Date : 20250219
Dossier : T-227-24
Référence : 2025 CF 319
Ottawa (Ontario), le 19 février 2025
En présence de madame la juge Blackhawk
ENTRE :
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PREMIÈRE NATION DE KEBAOWEK
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demanderesse
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et
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LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
TABLE DES MATIÈRES
A. Terminologie utilisée dans les présents motifs de jugement
C. Lieu et particularités de l’IGDPS
(1) Consultation avec le Conseil tribal
(2) Consultation avec Kebaowek
(1) L’obligation de consulter et d’accommoder : généralités
(2) La compétence de la Commission sur les questions de droit
(3) Renvoi devant la Cour fédérale
(4) La DNUDPA : un prisme d’interprétation
(2) Principes d’interprétation
(a) Les limites aux droits garantis par l’article 35
(b) Le caractère approprié du processus de consultation
(4) Le processus de consultation et les conclusions pertinentes de la Commission
(5) La nature des droits ancestraux revendiqués par la demanderesse
(6) La consultation du point de vue autochtone
(1) La sous-délégation des pouvoirs
(2) L’exclusion permanente est déraisonnable
E. Quelle est la mesure de réparation qui convient?
JUGEMENT dans le dossier T-227-24
ANNEXE A : GLOSSAIRE DES TERMES ET ABRÉVIATIONS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision rendue par la Commission canadienne de sûreté nucléaire (la « Commission » lorsqu’il est question du tribunal; la « CCSN » lorsqu’il est question de l’organisation) le 8 janvier 2024, laquelle accueille la demande, présentée par Laboratoires nucléaires canadiens (« Laboratoires nucléaires » ou la « défenderesse »), de modification de son permis d’exploitation d’un établissement de recherche et d’essais nucléaires (le « permis ») pour son site des Laboratoires de Chalk River (le « site ») afin que soit autorisée la construction d’une installation de gestion des déchets près de la surface (l’« IGDPS ») sur le site (la « décision »).
[2] La demanderesse demande à la Cour d’annuler la décision parce que, selon elle, la Commission a commis une erreur de droit en refusant d’appliquer la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, HCDH, 33e sess, Doc NU A/RES/61/295 (2007), AG Rés 61/295 (la « Déclaration » ou la « DNUDPA »), dans sa décision ou de l’appliquer à titre de facteur pour déterminer si l’obligation de consulter la Première Nation de Kebaowek (« Kebaowek » ou la « demanderesse ») et de trouver, si nécessaire, des accommodements avec elle (l’« obligation de consulter et d’accommoder ») a été remplie.
[3] Kebaowek soutient que, puisque la DNUDPA a été intégrée dans la législation nationale par l’adoption de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, LC 2021, c 14 [LDNU], la Commission avait l’obligation, au titre de la DNUDPA, d’obtenir le consentement de Kebaowek avant d’autoriser la construction de l’IGDPS et que, pour s’acquitter de son obligation de consulter et d’accommoder, conformément à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, art 35, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [Loi constitutionnelle de 1982], la Couronne devait procéder à des consultations approfondies, à la lumière de la DNUDPA et de la LDNU.
[4] Kebaowek soutient également que la Commission a omis d’évaluer les effets de l’IGDPS sur l’environnement et ses droits ancestraux et issus de traités garantis par l’article 35 (les « droits garantis par l’article 35 ») parce qu’elle s’est fondée sur un plan de gestion durable des forêts (le « PGDF ») qui ne faisait pas partie du dossier et qui n’avait pas fait l’objet de consultations. Kebaowek fait valoir que, dans les faits, cette omission a eu pour effet de déléguer indûment l’évaluation de l’impact de l’IGDPS au personnel de la CCSN. La demanderesse soutient en outre que la Commission a omis d’analyser les répercussions qu’aurait l’exclusion permanente des membres de Kebaowek du site.
[5] Kebaowek demande à la Cour d’annuler la décision de la Commission et de renvoyer l’affaire pour consultations supplémentaires et examen par une formation différemment constituée.
[6] La défenderesse soutient que la Commission a envisagé d’appliquer la DNUDPA et la LDNU, mais a conclu que l’obligation de la Couronne de consulter et d’accommoder devait être examinée au regard du cadre juridique issu de la common law. La Commission a conclu qu’elle n’avait pas le pouvoir de déterminer comment mettre en œuvre la DNUDPA en droit canadien.
[7] La défenderesse soutient que le dossier de la présente demande démontre que, dans le continuum des processus de consultation envisagé dans l’arrêt Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 [Nation haïda], au paragraphe 62, le processus mené auprès de Kebaowek s’inscrit parmi les plus approfondis. Elle soutient que l’IGDPS n’aura aucune incidence défavorable sur tout droit revendiqué ou établi garanti par l’article 35.
[8] La défenderesse soutient que, conformément à la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, la Commission avait le droit d’approuver un processus d’évaluation environnementale (le « processus d’EE ») pour l’IGDPS prévoyant des mesures d’atténuation futures et des conditions énoncées dans son PGDF. Elle soutient qu’il ne s’agit pas d’une délégation indue des pouvoirs de la Commission.
[9] La défenderesse fait valoir que Kebaowek n’a pas établi qu’un aspect ou l’autre de la décision de la Commission était déraisonnable ou incorrect. Par conséquent, elle sollicite le rejet de la demande.
[10] La présente demande, comme plusieurs autres, requiert que soit pris en considération le principe de la réconciliation, lequel vise à réconcilier la préexistence des sociétés autochtones avec l’assujettissement à la souveraineté de la Couronne. Elle met à l’épreuve notre engagement en tant que Canadiens envers la réconciliation et pose la question de ce qui doit véritablement être fait pour faire avancer la mise en œuvre de ces objectifs. Elle met également à l’épreuve l’engagement du Canada à mettre en œuvre les principes énoncés dans la DNUDPA, en particulier la norme du « consentement préalable – donné librement et en connaissance de cause »
(le « CPLCC »).
[11] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie en partie. La Commission a conclu incorrectement qu’elle n’avait pas compétence pour déterminer si la DNUDPA ou la LDNU s’appliquaient à l’obligation de consulter et d’accommoder. Par conséquent, la Commission a commis une erreur dans son évaluation du respect de l’obligation de consulter et d’accommoder.
A. Terminologie utilisée dans les présents motifs de jugement
[12] D’abord, quelques mots sur la terminologie utilisée dans les présents motifs de jugement. Le mot « Indien »
apparaît dans la Loi constitutionnelle de 1982 ainsi que dans de nombreux autres textes d’organisations fédérales, qu’il s’agisse de textes législatifs, de politiques administratives, de jugements ou de rapports, qui sont utiles à l’examen des questions soulevées en l’espèce. Je reconnais que les termes « autochtones »
, « Première Nation »
, « Métis »
et « Inuit »
, comme il se doit, ont largement supplanté le terme plus ancien. Lorsque les présents motifs renvoient expressément à ces textes législatifs, politiques administratives, jugements ou rapports, la terminologie de ces sources est utilisée. J’espère qu’on n’y verra pas un manque de respect, car là n’est pas mon intention.
[13] Je note également que, dans le dossier et les observations des parties, le nom « Anishinabeg »
a été orthographié de diverses manières. Dans les présents motifs, j’utilise le terme et l’orthographe qui sont les plus souvent utilisés dans les observations des parties, par souci d’uniformité. Encore une fois, j’espère qu’on n’y verra pas un manque de respect, car là n’est pas mon intention.
II. Contexte
A. Les parties
[14] Kebaowek, anciennement appelée Eagle Village, est l’une des 11 Nations Algonquines Anishinabeg reconnues qui, ensemble, constituent la plus large Nation Algonquine. Elle est située sur le bord du lac Kipawa et est l’une des neuf communautés algonquines du Québec. Kebaowek est membre de l’Algonquin Anishinabeg Nation Tribal Council (Conseil tribal de la Nation Algonquine Anishinabeg) (le « Conseil tribal »). Kebaowek compte environ 1 100 membres, dont environ 500 vivent hors réserve en Ontario.
[15] Le territoire traditionnel de Kebaowek inclut des terres en Ontario et au Québec, dont le site visé en l’espèce, lequel est situé dans le territoire traditionnel non cédé de la Nation Algonquine Anishinabeg. Les membres de Kebaowek exercent leurs droits garantis par l’article 35 et continuent, dans leur territoire, de suivre l’Ona’ken’age’win, la loi et la gouvernance coutumières algonquines. Les terres et les eaux de ce territoire font partie de l’« Anishinable [
sic] Aki »
. La réserve et les territoires ancestraux revendiqués de Kebaowek se situent [traduction] « au nord-ouest et en aval du site [de Laboratoires nucléaires] »
.
[16] Laboratoires nucléaires détient un permis pour le site et gère les activités exercées sur le site conformément à ce permis. Le permis actuel vient à échéance le 31 mars 2028. La présente demande de contrôle judiciaire concerne la demande de modification de son permis, présentée par Laboratoires nucléaires, pour pouvoir construire son projet d’IGDPS. À l’heure actuelle, sur ce site se trouve un grand complexe nucléaire, lequel est le plus important producteur d’isotopes médicaux au Canada.
[17] Énergie atomique du Canada limitée (« EAC » ou « Énergie atomique ») est une société d’État fédérale. Elle a passé un marché avec Laboratoires nucléaires pour lui confier la gestion de ses sites, de ses activités nucléaires, de ses programmes de déclassement et de ses programmes de gestion des déchets.
[18] Conformément à la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, LC 1997, c 9 [LSRN], la CCSN est le tribunal fédéral ayant la mission de réglementer la production, la possession et l’utilisation des substances nucléaires (article 8). En outre, la CCSN donne de l’information, sur les plans scientifique ou technique ou en ce qui concerne la réglementation du domaine de l’énergie nucléaire, sur ses activités et sur les conséquences de l’énergie nucléaire, des substances nucléaires et de l’équipement (LSRN, alinéa 9b)). La LSRN établit des normes nationales, qui sont conformes aux normes internationales, régissant le développement, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire (LSRN, préambule). Cette loi a pour objet de limiter les risques liés au développement, à la production et à l’utilisation de l’énergie nucléaire, ainsi qu’à la production, la possession et l’utilisation des substances nucléaires et de l’équipement réglementé, tant pour la préservation de la santé et de la sécurité des personnes et la protection de l’environnement que pour le maintien de la sécurité nationale (LSRN, alinéa 3a)). Elle vise aussi la mise en œuvre des mesures de contrôle international du développement, de la production et de l’utilisation de l’énergie nucléaire que le Canada s’est engagé à respecter, notamment celles qui portent sur les armes nucléaires et les engins explosifs nucléaires (LSRN, alinéa 3b)).
[19] La CCSN est également une autorité ayant le pouvoir de procéder à des évaluations environnementales au titre de l’article 15 de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), LC 2012, c 19, art 52 [LCEE 2012]. Elle doit déterminer si les projets envisagés liés au nucléaire risquent d’avoir des effets environnementaux négatifs au sens du paragraphe 5(1) de cette loi. Les décisions en matière d’évaluation environnementale prises par la CCSN servent de fondement à des décisions subséquentes dans le processus réglementaire d’approbation.
[20] La décision faisant l’objet du présent appel ne porte que sur la demande de modification de son permis présentée par Laboratoires nucléaires afin de construire une IGDPS et ne concerne pas de futures autorisations d’exploiter l’IGDPS ni la future exploitation du site en général. L’exploitation de L’IGDPS et du site fera l’objet de décisions futures de la CCSN.
B. Le site
[21] Le site comporte des installations nucléaires ainsi que des installations non nucléaires. Il occupe environ 3 870 hectares sur le bord de Kichi Sibi (la « rivière des Outaouais »). Il est situé au sud-est de Deep River, en Ontario, à environ 150 km à vol d’oiseau des terres de la réserve de Kebaowek et à l’extérieur du territoire ancestral que revendique Kebaowek.
[22] L’accès au site est restreint depuis les années 1940. Il est surveillé par du personnel de sécurité et des portions du site sont clôturées afin d’empêcher les intrusions. La chasse et la pêche y sont interdites, et l’accès est interdit pour tout autre usage traditionnel par les nations autochtones.
