] 2 RCS 49 à la p 91. À cet égard, la Cour suprême du Canada a formulé la remarque suivante dans l’arrêt Criminal Lawyers :

[31] […] [M]ême le tribunal doté du pouvoir de connaître de questions qui relèvent constitutionnellement des autres composantes de l’État doit accorder suffisamment d’importance aux attributions constitutionnelles des pouvoirs législatif et exécutif car, dans certains cas, l’autre pouvoir « est mieux placé pour prendre ces décisions dans le cadre des choix constitutionnels possibles » (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 37).

d) Analyse des principes constitutionnels non écrits pertinents

[211] Signalons tout d’abord que la Constitution « englobe tout le système des règles et principes qui régissent l’exercice du pouvoir constitutionnel », et que, pour définir les préceptes constitutionnels, il « faut faire un examen plus approfondi des principes sous-jacents qui animent l’ensemble de notre Constitution » : Renvoi relatif à la sécession, au para 148.

[212] J’estime que les trois préceptes suivants importent le plus pour l’analyse en l’espèce, parmi les principes constitutionnels non écrits résumés plus haut qu’invoquent les demandeurs. Primo, les trois ordres de gouvernement doivent s’abstenir « d’empiéter indûment » sur les compétences essentielles distinctes et les attributions institutionnelles de chacun (voir les paragraphes 81 et 82 des présents motifs). Secundo, « [l]a Constitution instaure un gouvernement par des assemblées législatives démocratiquement élues et par un exécutif responsable devant elles » (voir le paragraphe 203 des présents motifs (non souligné dans l’original); voir également Power, au para 56). Tertio, la primauté du droit protège les « personnes […] contre l’arbitraire de l’État » en établissant « la suprématie du droit sur les actes du gouvernement et des particuliers » (voir le paragraphe 208 des présents motifs).

(i) L’application proposée par les demandeurs des principes constitutionnels non écrits

[213] Les demandeurs font valoir que les [traduction] « fils conducteurs » communs à la jurisprudence portant sur les principes constitutionnels résumés ci-dessus sont les suivants : a) le Parlement, et non l’exécutif, est suprême, et l’exécutif ne peut entraver le pouvoir législatif du Parlement; b) pour conserver son autorité de gouverner, le gouvernement doit rester responsable devant le Parlement et conserver sa confiance; c) la primauté du droit vise à protéger les citoyens des actes arbitraires de l’État, et pour protéger la primauté du droit et empêcher la conduite arbitraire, les tribunaux ont l’obligation constitutionnelle de contrôler les actes de l’exécutif; d) chaque organe du gouvernement doit s’abstenir d’empiéter indûment sur les autres.

[214] Les demandeurs soutiennent que ces « fils conducteurs » étayent leur prétention suivant laquelle le pouvoir habilitant le premier ministre à conseiller le gouverneur général n’est pas absolu. Ils soutiennent également que, comme il a « empêch[é] le Parlement [...] d’exercer ses fonctions constitutionnelles », le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée. Cet extrait est cité de l’arrêt Miller II.

[215] En termes très généraux, les « fils conducteurs » recensés par les demandeurs fournissent un point de départ utile pour l’analyse qui suit. Toutefois, leur utilité s’arrête là. Il demeure nécessaire de consulter les enseignements de la Cour suprême du Canada sur le rôle limité que jouent les principes constitutionnels non écrits lorsqu’il s’agit de trancher des questions de droit.

[216] Les demandeurs affirment que les principes constitutionnels non écrits « ont plein effet juridique » et « peuvent guider et limiter la prise de décision des branches exécutive et législative » : Toronto (Cité), au para 49, citant Colombie‑Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49 [Imperial Tobacco] au para 52. Autrement dit, les demandeurs soutiennent que les principes non écrits « ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d’une force normative puissante et lient à la foi les tribunaux et les gouvernements » : Renvoi relatif à la sécession, au para 54. Les demandeurs, sur un tel fondement, prétendent que les principes constitutionnels non écrits traités plus haut et leurs fils conducteurs créent des limites applicables au pouvoir de proroger.

[217] Malgré les énoncés cités au paragraphe précédent, la Cour suprême a restreint le rôle que peuvent jouer les principes constitutionnels non écrits lorsqu’il s’agit de trancher des questions constitutionnelles.

[218] Plus particulièrement, la Cour suprême explique dans l’arrêt Toronto (Cité) que le « plein effet juridique » des principes constitutionnels non écrits « réside dans leur énoncé de principes généraux dans le cadre duquel fonctionne notre ordre constitutionnel et, en conséquence, dans le cadre duquel il faut donner effet aux termes écrits de la Constitution » : Toronto (Cité), au para 54. Elle signale ensuite que « [e]n pratique, cela signifie que des principes constitutionnels non écrits peuvent aider les tribunaux seulement de deux façons distinctes, mais connexes » : 1) dans l’interprétation des dispositions constitutionnelles; 2) dans l’élaboration de doctrines structurelles visant à combler des lacunes ou répondre à des questions importantes sur lesquelles le texte de la Constitution est muet : Toronto (Cité), aux para 55–56 (non souligné dans l’original).

[219] La Cour suprême apporte une restriction au rôle des principes constitutionnels non écrits dans son analyse visant à décider si une loi peut être jugée inconstitutionnelle pour avoir enfreint le principe non écrit de la démocratie. La loi en question avait pour effet de réduire la taille du conseil de Toronto par le truchement de la réduction du nombre de quartiers. La Cour suprême affirme que ni l’un ni l’autre des rôles limités mentionnés que jouent les principes constitutionnels non écrits ne permet d’affirmer que ces derniers « ont une force telle qu’ils peuvent servir à invalider des mesures législatives » : Toronto (Cité), au para 57.

