Date : 20250221
Dossier : T-1516-23
Référence : 2025 CF 343
Ottawa (Ontario), le 21 février 2025
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
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ALEXIS DESCHÊNES |
DROITS COLLECTIFS QUÉBEC |
demandeurs |
et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Sommaire
[1] Tous les dix ans, les limites des circonscriptions électorales fédérales font l’objet d’une révision afin de s’assurer que chaque circonscription ait une population de taille similaire. À la suite du recensement de 2021, la Commission de délimitation des circonscriptions électorales fédérales pour la province de Québec [la Commission] a recommandé la suppression de la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia, dans l’est du Québec, et le rattachement de son territoire aux deux circonscriptions voisines.
[2] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette recommandation. Ils soutiennent principalement que celle-ci fait l’impasse sur la superficie de la nouvelle circonscription de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine–Listuguj, qui absorbera une partie de la circonscription existante d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia. Cette superficie serait trop vaste pour permettre à un député de remplir adéquatement son rôle et d’offrir des services à ses électeurs. Plus généralement, les demandeurs prétendent que la suppression de la circonscription est contraire au droit à la représentation effective qui constitue une composante du droit de vote garanti par la Constitution.
[3] Je rejette la demande. Les motifs donnés par la Commission pour justifier la suppression de la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia étaient raisonnables et conformes au principe de la représentation effective élaboré par la Cour suprême. En effet, la parité relative du pouvoir électoral en est la composante primordiale. La Commission était consciente des enjeux liés à la superficie des circonscriptions dans les régions rurales ou éloignées, mais il était raisonnable de conclure que ces enjeux ne justifiaient plus l’existence d’une circonscription dont la population était inférieure de près de 36 p. cent à la population moyenne des circonscriptions québécoises.
II. Contexte
[4] Pour bien comprendre les questions en litige, il faut tout d’abord décrire sommairement la mission que le Parlement a confiée à la Commission. J’exposerai ensuite la manière dont celle-ci s’est acquittée de cette tâche, notamment eu égard à la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia.
A. La Loi
[5] La Loi sur la révision des limites des circonscriptions électorales, LRC 1985, c E-3 [la Loi] est au cœur du présent litige. Elle prévoit à la fois le processus et les critères qui doivent être mis en œuvre pour partager le territoire d’une province en circonscriptions électorales.
[6] Les articles 51 et 51A de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoient des règles permettant de calculer, après chaque recensement, le nombre de députés de chaque province à la Chambre des communes. Aux fins du présent dossier, on doit tenir pour acquis que la province de Québec est représentée par 78 députés.
[7] La Loi prévoit la mise sur pied d’une commission indépendante pour chaque province, chargée de partager le territoire de celle-ci en circonscriptions électorales. Une commission doit tout d’abord élaborer une proposition, puis soumettre celle-ci à la consultation du public. Elle doit ensuite présenter un rapport au directeur général des élections, qui le transmet au président de la Chambre des communes.
[8] La Loi prévoit un processus qui permet à un groupe de dix députés ou plus de présenter une opposition au rapport. Le cas échéant, cette opposition est transmise à la commission, qui doit l’étudier et trancher. La commission présente alors un nouveau rapport au directeur général des élections, qui prépare un projet de décret de représentation électorale destiné à être adopté par le gouverneur en conseil.
[9] L’article 15 de la Loi est au cœur de la présente affaire. Il prévoit les critères qu’une commission doit suivre pour partager le territoire d’une province en circonscriptions électorales. Il se lit comme suit :
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[10] On constate que la notion de quotient électoral occupe une place centrale dans l’exercice auquel une commission doit se livrer. Il s’agit de la population cible que chaque circonscription devrait compter pour qu’il y ait parité du pouvoir électoral entre les citoyens. On obtient ce quotient en divisant la population d’une province par le nombre de circonscriptions que celle-ci comporte. Néanmoins, cette cible n’est pas un objectif absolu : l’alinéa 15(1)b) et le paragraphe 15(2) prévoient que la Commission peut y déroger afin d’atteindre d’autres objectifs dont le respect de la spécificité d’une circonscription ou des communautés d’intérêts qu’elle comporte et le maintien d’une taille raisonnable pour les circonscriptions peu peuplées. Comme on le verra plus loin, la mesure dans laquelle la poursuite de ces objectifs justifie, voire exige des écarts au quotient électoral est au cœur de la présente affaire.
B. La mise sur pied de la Commission et la Proposition
[11] À la suite du recensement de 2021, la Commission a été mise sur pied. Elle était constituée de l’honorable Jacques Chamberland, juge retraité de la Cour d’appel du Québec, ainsi que des professeurs André Blais et Louis Massicotte, respectivement de l’Université de Montréal et de l’Université Laval.
[12] Dans sa proposition initiale [la Proposition], la Commission a envisagé que les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie soient désormais partagées en trois circonscriptions plutôt que quatre. Les motifs présentés par la Commission seront examinés en détail plus loin dans les présents motifs, mais on peut les résumer ainsi. La Commission a noté que la population moyenne des quatre circonscriptions existantes était la plus basse du Québec et que ces circonscriptions présentaient un écart négatif important par rapport au quotient électoral du Québec. Elle a également noté la diminution de la population de ces régions entre les recensements de 2011 et de 2021, alors que la population de l’ensemble du Québec avait augmenté. Elle a conclu qu’il convenait de supprimer la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia, puisque c’était la moins peuplée des quatre circonscriptions, qu’elle présentait un écart négatif de 35,5 p. cent par rapport au quotient électoral de la province et que son territoire pouvait aisément être rattaché aux deux circonscriptions voisines.