[23] L’exploitation du site au cours des 75 dernières années a généré des déchets radioactifs. EAC est responsable des déchets et des installations du site, dont la gestion est confiée à Laboratoires nucléaires, qui procède au déclassement d’installations nucléaires non opérationnelles, à l’assainissement des sols contaminés et à l’entreposage de déchets radioactifs dans des solutions temporaires (les « déchets hérités »). En outre, des déchets radioactifs provenant d’universités et d’hôpitaux canadiens sont également entreposés sur le site.
[24] L’Agence internationale de l’énergie atomique a établi des normes mondiales pour la classification des déchets radioactifs, et le Canada a adopté des normes équivalentes. La majorité des déchets hérités qui sont actuellement entreposés au site sont classés « déchets nucléaires de faible activité »
(les « déchets FA »), car la matière comporte une faible quantité de radionucléides à longue période. Les déchets FA doivent être isolés et contenus pour une durée de quelques siècles et peuvent être manipulés de manière sécuritaire si certaines précautions sont prises. Dans environ 300 ans, la radioactivité des déchets FA se sera désintégrée et aura atteint un « niveau sans conséquence »
.
[25] Laboratoires nucléaires est en train de déclasser les installations et édifices obsolètes se trouvant sur le site. Les déchets qui sont actuellement entreposés sur le site ne le sont pas d’une manière conforme aux normes internationales modernes pour l’entreposage de substances nucléaires dangereuses. Quatre-vingt-dix pour cent (90 %) des déchets FA et des déchets hérités qui sont censés être entreposés dans l’IGDPS proposée existent déjà ou proviendront du site. Il s’ensuit que l’IGDPS proposée réduit les risques et les coûts liés au transport de déchets nucléaires pour entreposage ailleurs.
C. Lieu et particularités de l’IGDPS
[26] En mars 2017, Laboratoires nucléaires a demandé une modification à son permis afin de pouvoir construire l’IGDPS sur le site. L’installation proposée serait une installation nucléaire de classe 1B au sens de l’article 1 du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie 1, DORS/2000-204, et la première installation permanente d’évacuation et d’entreposage définitif de substances nucléaires au Canada. L’IGDPS proposée inclurait un monticule de confinement artificiel, une usine de traitement des eaux usées et des installations et infrastructures de soutien. Elle serait le lieu permanent d’entreposage et d’élimination de jusqu’à un million de mètres cubes (1 000 000 m3) de déchets FA solides ainsi que de déchets hérités qui ont été générés par les activités du site au cours des 75 dernières années – notamment le nettoyage de sols contaminés et l’entreposage des déchets dans des solutions temporaires –, de déchets générés par d’autres installations d’EAC et de déchets qui seront générés par les activités futures du site.
[27] L’IGDPS proposée a pour but de mieux protéger l’environnement. Le lieu envisagé pour l’IGDPS se situe à 1 100 mètres de Kichi Sibi (la « rivière des Outaouais »), sur une crête de substrat rocheux dont la pente s’éloigne de la rivière. L’IGDPS occuperait 37 hectares, soit environ 1 % de la superficie totale du site. L’IGDPS serait sécurisée et isolée à l’intérieur même du site par des clôtures permanentes.
[28] L’IGDPS proposée aura des répercussions permanentes sur le site. Une fois fermé, le monticule de confinement ressemblera à un affleurement gazonné de 18 mètres de haut construit sur le flanc d’une colline existante, dont l’empreinte sera d’environ 17 hectares. Le monticule de confinement a une durée de vie théorique de 550 ans. Une période de surveillance institutionnelle de 300 ans sera mise en place. Cette période correspond à 10 demi-vies des radionucléides de courte période se trouvant dans les déchets FA; à la fin de cette période, la radioactivité aura décru pour atteindre un niveau sans conséquence.
D. Consultation
[29] En juillet 2016, Laboratoires canadiens a pris contact avec Kebaowek et le Conseil tribal. Le Conseil tribal avait la responsabilité d’assurer la coordination des consultations et des autres séances de participation entre Laboratoires nucléaires et les nations membres, dont Kebaowek.
(1) Consultation avec le Conseil tribal
[30] De juillet 2016 à novembre 2021, le Conseil tribal a présenté à Laboratoires nucléaires des observations sur de multiples versions préliminaires de l’étude d’impact sur l’environnement concernant l’installation de gestion de déchets nucléaires pour l’IGDPS proposée. Laboratoires nucléaires a envoyé des lettres et des courriels, a tenu des réunions et a animé des webinaires sur l’IGDPS proposée. Le Conseil tribal a participé à ces activités, tout comme des représentants de Kebaowek.
(2) Consultation avec Kebaowek
[31] Kebaowek a été informée du projet l’IGDPS par des membres du personnel de la CCSN en 2016 et elle a été invitée à participer au processus d’EE. Kebaowek et le personnel de la CCSN ont eu des communications sporadiques de 2017 à 2020.
[32] Le 7 novembre 2019, Kebaowek a fait une présentation lors d’une audience publique tenue par la CCSN au sujet du Rapport de surveillance réglementaire sur les sites de Laboratoires Nucléaires Canadiens et elle a demandé l’établissement d’un accord-cadre de consultation (« ACC »).
[33] Le 14 mai 2020, Kebaowek a écrit, conjointement avec le Conseil tribal, une lettre au cabinet du premier ministre pour faire part de ses préoccupations concernant le processus d’EE pour le projet d’IGDPS. Lors d’une rencontre avec Laboratoires nucléaires le 17 juin 2020, Kebaowek a réitéré sa demande et a insisté sur l’établissement d’un ACC avant que ne s’effectue tout autre travail d’évaluation environnementale avec elle en lien avec l’IGDPS proposée.
[34] Le 26 août 2020, Kebaowek et le Conseil tribal ont envoyé une lettre au ministre des Ressources naturelles pour exprimer leurs préoccupations quant aux mesures prises par la CCSN et au processus de consultation concernant l’IGDPS. Le 31 mai 2021, Kebaowek et le Conseil tribal ont écrit de nouveau au ministre des Ressources naturelles et ont demandé un moratoire sur tous les projets pour lesquels la CCSN procédait à une évaluation environnementale, en raison du manquement allégué de cette dernière à l’obligation de consulter et d’accommoder.
[35] Le 5 novembre 2021, Kebaowek a rencontré le directeur de la Division des relations avec les Autochtones et les parties intéressées (le « directeur ») pour discuter des préoccupations qu’elle avait exprimées et de ses demandes relatives au processus suivi par la CCSN. Dans un courriel du 9 novembre 2021, le directeur a résumé les discussions du 5 novembre 2021 et a confirmé que la CCSN était d’avis que le financement des participants avait été donné au Conseil tribal pour ses activités de participation et de coordination auprès des Nations Algonquines, dont Kebaowek.
[36] Des représentants de Kebaowek ont assisté à l’audience présentant un aperçu de la surveillance réglementaire des sites de Laboratoires nucléaires le 25 novembre 2021 et ont exprimé des préoccupations quant au processus d’EE.
[37] Le 6 décembre 2021, Kebaowek a envoyé un courriel au directeur pour demander du financement, distinct de celui donné au Conseil tribal, pour l’établissement d’un plan d’action et d’un ACC. Plus tard dans la même journée, elle a reçu une réponse indiquant qu’elle devait travailler avec le Conseil tribal et utiliser ce qui restait des fonds fournis à celui-ci.
[38] Le 7 décembre 2021, le Conseil tribal s’est retiré de son ACC avec la CCSN et a avisé cette dernière qu’il ne consentirait pas à lui servir de moyen pour contourner ses obligations de consultation ni de prétexte pour priver des communautés membres de financement.
[39] Le 31 janvier 2022, Kebaowek a écrit à la CCSN pour demander un ajournement de l’audience prévue pour le 22 février 2022 jusqu’à ce que soient établis un ACC et un plan de travail avec Kebaowek. La CCSN a rejeté cette demande le 18 février 2022.
[40] Le 18 mars 2022, la CCSN a accueilli la demande visant l’établissement d’un ACC présentée par Kebaowek, et l’ACC a été finalisé le 4 avril 2022. La version finale de l’ACC prévoyait diverses activités, dont un examen du rapport d’évaluation environnementale (le « rapport d’EE ») et de la documentation à l’appui, l’examen et l’analyse du rapport d’EE par un conseiller juridique, l’établissement de plans et de rapports et la tenue d’activités de participation auprès de la communauté.
[41] La Commission a émis une directive procédurale le 5 juillet 2022 indiquant que le dossier demeurerait ouvert plus longtemps pour permettre à Kebaowek et à la Première Nation des Anishinabeg de Kitigan Zibi (la « PNAKZ ») de préparer des éléments de preuve supplémentaires pour examen par la Commission. Au début, Kebaowek et la PNAKZ devaient présenter leurs observations au plus tard le 31 janvier 2023, mais ce délai a été reporté au 1er mai 2023.
III. Questions en litige
[42] La présente demande soulève les questions suivantes :
Quelle est la norme de contrôle applicable?
La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour décider si la DNUDPA et la LDNU s’appliquaient à son obligation de consulter et d’accommoder?
La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder envers Kebaowek?
La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que l’IGDPS n’est pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs et importants?
Quelle est la mesure de réparation qui convient?
IV. Analyse
A. La norme de contrôle
[43] En général, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25).
[44] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable appelle un degré élevé de retenue et consiste en l’examen de la décision administrative pour déterminer si elle est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, aux para 12–15, 95). Ce contrôle a pour point de départ les motifs de la décision. Selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, la décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85).
[45] Pour que son intervention à l’égard de la demande de contrôle judiciaire soit justifiée, la Cour doit relever dans la décision une erreur suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).
[46] Cela dit, la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») a précisé que, bien que la décision raisonnable soit la norme de contrôle applicable par défaut, la norme de la décision correcte s’applique aux questions constitutionnelles et aux questions générales de droit qui sont, « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère[s] au domaine d’expertise de l’arbitre »
(Vavilov, au para 58, citant Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 au para 62).
(1) Les questions B et C
[47] La demanderesse soutient que la norme de contrôle applicable à ces deux questions est celle de la décision correcte. Elle soutient que la question concernant la compétence et celle concernant la portée et le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder sont toutes deux des questions constitutionnelles, des questions générales de droit d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et des questions étrangères au domaine d’expertise de la Commission.
[48] À l’inverse, la défenderesse soutient que la Commission a ancré sa décision dans les paramètres légaux prévus par la LCEE 2012 et la LSRN. Elle soutient que la Commission a interprété de manière raisonnable sa loi habilitante et la compétence qu’elle lui confère, et qu’il faut faire preuve de retenue envers cette interprétation. Selon elle, ces questions ne sont ni des questions constitutionnelles ni des questions générales de droit. En d’autres mots, elle soutient que la norme de contrôle applicable à ces questions est celle de la décision raisonnable.
[49] Dans une demande de contrôle judiciaire où elle doit déterminer si la Commission a compétence pour mettre en œuvre la DNUDPA, notre Cour doit examiner la question selon la norme de la décision raisonnable. Il existe une seconde situation où la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est réfutée, « celle où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. C’est le cas pour certaines catégories de questions, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs »
(Vavilov, au para 17; voir aussi Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 62–64; Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 au para 8).
[50] En outre, la Cour suprême a précisé que les questions concernant la portée des droits ancestraux ou issus de traités garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 « nécessit[ent] une réponse décisive et définitive des cours de justice »
(Vavilov, au para 55, citant Dunsmuir, au para 58 et Westcoast Energy Inc c Canada (Office national de l’énergie), [1998] 1 RCS 322). Ces questions doivent donc être examinées selon la norme de la décision correcte.
[51] À supposer que j’aie tort et que la question de la compétence soit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les principes d’interprétation des lois et la Cour suprême indiquent que « un tribunal administratif possédant le pouvoir de trancher des questions de droit et dont la compétence constitutionnelle n’est pas clairement écartée peut résoudre une question constitutionnelle se rapportant à une affaire dont il est régulièrement saisi »
(R c Conway, 2010 CSC 22 [Conway] au para 78, Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), aux para 39–44, 47, 117). Par conséquent, la décision de la Commission concernant l’interprétation de ses pouvoirs de prendre en considération la DNUDPA et la LDNU est également déraisonnable.