[220] Le contexte dans lequel elle énonce ces deux rôles limités mène à penser que la Cour suprême du Canada entendait éventuellement limiter l’application des principes non écrits aux cas où l’on veut faire invalider une loi. En effet, la Cour suprême semble avoir pris le soin dans cette partie de ses motifs de ne pas élargir davantage son raisonnement à cet égard.

[221] Toutefois, il est aussi possible de penser qu’en affirmant sans équivoque que les principes constitutionnels non écrits peuvent aider les tribunaux « seulement de deux façons distinctes, mais connexes », la Cour suprême entendait que cet énoncé s’applique à tout recours fondé sur de tels principes : Toronto (Cité), au para 54 (non souligné dans l’original). Il s’appliquerait donc au recours en invalidation d’actes exécutifs.

[222] Quoi qu’il en soit, la Cour suprême enchaîne en formulant diverses autres remarques qui semblent limiter le rôle des principes constitutionnels non écrits, même à supposer que les passages mentionnés ci-dessus sont censés se limiter à l’application de ces principes aux recours visant à faire invalider des lois.

[223] Tout particulièrement, elle caractérise la nature des principes constitutionnels de « très abstrait[e] » et « nébuleuse » et fait observer qu’il « faut donner à la déclaration figurant dans Babcock selon laquelle les principes constitutionnels “[peuvent] limiter les actes du gouvernement” un sens étroit et particulier » : Toronto (Cité), aux para 59 et 72, citant Babcock c Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 RCS 3 [Babcock] au para 54. La Cour suprême précise que « l’arrêt Imperial Tobacco a donc affirmé sans équivoque tant le rôle interprétatif limité des principes non écrits que la primauté du libellé de la Constitution lorsqu’il s’agit de trancher des débats constitutionnels » et que « lorsque des principes constitutionnels non écrits sont utilisés comme outils d’interprétation, leur effet juridique substantiel doit découler par déduction nécessaire du texte de la Constitution » : Toronto (Cité), aux para 73 et 75. La Cour suprême rappelle ensuite que les principes constitutionnels non écrits ont une « application limitée » : Toronto (Cité), au para 75.

[224] Il semble ressortir de ce qui précède que, si l’utilité des principes constitutionnels non écrits dans l’invalidation d’actes exécutifs peut aller au-delà des deux rôles limités recensés dans l’arrêt Toronto (Cité), le faisceau de leur effet indépendant serait néanmoins étroit. Afin de protéger la certitude et la prévisibilité juridiques de l’exercice de contrôle judiciaire, l’effet indépendant des principes constitutionnels non écrits serait à tout le moins limité à ce qui découle par déduction nécessaire du texte et de l’architecture de la Constitution : Toronto (Cité), aux para 58–59 et 75.

[225] Il n’est pas nécessaire de trancher définitivement cette question en l’espèce, parce que, peu importe si les deux rôles des principes constitutionnels non écrits mentionnés dans l’arrêt Toronto (Cité) et au paragraphe 218 des présents motifs s’appliquent également au contrôle d’un acte exécutif, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de toute façon.

[226] Bref, si les enseignements des paragraphes 54 à 56 de l’arrêt Toronto (Cité) (traités aux paragraphes 218 à 221 des présents motifs) s’appliquent en l’espèce, les demandeurs n’ont pas démontré que l’application qu’ils proposent des principes constitutionnels non écrits, comme fondement indépendant justifiant l’invalidation de la décision contestée, s’inscrit dans l’un ou l’autre des rôles limités qui y sont décrits.

[227] Le résultat est le même si on juge que ces enseignements ne s’appliquent pas au contrôle d’un acte exécutif. Les demandeurs n’ont pas non plus fait valoir ni démontré qu’il découle par déduction nécessaire du texte et de l’architecture de la Constitution que ces principes constitutionnels non écrits imposent des limites au pouvoir du premier ministre de recommander la prorogation du Parlement comme ils le prétendent.

[228] À cet égard, les demandeurs font valoir que la décision contestée outrepassait les pouvoirs du premier ministre, parce qu’elle a empêché le Parlement d’exercer ses « fonctions constitutionnelles » consistant à 1) déposer une motion de censure et 2) à surveiller le gouvernement et à prendre les mesures législatives qu’il estime indiquées à l’égard des tarifs douaniers de 25 %. Je traite de ces points dans les deux sections suivantes.

(ii) La faculté du Parlement de déposer une motion de censure

[229] Au soutien de leur thèse selon laquelle la décision contestée a empêché le Parlement de déposer une motion de censure contre le gouvernement, les demandeurs invoquent les intentions exprimées publiquement par les chefs des trois principaux partis d’opposition, désireux d’appuyer une motion de censure contre le gouvernement actuel dès la tenue d’un vote à cet égard : voir les paragraphes 31 à 33 des présents motifs.

[230] Avant d’examiner ce point, j’estime qu’il est important de rappeler l’analyse relative aux conventions constitutionnelles qui figure aux paragraphes 193 à 195 des présents motifs.

[231] Il est reconnu que les règles qui régissent le gouvernement responsable ressortissent presque entièrement à des conventions : Hogg et Wright, aux § 1:10 et 9:3; SEFPO c Ontario (Procureur général), 1987 CanLII 71 (CSC) au para 85. Il s’agit notamment de l’exigence que le gouvernement ait la confiance de la Chambre : Renvoi relatif au rapatriement, aux pp 857–858.

[232] De plus, notre Cour ne peut accepter les lettres ou les déclarations présentées hors du Parlement à titre d’éléments de preuve relatifs à la confiance de la Chambre. Il ne faut pas confondre l’intention de certains députés et la « volonté du Parlement » exprimée par la prise de mesures : Démocratie en surveillance 2023, aux para 36–37; R v Sharma, 2022 CSC 39 au para 89. Cette volonté peut s’exprimer notamment par le résultat d’un vote tenu à la Chambre.

