Dossier : IMM-11719-23
Référence : 2025 CF 293
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 14 février 2025
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE : |
BUGARI MUHUDIN MOHAMUD |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, Bugari Muhudin Mohamud, a fui son pays de citoyenneté, la Somalie, et a effectué un voyage difficile jusqu’en Afrique du Sud, où il s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention en 2016. M. Mohamud vit en Afrique du Sud depuis.
[2] En 2020, un groupe de cinq Canadiens et/ou résidents permanents a demandé à parrainer M. Mohamud afin qu’il obtienne la résidence permanente au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières (la demande de réinstallation
) visées aux articles 144 à 146 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR]. À la suite d'une entrevue avec M. Mohamud en juin 2023, un agent de migration en Afrique du Sud (l’agent
) a rejeté cette demande parce qu’il estimait que M. Mohamud disposait d'une solution durable en Afrique du Sud.
[3] M. Mohamud conteste le refus de l'agent dans le présent contrôle judiciaire. Il soutient que l'agent n'a pas tenu compte de la preuve qu’il a présentée sur les difficultés d'intégration que vivent en Afrique du Sud des réfugiés comme lui et qui, selon M. Mohamud, concorde avec les éléments de preuve objectifs sur les conditions dans le pays dont l'agent aurait dû avoir connaissance (Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 [Saifee] aux para 28‑32).
[4] Le ministre fait valoir que l'agent a rejeté la demande parce que les éléments de preuve fournis par M. Mohamud étaient insuffisants pour établir qu'il n'y avait pas de solution durable en Afrique du Sud.
[5] Je me range aux arguments de M. Mohamud. À l’instar du juge Brown dans la décision Haile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1424 [Haile], je suis d’avis que les motifs de l'agent suivent un modèle passe-partout qui ne tient pas compte des éléments de preuve pertinents que M. Mohamud a présentés en entrevue sur l’existence d'une solution durable en Afrique du Sud.
II. Analyse
[6] La demande de résidence permanente a été refusée parce que l'agent a conclu que M. Mohamud disposait d'une solution durable en Afrique du Sud, pays dans lequel il résidait avec le statut officiel de réfugié. La seule question soumise au contrôle judiciaire est l'analyse de l'agent visant à déterminer si M. Mohamud disposait effectivement ou pas d'une solution durable en Afrique du Sud. Les parties conviennent, et je suis d’accord, que je devrais effectuer le contrôle de la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 12-13, 84).
[7] L’exigence selon laquelle il ne doit y avoir « aucune possibilité raisonnable de solution durable, réalisable dans un délai raisonnable, dans un pays autre que le Canada »
provient de l’alinéa 139(1)d) du RIPR, qui est libellé ainsi dans son intégralité :
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[8] L’expression « solution durable »
n’est pas définie par le législateur. Notre Cour a décrit l’examen portant sur l’existence d’une solution durable comme une « évaluation prospective qui dépend du statut juridique et de la situation personnelle du demandeur, mais aussi de la situation dans son pays de résidence »
(Woldemariam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 891 au para 7; voir aussi Kediye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 888 au para 12). Dans la présente affaire, la question en litige concerne l’analyse qu’a faite l’agent, lorsqu’il a déterminé s’il existait une solution durable, de la situation personnelle de M. Mohamud et des conditions en Afrique du Sud pour une personne qui se trouve dans sa situation.
[9] M. Mohamud n’était pas représenté par un conseil lorsqu’il a rempli ses formulaires de demande de résidence permanente ni lorsqu’il a été interrogé par l’agent en Afrique du Sud. L’agent a soulevé la possibilité d’une solution durable hors du Canada durant son entretien avec M. Mohamud. Il a demandé à ce dernier d’expliquer en quoi son statut officiel de réfugié ne lui permettait pas de bénéficier d’une solution durable en Afrique du Sud. M. Mohamud a expliqué que, bien qu’il avait des droits en théorie, il ne pouvait pas en jouir dans la réalité : [traduction] « Vous jugez la situation à distance, alors que, moi, je vis dans la discrimination, qui est systématique et publique. Le gouvernement dit qu’il reconnaît mon statut, mais le document n’a pas beaucoup de valeur. »
[10] Durant son entretien avec l’agent, M. Mohamud a décrit la discrimination systémique qu’il subissait en tant que réfugié somalien vivant en Afrique du Sud, notamment la violence xénophobe ciblée, l’inaction de la police, l’incapacité de louer un logement et le manque d’accès à un emploi stable.