[52] Par conséquent, je suis d’accord avec la demanderesse que la question concernant la compétence de la Commission et celle concernant la portée et le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder sont toutes deux des questions constitutionnelles ou des questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise de la Commission.
(2) La question D
[53] Les deux parties soutiennent que la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable et je suis d’accord.
B. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour décider si la DNUDPA et la LDNU s’appliquaient à son obligation de consulter et d’accommoder?
[54] La Commission a pris note que plusieurs nations autochtones, y compris Kebaowek, invoquaient la DNUDPA et la LDNU dans le contexte de l’analyse concernant l’obligation de consulter et d’accommoder :
La Commission reconnaît l’engagement du Canada à l’égard de la DNUDPA et le cadre de réconciliation et de mise en œuvre de la DNUDPA défini dans la LDNU. Cependant, alors que la jurisprudence sur l’effet juridique de la LDNU se développera certainement au fil du temps, la Commission, qui est d’origine législative, n’est pas habilitée à déterminer comment mettre en œuvre la DNUDPA dans le droit canadien et doit être guidée par la législation actuelle sur l’obligation de consulter.
[Décision, au para 432.]
[55] La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en n’examinant pas la question juridique de l’applicabilité de la DNUDPA et de la LDNU dans l’analyse qu’elle a effectuée pour déterminer si la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder. Elle soutient qu’il s’agit d’une erreur de droit puisque la conclusion est incompatible avec la mission légale de la Commission et a mené à une issue incompatible tant avec la capacité de la Commission d’appliquer le droit qu’avec l’intégration de la DNUDPA dans le droit canadien.
[56] La défenderesse soutient que la Commission a correctement et raisonnablement conclu qu’elle n’avait pas compétence pour trancher des questions juridiques régies par la DNUDPA et la LDNU et que, même si la Commission avait cette compétence, la DNUDPA n’avait pas été mise en œuvre dans le droit canadien.
[57] Pour les motifs qui suivent, la Commission a conclu incorrectement qu’elle n’avait pas compétente pour examiner la DNUDPA et la LDNU et que celles-ci ne s’appliquaient pas à l’analyse de l’obligation de consulter et d’accommoder. Je suis d’accord que la Commission, en omettant d’examiner l’applicabilité de la DNUDPA et de la LDNU dans l’analyse qu’elle a effectuée pour déterminer si la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder, a commis une erreur de droit.
(1) L’obligation de consulter et d’accommoder : généralités
[58] L’obligation de consulter et d’accommoder tire son fondement de l’honneur de la Couronne et découle de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel reconnaît et garantit les droits ancestraux et issus de traités. Il faut s’acquitter de l’obligation de consulter et d’accommoder avant de prendre toute mesure qui peut avoir une incidence sur les droits garantis par l’article 35. Cette obligation prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, « de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui‑ci »
(Nation haïda, au para 35; voir aussi Ktunaxa Nation c Colombie-Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54 au para 81).
[59] Une vaste gamme d’actions du gouvernement peut constituer une « mesure »
susceptible de donner naissance à l’obligation de consulter et d’accommoder. La Cour suprême a fait observer que les mesures ou décisions qui ont « un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral »
comptent (Rio Tinto Alcan Inc c Carrier Sekani Tribal Council, 2010 CSC 43 [Rio Tinto Alcan] aux para 44–45). Cela comprend les actes ou décisions d’organismes de réglementation qui agissent « pour le compte de la Couronne lorsqu’il[s] pren[nent] une décision définitive à l’égard d’une demande de projet »
(Clyde River (Hamlet) c Petroleum Geo-Services Inc, 2017 CSC 40 [Clyde River] au para 29).
[60] Cependant, il est important de comprendre que les torts ou les griefs du passé ne font pas « na[ître] une nouvelle obligation de consulter »
(Rio Tinto Alcan, au para 49; Chippewas of the Thames First Nation c Enbridge Pipelines Inc, 2017 CSC 41 [Chippewas of the Thames] au para 41). L’effet préjudiciable éventuel « sur la possibilité qu’une Première nation puisse exercer son droit ancestral »
doit être important pour donner naissance à l’obligation de consulter et d’accommoder – de simples répercussions hypothétiques ne suffisent pas (Rio Tinto Alcan, au para 46, citant R v Douglas, 2007 BCCA 265 au para 44).
[61] Il en est question plus loin dans la section des présents motifs portant sur les droits garantis par l’article 35 et les limites s’y appliquant, mais précisons qu’il peut y avoir atteinte à ces droits, y compris l’obligation constitutionnellement protégée de consulter et d’accommoder, dans le cadre énoncé dans l’arrêt R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075 [Sparrow] à la p 1109. Ajoutons par souci de clarté, et c’est expliqué plus loin, que le seuil à atteindre pour que cette atteinte soit justifiée est très élevé.
[62] Enfin, il faut noter que l’obligation de consulter et d’accommoder donne droit à un processus, et non à un résultat donné. Dans l’examen servant à déterminer si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder, [traduction] « il faut se concentrer sur le processus, et non sur le résultat concret, et déterminer si des efforts raisonnables ont été déployés »
(Roseau River First Nation v Canada (Attorney General), 2023 FCA 163 au para 34, citant Première Nation Coldwater c Canada (Procureur général), 2020 CAF 34 aux para 29, 53). Il est important de remarquer que ce processus ne confère pas aux nations autochtones un droit de veto sur les projets visant leurs territoires. En fait, « [l]e “consentement” dont il est question dans
Delgamuukw n’est nécessaire que lorsque les droits invoqués ont été établis, et même là pas dans tous les cas. Ce qu’il faut au contraire, c’est plutôt un processus de mise en balance des intérêts, de concessions mutuelles »
(Nation haïda, au para 48).
[63] La Commission a à juste titre « reconn[u] son devoir de s’acquitter de l’obligation de consulter et de veiller à prendre en compte les incidences sur les droits ancestraux et/ou issus de traités, conformément à l’article 35 de la
Loi constitutionnelle de 1982, dans l’affaire dont elle est saisie. L’obligation de consulter doit être honorée avant que la Commission ne puisse rendre ses décisions concernant l’évaluation environnementale ou la modification du permis »
(décision, au para 430). Cependant, la Commission a commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour examiner l’applicabilité de la DNUDPA et de la LDNU; l’analyse qu’elle a effectuée sur l’obligation de consulter et d’accommoder et pour déterminer si la Couronne s’en était acquittée est donc faussée.
(2) La compétence de la Commission sur les questions de droit
[64] Selon la demanderesse, la Cour d’appel fédérale a reconnu que la CCSN s’est fait conférer par sa loi habilitante le pouvoir de trancher les questions de droit qui s’inscrivent dans sa fonction consistant à déterminer si les consultations découlant de l’article 35 sont adéquates.
[65] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord.
[66] Dans l’arrêt Paul c Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55 [Paul], la Cour suprême a précisé qu’il n’est pas nécessaire que le tribunal administratif se fasse expressément attribuer une compétence pour pouvoir appliquer l’article 35, car il n’y a aucune raison fondée sur des principes de distinguer les droits garantis par l’article 35 des autres questions de droit constitutionnel ou questions d’application de la Charte canadienne des droits et libertés, art 7, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte] (Paul, au para 38). En d’autres mots, les droits garantis par l’article 35 ne sont pas une enclave interdite d’examen par les tribunaux administratifs, et « il convient de noter que, à l’instar des cours de justice, les tribunaux administratifs remplissent des fonctions de constatation des faits. Les organismes administratifs ne sont pas nécessairement moins bien placés pour accomplir ces tâches. En fait, les règles de preuve plus souples des tribunaux administratifs peuvent se prêter mieux que celles d’une cour supérieure à la revendication de droits ancestraux »
(Paul, au para 36).
[67] Dans l’arrêt Conway, la Cour suprême a confirmé que les pouvoirs du tribunal de juger des questions de droit ouvrant droit à des réparations et les pouvoirs d’accorder des réparations conférés au tribunal par le législateur sont des éléments pertinents dans la délimitation de la compétence du tribunal (au para 82). Pour déterminer si le tribunal a le pouvoir d’interpréter et d’appliquer l’article 35 :
Il s’agit essentiellement de savoir si la loi habilitante accorde implicitement ou expressément au tribunal administratif le pouvoir d’examiner ou de trancher toute question de droit. Dans l’affirmative, ce tribunal est présumé posséder le pouvoir concomitant d’examiner ou de trancher cette question à la lumière de l’[article] 35 ou de toute disposition constitutionnelle pertinente. En général, les considérations pratiques ne suffisent pas pour réfuter la présomption découlant du pouvoir de trancher des questions de droit.
[Paul, au para 39; voir aussi Rio Tinto Alcan, aux para 69, 72; et Clyde River, au para 36.]
Également, il est écrit ce qui suit au paragraphe 6 de l’arrêt Conway : « L’enseignement transmis par ces arrêts — la trilogie
Cuddy Chicks — est qu’un tribunal spécialisé jouissant à la fois de l’expertise et du pouvoir requis pour trancher une question de droit est le mieux placé pour trancher une question constitutionnelle se rapportant à son mandat légal »
.
[68] Qui plus est, notre Cour a reconnu que la Commission a le pouvoir, par sa loi habilitante, de trancher des questions de droit (Athabasca Regional Government c Canada (Procureur général), 2010 CF 948 [Athabasca] au para 207, conf par 2012 CAF 73 au para 7). Dans la décision Athabasca, le juge Russell fait observer ce qui suit :
[204] Comme les défendeurs l’ont rappelé, le paragraphe 8(2) de la loi habilitante de la Commission dispose qu’elle est mandataire de la Couronne. En outre, le paragraphe 20(1) de la [LSRN] porte que la Commission est une cour d’archives, et les paragraphes 20(2) à 21(1) lui confèrent des pouvoirs étendus qui lui permettent de contraindre à comparaître, de recueillir des preuves, ainsi que de rendre toutes sortes de décisions et d’en assurer l’exécution, y compris le pouvoir implicite de trancher des questions de droit.
[69] En l’espèce, le libellé simple du paragraphe 20(1) de la LSRN est clair : « La Commission est une cour d’archives. »
Il est bien établi que, en interprétation des lois, [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
(Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21; Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd, Toronto, LexisNexis Canada, 2022 [Sullivan], à la p 7; Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21 [Loi d’interprétation], article 10). Il ne semble pas y avoir de disposition limitant la compétence de la Commission pour examiner les questions de droit. De même, l’alinéa 20(5)a) de la LSRN confirme que la Commission a le pouvoir de rejeter une demande ou d’en suspendre l’étude s’il y a eu manquement à aux conditions d’une licence ou d’un permis, ou d’un ordre ou d’une ordonnance prévus par LSRN.
[70] Par conséquent, à mon avis, la Commission est un tribunal ayant le pouvoir de trancher des questions de droit, y compris celles nécessaires pour déterminer si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder, ce qui nécessite la prise en considération de la DNUDPA et de la LDNU. L’omission de la Commission de se pencher sur cette question importante constitue une erreur de droit.
(3) Renvoi devant la Cour fédérale
[71] Si le tribunal est saisi d’une question de droit ou de compétence qui outrepasse son expertise, le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, l’autorise à renvoyer la question devant notre Cour pour décision :
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[72] Dans sa décision, la Commission a affirmé que, puisqu’elle « est d’origine législative, [elle] n’est pas habilitée à déterminer comment mettre en œuvre la DNUDPA dans le droit canadien »
. Si la Commission était d’avis qu’elle n’avait pas compétence pour examiner l’applicabilité de la DNUDPA et de la LDNU, elle aurait dû procéder à un renvoi devant la Cour fédérale pour obtenir des indications sur l’interprétation de la question de droit dont elle était saisie. Plus d’explications sont données plus loin, mais ce facteur était essentiel pour que la Commission examine correctement les considérations de fait et de droit dans sa décision déterminant si la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder dans les circonstances en l’espèce.
[73] L’omission de la Commission d’interpréter les pouvoirs que lui conférait sa loi habilitante ou de demander des indications à la Cour fédérale constitue une erreur de droit.