[233] Dans la décision Conacher, la Cour a reconnu que « [l]a perte de la confiance de la Chambre envers le gouvernement est un fait qui n’a pas [de] définition stricte, et elle exige souvent du premier ministre qu’il exerce son jugement » : Conacher, au para 59. Qui plus est, « les votes de censure sont de nature politique et […] il leur manque une dimension juridique » et on « devrait laisser au premier ministre le soin de décider quand le gouvernement a perdu la confiance de la Chambre au lieu de faire de la question une affaire juridique que les tribunaux doivent trancher » : Conacher, au para 59.

[234] En l’espèce, selon la preuve non contestée opposée par le défendeur, la Chambre a exprimé sa confiance à l’égard du gouvernement à trois reprises juste avant l’ajournement hivernal, intervenu le 17 décembre 2024. Plus précisément, le 28 novembre 2024, la Chambre a adopté le projet de loi C‑78, Loi concernant l’allègement temporaire du coût de la vie (abordabilité). Le 9 décembre 2024, la Chambre a voté contre une motion de l’opposition voulant que le gouvernement ait perdu la confiance de la Chambre. Le lendemain, la Chambre a adopté le projet de loi C‑79, Loi portant octroi à Sa Majesté de crédits pour l’administration publique fédérale pendant l’exercice se terminant le 31 mars 2025, qui s’inscrit généralement parmi les questions qui engagent la confiance.

[235] Je comprends l’avis des demandeurs suivant lequel la situation a changé le 20 décembre 2024, lorsque le chef du Nouveau Parti démocratique, M. Jagmeet Singh, a annoncé dans une lettre adressée à l’ensemble de la population canadienne que son parti « présenter[ait] une motion de censure claire lors de la prochaine séance de la Chambre des communes ». Or, comme il est indiqué plus haut, il ne s’agit pas d’un élément de preuve fiable de la confiance de la Chambre. En outre, personne ne peut vraiment savoir à quel moment une motion de censure aurait été déposée à la Chambre aux fins de vote, n’eût été la prorogation.

[236] Interrogés à ce sujet à l’audience, les demandeurs ont renvoyé à la lettre du 27 décembre 2024 signée par le président du Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes, M. John Williamson, qui avait été publiée sur « X ». Dans cette lettre, M. Williamson indique avoir prévu la tenue de réunions dès le 7 janvier 2025 pour permettre à son comité de prendre connaissance d’une motion de censure contre le gouvernement en vue d’un vote. Il conclut sa lettre en décrivant une démarche veillant à ce que « le sujet de la non-confiance du Comité [puisse] être débattu et voté par la Chambre des Communes dès le jeudi 30 janvier ».

[237] En réponse, le défendeur soutient que cette date du 30 janvier était plutôt [traduction] « ambitieuse », étant donné les multiples étapes qui interviendraient entre le dépôt d’un rapport du Comité permanent des comptes publics et le dépôt d’une éventuelle motion de censure à la Chambre.

[238] À défaut de preuve convaincante sur la date probable à laquelle une motion de censure aurait été présentée à la Chambre entière aux fins de vote, il est impossible de dire si la décision contestée a eu pour effet véritable d’empêcher un vote sur une motion de censure, qui se serait tenu, le cas échéant, bien avant le 24 mars 2025 selon toute probabilité.

[239] En plus d’affirmer que la décision contestée a, en pratique, empêché le Parlement de déposer une motion de censure, les demandeurs affirment qu’un des effets escomptés de la décision était [traduction] « de contrecarrer l’intention publiquement déclarée d’une majorité de la Chambre des communes de déposer une motion de censure contre le gouvernement ».

[240] Les demandeurs n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la décision du premier ministre avait pour effet escompté d’empêcher le dépôt d’une motion de censure à la Chambre. Les circonstances dans leur ensemble dont il est traité plus haut et ci-après ne permettent pas à la Cour de tirer des inférences à cet égard.

[241] J’ouvre une parenthèse pour signaler que la Cour doit garder à l’esprit la mise en garde de la Cour suprême du Canada contre l’ingérence indue du judiciaire dans les autres ordres de gouvernement. Il ressort de cette mise en garde que la Cour doit s’abstenir de toute inférence sur les intentions non déclarées du premier ministre quant à la prorogation, à défaut de circonstances exceptionnelles.

[242] Vu tout ce qui précède, il vaut mieux se prononcer à une autre occasion sur la question de savoir si le premier ministre outrepasserait ses pouvoirs en matière de prorogation s’il les exerçait en vue d’empêcher la tenue d’un vote de censure certain.

[243] Étant donné la nature de la question, il convient à mon avis de préciser que, à l’audience, les demandeurs ont reconnu expressément qu’il était [traduction] « raisonnable d’affirmer que le gouvernement bénéficie de la confiance de la Chambre à l’heure actuelle. Aucune motion de censure n’a encore été présentée » : transcription de l’audience, 13 février 2025, à la page 68, lignes 10–12. Ils ont ajouté : « Je tiens à préciser que le gouverneur général n’a pas le pouvoir de tirer quelque conclusion que ce soit à l’égard de la confiance avant qu’une motion soit approuvée par la Chambre » : transcription de l’audience, 13 février 2025, à la page 69, lignes 5–8. Le défendeur était du même avis.

[244] Outre leur argument relatif à l’intention du premier ministre d’éviter une motion de censure, comme il est mentionné sommairement au paragraphe 239 des présents motifs, les demandeurs font valoir – de manière quelque peu contradictoire – que le premier ministre n’a pas tenu compte de la faculté du Parlement de déposer une motion de censure. Or, ils n’ont pas établi que le premier ministre devait tenir compte de la motion de censure éventuelle et incertaine annoncée par les chefs des trois principaux partis d’opposition.