[13] La Commission a également proposé l’ajout d’une circonscription dans la région des Laurentides, dont la population avait considérablement augmenté. Dans l’ensemble, le partage proposé par la Commission permettait de réduire sensiblement les écarts entre la population de chaque circonscription et le quotient électoral. Ces écarts s’étaient creusés entre 2011 et 2021 en raison de la répartition inégale de l’augmentation de la population québécoise.
C. Les audiences publiques
[14] La Commission a tenu des audiences publiques dans diverses régions du Québec. En particulier, elle a tenu des audiences en personne à Gaspé, Matane et Rimouski. Elle a aussi tenu des séances virtuelles. Le demandeur Alexis Deschênes s’est présenté à la séance tenue à Gaspé.
[15] Dans son rapport [le Rapport], la Commission souligne que les réactions à sa proposition de supprimer la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia ont été « nombreuses, fermes et unanimement négatives »
. Les opposants ont invoqué divers facteurs, dont la dispersion de la population, l’éloignement, le climat rigoureux et la difficulté pour un député de desservir un territoire aussi vaste. Certains ont également souligné que le solde migratoire interrégional de la Gaspésie avait été positif entre 2018 et 2022. Plusieurs intervenants ont invité la Commission à maintenir les limites existantes des circonscriptions d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia et de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine malgré un écart négatif de plus de 25 p. cent par rapport au quotient électoral, étant donné qu’il s’agirait d’une situation extraordinaire visée par le paragraphe 15(2) de la Loi.
D. Le Rapport et les étapes subséquentes
[16] Dans le Rapport, la Commission a maintenu sa proposition de supprimer la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia. Elle a rappelé l’importance primordiale de proposer des circonscriptions dont la population se rapproche le plus possible du quotient électoral. Elle a rejeté l’argument de la superficie, notant que huit circonscriptions québécoises avaient une superficie plus élevée, et qu’aucune ne bénéficierait de l’exception prévue au paragraphe 15(2) de la Loi. Elle a également expliqué en quoi le solde migratoire interrégional était peu pertinent et a indiqué qu’elle devait plutôt se fonder sur les données du recensement de 2021, qui démontrent un déclin démographique par rapport aux données de 2011.
[17] La Commission s’est également défendue d’avoir substitué un écart maximal rigide de 10 p. cent par rapport au quotient électoral à la limite de 25 p. cent mentionnée au paragraphe 15(2) de la Loi. Elle a rappelé que son mandat était d’adapter les circonscriptions aux changements démographiques survenus depuis dix ans pour assurer une parité électorale et qu’elle avait le loisir d’encadrer sa discrétion en se fixant une cible flexible d’écart maximal de 10 p. cent.
[18] Enfin, la Commission a conclu que le fait que la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia avait bénéficié d’une dérogation à la règle de l’écart maximal de 25 p. cent lors du dernier redécoupage ne créait pas de droits acquis. La Commission a néanmoins accepté la suggestion de faire coïncider les limites des circonscriptions et les limites des municipalités régionales de comté [MRC].
[19] Après la présentation du Rapport à la Chambre des communes, plusieurs oppositions de députés ont été transmises à la Commission. Certaines de ces oppositions portaient sur la suppression de la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia. La Commission a rejeté ces oppositions, estimant qu’elles étaient fondées sur des arguments qui lui avaient déjà été présentés lors des consultations publiques et qu’elle avait déjà traités dans le Rapport. Elle a ajouté que les répercussions de la suppression de la circonscription sur les services rendus par les députés aux citoyens étaient une question qui ne relevait pas de son mandat, mais plutôt du Bureau de régie interne de la Chambre des communes.
[20] Par la suite, le directeur général des élections a préparé un projet de décret donnant effet au Rapport de la Commission. Le 22 septembre 2023, le gouverneur en conseil a pris la Proclamation donnant force de loi aux décrets de représentation électorale avec effet à compter de la première dissolution du Parlement postérieure au 22 avril 2024, TR/2023-57 [la Proclamation].
E. La présente demande de contrôle judiciaire
[21] Les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire visant le rapport final de la Commission, y compris la réponse que celle-ci a donnée aux oppositions des députés. Ils sollicitent diverses ordonnances visant essentiellement à annuler la partie du Rapport de la Commission qui supprime la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia et à maintenir les circonscriptions actuelles du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie.
[22] Les demandeurs ont présenté une requête pour obtenir une injonction interlocutoire visant à faire suspendre la Proclamation en attendant que la Cour puisse se prononcer sur le fond de la demande de contrôle judiciaire. Ma collègue la juge Negar Azmudeh a rejeté cette requête : Deschênes c Canada (Procureur général), 2024 CF 219.
III. Analyse
[23] Je rejette la demande, car les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que la décision prise par la Commission est déraisonnable. La Commission a bien compris les principes juridiques qui encadraient sa mission. Elle a pris en considération les arguments qui lui ont été présentés lors des audiences publiques. Elle a retenu certaines suggestions qui lui ont été faites et elle a modifié la limite entre les circonscriptions proposées de Rimouski–La Matapédia et de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine–Listuguj afin de respecter les limites des MRC. Elle a cependant maintenu sa recommandation de supprimer la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia. Bien que les demandeurs soient en désaccord, il s’agit d’une décision raisonnable. Je n’ai pas été convaincu que la Commission a commis les erreurs que les demandeurs lui reprochent.
[24] Les présents motifs débutent par un rappel de certains principes qui guident l’intervention de la Cour en matière de contrôle judiciaire. J’analyserai ensuite les arguments que les demandeurs ont mis de l’avant pour tenter de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de la Commission.