(4) La DNUDPA : un prisme d’interprétation
[74] La DNUDPA est un instrument international relatif aux droits de la personne qui énonce les droits collectifs et individuels des peuples autochtones et souligne l’importance de l’autodétermination. Les droits énoncés dans la DNUDPA constituent les « normes minimales nécessaires à la survie, à la dignité et au bien-être des peuples autochtones dans le monde »
(LDNU, préambule, au para 2). La DNUDPA insiste sur les droits des peuples autochtones de perpétuer et de renforcer leurs propres institutions, cultures et traditions et promeut le développement social et économique selon les aspirations collectives. La DNUDPA défend aussi le droit des peuples autochtones de participer pleinement et réellement aux affaires qui les concernent dans l’État.
[75] La DNUDPA a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 13 septembre 2007. À l’époque, quatre États ont voté contre son adoption : l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis. En novembre 2010, à la suite du changement de position de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et des États-Unis, le Canada a approuvé conditionnellement la DNUDPA, « dans le respect intégral de la Constitution et des lois du Canada »
. En mai 2016, le Canada a officiellement retiré son approbation conditionnelle et a annoncé qu’il allait « appu[yer] maintenant pleinement, et sans réserve, la Déclaration »
et que le Canada allait « adopter et […] mettre en œuvre la Déclaration dans le respect de la Constitution canadienne »
. Le législateur a tenté plusieurs fois entre 2016 et 2020 d’adopter une loi fédérale de mise en œuvre de la DNUDPA. La LDNU a été officiellement adoptée et est devenue une loi du Canada le 21 juin 2021.
[76] La DNUDPA peut servir à interpréter le droit canadien (Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5 [Renvoi] au para 4; R c Montour, 2023 QCCS 4154 [Montour] au para 1287). La DNUDPA ne crée pas de droit nouveau ni de nouvelles obligations légales; elle est un prisme d’interprétation qu’il faut appliquer pour déterminer si la Couronne s’est acquittée des obligations qui lui incombent légalement. Une revue de la jurisprudence confirme que les cours n’ont pas conclu que la DNUDPA créait des droits ancestraux ou issus de traités. Cependant, la Cour suprême a indiqué que les droits figurant dans la DNUDPA existent, ce qui donne à penser que la LDNU a codifié des droits qui existent déjà (Renvoi, au para 17; voir aussi Senwung Luk, « UNDRIP is now part of Canada’s “domestic positive law”. What does this mean? », 4 avril 2024, en ligne : <https://www.oktlaw.com/undrip-is-now-part-of-canadas-domestic-positive-law-what-does-this-mean/>).
[77] Fait important, la Cour suprême a précisé que la DNUDPA est l’assise de « cette initiative de réconciliation entamée par le Parlement »
(Renvoi, au para 3). La LDNU est la mesure législative qui pose le cadre de mise en œuvre de la DNUDPA (Renvoi, au para 4). Cependant, la Cour suprême a indiqué clairement que, au même titre que la DNUDPA, la LDNU n’est pas une source de droits, « mais repos[e] plutôt sur la prémisse que ces droits existent »
(Renvoi, au para 17).
[78] Récemment, la Cour suprême a conclu que, « [s]i la Déclaration n’a pas force exécutoire en tant que traité au Canada […] la Déclaration est consacrée dans le droit positif du pays par la [LDNU] »
(Renvoi, au para 4; voir aussi Dickson c Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10 [Dickson] au para 317, motifs dissidents des juges Martin et O’Bonsawin). L’adoption par le législateur de la LDNU en 2021 « confirme […] que la Déclaration “constitue un instrument international universel en matière de droits de la personne qui trouve application en droit canadien”. C’est donc aux termes de cette loi du Parlement que la Déclaration est intégrée dans le droit positif interne du pays »
(Renvoi, au para 15). Enfin, je fais observer que le législateur a précisé que « [l]a présente loi n’a pas pour effet de retarder l’application de la Déclaration en droit canadien »
(LDNU, paragraphe 2(3)).
[79] Bien que la défenderesse ait raison d’affirmer que le Canada, « en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, prend toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que les lois fédérales soient compatibles avec la Déclaration »
(LDNU, article 5) et que le ministre doit élaborer et mettre en œuvre un plan d’action (LDNU, article 6) et préparer un rapport annuel sur l’état de l’élaboration et de la mise en œuvre du plan d’action (LDNU, article 7), il est clair que ni les mesures et le travail visant à assurer la compatibilité des lois ni l’élaboration d’un plan d’action n’ont pour but de retarder l’application de la DNUDPA en droit canadien (LDNU, paragraphe 2(3)).
[80] Bref, la DNUDPA a été intégrée dans le cadre légal positif du Canada le 21 juin 2021, au moyen de la LDNU. Par conséquent, la DNUDPA peut servir pour l’interprétation du droit et des obligations légales canadiens. Cette conclusion est conforme à des observations qu’a formulées récemment la Cour suprême dans le contexte de l’interprétation de l’article 25 de la Charte :
[…] [l’article] 25 était censé servir de prisme d’interprétation compte tenu de sa nature, de son objet et de son historique. Cette approche est celle qui concorde le mieux avec la façon dont les droits opposés reconnus par la Charte sont mis en balance, et traduit le mieux les besoins de tous les Autochtones, les recommandations finales de la Commission royale ainsi que les droits enchâssés dans la DNUDPA. Elle ouvre une voie respectueuse et adaptée à un avenir où les droits garantis par la Charte et les conceptions autochtones des droits seront intégrés à divers forums juridiques.
[Dickson, au para 289.]
[81] À mon avis, interpréter les droits garantis par l’article 35 d’une manière conforme à la DNUDPA s’inscrit dans les objectifs énoncés dans le préambule de la LDNU. En particulier, donner à la DNUDPA l’importance due à un cadre pour la réconciliation est conforme aux appels à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation et aux appels à la justice de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées – c’est-à-dire que toutes les relations avec les Autochtones soient basées sur la reconnaissance et la mise en œuvre du droit à l’autodétermination et que la DNUDPA soit une source pour l’interprétation du droit canadien. En outre, ce qui est particulièrement utile en espèce, le préambule de la LDNU souligne que la DNUDPA « peut contribuer à soutenir le développement durable et à répondre aux préoccupations grandissantes concernant les changements climatiques et leurs répercussions sur les peuples autochtones »
. En conséquence, tous les décideurs, y compris les tribunaux administratifs ayant le pouvoir de trancher des questions de droit comme la Commission, doivent expressément prendre en considération la manière dont la DNUDPA pourrait avoir des répercussions sur l’interprétation des lois canadiennes, y compris les manquements aux obligations constitutionnelles issues de l’article 35.
[82] La demanderesse a noté que plusieurs tribunaux avaient pris en considération l’application de la DNUDPA après l’édiction de la LDNU (Rapport de la Commission de la Régie de l’énergie du Canada relativement à NorthRiver Midstream NEBC Connector GP Inc., Demande datée du 18 novembre 2021 visant le projet de raccordement NorthRiver Midstream, délivré le 18 octobre 2023, 2023 CanLII 96327 (CA REC); Trans Mountain Pipeline ULC Projet d’agrandissement du réseau Certificat d’utilité publique OC-065, Demande présentée aux termes de l’article 211 de la Loi sur la Régie canadienne de l’énergie concernant le tronçon 5.3 sur le site Pípsell (lac Jacko), décision rendue le 20 octobre 2023, 2023 CanLII 103751 (CA REC)). Je suis convaincue que la jurisprudence étaye la conclusion selon laquelle la DNUDPA constitue, de toute évidence, un prisme d’interprétation devant être appliqué dans l’analyse des droits garantis par l’article 35.
[83] Enfin, un examen du cadre légal régissant la Commission montre que la présomption de conformité est un élément crucial tant pour l’application de la LSRN que la réalisation des objectifs de la Commission (voir aussi Montour, au para 1175 et Dickson, au para 317; Athabasca, au para 194). L’alinéa 3b) et le sous-alinéa 9a)(iii) de la LSRN sont rédigés ainsi :
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[84] La Cour suprême a confirmé que la présomption de conformité s’applique en droit canadien : « [s]elon un principe d’interprétation législative bien établi, une loi est réputée conforme au droit international »
(R c Hape, 2007 CSC 26 au para 53). Récemment, la Cour d’appel du Québec a noté ceci : « [i]l n’y a rien qui justifie de ne pas étendre cette présomption à l’[article] 35 de la
Loi constitutionnelle de 1982, vu qu’il se rattache principalement à la protection des droits fondamentaux des peuples autochtones »
(Renvoi à la Cour d’appel du Québec relative à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185 au para 509; Mason, au para 106).
[85] En d’autres mots, il est présumé que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 sera interprété de manière à ce qu’il soit conforme aux accords internationaux auxquels le Canada est partie, y compris la DNUDPA.
[86] La conclusion de la Commission selon laquelle elle n’avait pas compétence pour interpréter et appliquer la DNUDPA constitue une erreur de droit et ne respecte pas la présomption de conformité.
C. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder envers Kebaowek?
[87] La Commission, en tant que mandataire de la Couronne, était d’avis qu’elle avait maintenu l’honneur de la Couronne et s’était acquittée de ses obligations issues de la common law consistant à de consulter les Autochtones et à accommoder leurs intérêts conformément à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (décision, au para 25).
[88] Kebaowek a soutenu que la Commission aurait dû prendre en considération la DNUDPA lorsqu’elle a déterminé la portée et le contenu des consultations qu’exige l’obligation de consulter et d’accommoder. L’omission de ce faire constitue une erreur de droit.
[89] La défenderesse a soutenu que la LDNU à elle seule ne modifie pas l’obligation de consulter et d’accommoder qui incombe à la Couronne ni les obligations qui incombent à la Commission. Elle soutient que, quoiqu’il en soit, la décision était raisonnable et que notre Cour doit faire preuve de retenue envers la conclusion de la Commission sur l’absence de manquement à l’obligation de consulter et d’accommoder.
(1) Articles de la DNUDPA
[90] Kebaowek a soutenu que la Commission aurait dû prendre en considération plusieurs articles de la DNUDPA (les « articles ») lorsqu’elle a examiné si la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder. En particulier, Kebaowek a attiré l’attention sur les articles suivants :
Article 11
1. Les peuples autochtones ont le droit d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes. Ils ont notamment le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, telles que les sites archéologiques et historiques, l’artisanat, les dessins et modèles, les rites, les techniques, les arts visuels et du spectacle et la littérature.
2. Les États doivent accorder réparation par le biais de mécanismes efficaces — qui peuvent comprendre la restitution — mis au point en concertation avec les peuples autochtones, en ce qui concerne les biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels qui leur ont été pris sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, ou en violation de leurs lois, traditions et coutumes.
Article 12
1. Les peuples autochtones ont le droit de manifester, de pratiquer, de promouvoir et d’enseigner leurs traditions, coutumes et rites religieux et spirituels; le droit d’entretenir et de protéger leurs sites religieux et culturels et d’y avoir accès en privé; le droit d’utiliser leurs objets rituels et d’en disposer; et le droit au rapatriement de leurs restes humains.
2. Les États veillent à permettre l’accès aux objets de culte et aux restes humains en leur possession et/ou leur rapatriement, par le biais de mécanismes justes, transparents et efficaces mis au point en concertation avec les peuples autochtones concernés.
Article 13
1. Les peuples autochtones ont le droit de revivifier, d’utiliser, de développer et de transmettre aux générations futures leur histoire, leur langue, leurs traditions orales, leur philosophie, leur système d’écriture et leur littérature, ainsi que de choisir et de conserver leurs propres noms pour les communautés, les lieux et les personnes.
2. Les États prennent des mesures efficaces pour protéger ce droit et faire en sorte que les peuples autochtones puissent comprendre et être compris dans les procédures politiques, juridiques et administratives, en fournissant, si nécessaire, des services d’interprétation ou d’autres moyens appropriés.
[…]
Article 25
Les peuples autochtones ont le droit de conserver et de renforcer leurs liens spirituels particuliers avec les terres, territoires, eaux et zones maritimes côtières et autres ressources qu’ils possèdent ou occupent et utilisent traditionnellement, et d’assumer leurs responsabilités en la matière à l’égard des générations futures.
[…]
Article 29
[…]
2. Les États prennent des mesures efficaces pour veiller à ce qu’aucune matière dangereuse ne soit stockée ou déchargée sur les terres ou territoires des peuples autochtones sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.