[245] Les demandeurs affirment également que le premier ministre n’a pas tenu compte de l’« obligation » constitutionnelle qui incombe à la gouverneure générale de s’assurer que le gouvernement bénéficie de la confiance de la Chambre. Ils expliquent que, puisque le processus de sélection d’un nouveau chef du Parti libéral entraînera l’entrée en fonctions d’un nouveau premier ministre, la gouverneure générale n’aura pas la possibilité de s’assurer que cette personne bénéficie de la confiance de la Chambre. Encore une fois, les demandeurs n’ont pas établi que le premier ministre devait légalement tenir compte de cette « obligation », fondée sur une convention constitutionnelle : Hogg et Wright, au § 9:3.

(iii) La faculté du Parlement de légiférer et de demander des comptes à l’organe exécutif

[246] Les demandeurs font en outre valoir que la décision contestée a empêché le Parlement d’exercer ses fonctions de surveillance et de prendre les mesures législatives qu’il pourrait estimer indiquées à l’égard de la réponse du Canada aux tarifs douaniers de 25 %.

[247] Comme le veut le principe de la démocratie, l’architecture de la Constitution écrite semble prévoir les assises du gouvernement responsable. Cependant, comme je l’indique plus haut, les mécanismes précis par lesquels le législatif demande des comptes à l’exécutif reposent, en grande partie, sur des conventions : Hogg et Wright, aux § 1:10 et 9:3. Quoi qu’il en soit, même à supposer qu’il soit possible de démontrer que la responsabilité de l’organe exécutif envers le Parlement découle par déduction nécessaire de l’architecture de la Constitution, il se pourrait qu’un ou plusieurs principes constitutionnels non écrits entrent en jeu.

[248] Par exemple, on pourrait soutenir que c’est le cas lorsque la prorogation modifie fondamentalement ou entrave substantiellement les liens entre les institutions de l’État au sein de notre ordre constitutionnel. Dans un tel cas, les principes constitutionnels non écrits peuvent adopter un caractère « structural » : l’honorable juge Malcolm Rowe et Manish Oza, « Structural Analysis and the Canadian Constitution » (2023) 101:1 RB Can 205 à la p 219.

[249] Cependant, il convient de souligner que les demandeurs n’ont pas expliqué comment les principes constitutionnels non écrits qu’ils invoquent cadrent avec le rôle limité que la jurisprudence leur confère.

[250] Par conséquent, les demandeurs n’ont pas réussi à convaincre la Cour que des principes constitutionnels non écrits étayent leur demande.

[251] Je tiens néanmoins à traiter des observations des demandeurs selon lesquelles le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs en empêchant le Parlement de légiférer et de demander des comptes à l’organe exécutif.

[252] En résumé, les observations des demandeurs, qui étaient très superficielles, portaient simplement sur les trois éléments du critère énoncé au paragraphe 160 des présents motifs, qui découle de l’arrêt Miller II. Les demandeurs n’ont pas démontré que le critère était rempli.

[253] Par souci de commodité, je reproduis le critère ici :

a) La prorogation a-t-elle pour effet de gêner ou de compromettre la capacité du Parlement à s’acquitter de ses fonctions législatives et à surveiller l’exécutif?

b) Dans l’affirmative, l’explication donnée par le premier ministre pour recommander la prorogation du Parlement constitue-t-elle une « justification raisonnable »?

c) Dans tous les cas, [traduction] « l’effet [de la prorogation] […] est-il suffisamment grave pour justifier l’intervention du tribunal »?

[254] Pour les besoins de l’espèce, il suffit de traiter des observations présentées par les demandeurs à l’égard du premier élément du critère. Je me penche plus loin, de façon plus détaillée, sur l’argument des demandeurs selon lequel le premier ministre devait donner une justification raisonnable à sa décision. Il n’est pas nécessaire que je me penche sur le troisième élément du critère. Il suffit de faire observer que les conséquences de la décision contestée sont loin d’être aussi exceptionnelles que celles de la décision visée dans l’arrêt Miller II.

[255] En ce qui concerne le premier élément du critère, les demandeurs font valoir que la décision contestée a empêché le Parlement d’exercer ses fonctions constitutionnelles, c’est-à-dire d’exercer ses fonctions de surveillance et de prendre les mesures législatives qu’il pourrait estimer indiquées à l’égard (i) de ce qu’ils appellent [traduction] « la guerre commerciale actuelle avec les États‑Unis » et (ii) du dépôt d’une motion de censure, dont j’ai déjà parlé dans la section précédente des présents motifs.

[256] Les demandeurs reconnaissent expressément que [traduction] « les mesures que le Parlement pourrait prendre sont de nature conjecturale ».

[257] Ainsi, les demandeurs semblent faire valoir tout simplement que la décision du premier ministre a privé le Parlement de la faculté de demander des comptes au gouvernement et de prendre les mesures législatives qu’il pourrait estimer indiquées à l’égard de la « guerre commerciale ».

[258] Évidemment, cet argument est affaibli par le fait que toute prorogation a, dans une certaine mesure, un effet préjudiciable sur la faculté du Parlement de demander des comptes au gouvernement et de prendre les mesures qu’il pourrait estimer indiquées.

[259] Dans l’arrêt Miller II, la Cour suprême du Royaume-Uni a examiné la question en s’attachant aux effets extraordinaires de la prorogation contestée : Miller II, aux para 50, 54 et 56–57.

[260] En l’espèce, les demandeurs n’ont pas fait valoir que la décision du premier ministre avait des effets préjudiciables précis sur la capacité du Parlement d’exercer ses fonctions constitutionnelles, encore moins des effets de l’ampleur de ceux dont il était question dans l’affaire Miller II.

[261] En l’absence de critère pour distinguer les cas où la décision du premier ministre de recommander au gouverneur général de proroger le Parlement est légitime des cas où elle ne l’est pas, les demandeurs n’ont pas établi que la décision contestée tombe dans la deuxième catégorie.