A. Le cadre d’intervention de la Cour
[25] Le recours intenté par les demandeurs est une demande de contrôle judiciaire. La Cour suprême du Canada a établi le cadre d’analyse relatif aux demandes de contrôle judiciaire dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]. La demande de contrôle judiciaire est un recours qui vise à faire contrôler la légalité des décisions de l’administration publique. Elle ne permet cependant pas à la Cour de se substituer au décideur auquel le Parlement a conféré un pouvoir. La Cour doit plutôt se borner à vérifier si le décideur—en l’occurrence, la Commission—a exercé ce pouvoir de manière raisonnable.
[26] D’entrée de jeu, il importe de préciser certains paramètres du contrôle judiciaire, tant sur le plan de la procédure que sur celui du fond.
(1) Sur le plan de la procédure
a) Le défendeur approprié
[27] Les demandeurs ont désigné Élections Canada à titre de défendeur. Selon la règle 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, seules les personnes directement touchées par l’ordonnance recherchée doivent être désignées à titre de défendeur. Dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2013 CAF 236 au paragraphe 20, la Cour d’appel fédérale a précisé qu’une personne était directement touchée, au sens de la règle 303, « lorsque ses droits sont touchés, lorsque lui sont imposées des obligations en droit ou qu’elle subit d’une certaine manière un préjudice direct »
. Les demandeurs n’ont pas fait valoir en quoi les droits ou les obligations d’Élections Canada étaient en jeu ou en quoi elle subirait un préjudice. En fait, les demandeurs ont soutenu qu’ils ont désigné Élections Canada à titre de défendeur afin que le jugement lui soit opposable. Or, Élections Canada devra respecter le jugement de la Cour en tout état de cause. Par conséquent, Élections Canada sera radié de l’intitulé de la cause.
b) L’intérêt pour agir de Droits collectifs Québec
[28] Il n’est pas contesté que le demandeur Deschênes possède l’intérêt pour présenter la demande, puisqu’il est directement touché par la décision contestée, à titre d’électeur de la circonscription actuelle d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia. Le Procureur général s’oppose cependant à ce que la Cour reconnaisse à Droits collectifs Québec l’intérêt pour agir dans l’intérêt public.
[29] Les circonstances dans lesquelles la Cour est saisie de cette question sont inhabituelles. Une telle question est d’ordinaire tranchée au stade préliminaire. Or, la juge chargée de la gestion de l’instance a ordonné qu’elle soit débattue lors de l’audience sur le fond. À l’audience, le Procureur général n’a pas insisté pour que je tranche la question avant d’entendre la plaidoirie de Droits collectifs Québec. De toute manière, les prétentions que celle-ci a fait valoir ne diffèrent pas de manière importante de celles de M. Deschênes. Par conséquent, trancher la question de l’intérêt pour agir à ce stade-ci n’aurait que peu d’effets concrets, d’autant plus que je suis d’avis de rejeter la demande sur le fond. Voir, à titre d’exemple d’une telle situation, Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 au paragraphe 27, [2011] 1 RCS 396.
[30] Dans ces circonstances inhabituelles, et puisqu’il est dans l’intérêt de tous que je rende jugement le plus rapidement possible, je m’abstiendrai de trancher la question de l’intérêt pour agir de Droits collectifs Québec et je passerai directement à l’analyse du fond de l’affaire.
c) Le dossier de preuve
[31] Le contrôle judiciaire ne permet pas à la Cour de se substituer au décideur administratif—en l’occurrence, la Commission—et de reprendre à zéro l’examen de l’affaire : Vavilov, au paragraphe 83. La Cour doit plutôt se demander si la Commission a pris une décision raisonnable eu égard à la Loi, aux faits qui ont été portés à sa connaissance et aux arguments qui lui ont été présentés. Par conséquent, le contrôle judiciaire se fonde sur le dossier de preuve dont disposait le décideur administratif : Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 aux paragraphes 67 à 100. Sauf certaines exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce, il n’est pas permis de présenter une nouvelle preuve à l’étape du contrôle judiciaire.
[32] Se fondant sur ces principes, le Procureur général s’est opposé à la présence de certains documents dans le dossier des demandeurs. Premièrement, les demandeurs ont déposé le rapport précédent de la Commission, datant de 2012, ainsi qu’un rapport de l’Institut de la statistique du Québec faisant état de l’évolution de la population des différentes régions administratives de la province. Or, la Proposition et le Rapport renvoient explicitement à ces documents. Il faut donc présumer que la Commission en avait pris connaissance. Il est donc légitime que les demandeurs les présentent à la Cour.
[33] Deuxièmement, les demandeurs ont fourni à la Cour la thèse de doctorat de M. Matthias Rioux, défendue à l’Université Laval en 2018. Selon son résumé, cette thèse se veut une étude sociohistorique de la Gaspésie et porte « un regard critique sur les retombées économiques et sociales des politiques gouvernementales appliquées à la région depuis la Révolution tranquille »
. Cette thèse ne peut être admise en preuve à l’étape du contrôle judiciaire. Monsieur Rioux n’a pas participé aux audiences publiques et sa thèse n’a pas été déposée à la Commission.
[34] En se fondant sur l’arrêt R c Sioui, [1990] 1 RCS 1025, les demandeurs ont néanmoins soutenu que je devais prendre connaissance d’office de la thèse de M. Rioux. Comme je l’ai souligné dans l’affaire Khodeir c Canada (Procureur général), 2022 CF 44, un tribunal peut prendre connaissance d’office de faits qui sont à l’abri de toute contestation raisonnable, soit parce qu’ils sont notoires, soit parce qu’ils peuvent être aisément vérifiés à l’aide de sources incontestables. Par définition, une thèse de doctorat vise à produire de nouvelles connaissances; on doit normalement présumer que celles-ci n’ont pas acquis le degré de notoriété ou d’incontestabilité qui justifierait qu’on en prenne connaissance d’office.