[…]
Article 32
[…]
2. Les États consultent les peuples autochtones concernés et coopèrent avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources, notamment en ce qui concerne la mise en valeur, l’utilisation ou l’exploitation des ressources minérales, hydriques ou autres.
[91] Kebaowek a soutenu que ces articles mettent en évidence la relation particulière qu’elle a nouée avec ses terres et ses eaux, l’importance des profonds liens spirituels et culturels que ses membres entretiennent avec la terre et l’eau, ainsi que le besoin qu’elle a de préserver ces liens.
(2) Principes d’interprétation
[92] Nulle part dans la jurisprudence canadienne il n’est indiqué comment ces articles doivent être interprétés ni comment ils peuvent aider à l’interprétation des lois canadiennes. Je reconnais donc l’importance que les présents motifs auront puisqu’ils constitueront l’une des premières décisions établissant la manière dont la DNUDPA, telle qu’elle a été intégrée dans le droit canadien au moyen de la LDNU, peut servir d’outil d’interprétation. Je n’ai aucun doute que des tribunaux de tous les niveaux auront l’occasion de se pencher sur les présents motifs et que la jurisprudence sur le sujet se créera et évoluera.
[93] En même temps que son rapport final, la Commission de vérité et réconciliation du Canada, en décembre 2015, a publié 94 appels à l’action « [a]fin de remédier aux séquelles laissées par les pensionnats et de faire avancer le processus de réconciliation »
(Commission de vérité et réconciliation du Canada, Commission de vérité et de réconciliation du Canada : Appels à l’action, Winnipeg, Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015). Les deux premiers appels à l’action sous la rubrique « Réconciliation »
concernent le gouvernement canadien et la mise en œuvre de la DNUDPA :
43. Nous demandons aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de même qu’aux administrations municipales d’adopter et de mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones dans le cadre de la réconciliation.
44. Nous demandons au gouvernement du Canada d’élaborer un plan d’action et des stratégies de portée nationale de même que d’autres mesures concrètes pour atteindre les objectifs de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
[94] De manière semblable, en 2019, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a publié un appel à la justice (Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Appel à la justice, Ottawa, Bureau du Conseil privé, 2019), dans le but de baliser le chemin pour mettre fin au génocide contre les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones constaté dans son rapport final, Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Le deuxième appel à la justice concerne la mise en œuvre de la DNUDPA :
1.2 Nous demandons à tous les gouvernements, avec l’entière participation des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones, de mettre en œuvre dès maintenant et de respecter pleinement l’ensemble des instruments de droits pertinents, y compris, sans toutefois s’y limiter, les suivants :
[…]
v. La DNUDPA, y compris la reconnaissance, la protection et le soutien de l’autonomie gouvernementale et de l’autodétermination des Autochtones, selon la définition de la DNUDPA et des peuples autochtones, y compris le fait que ces droits sont garantis également aux hommes et aux femmes et protégés conformément à l’article 35 de la Constitution. Pour ce faire, il est nécessaire de respecter l’autodétermination et l’autonomie gouvernementale des Autochtones et d’y faire place, de veiller au consentement libre et éclairé des Autochtones avant tout processus décisionnel qui les touche, d’éliminer la discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens et d’amender la Constitution afin de la rendre conforme à la DNUDPA.
[95] Conjugués, ces rapports et recommandations insistent sur l’importance de faire de la DNUDPA un « cadre de la réconciliation »
(appel à l’action no 43) et soulignent l’importance du « consentement libre et éclairé des Autochtones avant tout processus décisionnel qui les touche »
(appel à la justice no 1.2(v)).
[96] Cela dit, la norme du CPLCC énoncée dans la DNUDPA est particulièrement controversée au Canada. Une grande confusion règne quant au sens de l’expression CPLCC, la majorité du dialogue portant sur le libellé du CPLCC et les craintes qu’il constitue un « veto »
ou un pouvoir absolu pour les peuples autochtones. La norme du CPLCC est liée au droit des peuples autochtones à l’autodétermination et à la jurisprudence internationale sur les droits de la personne en matière de droits de propriété, de droits culturels et de droits à la non-discrimination (voir par exemple Tara Ward, « The Right to Free, Prior, and Informed Consent: Indigenous Peoples’ Participation Rights within International Law » (2011) 10:2 NW J Int’l Hum Rs 54 à la p 56 [Ward]). L’ancien Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones des Nations Unies James Anaya a dit du CPLCC qu’il constituait un aspect de l’autodétermination (James Anaya, Indigenous Peoples in International Law, Oxford, Oxford University Press, 1996, à la p 81). M. Anaya a affirmé clairement qu’« [i]l ne faut pas voir dans cette clause une disposition donnant aux peuples autochtones un droit de veto général sur les décisions qui les concernent, elle ne fait que fixer le consentement comme but aux consultations »
(Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des populations autochtones, CDHNU, 2009, 12e sess, Doc NU A/HRC/12/34 au para 46). La DNUDPA constitue un outil important permettant [traduction] « que les peuples autochtones participent réellement aux décisions concernant directement leurs terres, leurs territoires et leurs ressources »
, et non pas un droit de veto (Ward, à la p 56).
[97] L’article 46 montre que le CPLCC ne constitue ni un droit de veto ni un pouvoir absolu et est assujetti aux mêmes contraintes que les autres articles :
1. Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un peuple, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte contraire à la Charte des Nations Unies, ni considérée comme autorisant ou encourageant aucun acte ayant pour effet de détruire ou d’amoindrir, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique d’un État souverain et indépendant.
2. Dans l’exercice des droits énoncés dans la présente Déclaration, les droits de l’homme et les libertés fondamentales de tous sont respectés. L’exercice des droits énoncés dans la présente Déclaration est soumis uniquement aux restrictions prévues par la loi et conformes aux obligations internationales relatives aux droits de l’homme. Toute restriction de cette nature sera non discriminatoire et strictement nécessaire à seule fin d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et de satisfaire aux justes exigences qui s’imposent dans une société démocratique.
3. Les dispositions énoncées dans la présente Déclaration seront interprétées conformément aux principes de justice, de démocratie, de respect des droits de l’homme, d’égalité, de non-discrimination, de bonne gouvernance et de bonne foi.
[98] Généralement, les conventions internationales ont besoin d’une loi nationale pour prendre effet, car leur intégration à la législation nationale passe par une loi de mise en œuvre (J Maurice Abour, Droit International Public, 4e éd, Cownansville, Yvon Blais, 2002 [Maurice] à la p 162). Le législateur emploie diverses techniques pour intégrer les conventions et obligations internationales à la législation nationale (Sullivan, aux pp 559–584). Une fois que le législateur a mis en œuvre les obligations ou conventions internationales, celles-ci peuvent être interprétées par les tribunaux administratifs et judiciaires nationaux, comme n’importe quelle autre loi (Sullivan, à la p 561).
[99] Comme il est indiqué plus haut, le Canada a intégré la DNUDPA dans sa législation au moyen de la LDNU. Le paragraphe 2(3) de la LDNU dispose clairement que « [l]a présente loi n’a pas pour effet de retarder l’application de la Déclaration en droit canadien »
.
[100] La défenderesse s’appuie sur la LDNU, soulignant qu’elle a pour but « d’encadrer la mise en œuvre de la Déclaration par le gouvernement du Canada »
(alinéa 4b)), et que le gouvernement doit collaborer avec les peuples autochtones à l’élaboration d’un plan d’action « afin d’atteindre les objectifs de la Déclaration »
(article 6). La défenderesse note que le Plan d’action de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (le « Plan d’action ») a été publié en 2023 et que, bien qu’il indique que le Canada travaillera en consultation avec les communautés autochtones pour accroître leur participation aux processus de réglementation, il n’y est fait aucune mention expresse de la CCSN ni de modifications au cadre législatif applicable pour les besoins de la mise en œuvre de la DNUDPA. Par conséquent, la défenderesse est d’avis que la LDNU n’a pas entièrement intégré la DNUDPA dans le droit canadien.
[101] En outre, la défenderesse invoque la décision Gitxaala v British Columbia (Chief Gold Commissioner), 2023 BCSC 1680 [Gitxaala], une décision récente de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « CSCB ») qui portait sur la Declaration on the Rights of Indigenous Peoples Act, SBC 2019, c 44 [Loi sur la Déclaration des droits des peuples autochtones]. Dans la décision Gitxaala, le juge Ross a conclu que la DNUDPA n’avait pas été intégrée dans le droit provincial et que la Loi sur la Déclaration des droits des peuples autochtones n’imposait pas à la province l’obligation justiciable de veiller à ce que ses lois soient conformes à la DNUDPA (au para 490).
[102] Avec déférence, cette décision ne me convainc pas et, à mon avis, il y a lieu d’opérer une distinction. Dans la décision Gitxaala, la CSCB a examiné la compatibilité du régime miner avec la DNUDPA et la Loi sur la Déclaration des droits des peuples autochtones. En l’espèce, la question ne porte pas sur la compatibilité de lois, car celles-ci seront feront l’objet du Plan d’action élaboré en collaboration (LDNU, article 6). En fait, il faut en l’espèce déterminer si la DNUDPA fait partie des lois canadiennes de telle manière qu’elle peut servir à interpréter la portée de l’obligation de consulter et d’accommoder.
[103] Il existe deux approches indiquant la manière dont les conventions internationales qui ont été intégrées dans le droit canadien doivent être interprétées.
[104] La première approche est fondée sur le principe de la complémentarité. Au titre de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, les conventions internationales s’interprètent conformément au droit national, y compris les lois provinciales applicables régissant le droit privé. Cette approche invite à une interprétation de la DNUDPA qui est conforme au principe de la complémentarité avec les lois provinciales.
[105] La seconde approche prend en compte le contexte de la convention internationale en cause (Maurice, aux pp 184–186). En général, la législation est présumée être conforme aux obligations internationales du Canada (Sullivan, aux pp 560–561).
[106] Comme il est indiqué plus haut, la méthode bien établie d’interprétation des lois prend en compte les mots de la loi et les interprète selon leur sens ordinaire et grammatical. Cette méthode est conforme aux principes d’interprétation des traités internationaux, conformément à la Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, RT Can 1980 no 37 [Convention de Vienne]. En particulier, les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne soulignent l’importance d’interpréter les traités de bonne foi suivant le sens ordinaire des termes du traité. Il faut appliquer une approche téléologique, qui prend en considération le texte, le préambule et les annexes du traité. Lorsqu’il y a ambiguïté, des sources complémentaires, comme des travaux préparatoires, peuvent être prises en considération.
[107] Enfin, il vaut la peine de prendre en considération ce que la Commission interaméricaine des droits de l’homme (« CIDH ») et les cours nationales étrangères ont fait du CPLCC (Sasha Boutilier, « Free, Prior, and Informed Consent and Reconciliation in Canada: Proposals to Implement Articles 19 and 32 of the UN Declaration on the Rights of Indigenous Peoples » (2017) 7:1 UWO J Leg Stud 4 [Boutilier]). La CIDH a reconnu l’importance du CPLCC dans une affaire opposant le peuple saramaka et le Surinam, Case of the Saramaka People v Suriname (2007), Inter-Am Ct HR (Ser C) no 172 [Saramaka People]. Dans cette décision, la CIDH a noté que, pour que la participation du peuple saramaka au développement de son territoire soit réelle, [traduction] « l’État a l’obligation de consulter activement la communauté concernée conformément à ses coutumes et à ses traditions »
(Saramaka People, au para 133). En outre, la CIDH a noté que la consultation devait suivre [traduction] « des procédures culturellement appropriées dans le dessein de parvenir à un accord. Qui plus est, le peuple saramaka doit être consulté dans le respect de ses propres traditions, dès les premières étapes du plan de développement ou d’investissement, non pas seulement lorsqu’il devient nécessaire d’obtenir l’approbation de la communauté »
(Saramaka People, au para 133). La CIDH a invité les parties à engager des communications promptes, complètes et honnêtes pour qu’elles aient le temps de considérer les répercussions et les risques sur l’environnement et la santé, afin que le plan soit accepté [traduction] « en connaissance de cause et de plein gré »
, et a affirmé que le processus doit prendre en compte [traduction] « méthodes traditionnelles de prise de décision »
du peuple Saramaka (Saramaka People, au para 133).