[262] Pour tirer ma conclusion à cet égard, je garde à l’esprit le fait que les tribunaux doivent s’abstenir « d’empiéter indûment » sur les fonctions des autres organes du gouvernement : voir les paragraphes 81 et 82 des présents motifs.

[263] En résumé, pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que les demandeurs n’ont pas établi que le premier ministre a outrepassé les limites constitutionnelles ou autres limites légales de ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée parce qu’il a empêché le Parlement d’exercer ses fonctions constitutionnelles.

(iv) Les motifs de la prorogation

[264] En plus de faire valoir que la décision contestée a empêché le Parlement d’exercer ses fonctions constitutionnelles, les demandeurs mettent en doute la crédibilité et le bien-fondé des motifs qui ont mené le premier ministre à recommander la prorogation.

[265] Les demandeurs affirment que le premier ministre a invoqué deux raisons pour justifier sa décision : (i) donner au Parlement un « reset », étant donné qu’il était « paralysé » depuis des mois; (ii) permettre au Parti libéral de choisir un nouveau chef de parti, qui pourra ensuite mener le Parti libéral aux prochaines élections. Les demandeurs semblent laisser entendre que ces raisons dépassaient [traduction] « la ligne ou l’objet » du pouvoir du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de proroger le Parlement et qu’elles ne respectaient pas la primauté du droit : Roncarelli, à la p 140.

La « paralysie » du Parlement

[266] Les demandeurs affirment que cette raison est trompeuse, arbitraire, irrationnelle et sans fondement légal ou constitutionnel. Selon eux, le Parlement était « paralysé » parce que le gouvernement refusait de communiquer des documents en lien avec un rapport de la vérificatrice générale, dans lequel elle avait conclu à des « défaillances importantes dans la gouvernance et la gestion des fonds publics assurées par Technologies du développement durable Canada ». Les demandeurs soutiennent que le Parlement a le droit de faire enquête et de demandeur des comptes au gouvernement, et que le premier ministre a tenté à tort de se soustraire à ses responsabilités en refusant de communiquer les documents en question, puis en recommandant à la gouverneure générale de proroger le Parlement.

[267] Tout d’abord, je fais remarquer que la « paralysie » du Parlement n’était pas totale. Le Parlement a été en mesure d’adopter les projets de loi C-78 et C-79, apparemment avec l’accord de la Chambre pour traiter ces projets de loi, malgré la motion de privilège dont la Chambre était saisie depuis la fin de septembre 2024.

[268] Je fais également observer que la source du différend au Parlement était que le gouvernement ne s’était pas conformé entièrement à l’ordre du 10 juin 2024 de la Chambre, suivant lequel il devait communiquer certains documents et détails concernant Technologies du développement durable Canada (TDDC), un ancien organisme fédéral. Cet ordre a été adopté après la publication d’un rapport de la vérificatrice générale concernant TDDC. Selon un communiqué publié le 4 juin 2024 et joint comme pièce D à l’affidavit de David MacKinnon, la vérificatrice générale a conclu « qu’il y a eu des défaillances importantes [dans] la gouvernance et […] la gestion des fonds publics assurées par [TDDC] ».

[269] À mon avis, le bien‑fondé ou la sagesse de l’avis du premier ministre selon lequel le Parlement était « paralysé » au moment où la décision contestée a été prise n’est pas une question justiciable. Quoi qu’il en soit, les demandeurs n’ont pas démontré que le premier ministre a outrepassé les limites constitutionnelles et autres limites légales de ses pouvoirs en tenant compte de cette considération.

Les intérêts du Parti libéral

[270] Dans la déclaration écrite qu’il a lue pour annoncer la décision contestée, le premier ministre a affirmé : « Le pays mérite un choix clair et réel lors des prochaines élections, et il est devenu évident pour moi que si je dois me concentrer sur des batailles internes, je ne peux pas être la meilleure option lors de ces élections. »

[271] Ailleurs dans sa déclaration écrite, le premier ministre a affirmé : « Un nouveau premier ministre et chef du parti portera les valeurs et les idées du Parti libéral dans la prochaine élection. »

[272] Les demandeurs soutiennent que, en invoquant l’opportunité d’élire un nouveau chef pour porter « les valeurs et les idées » du Parti libéral jusqu’aux prochaines, le premier ministre a confondu son rôle de chef de gouvernement avec celui de chef de parti au pouvoir.

[273] Je reconnais que, lorsque le premier ministre exerce la prérogative de prorogation, il est de sa responsabilité de tenir compte d’au moins certaines [traduction] « questions de jugement politique » : Miller II, au para 51.

[274] Toutefois, il n’est pas évident à première vue que les considérations partisanes mentionnées ci-dessus relèvent des domaines légitimes de compétence des organes législatif ou exécutif du gouvernement. Dans l’arrêt Criminal Lawyers, la Cour suprême du Canada explique les fonctions de chacun de ces organes du gouvernement :

[28] […] L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions. Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente.

[275] Il n’est pas nécessaire de tirer une conclusion définitive sur la question de savoir si les considérations partisanes relèvent du pouvoir du premier ministre de recommander à la gouverneure générale de proroger le Parlement, car elle n’est pas déterminante. Il en est ainsi parce qu’il est impossible de dissocier les considérations partisanes contestées des autres considérations qui sous-tendent la décision contestée afin de déterminer globalement si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris sa décision.