[11] Je suis d’avis que l’agent n’a pas véritablement évalué la situation personnelle de M. Mohamud. Ses motifs au sujet de ce qu’a personnellement vécu M. Mohamud se limitent à ce qui suit :
[traduction]
Je note que le demandeur a soulevé la question de la criminalité et de la xénophobie. Je concède que la criminalité est beaucoup plus présente en Afrique du Sud qu’au Canada, mais je ne suis pas convaincu qu’elle prive le demandeur d’une solution durable. Le demandeur a fait valoir qu’il avait signalé des incidents criminels à la police; il semble qu’il ait reçu l’assistance des policiers et des autorités lorsqu’il l’a demandée, ce qui est conforme aux devoirs et obligations d’une force de police nationale. J’admets que le risque d’être victime de xénophobie peut être plus grand en Afrique du Sud qu’au Canada. Cependant, les renseignements portés à ma connaissance ne me convainquent pas que la xénophobie qui existe en Afrique du Sud et dont a peut-être été victime le demandeur est d’une ampleur telle que ce dernier ne dispose pas d’une solution durable en Afrique du Sud ou qu’il ne possède pas de droits et de privilèges (en matière d’emploi, d’études, de soins de santé, de mobilité, etc.) en tant que réfugié dont le statut est officiellement reconnu. Je constate que bon nombre des difficultés décrites par le demandeur, telles que le niveau de criminalité, sont des problèmes auxquels sont également confrontés les citoyens sud-africains.
[12] Durant l’audience sur le contrôle judiciaire, M. Mohamud a aussi fait valoir que les éléments de preuve objectifs contenus dans le cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada – information dont l’agent devait disposer, comme l’a affirmé notre Cour aux paragraphes 28 à 32 de la décision Saifee – corroborent les expériences vécues qu’il a décrites à l’agent. Par exemple, M. Mohamud a renvoyé à un rapport du Département d’État des États-Unis datant de 2023, qui indique ce qui suit : [traduction] « Bien que la loi prévoie que les demandeurs d’asile, les migrants et les réfugiés ont accès aux services de base, y compris l’éducation, la santé, le soutien social, la police et les services judiciaires, les ONG ont signalé que les établissements de soins de santé et les autorités faisaient preuve de discrimination à l’égard des demandeurs d’asile, des migrants et des réfugiés. »
Il y est précisé en outre que [traduction] « la police a parfois été impliquée dans les actes de violence; cependant, plus fréquemment, les policiers ont été accusés de tolérer la violence, en particulier la violence xénophobe, le phénomène des justiciers ou la violence politique »
.
[13] L’agent n’a pas mentionné la preuve que M. Mohamud a présentée afin de montrer qu’il subissait de la discrimination systémique, par exemple le fait qu’il lui était impossible de louer un logement ou de trouver un emploi stable ou bien qu’il risquait d’être victime d’une agression violente et xénophobe sans recevoir de protection efficace de la part de la police. Comme dans l’affaire Haile, l’agent n’a tiré aucune inférence défavorable en matière de crédibilité relativement au récit de M. Mohamud. Pourtant, comme dans cette affaire, il n’a pas expliqué de quelle manière il a pris en compte la preuve fournie par M. Mohamud durant son entretien pour en arriver à conclure qu’il existait une solution durable en Afrique du Sud. L’omission de l’agent de s’adapter aux éléments de preuve de M. Mohamud sur sa situation personnelle rend son évaluation de cette question centrale déraisonnable (Haile, aux para 26-28; Anku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 125 aux para 30-35).
[14] Pour M. Mohamud, le fait de savoir s’il pourra ou non bénéficier de la protection du Canada et se réinstaller de manière permanente au Canada revêt sans aucun doute une importance énorme. Dans ces circonstances, l’agent a une obligation encore plus grande de fournir des motifs adaptés aux questions soulevées pour justifier sa décision auprès du demandeur (Vavilov, au para 133). La décision en l’espèce est déraisonnable parce que l’agent n’a pas examiné la situation personnelle de M. Mohamud et n’en a pas tenu compte pour en arriver à conclure qu’il disposait d’une solution durable en Afrique du Sud (Vavilov, au para 103).
[15] Par conséquent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire de M. Mohamud. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-11719-23
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
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La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
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La décision d’IRCC datée du 25 juin 2023 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
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Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-11719-23 |
INTITULÉ : |
BUGARI MUHUDIN MOHAMUD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
CALGARY (ALBERTA) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 4 FÉVRIER 2025 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE SADREHASHEMI |
DATE DES MOTIFS : |
LE 14 FÉVRIER 2025 |
COMPARUTIONS :
Michael Sherritt |
POUR LE DEMANDEUR |
Maria Green |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sherritt Greene Cabinet d’avocats Calgary (Alberta) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Calgary (Alberta) |
POUR LE DÉFENDEUR |