[35] Je suis néanmoins disposé à prendre connaissance d’office de faits généraux concernant la région de la Gaspésie, notamment ses caractéristiques géographiques, son éloignement des grands centres urbains, son climat, les distances routières approximatives et la disponibilité des autres moyens de transport.
(2) Sur le plan du fond
[36] Depuis l’arrêt Vavilov de la Cour suprême, il est acquis que les tribunaux doivent faire preuve de retenue envers les décisions administratives et ne doivent annuler celles-ci que lorsqu’elles sont déraisonnables. Les exceptions à ce principe sont fort limitées et les parties ne soutiennent pas qu’elles s’appliquent en l’espèce. Au contraire, les demandeurs reconnaissent qu’ils doivent démontrer que la décision de la Commission est déraisonnable. Cette position est d’ailleurs compatible avec la jurisprudence la plus récente en la matière : Première Nation d’Eskasoni c Canada (Procureur général), 2024 CF 1856 aux paragraphes 40 et 41 [Eskasoni].
[37] L’analyse du caractère raisonnable d’une décision se fonde principalement sur les motifs fournis par le décideur : Vavilov, au paragraphe 84. Les demandeurs ont prétendu que les motifs donnés par la Commission pour justifier la suppression de la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia étaient insuffisants et qu’il s’agissait là d’un motif indépendant de contrôle judiciaire. Or, selon l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au paragraphe 14, [2011] 3 RCS 708, l’insuffisance des motifs donnés par le décideur n’est pas un motif indépendant de contrôle judiciaire. Évidemment, si les motifs sont insuffisants, il se peut que la Cour ne puisse saisir le raisonnement du décideur et doive déclarer la décision déraisonnable. Je n’effectuerai donc pas une analyse distincte de la suffisance des motifs fournis par la Commission. Cette question sera intégrée à l’analyse du caractère raisonnable de la décision.
[38] Il faut aussi souligner que les motifs de la Commission comprennent à la fois la Proposition et le Rapport. Il faut en faire une lecture globale.
[39] Par ailleurs, les demandeurs n’invoquent aucune violation de l’équité procédurale. Il n’est donc pas nécessaire de déterminer si la nature de la décision en cause écarte toute exigence en matière d’équité procédurale ou, dans le cas contraire, d’évaluer la portée de ces exigences. Voir, à ce sujet, Eskasoni, aux paragraphes 52 et 61 à 65.
B. Le caractère raisonnable de la Proposition et du Rapport
[40] J’en arrive donc au nœud du problème : la décision de la Commission de supprimer la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia était-elle raisonnable? Les demandeurs ont présenté une panoplie de moyens invitant à donner une réponse négative. Je traiterai d’abord des objections visant la méthodologie employée par la Commission. J’étudierai ensuite les arguments portant sur le caractère trop vaste des circonscriptions proposées puis ceux qui se fondent sur le non-respect des communautés d’intérêts ainsi que sur l’évolution démographique récente de la Gaspésie.
(1) Le principe de la représentation effective
[41] Les demandeurs s’en prennent d’abord à la méthodologie employée par la Commission. Selon eux, celle-ci aurait accordé une trop grande importance à l’égalité du pouvoir électoral et elle se serait imposé une limite qui n’est pas prévue par la loi. J’examine ces deux objections tour à tour.
a) La priorité accordée au principe de parité relative
[42] Les demandeurs soutiennent d’abord que la Commission a mal interprété le cadre juridique applicable en minimisant l’importance du principe de la représentation effective et en privilégiant plutôt la parité relative du pouvoir électoral, c’est-à-dire l’idée que la population de chaque circonscription devrait être à peu près égale. À mon avis, les demandeurs ont tort. Ces deux principes ne s’opposent pas et la Commission a bien compris comment ils sont imbriqués.
[43] D’entrée de jeu, il faut rappeler que l’article 15 de la Loi doit être interprété à la lumière de la garantie constitutionnelle du droit de vote qui découle de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]. L’article 3 se lit ainsi :
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[44] C’est dans le Renvoi relatif à la délimitation de circonscriptions électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 RCS 158 [le Renvoi concernant la Saskatchewan], que la Cour suprême a établi les conséquences du droit de vote garanti par l’article 3 de la Charte sur la délimitation des circonscriptions électorales. Dans cette affaire, certains plaidaient que la parité du pouvoir électoral était la seule considération pertinente, alors que d’autres soutenaient que la délimitation devait se fonder sur un ensemble de facteurs parmi lesquels la parité du pouvoir électoral n’occupait pas une place déterminante.
[45] La Cour suprême a adopté une position mitoyenne en affirmant que l’article 3 de la Charte protège un droit à la « représentation effective »
. Ce concept accorde une importance primordiale à la parité relative du pouvoir électoral, sans pour autant exclure la prise en considération d’autres facteurs susceptibles de contribuer à une représentation plus effective. La Cour l’explique ainsi, aux pp 183 à 185 :
Quelles sont les conditions de la représentation effective? La première est la parité relative du pouvoir électoral. Le système qui dilue indûment le vote d’un citoyen comparativement à celui d’un autre, court le risque d’offrir une représentation inadéquate au citoyen dont le vote a été affaibli.
[…]
La parité du pouvoir électoral est d’importance primordiale mais elle n’est pas le seul facteur à prendre en compte pour assurer une représentation effective.