[108] La CIDH a ensuite conclu que, pour les [traduction] « projets de développement ou d’investissement de grande envergure qui auraient une incidence majeure sur le territoire saramaka, l’État a l’obligation non seulement de consulter les Saramakas, mais d’obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, suivant leurs coutumes et traditions »
(Saramaka People, au para 134). Dans son raisonnement expliquant pourquoi le consentement est nécessaire, la CIDH a pris note des observations du Rapporteur spécial des Nations Unies au sujet de la situation des droits de l’homme et des peuples autochtones :
Lorsque [des projets de grande envergure] se produisent dans des régions habitées par des peuples autochtones, on peut s’attendre que les communautés concernées connaissent des bouleversements sociaux et économiques, qui ne sont pas toujours compris, et certainement pas toujours prévus, par les autorités chargées de la promotion du projet. […] Les principales conséquences de ces projets sur les droits de l’homme des peuples autochtones sont la perte des territoires et terres traditionnels, l’expulsion, la migration et la réimplantation qui s’ensuit, l’épuisement des ressources nécessaires à la survie matérielle et culturelle, la destruction et la pollution de l’environnement traditionnel, la désorganisation sociale et communautaire, la détérioration à long terme de la santé et de la nutrition ainsi que, dans certains cas, la persécution et la violence.
[Saramaka People, au para 135, citant le Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des populations autochtones, M. Rodolfo Stavenhagen, présenté en application de la résolution 2002/65 de la Commission, CDHNU, 59e sess, Doc NU E/CN 4/2003/90, 21 janvier 2003, à la p 2.]
[109] En d’autres mots, le CPLCC est essentiel à la protection des droits de la personne des peuples autochtones devant faire face à des projets de développements majeurs, et la CIDH donne à penser que, dans certaines circonstances, le CPLCC peut être une exigence (Saramaka People, au para 136).
[110] Dans une affaire opposant les peuples kaliña et lokono au Surinam, Case of the Kaliña and Lokono Peoples v Suriname (2015), Inter-Am Ct HR (Ser C) no 309 [Kaliña and Lokono Peoples], la CIDH a formulé des observations sur l’interprétation de l’article 21 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et a noté que, aux termes de l’article 29 de la DNUDPA, les peuples autochtones « ont droit à la préservation et à la protection de leur environnement et de la capacité de production de leurs terres ou territoires et ressources. À ces fins, les États établissent et mettent en œuvre des programmes d’assistance à l’intention des peuples autochtones, sans discrimination d’aucune sorte »
(Kaliña and Lokono Peoples, au para 180). La CIDH a noté que d’autres articles insistent sur « le droit [des peuples autochtones] de conserver et de renforcer leurs liens spirituels particuliers avec les terres […] et autres ressources qu’ils possèdent ou occupent et utilisent traditionnellement, et d’assumer leurs responsabilités en la matière à l’égard des générations futures »
(article 25) et le « droit de participer à la prise de décisions sur des questions qui peuvent concerner leurs droits, par l’intermédiaire de représentants »
(article 18) (Kaliña and Lokono Peoples, au para 180). Par conséquent la CIDH a conclu que, [traduction] « en principe, la protection des aires naturelles et le droit des peuples autochtones et des populations tribales à la protection des ressources naturelles […] sont compatibles, et […] en raison de leur relation à la nature et de leurs modes de vie, les peuples autochtones et les populations tribales peuvent apporter une contribution importante à cette protection »
(Kaliña and Lokono Peoples, au para 181). La CIDH a ensuite établi que [traduction] « les critères a) de la participation réelle, b) de l’accès et de l’utilisation des territoires traditionnels, et c) de la possibilité de tirer des avantages de la préservation »
constituent des exigences que les États doivent [traduction] « mettre en œuvre par des mécanismes appropriés »
afin de garantir les droits des peuples autochtones [traduction] « en lien avec la protection des ressources naturelles qui se trouvent dans leurs territoires traditionnels »
(Kaliña and Lokono Peoples, au para 181).
[111] Les décisions Saramaka People et Kaliña and Lokono Peoples de la CIDH mettent en lumière l’importance de consulter les peuples autochtones d’une manière qui respecte leurs processus et dans le dessein de parvenir à un accord. La responsabilité qui incombe aux États reconnaît la relation des peuples autochtones avec leurs terres et territoires traditionnels, le fait que les projets importants ont souvent des répercussions profondes sur les communautés autochtones et le fait que les peuples autochtones ont des savoirs ancestraux à partager au sujet de la préservation et de la protection des aires naturelles. Dans ces décisions, la CIDH émet l’hypothèse que, dans certaines circonstances, le consentement des peuples autochtones est requis, particulièrement pour les projets de développement de grande envergure.
(3) Les différences entre l’obligation de consulter et d’accommoder et le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause
[112] Pour ce qui est de la présente demande, si les éléments qui soulèvent des questions de CPLCC et d’obligation de consulter et d’accommoder sont similaires, il existe d’importantes distinctions entre les deux notions. Dans un premier temps, la jurisprudence et la doctrine internationales définissent le CPLCC comme une [traduction] « norme unique et universelle »
, alors que l’obligation de consulter et d’accommoder s’inscrit dans un continuum en fonction de la solidité du droit garanti par l’article 35 revendiqué ou établi et de la nature de l’éventuelle infraction à ce droit (Boutilier, à la p 6).
[113] L’autre importante distinction entre le CPLCC et l’obligation de consulter et d’accommoder concerne les limites au droit en question.
(a) Les limites aux droits garantis par l’article 35
[114] Les droits garantis à l’article 35 ne sont pas absolus et il peut y être porté atteinte conformément au cadre énoncé dans l’arrêt Sparrow. Dans cet arrêt, la Cour suprême a établi un critère en deux volets auquel la Couronne doit satisfaire pour justifier l’atteinte à un droit garanti par l’article 35. Selon la jurisprudence, le seuil à atteindre pour justifier une violation du droit est très élevé (Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010 au para 165 [Delgamuukw]; Yahey v British Columbia, 2021 BCSC 1287 aux para 516–521) et le critère est très contextuel; autrement dit, la norme de justification varie selon les faits propres à chaque affaire (Sparrow, aux pp 1110 et 1111) :
La collectivité titulaire d’un ou de plusieurs droits garantis par l’article 35 doit établir qu’il y a atteinte à l’un de ces droits. Pour comprendre les caractéristiques et la portée du droit en cause, ainsi que la manière dont ce droit a été enfreint, la Cour pose plusieurs questions. Elle examine notamment si, par
« son objet ou son effet »
, l’activité ou la loi contestée« porte atteinte inutilement »
à la capacité de la collectivité à exercer un droit particulier garanti à l’article 35. Dans l’affirmative, la Cour conclut qu’il y a à première vue atteinte à ce droit et il incombe à la Couronne de la justifier (Sparrow, à la p 1112).Pour justifier l’atteinte au droit, la Couronne doit montrer que :
Il existe un objectif législatif régulier jugé
« impérieux et réel »
; la Cour suprême a donné l’exemple de la gestion et la conservation judicieuses des ressources ainsi que de la sécurité publique. Toutefois, la Cour suprême a clairement exprimé que« l’intérêt public »
ne suffit pas à justifier la restriction d’un droit garanti par la Constitution (Sparrow, à la p 1113);L’atteinte est justifiée au regard du principe de l’honneur de la Couronne et de l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones (Sparrow, aux pp 1114 à 1121). À cette étape, la Cour examine si l’atteinte est nécessaire pour que la Couronne atteigne son objectif, si l’atteinte au droit protégé est minimale, si une juste indemnisation a été offerte et si la collectivité détentrice des droits a été consultée (Sparrow, aux pp 1114 à 1121).
[115] L’exploitation des ressources naturelles ne doit pas se faire au mépris des droits garantis par l’article 35 alors que des processus de règlement et des discussions sur la nature et l’étendue de ces droits se déroulent en parallèle avec leurs détenteurs. C’est la raison pour laquelle la Cour suprême a établi le principe de l’obligation de consulter et d’accommoder. Elle a noté que la nature de cette obligation est contextuelle et que ce qui est susceptible d’être exigé varie selon les circonstances :
Sur cette toile de fond, je vais maintenant examiner le type d’obligations qui peuvent découler de différentes situations. À cet égard, l’utilisation de la notion de continuum peut se révéler utile, non pas pour créer des compartiments juridiques étanches, mais plutôt pour préciser ce que le principe de l’honneur de la Couronne est susceptible d’exiger dans des circonstances particulières. À une extrémité du continuum se trouvent les cas où la revendication de titre est peu solide, le droit ancestral limité ou le risque d’atteinte faible. Dans ces cas, les seules obligations qui pourraient incomber à la Couronne seraient d’aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l’avis. La [traduction] « “consultation”, dans son sens le moins technique, s’entend de l’action de se parler dans le but de se comprendre les uns les autres » […]
À l’autre extrémité du continuum on trouve les cas où la revendication repose sur une preuve à première vue solide, où le droit et l’atteinte potentielle sont d’une haute importance pour les Autochtones et où le risque de préjudice non indemnisable est élevé. Dans de tels cas, il peut s’avérer nécessaire de tenir une consultation approfondie en vue de trouver une solution provisoire acceptable. Quoique les exigences précises puissent varier selon les circonstances, la consultation requise à cette étape pourrait comporter la possibilité de présenter des observations, la participation officielle à la prise de décisions et la présentation de motifs montrant que les préoccupations des Autochtones ont été prises en compte et précisant quelle a été l’incidence de ces préoccupations sur la décision. Cette liste n’est pas exhaustive et ne doit pas nécessairement être suivie dans chaque cas. Dans les affaires complexes ou difficiles, le gouvernement peut décider de recourir à un mécanisme de règlement des différends comme la médiation ou un régime administratif mettant en scène des décideurs impartiaux.
Entre les deux extrémités du continuum décrit précédemment, on rencontrera d’autres situations. Il faut procéder au cas par cas. Il faut également faire preuve de souplesse, car le degré de consultation nécessaire peut varier à mesure que se déroule le processus et que de nouveaux renseignements sont mis au jour. La question décisive dans toutes les situations consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones. Tant que la question n’est pas réglée, le principe de l’honneur de la Couronne commande que celle‑ci mette en balance les intérêts de la société et ceux des peuples autochtones lorsqu’elle prend des décisions susceptibles d’entraîner des répercussions sur les revendications autochtones. Elle peut être appelée à prendre des décisions en cas de désaccord quant au caractère suffisant des mesures qu’elle adopte en réponse aux préoccupations exprimées par les Autochtones. Une attitude de pondération et de compromis s’impose alors.
[Nation haïda, aux para 43–45, renvoi omis.]
[116] La portée de l’obligation de la Couronne est directement proportionnelle à la nature et à la gravité de l’atteinte au droit garanti par l’article 35. Dans l’arrêt Delgamuukw, la Cour suprême a donné à penser que certaines circonstances pourraient exiger « l’obtention du consentement d’une nation autochtone »
(Delgamuukw, au para 168). Elle l’a confirmé dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in c Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44 [Nation Tsilhqot’in], lorsqu’elle a affirmé ce qui suit :
Le droit de contrôler la terre que confère le titre ancestral signifie que les gouvernements et les autres personnes qui veulent utiliser les terres doivent obtenir le consentement des titulaires du titre ancestral. Si le groupe autochtone ne consent pas à l’utilisation, le seul recours du gouvernement consiste à établir que l’utilisation proposée est justifiée en vertu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[…]
[…] Le niveau de consultation et d’accommodement nécessaire est le plus élevé lorsque l’existence du titre a été établie. Lorsque la consultation ou l’accommodement est jugé insuffisant, la décision du gouvernement peut être suspendue ou annulée.
Lorsque l’existence du titre ancestral n’est pas établie, l’honneur de la Couronne lui impose une obligation procédurale de consultation et, s’il y a lieu, d’accommodement de l’intérêt autochtone non encore établi. Par contre, lorsque l’existence du titre a été établie, la Couronne doit non seulement se conformer à ses obligations procédurales, mais doit aussi s’assurer que la mesure gouvernementale proposée est fondamentalement conforme aux exigences de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Pour cela, le gouvernement doit poursuivre un objectif impérieux et réel et il doit démontrer que la mesure proposée est compatible avec l’obligation fiduciaire de la Couronne envers le groupe autochtone.