[276] Dans leurs observations écrites, les demandeurs font valoir que la décision contestée comprend la déclaration écrite que le premier ministre a lue et les échanges subséquents qu’il a eus avec les médias ce jour-là. Ils affirment que, collectivement, les considérations invoquées par le premier ministre sont notamment les suivantes :

  • (i)le Parlement était paralysé depuis des mois;

  • (ii)la session prorogée avait été la plus longue session d’un Parlement minoritaire dans l’histoire du Canada;

  • (iii)le Parlement avait « besoin de se calmer un peu les pompons »;

  • (iv)le Parlement avait besoin d’un « reset »;

  • (v)si ce n’est pas le premier ministre « qui va mener le parti dans les prochaines élections », la polarisation à la Chambre et dans la politique canadienne devrait aussi diminuer, et les députés pourront ainsi servir la population canadienne et se concentrer sur leur travail;

  • (vi)« le pays mérite un choix clair et réel lors des prochaines élections » et, si le premier ministre devait se concentrer sur des batailles internes, il n’était pas la meilleure personne pour mener le Parti libéral aux prochaines élections;

  • (vii)un « nouveau premier ministre et chef du parti portera les valeurs et les idées du Parti libéral dans la prochaine élection ».

[277] Les trois premières considérations énumérées ci‑dessus concernent les affaires du Parlement. Les demandeurs n’ont pas démontré à cet égard que le premier ministre a outrepassé les limites constitutionnelles et légales de son pouvoir de prorogation.

[278] En ce qui concerne la quatrième considération, un membre des médias a demandé au premier ministre ce qu’il entendait par le besoin d’un « reset ». Le premier ministre a simplement répété que le gouvernement était le gouvernement minoritaire qui avait servi le pays le plus longtemps dans l’histoire. Pris isolément, le désir du premier ministre de mettre fin à une longue session parlementaire pour effectuer un « reset » est une question qui relève de ses fonctions. Sans plus, il n’est pas du ressort des tribunaux d’intervenir dans ce type de décision.

[279] Les trois autres considérations concernent largement les intérêts du Parti libéral, dont il est question plus haut. Toutefois, en ce qui concerne la cinquième considération énumérée ci-dessus, le premier ministre a aussi dit souhaiter voir une diminution de la polarisation à la Chambre. Là encore, il s’agit d’une question qui n’est pas justiciable. Quoi qu’il en soit, les demandeurs n’ont pas démontré que le premier ministre a dépassé les limites constitutionnelles et légales de ses pouvoirs en fondant sa décision sur cette considération.

[280] En somme, les considérations qui sous-tendent la décision du premier ministre constituent une combinaison de questions liées aux affaires du Parlement et de considérations partisanes liées au Parti libéral. De plus, il semble que le premier ministre a estimé qu’il serait dans l’intérêt public de la population canadienne d’avoir « un choix clair et réel lors des prochaines élections », probablement par opposition à un chef sortant ou intérimaire représentant le parti au pouvoir.

[281] Le premier ministre n’était pas tenu de justifier sa décision de proroger le Parlement. Toutefois, puisqu’il l’a fait, les demandeurs pouvaient contester les raisons données.

[282] Bien que les circonstances dans leur ensemble soient troublantes, il est impossible de démêler les diverses considérations invoquées par le premier ministre lorsqu’il s’agit de déterminer si, tout bien pesé, il a dépassé les limites constitutionnelles et légales de ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée.

[283] Il incombait aux demandeurs de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le premier ministre a outrepassé les limites de ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée. Ils ne se sont pas acquittés de ce fardeau.

(v) L’absence de justification raisonnable

[284] En s’appuyant sur l’arrêt Miller II, les demandeurs soutiennent que le pouvoir de recommander au gouverneur général de proroger le Parlement ne saurait être exercé par le premier ministre à défaut d’une justification raisonnable.

[285] À cet égard, les demandeurs affirment qu’il incombait au premier ministre d’expliquer (i) pourquoi une élection ne pouvait être déclenchée sans délai pour donner au Parlement le « reset » nécessaire par un moyen plus démocratique et plus efficace et (ii) pourquoi une prorogation de onze semaines (ou plus) était nécessaire pour obtenir un tel « reset ».

[286] Je ne suis pas d’accord. En l’absence d’atteinte à un droit protégé par la Charte, le premier ministre n’était pas tenu de justifier sa décision de recommander à la gouverneure générale de proroger le Parlement.

[287] Comme chaque fois que l’exercice d’un pouvoir exécutif est contesté, le fardeau de preuve incombe au demandeur : voir Démocratie en surveillance NB, aux para 69–70. Bien entendu, dans le cas où le premier ministre ne justifie pas sa décision et que cette dernière est contestée, il se peut que le demandeur réussisse à se décharger du fardeau plus facilement.

[288] En outre, le choix du premier ministre de recommander la prorogation plutôt que la dissolution du Parlement en vue de la tenue d’élections n’est pas une question justiciable. Entre autres, il s’agit d’un choix hautement politique, et il n’existe aucun critère juridique ou objectif en fonction duquel effectuer le contrôle.

[289] Il en va de même de la durée de la prorogation. Bien entendu, ce facteur peut entrer en ligne de compte dans l’analyse de l’effet et de l’objet véritable de la prorogation. Cependant, l’évaluation du caractère raisonnable de la durée précise de la prorogation ne relève pas de la compétence institutionnelle de la Cour.

[290] En l’espèce, selon la preuve par affidavit de Donald Booth, qui n’est pas contredite, à l’ère contemporaine, la période de prorogation moyenne est d’une quarantaine de jours. Cela dit, depuis les 60 dernières années, une seule prorogation a duré plus longtemps que la prorogation actuelle, qui est en vigueur pour 77 jours. En effet, le Parlement a été prorogé pendant 82 jours entre le 12 novembre 2003 et le 2 février 2004, lorsque le premier ministre Martin a remplacé le premier ministre Chrétien.

[291] À défaut d’une norme objective permettant de contrôler la durée de la présente prorogation, qui correspond à 77 jours, la question n’est pas justiciable, et il n’est pas opportun pour la Cour de se prononcer à cet égard. Toutefois, signalons que les congés parlementaires suivants avaient été prévus : du 17 décembre 2024 au 27 janvier 2025, du 15 au 24 février 2025, puis du 1er au 16 mars 2025. Il restait donc cinq semaines de séance prévues au calendrier qui ont été touchées par la prorogation, outre les travaux des comités qui se seraient poursuivis n’eut été la prorogation.

e) Conclusion

[292] Pour les motifs énoncés à la partie VII.D.(3), je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que le premier ministre a outrepassé les limites établies par le texte de la Constitution ou par les principes non écrits qu’ils ont invoqués. Ils n’ont pas démontré non plus que le premier ministre a outrepassé toute autre limite légale.