[…] la parité relative qu’il est possible d’atteindre peut ne pas être souhaitable si elle a pour effet de détourner du but principal, qui est la représentation effective. Des facteurs tels les caractéristiques géographiques, l’histoire et les intérêts de la collectivité et la représentation des groupes minoritaires peuvent devoir être pris en considération si l’on veut que nos assemblées législatives représentent effectivement la diversité de notre mosaïque sociale. Ce ne sont là que des exemples de considérations qui peuvent justifier une dérogation à l’égalité absolue des votes dans la poursuite d’une représentation plus effective; la liste n’est pas exhaustive.
Il se fait donc que des dérogations à la parité électorale absolue peuvent se justifier en présence d’une impossibilité matérielle ou pour assurer une représentation plus effective. À part cela, l’affaiblissement du vote d’un citoyen comparativement à celui d’un autre ne devrait pas être toléré.
[46] La Cour suprême ne s’est pas écartée de ces principes dans sa jurisprudence subséquente. La plupart des affaires qu’elle a tranchées par la suite portaient d’ailleurs sur d’autres aspects du droit de vote. En rappelant que l’article 3 garantit la représentation effective, elle n’a pas entendu déroger au caractère primordial de la parité du pouvoir électoral.
[47] La formulation de l’article 15 de la Loi reflète également la priorité accordée à la parité relative du pouvoir électoral au sein du concept de représentation effective. Cette disposition indique que la population d’une circonscription doit s’approcher « dans la mesure du possible »
(en anglais, «
as close as reasonably possible »
) du quotient électoral. Elle précise également qu’une commission peut « déroger »
à ce principe afin de mieux répondre à d’autres types de préoccupations. À cet égard, il faut se garder d’opposer parité relative du pouvoir électoral et représentation effective. La représentation effective ne se borne pas à la prise en considération des facteurs énumérés à l’alinéa 15(1)b) de la Loi. C’est plutôt l’articulation de tous les principes mentionnés à l’article 15, y compris la parité relative, qui assure la représentation effective.
[48] La Commission n’a pas méconnu le principe de la représentation effective. La lecture de la Proposition et du Rapport démontre qu’elle était bien au fait de la manière dont la Cour suprême a défini la représentation effective et de l’articulation des différentes composantes de ce principe au sein de l’article 15 de la Loi. C’est à bon droit qu’elle a fréquemment rappelé le caractère primordial de la parité relative du pouvoir électoral. La fréquence de ces rappels ne signifie pas que la Commission a mis de côté les autres composantes de la représentation effective; elle est plutôt proportionnelle à la fréquence à laquelle les participants aux audiences publiques lui ont demandé de déroger à la parité.
[49] La méthodologie employée par la Commission démontre également qu’elle a bien compris la portée du principe de représentation effective. Plutôt que de rechercher l’égalité absolue de la population des diverses circonscriptions, elle s’est accordé une marge de manœuvre de 10 p. cent afin de lui permettre de tenir compte d’autres préoccupations. Elle s’est aussi permis de dépasser cette cible de 10 p. cent sans toutefois jamais dépasser un écart de 25 p. cent. À la suite des audiences publiques, elle s’est montrée disposée à modifier les limites des circonscriptions proposées afin de répondre à certaines préoccupations exprimées par les participants, d’une manière qui a fait légèrement augmenter les écarts par rapport au quotient électoral. Ainsi, au terme de l’exercice, sept circonscriptions québécoises possèdent une population qui s’écarte de plus de 10 p. cent du quotient électoral.
b) La cible d’un écart maximal de 10 p. cent
[50] Dans leur mémoire, les demandeurs ont également soutenu que la Commission avait méconnu la Loi en appliquant un écart-cible maximal de 10 p. cent par rapport au quotient électoral.
[51] Dans la Proposition, la Commission explique ainsi la balise qu’elle se fixe :
La Commission, tout comme les deux commissions qui l’ont précédée, considère souhaitable que, sauf exceptions justifiées, la population de chacune des circonscriptions électorales du Québec se situe à l’intérieur d’un écart maximal de 10 %, en plus ou en moins, par rapport au quotient électoral. Cet écart-cible paraît approprié vu l’importance du principe de parité (« une personne, un vote »), l’objectif étant d’accorder un poids plus ou moins équivalent à la population de chacune des circonscriptions électorales.
[52] Lors des audiences publiques, certains participants ont contesté le bien-fondé de cet écart-cible, en soulignant que l’article 15 de la Loi permet un écart de plus ou moins 25 p. cent par rapport au quotient électoral et non un écart de plus ou moins 10 p. cent. La Commission a répondu ainsi à ces préoccupations :
La Loi impose aux commissions de viser un écart de 0 %, et non de 25 % ou de 10 % (« que le chiffre de la population de [chaque circonscription] corresponde dans la mesure du possible au quotient [électoral] » (art. 15 (1) a)), avec possibilité de dérogation « chaque fois que cela […] paraît souhaitable pour l’application » des facteurs énoncés aux sous-alinéas (1) b) (i) et (ii) de l’article 15. Au-delà de 25 % d’écart, en plus ou en moins, il faut des « circonstances extraordinaires ».
[…]
D’où l’utilisation par la Commission, à l’instar des deux commissions qui l’ont précédée, d’un écart-cible de 10 % comme mesure concrète (in concreto) de sa tolérance à la dérogation […]. L’utilisation d’un tel écart-cible est tout à fait légitime. En effet, les dérogations sont à la discrétion des commissions. Celles-ci « peuvent » déroger au principe de l’égalité du pouvoir électoral lorsque « cela leur paraît souhaitable ». D’où l’importance pour une commission d’« encadrer » l’exercice de sa discrétion, ne serait-ce que pour l’aider à faire preuve de constance dans l’exercice de celle-ci.