[Nation Tsilhqot’in, aux para 76, 79–80.]
[117] En outre, dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, la Cour suprême a confirmé le critère permettant d’établir si l’atteinte aux droits garantis par l’article 35 est justifiée. Pour ce faire, le gouvernement doit établir : « (1) qu’il s’est acquitté de son obligation procédurale de consultation et d’accommodement; (2) que ses actes poursuivaient un objectif impérieux et réel; et (3) que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe »
(Nation Tsilhqot’in, au para 77). La Cour suprême a ensuite examiné l’obligation fiduciaire de la Couronne et a souligné qu’elle « insuffle une obligation de proportionnalité dans le processus de justification »
(Nation Tsilhqot’in, au para 87). Il ressort implicitement de cette obligation et de l’obligation fiduciaire de la Couronne qu’il doit y avoir un « lien rationnel »
entre l’atteinte et l’objectif visé, que l’atteinte aux droits doit être aussi minimale que possible et que l’atteinte aux droits doit être proportionnelle aux avantages qui devraient découler de cet objectif (Nation Tsilhqot’in, au para 87).
[118] L’article 46(2) indique clairement que « [l]’exercice des droits énoncés dans la présente Déclaration est soumis uniquement aux restrictions prévues par la loi et conformes aux obligations internationales relatives aux droits de l’homme »
. Il semble qu’il soit plus difficile de justifier une restriction aux droits garantis par la DNUDPA, car l’article 46(2) indique que la restriction doit être à la fois :
conforme aux obligations internationales relatives aux droits de l’homme;
non discriminatoire;
nécessaire à la seule fin d’obtenir la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et de satisfaire aux justes exigences qui s’imposent dans une société démocratique.
[119] Cela dit, la notion de CPLCC telle qu’elle est définie à l’international semble correspondre davantage au cadre d’analyse de l’atteinte justifiée qu’il n’y paraît à première vue. Comme je le mentionne plus haut, les publications internationales montrent que le CPLCC ne s’est jamais voulu un « droit de veto »
général. La notion que le CPLCC n’est pas un droit de veto est un élément contextuel important pour comprendre la fonction de la DNUDPA dans l’interprétation du droit canadien.
[120] En l’espèce, Kebaowek a fait référence à plusieurs articles où est soulignée l’importance du CPLCC et a fait valoir que la Commission aurait dû examiner ces facteurs contextuels lorsqu’elle a examiné si la Couronne s’était acquittée de l’obligation de consulter et d’accommoder.
[121] Dans ses observations, Kebaowek a fait valoir à juste titre que la portée et le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder s’inscrivent dans un continuum. La question décisive consiste à déterminer « ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones »
(Nation haïda, au para 45).
[122] Pour les motifs exposés ci-dessus, bien que l’obligation de consulter et d’accommoder s’inscrive dans un continuum, l’extrémité supérieure du continuum n’est pas un droit de veto.
[123] La défenderesse soutient que, dans la mesure où l’obligation de consulter et d’accommoder Kebaowek jouait, celle-ci se situait à l’extrémité inférieure du continuum envisagé dans l’arrêt Nation haïda. Selon la défenderesse, il lui suffisait de donner avis, de communiquer des renseignements et de discuter des questions soulevées à la suite de l’avis. Elle affirme ensuite que le processus de consultation mené auprès de Kebaowek en l’espèce se situait en fait à l’extrémité supérieure du continuum et que, par conséquent, l’obligation de consulter et d’accommoder avait été remplie adéquatement.
[124] La demanderesse fait valoir que la DNUDPA est un facteur contextuel qui accroît l’obligation de consulter. Selon elle, il serait erroné de soutenir que la portée et le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder se réduisent aux seules obligations découlant de l’article 35 issues de la common law, et, du fait de l’intégration de la DNUDPA dans le droit canadien, il en faut désormais plus.
[125] Je suis d’accord.
[126] Je ne suis pas convaincue que, comme l’affirme la défenderesse, Kebaowek cherche à obtenir un droit qui rend son consentement nécessaire, plutôt que le droit à un processus. Tels qu’ils sont présentés par la défenderesse, les arguments de Kebaowek débouchent sur la conclusion binaire énoncée dans son mémoire selon laquelle l’obligation de consulter et d’accommoder et le principe du CPLCC se différencient par le fait que [traduction] « l’un est un droit procédural alors que l’autre est un droit substantiel »
.
[127] Je suis d’accord avec Kebaowek que les deux cadres d’analyse se ressemblent, mais, comme il est discuté plus haut, il existe d’importantes distinctions entre le CPLCC et l’obligation de consulter et d’accommoder. De plus, comme l’a fait observer l’honorable Jody Wilson-Raybould, ancienne ministre de la Justice et procureure générale du Canada, [traduction] « [l]es mots ont sens. Nous vivons à une époque où l’on s’approprie souvent la langue et l’utilise à mauvais escient, on l’instrumentalise et la déforme – on lui faire dire des choses qu’elle ne dit pas »
(Jody Wilson-Raybould, « Reconciliation and Restorative Justice », Conférence inaugurale donnée dans le cadre de l’événement The Houston Lecture, Johnson Shoyama Graduate School of Public Policy, University of Saskatchewan, 13 September 2018, [non publiée] en ligne : <https ://www.schoolofpublicpolicy.sk.ca/news-events/named-lecture-series/the-houston-lecture.php#PastSpeakers>).
[128] À mon avis, l’intégration de la DNUDPA dans le droit canadien au moyen de la LDNU ne peut signifier que le statu quo perdure quant à l’application de l’article 35. La DNUDPA doit être interprétée suivant le sens ordinaire des mots utilisés. Le libellé de la DNUDPA et les observations qui en découlent sur son application et son interprétation doivent orienter notre interprétation de l’article 35 et, en l’espèce, la manière dont la DNUDPA doit informer l’analyse de l’obligation de consulter et d’accommoder qui incombe à la Couronne.
[129] Au paragraphe 63 de l’arrêt Première nation crie Mikisew c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69 [Première nation crie Mikisew], la Cour suprême a fait remarquer que, « [c]omme l’indique l’arrêt
Nation Haïda, la détermination du contenu de l’obligation de consultation sera fonction du contexte »
. Elle a conclu dans cet arrêt que les ententes modernes sont d’importants éléments contextuels qui nous éclairent sur l’obligation de consulter et d’accommoder. La DNUDPA ajoute une couche contextuelle qui renseigne sur la portée et le contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder.
[130] Comme il est souligné plus haut, l’article 29(2) prévoit cette interdiction : « qu’aucune matière dangereuse ne soit stockée ou déchargée sur les terres ou territoires des peuples autochtones sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause »
. Le projet d’IGDPS relève clairement du champ d’application de l’article 29(2) et, par conséquent, fait jouer la norme du CPLCC au sens de la DNUDPA. Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que cette norme exige un processus qui donne un rôle central à l’obligation de mener des consultations et des négociations approfondies dans le dessein de parvenir à un accord mutuel. Une grande partie de la jurisprudence qui s’est développée dans le contexte du devoir de consulter et d’accommoder confirme qu’il ne s’agit pas d’une simple formalité; le processus de consultation doit être rigoureux.
[131] De même, à mon avis, le CPLCC constitue un droit à un processus rigoureux. Comme je l’explique plus haut, il ne s’agit pas d’un droit de veto ou d’un droit à un résultat donné. Le CPLCC n’est pas non plus un droit absolu, car, dans certaines circonstances restreintes, l’État peut enfreindre les droits énoncés dans la DNUDPA (article 46(2)).
[132] L’obligation de consulter et d’accommoder entre dans l’analyse de l’atteinte justifiée aux droits garantis par l’article 35. Je suis d’avis que la DNUDPA et la LDNU doivent être prises en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder.
[133] Dans sa décision, la Commission n’explique pas comment la DNUDPA s’applique lorsqu’il s’agit de juger si l’obligation de consulter et d’accommoder a été remplie. Elle n’explique pas non plus pourquoi le CPLCC au sens de la DNUDPA exige un processus plus étoffé et plus rigoureux, ce qui aurait garanti une consultation adaptée au droit, au savoir et aux pratiques de Kebaowek et menée dans le dessein de parvenir à un accord mutuel.
[134] L’omission de tenir compte de ce contexte important constitue une erreur de droit.
(b) Le caractère approprié du processus de consultation
[135] Dans ses observations devant la Commission, Kebaowek a fait valoir que le processus de consultation était inapproprié et que le mécanisme mis en place par la CCSN ne promouvait pas la participation des Autochtones, pas plus qu’il ne respectait ni n’honorait un véritable rapport de nation à nation. Elle a mentionné que la Commission aurait pu mettre en place des mécanismes qui auraient facilité le processus de consultation qu’elle demandait, notamment :
Tenir des audiences ou une partie des audiences de la Commission dans les communautés pour faciliter la participation des membres;
Accorder plus de temps aux observations orales lors des audiences communautaires pour permettre de réels échanges d’idées et dialogues, car 10 minutes ne suffisaient pas;
Intégrer des pratiques traditionnelles de partage du savoir.
[136] Il ressort de l’examen du dossier que Kebaowek avait constaté une érosion de la confiance à la suite du processus de consultation mis en œuvre par la Commission. Cette situation est préoccupante. La jurisprudence concernant les droits garantis par l’article 35 et l’obligation de consulter et d’accommoder souligne généralement l’importance de tenir un réel dialogue pour trouver des voies d’avenir grâce à « un processus de mise en balance des intérêts, de concessions mutuelles »
(Nation haïda, au para 48). Pour parvenir à une véritable réconciliation, les deux parties doivent entreprendre un dialogue, dans le respect mutuel, en veillant à ce que chacun comprenne les intérêts de l’autre et en visant un résultat acceptable pour tous. La confiance et la bonne foi de la part de toutes les parties sont de rigueur. À mon avis, les mots souvent repris de l’ancien juge en chef Lamer sont toujours d’actualité : « En fin de compte, c’est au moyen de règlements négociés – toutes les parties négociant de bonne foi et faisant les compromis qui s’imposent – processus renforcé par les arrêts de notre Cour, que nous pourrons réaliser ce que, dans
Van der Peet, précité, au par. 31, j’ai déclaré être l’objet fondamental du par. 35(1), c’est-à-dire “concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté”. Il faut se rendre à l’évidence, nous sommes tous ici pour y rester »
(Delgamuukw, au para 186).
[137] La réalité qui sous-tend la présente demande de contrôle judiciaire est que Laboratoires nucléaires génère des tonnes de déchets FA et que le site contient des déchets hérités qui, actuellement, ne sont pas entreposés conformément aux meilleures normes et pratiques internationales modernes de l’industrie. L’IGDPS envisagée assurera l’entreposage de ces déchets volatils d’une manière conforme aux normes internationales modernes de l’industrie, compte tenu de la nature pérenne de ce type de déchets. La présente demande soulève des questions complexes, dont l’appropriation historique de terres non cédées dans les années 1940. Cette appropriation a contribué directement aux difficultés actuelles posées par la demande de modification de permis présentée par Laboratoires nucléaires en vue de la construction de l’IGDPS envisagée, laquelle vise à mieux contenir les déchets FA et les déchets hérités qui ont été générés en conséquence de l’appropriation originale.
[138] Cela dit, suivant la norme du CPLCC, que la Commission aurait dû prendre en compte dans son analyse de l’obligation de consulter et d’accommoder, la Commission aurait dû examiner le processus de consultation du point de vue des détenteurs de droits autochtones. Autrement dit, il aurait été prudent de la part de la Commission de modifier son processus de consultation de façon à répondre à certaines demandes et propositions de Kebaowek. À mon avis, une telle démarche aurait été conformée à la DNUDPA et à la norme du CPLCC.
[139] L’examen de droits à un processus doit se faire du point de vue de la collectivité détentrice des droits et prendre en compte les coutumes, les traditions et les lois des détenteurs de droits autochtones. On s’assure ainsi que les processus de consultation sont rigoureux et s’inscrivent dans l’esprit de la réconciliation et dans le cadre juridique en évolution du Canada, qui comprend maintenant la DNUDPA. Si les processus donnent une place réelle aux perspectives des collectivités autochtones, la confiance et les échanges nécessaires pour nourrir les rapports existants entre la Couronne et les Autochtones en seront revitalisés et renforcés au fil du temps.