VIII. Conclusion

[293] La Cour est compétente pour trancher la demande. Entre autres, lorsque le premier ministre recommande au gouverneur général de proroger le Parlement, il exerce la prérogative royale de prorogation. Il est maintenant établi que les pouvoirs conférés par les paragraphes 2(1), 18(1) et 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquent notamment à l’exercice par l’organe exécutif d’un pouvoir fondé uniquement sur la prérogative de la Couronne fédérale. De plus, le premier ministre du Canada est un décideur fédéral inclus dans la définition du terme « office fédéral ».

[294] Lorsqu’il affirme que la recommandation du premier ministre n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables, le défendeur ne tient pas compte de la réalité de la situation. En fait, la recommandation du premier ministre constitue le pilier central de l’exercice du pouvoir de prorogation.

[295] La possibilité que le gouverneur général puisse un jour refuser la recommandation du premier ministre de proroger le Parlement n’est pas un motif suffisant pour soustraire cette recommandation au contrôle judiciaire. Il en va de même de la possibilité que le gouverneur général assortisse la prorogation de conditions, comme l’aurait fait la gouverneure générale Jean en 2008, selon le défendeur et le Groupe.

[296] La question de savoir si le premier ministre a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a pris la décision contestée est justiciable. Pour qu’une question soit justiciable, il doit exister des normes juridiques objectives en fonction desquelles elle peut être tranchée. Les limites constitutionnelles ou autres limites légales susceptibles de circonscrire la prérogative de prorogation de la Chambre constituent les normes juridiques objectives requises. Ces normes objectives fondent le rôle légitime que la Cour est appelée à jouer au sein de la séparation des pouvoirs.

[297] Cependant, certaines questions avancées par les demandeurs ne sont pas justiciables. Il s’agit notamment de leurs prétentions suivant lesquelles [traduction] « une élection, plutôt qu’une prorogation, est le seul mécanisme légitime et démocratique d’effectuer un “reset” du Parlement » et « une prorogation de presque onze semaines, à savoir jusqu’au 24 mars 2025, représente un moyen intrinsèquement déraisonnable d’effectuer un “reset” du Parlement ». Une autre question n’étant pas justiciable est celle de savoir si le Parlement était « paralysé » dans la période qui a précédé la prorogation, comme il est mentionné dans la décision contestée. Ces questions intéressent essentiellement la sagesse ou le bien-fondé de la décision contestée, qui sont à l’abri de l’intervention judiciaire.

[298] Les demandeurs n’ont pas démontré que le premier ministre a outrepassé les limites établies par le texte de la Constitution, y compris les articles 3 et 5 de la Charte, ou par les principes non écrits qu’ils ont invoqués. Ils n’ont pas démontré non plus que le premier ministre a outrepassé toute autre limite légale.

[299] De plus, les demandeurs n’ont pas établi que la décision contestée faisait partie d’un plan ayant pour effet [traduction] « d’interrompre les travaux du Parlement et de contrecarrer l’intention publiquement déclarée d’une majorité de la Chambre des communes de déposer une motion de censure contre le gouvernement ». À cet égard, ils n’ont pas démontré quand le vote de censure se serait tenu, le cas échéant, n’eût été la décision contestée. Ils ont également admis à l’audience que [traduction] « le gouvernement bénéficie effectivement de la confiance de la Chambre à l’heure actuelle ».

[300] Même si les considérations liées au Parti libéral qui ont été mentionnées par le premier ministre outrepassaient les limites de son pouvoir, le premier ministre a invoqué plusieurs autres considérations ayant mené à la décision contestée. Aux fins de l’analyse servant à décider si la décision contestée outrepassait les pouvoirs du premier ministre, il est impossible de dissocier les considérations partisanes des autres raisons invoquées par le premier ministre. À première vue, ces autres raisons se rapportaient aux travaux du Parlement ou à l’intérêt public tel que le premier ministre semble le concevoir. Il n’appartient pas à la Cour de remettre en question le bien-fondé ou la sagesse de ces raisons.

[301] Je comprends pourquoi les demandeurs trouvent les circonstances de la décision contestée troublantes, particulièrement compte tenu, généralement, du fait que l’organe exécutif s’approprie de plus en plus les fonctions de l’organe législatif en concentrant les pouvoirs dans les mains du Cabinet et du bureau du premier ministre : voir Régimbald et Newman, au § 3.68.

[302] Cependant, il incombait aux demandeurs de démontrer que la décision contestée, considérée dans son ensemble, outrepassait les limites du pouvoir du premier ministre. Ils ne se sont pas acquittés de ce fardeau.

[303] Pour tirer ma conclusion à cet égard, j’ai gardé à l’esprit l’importance que la Cour suprême du Canada accorde au fait que les tribunaux doivent s’abstenir « d’empiéter indûment » sur les autres organes du gouvernement : voir les paragraphes 81 et 82 des présents motifs.

IX. Les dépens

[304] Dans la demande, les demandeurs affirment qu’ils [traduction] « ne sollicitent pas les dépens et demandent de ne pas être condamnés aux dépens, quelle que soit l’issue de la cause ».

[305] Le demandeur sollicite des dépens de 10 395 $.

[306] Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], habilite la Cour à déterminer le montant des dépens et à les répartir. Ce pouvoir discrétionnaire doit toutefois être exercé conformément aux principes établis en matière de dépens, à moins que les circonstances ne justifient une approche différente : Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71 [Bande indienne Okanagan] au para 22; Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 19.