L’écart-cible de 10 % constitue en quelque sorte un outil de travail utile.
[53] Les demandeurs soutiennent que la Commission s’est imposé un critère qui n’est prévu nulle part dans la Loi. Il n’en est rien. L’écart-cible maximal de 10 p. cent est une ligne directrice que la Commission s’est donnée afin d’assurer une certaine cohérence dans l’analyse de la situation des diverses circonscriptions. Il ne s’agit pas d’une règle rigide ni d’une modification de la règle prévue au paragraphe 15(2) concernant les circonstances extraordinaires. D’ailleurs, notre Cour a rejeté un argument semblable dans l’affaire Eskasoni, aux paragraphes 118 à 121. Quoi qu’il en soit, la Commission n’a pas traité l’écart-cible maximal de 10 p. cent comme une règle rigide : elle a accepté d’y déroger dans sept cas.
(2) La superficie trop vaste des circonscriptions
[54] Selon les demandeurs, la recommandation de supprimer la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia est contraire au principe de la représentation effective. En effet, lors des audiences publiques, de nombreux intervenants ont affirmé à la Commission que les circonscriptions proposées, notamment celle de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine–Listuguj, auraient une superficie trop vaste, posant ainsi des obstacles importants aux interactions entre un député et ses électeurs. La Commission a rejeté cette préoccupation en faisant remarquer que huit circonscriptions québécoises avaient une superficie plus vaste que celles d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia et de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine et que l’écart entre la population de ces deux circonscriptions et le quotient électoral était trop élevé pour envisager une exception.
[55] La prétention fondamentale des demandeurs est que la Commission a rendu une décision déraisonnable en rejetant ces revendications. Les demandeurs présentent des arguments quelque peu différents à ce sujet, que j’examinerai tour à tour.
a) Une population plus faible pour les circonscriptions rurales et éloignées?
[56] La demanderesse Droits collectifs Québec reproche à la Commission d’avoir aveuglément appliqué l’exigence de parité, alors qu’en règle générale, les circonscriptions rurales et éloignées devraient avoir une population plus faible que les circonscriptions urbaines. Elle appuie sa prétention sur certains passages du Renvoi concernant la Saskatchewan où la Cour suprême a fait remarquer qu’il était plus difficile pour un député de représenter une circonscription rurale ou éloignée qu’une circonscription urbaine et que les électeurs de ces circonscriptions font plus souvent appel à leur député. La Cour en conclut que « l’objectif de la représentation effective peut justifier l’existence de populations électorales légèrement inférieures dans les régions rurales »
(à la p 195).
[57] Dans les faits, cependant, la Commission a tenu compte de cet enseignement de la Cour suprême. Le Rapport propose six circonscriptions dont la population est inférieure de 10 à 18 p. cent au quotient électoral : Abitibi–Baie-James–Nunavik–Eeyou, Chicoutimi–Le Fjord, Côte‑Nord–Kawawachikamach–Uapashke, Jonquière–Alma, Lac-Saint-Jean et Laurentides–Labelle. Il s’agit de circonscriptions éloignées ou de vaste superficie dans lesquelles les difficultés mentionnées par la Cour suprême sont susceptibles d’être présentes.
[58] Cependant, la Commission n’a pas voulu tolérer l’existence de circonscriptions dont la population s’écarterait davantage du quotient électoral. Cela n’est pas déraisonnable. Avant le redécoupage proposé par la Commission, les circonscriptions de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine et d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia présentaient respectivement un écart négatif de 30,3 p. cent et de 35,5 p. cent par rapport au quotient électoral. On ne saurait soutenir qu’il s’agit là d’une population « légèrement inférieure »
, pour reprendre les mots de la Cour suprême dans le Renvoi concernant la Saskatchewan.
b) La prise en compte de la spécificité géographique de la Gaspésie
[59] Le demandeur Deschênes, quant à lui, ne prétend pas que toute circonscription rurale ou éloignée devrait bénéficier d’un écart négatif par rapport au quotient électoral. Il soutient plutôt que la région de la Gaspésie présente des caractéristiques qui la distinguent d’autres circonscriptions aussi vastes ou plus vastes. En particulier, lors des audiences publiques, Mme Diane Lebouthillier, députée de la circonscription actuelle de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine, a souligné la difficulté d’organiser les déplacements entre Ottawa et sa circonscription et l’impossibilité de visiter les Îles-de-la-Madeleine plus de trois ou quatre fois par année. Le demandeur Deschênes met également l’emphase sur certaines particularités géographiques de la région, notamment le fait qu’elle consiste en un « chapelet de villages échelonnés tout le long de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent ainsi que de la Baie-des-Chaleurs »
.
[60] Il revient aux demandeurs d’établir en quoi la Commission aurait fait abstraction d’une caractéristique fondamentale qui distingue la Gaspésie des autres régions rurales ou éloignées. À mon avis, ils ont échoué à faire cette démonstration.
[61] Par exemple, à l’audience, j’ai demandé en quoi la circonscription proposée de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine–Listuguj se distinguerait de celle de Côte-Nord–Kawawachikamach–Uapashke, puisque toutes deux peuvent être décrites comme un « chapelet de villages »
en bordure du fleuve ou de la mer. Les demandeurs ont été incapables de fournir une réponse satisfaisante. De la même manière, on peut présumer que la situation décrite par la députée Lebouthillier concernant l’impossibilité de visiter fréquemment l’ensemble de sa circonscription et les lacunes du transport aérien régional est similaire à celle de ses collègues qui représentent d’autres circonscriptions vastes et éloignées, par exemple Côte-Nord–Kawawachikamach–Uapashke ou Abitibi–Baie-James–Nunavik–Eeyou.
[62] Les demandeurs ont néanmoins fait valoir que la Commission a fait abstraction du caractère insulaire des Îles-de-la-Madeleine. Je ne suis pas convaincu que la Commission était tenue d’aborder cette question. Dans son témoignage, la députée Lebouthillier a affirmé que les Îles-de-la-Madeleine n’étaient « accessible[s] que par avion »
. Il est évident que le député emploiera ce moyen de transport, et non le traversier, pour s’y rendre. Dans cette mesure, les Îles-de-la-Madeleine ne se distinguent pas substantiellement d’autres régions éloignées où le transport aérien est le seul moyen réaliste pour assurer les déplacements d’un député.
[63] Par ailleurs, la Commission a souligné que le Bureau de régie interne de la Chambre des communes pourrait allouer des ressources supplémentaires aux députés qui représentent de vastes circonscriptions. Contrairement à ce que prétendent les demandeurs, cette remarque n’a rien de déraisonnable. Elle ne contredit pas le raisonnement de la Commission ni ne constitue une forme inadmissible de délégation de pouvoir ou de prise en considération de faits non pertinents.
c) Le refus de maintenir l’exception accordée en 2012
[64] Les demandeurs soutiennent également que le Rapport de la Commission est déraisonnable, puisqu’il s’écarte de la conclusion à laquelle la Commission était parvenue lors du redécoupage précédent, en 2012, sans que la réalité géographique n’ait changé. À cette époque, la Commission avait conclu que la superficie de la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia et la difficulté de la représenter adéquatement constituaient des « circonstances extraordinaires »
au sens du paragraphe 15(2) de la Loi.
[65] À mon avis, il était raisonnable que la Commission jette un regard neuf sur la question et parvienne à une conclusion différente. À ce propos, il faut garder à l’esprit le fait que le quotient électoral a augmenté et la population de la région a diminué entre les recensements de 2011 et de 2021, ce qui fait que l’écart par rapport à ce quotient a augmenté pour les circonscriptions de la région. Ainsi, c’est à juste titre que la Commission fait valoir que le maintien des circonscriptions actuelles exigerait l’application de la disposition de dérogation non seulement en ce qui a trait à la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia, mais aussi à celle de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine. En fait, puisque l’écart au quotient électoral s’est aggravé depuis le recensement précédent, il était tout à fait raisonnable que la Commission ne s’estime pas liée par sa décision précédente. D’ailleurs, la Commission a bien noté que lorsque la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia a bénéficié de la dérogation en 2012, son écart avec le quotient électoral était de 26 p. cent et qu’il s’est depuis lors accru de dix points de pourcentage.
[66] Dans la mesure où les prétentions des demandeurs constituent un plaidoyer en faveur du statu quo, elles ne sauraient être retenues. De par sa nature, le processus de redécoupage décennal prévu par la Loi est incompatible avec le maintien du statu quo. Les limites des circonscriptions doivent suivre l’évolution de la répartition de la population. Dans le Renvoi concernant la Saskatchewan, la Cour suprême a rejeté « l’argument spécieux selon lequel on peut invoquer les anomalies et les abus historiques pour justifier leur survivance »
(à la p 187). En d’autres termes, le principe de représentation effective ne garantit pas le maintien du poids politique des régions rurales ou éloignées sans égard à l’évolution de leur population.
(3) La communauté d’intérêts et l’historique des circonscriptions
[67] Les demandeurs se sont également fondés sur le concept de communauté d’intérêts pour attaquer le Rapport. Leurs prétentions sont toutefois difficiles à suivre.
[68] Le sous-alinéa 15(1)b)(i) de la Loi précise qu’il faut tenir compte de la « communauté d’intérêts »
dans la délimitation des circonscriptions, mais ne définit pas ce terme. La Commission a adopté la définition suivante, que les demandeurs ne remettent pas en question :
[…] un groupe de personnes qui partagent les mêmes intérêts et les mêmes valeurs. Ces valeurs peuvent être le résultat d’une histoire ou d’une culture commune, d’une ascendance ethnique commune, ou de toute autre expérience partagée par des électeurs à la base de laquelle on retrouve des intérêts communs.
[69] Lors des audiences publiques, de nombreux participants ont invoqué la notion de communauté d’intérêts. Dans bien des cas, on a fait valoir que les MRC constituaient de telles communautés, puisqu’elles ont été délimitées en se fondant sur des réalités sociales et historiques préexistantes. D’ailleurs, la Commission a accepté de modifier la Proposition afin que les limites des circonscriptions électorales coïncident avec celles des MRC.
[70] De plus, la Commission a pris en considération les représentations des élus locaux afin de modifier la manière de partager le territoire de la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia entre les circonscriptions voisines. Ainsi, lors des audiences publiques, la MRC de la Matanie a souligné être tiraillée entre les régions administratives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie, mais que son « cœur bat à l’est »
, en d’autres termes que son identité était gaspésienne. Elle a suggéré d’être rattachée en entier à la nouvelle circonscription de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine–Listuguj. Par ailleurs, la mairesse d’Amqui a affirmé que le Bas-Saint-Laurent était la « communauté d’intérêts naturelle »
de sa municipalité et, peut-on présumer, de sa MRC. Dans son rapport, la Commission a respecté ces intérêts en rattachant la MRC de la Matanie à la circonscription Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine–Listuguj et la MRC de la Matapédia à la circonscription de Rimouski–La Matapédia.