[307] Les facteurs dont la Cour peut tenir compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire comprennent le résultat de l’instance, l’importance et la complexité des questions en litige, et l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance : Règles, art 400(3).

[308] La règle générale veut que la partie qui obtient gain de cause a droit à ses dépens, même si la cour n’a pas accueilli la totalité des moyens qu’elle a avancés : Bande indienne Okanagan, aux para 20–21; Raydan Manufacturing Ltd c Emmanuel Simard & Fils (1983) Inc, 2006 CAF 293 aux para 2–5. La Cour peut toutefois écarter cette approche en cas de « succès partagé » ou de [traduction] « résultat mitigé » : Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 842 aux para 23 et 56, conf par 2013 FCA 220 aux para 10 et 15; Apotex c Sanofi-Aventis, 2012 CF 318 au para 11; Bristol-Myers Squibb Canada Co c Teva Canada Limitée, 2016 CF 991 aux para 9–14.

[309] En l’espèce, c’est le défendeur qui a gain de cause au bout du compte. Cependant, la Cour a tranché en faveur des demandeurs sur la question de la compétence et la question de la justiciabilité (dans une grande mesure) et en faveur du défendeur sur son argument portant que l’article 5 de la Charte et les conventions constitutionnelles [traduction] « prévoient tout ».

[310] Les plaideurs agissant dans l’intérêt public peuvent être exemptés de l’obligation de payer les dépens lorsque le critère énoncé aux paragraphes 13 et 14 de la décision Mcewing c Canada (Procureur général), 2013 CF 953, et au paragraphe 11 de la décision Calwell Fishing Ltd c Canada, 2016 CF 1140, est rempli : Doherty c Canada (Procureur général), 2021 CF 695 [Doherty] au para 8.

[311] Le critère est le suivant : 1) L’instance se rapporte à des questions dont l’importance s’étend au‑delà des intérêts immédiats des parties en cause; 2) La personne en cause n’a aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire dans le résultat de l’instance ou, si elle en a un, il ne justifie manifestement pas l’introduction de l’instance sur le plan financier; 3) Aucun tribunal n’a déjà statué sur les questions en litige dans une instance contre le même défendeur; 4) Le défendeur est clairement davantage en mesure de supporter les dépens de l’instance; 5) Le demandeur n’a pas agi d’une façon vexatoire, futile ou abusive.

[312] Je conclus que ce critère est rempli en l’espèce. Les demandeurs ont indiqué qu’ils avaient décidé d’introduire la présente demande [traduction] « au nom de tous les Canadiens, quelle que soit leur affiliation politique », en raison de leurs préoccupations liées à la démocratie et à la primauté du droit. Leur intérêt personnel se limite à ce que leur député puisse les représenter à la Chambre. Il est peu probable que, pris isolément, cet intérêt justifie les coûts associés à l’introduction de la présente instance. De fait, les demandeurs ont demandé et obtenu des services de représentation juridique gratuits de Charter Advocates Canada, dont le mandat est de servir l’intérêt public. De plus, les questions en litige étaient nouvelles. À mon avis, le procureur général, qui n’a pas retenu les services d’un avocat externe, est manifestement en mesure de supporter ses propres frais : Doherty, au para 19; Carter v Canada (Attorney General), 2012 BCSC 1587 au para 79, conf par 2015 CSC 5. Enfin, les demandeurs n’ont pas agi d’une façon vexatoire, futile ou abusive dans la présente instance.

[313] Compte tenu du fait que les demandeurs sont des plaideurs agissant dans l’intérêt public, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et je refuse de les condamner aux dépens, même si c’est le défendeur qui a eu gain de cause au bout du compte. En présentant une demande de contrôle judiciaire, les demandeurs ont donné à la Cour l’occasion de se prononcer sur plusieurs questions qui pourraient très bien se révéler importantes.


JUGEMENT dans le dossier T-60-25

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune ordonnance quant aux dépens n’est rendue.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

 


Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh, jurilinguiste principale

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste principale

ANNEXE 1 – Passages à radier du rapport du professeur Oliver

 

Passages à radier

1.

La première phrase du paragraphe 1

2.

La première phrase des deux premières puces du paragraphe 11 ainsi que les deux dernières phrases de la quatrième puce du même paragraphe

3.

La deuxième phrase du paragraphe 14

4.

Les paragraphes 40 à 44

5.

Les troisième et quatrième phrases des paragraphes 45 et 46, y compris la citation qui suit le paragraphe 46

6.

Les paragraphes 47 à 55

7.

La première puce du paragraphe 63 ainsi que la première et la dernière phrases de la troisième puce



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-60-25

INTITULÉ :

DAVID JOSEPH MACKINNON ET ARIS LAVRANOS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 13 ET 14 FÉVRIER 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MARS 2025

COMPARUTIONS :

James Manson

Andre Memauri

Darren Leung

pour les demandeurs

Elizabeth Richards

Zoe Oxaal

Sanam Goudarzi

Loujain El Sahli

Alex Dalcourt

pour le défendeur

Wade Poziomba

Nick Papageorge

 

pour l’intervenante

démocratie en surveillance

Andrew Bernstein

 

pour l’intervenant

GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL CANADIEN

Jason Gratl

Toby Rauch-Davis

POUR L’INTERVENANTE

BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Charter Advocates Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

Ross & McBride LLP

Hamilton (Ontario)

pour l’intervenante

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

Torys S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANT

GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL CANADIEN

Gratl & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTERVENANTE

BRITISH COLUMBIA CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION

 



[1] J’ai aussi accordé aux parties la possibilité de présenter, avant la fermeture des bureaux le 19 février 2025, des observations écrites en réponse aux observations des intervenants.

[2] Toutefois, comme il est indiqué au paragraphe 289 des présents motifs, la durée d’une prorogation peut jouer dans l’examen de son effet et de son objet véritable.

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