[71] Au-delà des MRC, il est toutefois difficile de définir les communautés d’intérêts présentes dans les circonscriptions de la région. Par exemple, le demandeur Deschênes a soutenu qu’en raison de son histoire et de sa « conscience collective régionale »
, l’ensemble de la Gaspésie formait une telle communauté d’intérêts. Or, cette communauté d’intérêts se trouve réunie plutôt que séparée par les limites des circonscriptions proposées par la Commission. Pour sa part, la demanderesse Droits collectifs Québec soutient que la circonscription existante d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia constitue une communauté d’intérêts qui ne doit pas être séparée. Or, une telle affirmation est difficilement conciliable avec les affirmations des élus locaux citées plus haut et avec les prétentions du demandeur Deschênes. Bref, les demandeurs échouent à démontrer que la Commission a rendu une décision déraisonnable en ce qui a trait à la prise en considération des communautés d’intérêts.
[72] Par ailleurs, dans leur mémoire, les demandeurs reprochent à la Commission d’avoir passé sous silence l’existence de la communauté anglophone et du peuple mi’kmaq, tous deux présents dans les circonscriptions visées par la présente affaire. Or, il ne semble pas que cette question ait fait l’objet d’interventions lors des audiences publiques. Les demandeurs n’expliquent pas non plus en quoi la présence de ces communautés aurait dû avoir une incidence sur les travaux de la Commission. À titre de comparaison, c’est la représentation effective de la communauté acadienne qui était en jeu dans les affaires Raîche c Canada (Procureur général), 2004 CF 679, [2005] 1 RCF 93, et Fédération Acadienne de la Nouvelle-Écosse v Nova Scotia (Attorney General), 2024 NSSC 339. En l’absence d’observations précises à ce sujet, je n’en dirai pas davantage, sauf pour souligner que la Commission n’avait pas à faire enquête sur un sujet que personne n’avait abordé lors des audiences publiques.
(4) L’augmentation récente de la population
[73] Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur factuelle en ne tenant pas compte de la hausse de la population de la région de la Gaspésie entre 2018 et 2022, ainsi que du solde migratoire interrégional positif de la région au cours des six dernières années. Si je comprends bien, ces données laisseraient entrevoir la fin du déclin démographique de la Gaspésie.
[74] Cet argument avait été présenté à la Commission lors des audiences publiques. Dans son rapport, la Commission a expliqué pourquoi il ne pouvait être retenu. Selon elle, « la base statistique sur laquelle ses travaux doivent être fondés est le chiffre de la population lors des recensements de 2011 et de 2021 »
. Entre ces deux dates, la population combinée des circonscriptions d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia et de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine a diminué de 4,7 p. cent, alors qu’elle s’est accrue de 7,6 p. cent dans la province. La Commission a d’ailleurs fait remarquer que d’autres facteurs que le solde migratoire interrégional influent sur l’évolution de la population des différentes régions. La Commission a donc conclu que « les données concernant la migration interrégionale revêtent un intérêt limité dans le cadre de ses travaux »
.
[75] La décision de la Commission à cet égard est tout à fait raisonnable. Son rôle n’est pas de prédire l’avenir. Elle doit plutôt fonder ses recommandations sur les données du dernier recensement, en l’occurrence le recensement de 2021. Elle n’était pas tenue d’examiner d’autres indicateurs. En particulier, elle n’était pas tenue de mentionner la hausse récente de la population de la région, qui résulte essentiellement du solde migratoire interrégional et qui se reflète de toute manière dans les chiffres du recensement de 2021. Toute augmentation éventuelle de la population de la région au cours des prochaines années sera prise en considération lors du redécoupage faisant suite au recensement de 2031.
IV. Conclusion
[76] Pour toutes ces raisons, les demandeurs ont échoué à démontrer que la recommandation de supprimer la circonscription d’Avignon–La Mitis–Matane–Matapédia est déraisonnable. Leur demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.
[77] Les défendeurs réclament leurs dépens. J’estime que le montant de 6000 $ proposé par le Procureur général est raisonnable. Les demandeurs n’ont pas contesté ce montant. Quant à Élections Canada, j’estime qu’un montant de 2000 $ est raisonnable, étant donné l’ampleur plus réduite du travail effectué pour présenter ses observations.
JUGEMENT dans le dossier T-1516-23
LA COUR STATUE que
- L’intitulé de la cause est modifié pour retirer le nom d’Élections Canada à titre de défendeur.
- La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
- Les demandeurs sont condamnés solidairement à payer la somme de 6000 $ au Procureur général et la somme de 2000 $ à Élections Canada à titre de dépens, incluant taxes et débours.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
|
T-1516-23 |
INTITULÉ :
|
ALEXIS DESCHÊNES, DROITS COLLECTIFS QUÉBEC c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
PAR VISIOCONFÉRENCE |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 3 février 2025 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GRAMMOND |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 21 février 2025
|
|
COMPARUTIONS :
François Boulianne |
POUR LE DEMANDEUR ALEXIS DESCHÊNES |
François Côté |
POUR LA DEMANDERESSE DROITS COLLECTIFS QUÉBEC |
Dominique Guimond Amélia Couture Pascale-Catherine Guay Claude Joyal, c.r. |
POUR LE DÉFENDEUR PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
Daniel Baum Jean-Philippe Dionne |
POUR LE DÉFENDEUR ÉLECTIONS CANADA |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
François Boulianne Québec (Québec) |
POUR LE DEMANDEUR ALEXIS DESCHÊNES |
François Côté Sherbrooke (Québec) |
POUR LA DEMANDERESSE DROITS COLLECTIFS QUÉBEC |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
Langlois avocats s.e.n.c.r.l. Montréal (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR ÉLECTIONS CANADA |