[140] Kebaowek a proposé au personnel de la CCSN des moyens d’améliorer le processus de consultation, mais celui-ci n’y a pas donné suite. Il ne s’agit pas de dire que les tribunaux doivent consentir à toutes les suggestions apportées par les nations autochtones, mais plutôt qu’ils doivent faire des efforts raisonnables pour modifier les processus afin d’y intégrer des éléments qui respectent le droit, le savoir et les pratiques autochtones. Imposer une limite de temps arbitraire pour la présentation d’observations orales et tenir des audiences loin des communautés autochtones, ce qui rend difficile la pleine participation de la nation, sont des exemples de procédés qui ne s’inscrivent pas dans l’esprit de la DNUDPA et de la norme du CPLCC.
[141] Avant de passer à l’examen du processus de consultation qui a été tenu en l’espèce, il convient de dire quelques mots concernant les collectivités détentrices de droits envers lesquelles il existe une obligation de consulter et d’accommoder.
[142] Il va sans dit que les droits garantis par l’article 35, y compris le droit d’être consulté, sont des droits collectifs. Par conséquent, il importe de déterminer à quelle collectivité appartiennent les droits et, dans le contexte de l’obligation de consulter et d’accommoder, qui doit être consulté. Comme l’a fait remarquer le juge LeBel au paragraphe 30 de l’arrêt Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26 :
L’obligation de consultation existe pour la protection des droits collectifs des peuples autochtones. C’est pourquoi elle est due au groupe autochtone titulaire des droits protégés par l’art. 35, qui sont par nature des droits collectifs […] Un groupe autochtone peut toutefois autoriser un individu ou un organisme à le représenter en vue de faire valoir ses droits garantis par l’art. 35 […]
[Renvois omis.]
[143] Il ressort de la jurisprudence concernant l’obligation de consulter que l’identité de la collectivité détentrice de droit est une conclusion de fait. Par exemple, dans l’arrêt Nation haïda, il existait une obligation de consulter envers l’ensemble de la Nation Haïda, y compris deux conseils de bande au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, ch I-5 [Loi sur les Indiens] (au para 65). Cette conclusion concorde avec la manière dont la demande a été formulée et la description que la Nation Haïda faisait d’elle-même (Kent McNeil, « Aboriginal Rights and Indigenous Governance : Identifying the Holders of Rights and Authority » (2021) 57:1 Osgoode Hall LJ 127 à 157).
[144] À l’inverse, dans l’arrêt Première nation Tlingit de Taku River c Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74 [Taku], la Cour suprême a conclu que l’obligation de consulter et d’accommoder existait envers la Première Nation en tant que bande au sens de la Loi sur les Indiens, et non envers la Nation des Tlingit dans son ensemble.
[145] D’importantes considérations pratiques entrent en jeu lorsqu’il s’agit de déterminer qui détient les droits et qui la Couronne doit consulter. Il serait impossible de consulter chacun des 634 conseils de bande au Canada.
[146] Dans la décision Nlaka’pamux Nation Tribal Council v Griffin, 2009 BCSC 1275 [Nlaka’pamux Nation], la CSCB s’est penchée sur l’obligation de consulter et d’accommoder dans le contexte d’un projet d’expansion du site d’enfouissement de Cache Creek. Je note que ce projet est semblable à celui de l’IGDPS en l’espèce. De plus, tout comme c’était le cas du site d’enfouissement de Cache Creek, les communautés algonquines avaient des avis partagés sur le projet.
[147] Dans l’affaire Nlaka’pamux Nation, la CSCB a conclu que l’expansion envisagée pouvait avoir une incidence sur les droits garantis à l’article 35 des Nations Secwepemc et Nlaka’pamux. Un des membres de la Nation Secwepemc, la bande indienne de Bonaparte, était en faveur du projet (Nlaka’pamux Nation, au para 9). Une des questions dont la CSCB était saisie était celle de savoir comment s’acquitter de l’obligation de consulter et d’accommoder, compte tenu des divergences d’opinions sur le projet chez les Nlaka’pamux. Cette cour a conclu que, lorsqu’il est confronté à une division parmi les représentants d’une nation, [traduction] « le gouvernement doit s’acquitter de son obligation de consultation en prenant des mesures raisonnables pour prendre dûment en considération tous les points de vue au sein d’une Première Nation. […] Il doit donc concilier son obligation de consulter et son obligation de s’acquitter efficacement de ses obligations prévues par la loi »
(Nlaka’pamux Nation, au para 73).
[148] En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « CACB ») a rejeté la conclusion selon laquelle l’obligation constitutionnelle de consulter devait être mise en balance avec l’obligation de la Couronne de s’acquitter efficacement de ses obligations prévues par la loi :
[traduction]
Le devoir de la Couronne d’agir honorablement envers les Premières Nations fait de la consultation un impératif constitutionnel. Aussi difficile qu’il ait pu être à remplir, il ne pouvait être négligé dans le but de rendre le processus plus efficace. Cela dit, je reconnais que le droit à la consultation n’est pas sans limite. La Cour suprême du Canada a établi dans l’arrêt Taku qu’à un certain moment, l’on peut venir à bout de l’obligation de consulter […]
[Nlaka’pamux Nation Tribal Council v British Columbia (Environmental Assessment Office), 2011 BCCA 78 [Nlaka’pamux Nation CACB] au para 68.]
[149] La CSCB a conclu que l’Environmental Assessment Office avait correctement mis en place des protocoles de consultations avec le Nlaka’pamux Nation Tribal Council et la bande d’Ashcroft, et qu’il n’y avait [traduction] « pas matière à objection en principe à ce que les promoteurs soient tenus de consulter une bande en particulier si le gouvernement entreprend également une consultation appropriée avec la Première Nation »
(je souligne, Nlaka’pamux Nation, au para 75, conf par 2011 BCCA 78, au para 68). Toutefois, les cours dans les décisions Nlaka’pamux Nation et Nlaka’pamux Nation CACB n’indiquent pas comment tenir compte des opinions divergentes lorsqu’il s’agit de déterminer si l’obligation de consulter et d’accommoder a été remplie.
[150] Au paragraphe 65 de l’arrêt Première nation crie Mikisew, la Cour suprême a conclu que les groupes des Premières Nations ont l’obligation de « faire leur part en matière de consultation, de faire connaître leurs préoccupations, de supporter les efforts du gouvernement en vue de tenir compte de leurs préoccupations et suggestions, et de tenter de trouver une solution mutuellement satisfaisante »
. Dans ses observations à la Commission, Kebaowek affirme qu’elle [traduction] « est une Première Nation en soi, ayant une histoire, une culture et des traditions qui lui sont propres. Par conséquent, dans le contexte de la consultation, [Kebaowek] doit être consultée en tant que nation indépendante et avec la reconnaissance de ses droits spécifiques ».
Malheureusement, au vu du dossier, on ne sait pas trop comment les différentes Nations Algonquines Anishinabeg travaillent ensemble et font valoir de façon collaborative leurs positions sur les questions relatives aux droits garantis par l’article 35, comme la question des titres ancestraux, qui sont détenus au niveau de la nation, plutôt qu’au niveau de la bande au sens de la Loi sur les Indiens.
[151] La Commission a mentionné que le personnel de la CCSN a commencé à mener des activités de consultation et de mobilisation au sujet du projet d’IGDPS en 2016 (décision, au para 324). L’approche adoptée par la CCSN consistait à tenir des activités de consultation et de participation auprès des nations et des communautés autochtones qui, selon elle, pouvaient avoir un intérêt dans le projet d’IGDPS ou être touchées par celui-ci. Les communautés et les nations étaient choisies en fonction de leur proximité au site et du fait qu’elles avaient exprimé le désir d’être informées (décision, au para 325). Le personnel de la CCSN a ensuite établi un processus de consultation intégré qui conjuguait le processus fédéral d’EE et le processus d’autorisation de la CCSN (décision, au para 326).
[152] Au vu du dossier en l’espèce, la CCSN a tenté de faire en sorte que toutes les nations et les communautés autochtones potentiellement touchées et intéressées aient l’occasion de prendre part aux activités de consultation et de participation sur le projet d’IGDPS. C’est à cette fin que Laboratoires nucléaires et la CCSN ont entamé les discussions avec le Conseil tribal et Kebaowek en juillet 2016. La CCSN semble avoir pensé que le Conseil tribal coordonnerait les activités de consultation et de participation pour les membres de ses communautés, y compris la demanderesse. Toutefois, en décembre 2021, le Conseil tribal a écrit à la CCSN pour lui indiquer qu’elle craignait d’être utilisée par le personnel de la CCSN dans le but de [traduction] « se soustraire à son obligation de consulter les Premières Nations »
.
[153] Conformément à l’approche adoptée dans l’arrêt Nlaka’pamux Nation CACB, la CCSN s’est efforcée de donner aux nations et communautés touchées et intéressées la possibilité de participer au processus. Malheureusement, le dossier montre que le personnel de la CCSN a mal compris l’accord de participation conclu avec le Conseil tribal. Il a cru à tort que le Conseil tribal organiserait la consultation auprès de ses nations membres et que cette démarche suffirait à satisfaire à l’obligation de consulter et d’accommoder. Le Conseil tribal et Kebaowek ont fait savoir à la CCSN que cette situation était inacceptable. À la suite de ces discussions tardives tenues directement avec Kebaowek, la Commission a établi une directive procédurale afin de donner l’occasion à Kebaowek et à la PNAKZ de commenter le rapport d’EE et de présenter des observations à la Commission. Avec le recul, il aurait été utile de conclure des protocoles de consultation précisant quelles entités représentaient les titulaires de droits et parlaient en leur nom (c’est-à-dire les conseils de bande au sens de la Loi sur les Indiens, les associations ou les conseils tribaux, les représentants de gouvernements traditionnels ou coutumiers, ou les représentants de la gouvernance moderne).
[154] Les droits que la demanderesse revendique et invoque sont par leur nature des droits garantis par l’article 35, dont le détenteur est, comme je l’explique plus haut, la Nation Algonquine dans son ensemble. Je reconnais que certains droits garantis par l’article 35, comme la pêche et la cueillette, sont exercés individuellement par les membres des communautés, mais ces droits sont conférés à la Nation dans son ensemble, et non seulement au niveau de la bande au sens de la Loi sur les Indiens.
[155] Enfin, je reviens à la jurisprudence concernant l’obligation de consulter et d’accommoder, dans laquelle la Cour suprême confirme que cette obligation est généralement applicable à la collectivité détentrice des droits, et non à la personne à titre individuel (Beckman c Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53 au para 35).
[156] Par conséquent, la manière dont la CCSN a abordé la consultation auprès du Conseil tribal et les tentatives d’obtenir les opinions de Kebaowek et des autres bandes au sens de la Loi sur les Indiens étaient raisonnables. Kebaowek fait partie de la Nation Algonquine et tant la Nation au sens large que les communautés à titre individuel devraient être incluses dans le processus de consultation. Le point de vue de Kebaowek est important et essentiel pour évaluer si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder.
[157] Toutefois, Kebaowek n’est qu’une voix qui s’exprime au nom de certains détenteurs de droits de la Nation Algonquine. À mon avis, cette conception du véritable détenteur des droits est conforme à la notion selon laquelle les droits garantis par l’article 35 et énoncés dans la DNUDPA ne sont pas absolus et peuvent être enfreints dans certaines circonstances. Il est possible que les membres d’une collectivité détentrice de droits ne s’entendent pas tous sur les conséquences et la bonne approche à adopter à l’égard des activités de développement sur leurs territoires traditionnels.
[158] En l’espèce, le dossier n’indique pas clairement quelle est l’opinion de la Nation Algonquine dans son ensemble à l’égard des conséquences du projet d’IGDPS et des accommodements qui devraient être pris, le cas échéant, pour répondre à ces préoccupations. Il est clair que Kebaowek et d’autres Premières Nations, dont la PNAKZ et la Première Nation des Algonquins de Pikwàkanagàn (la « PNAP »), avaient des préoccupations quant au projet. Selon le dossier, les nations ont présenté leur point de vue à la Commission. Toutefois, on n’a pas la certitude que la perspective de la Nation Algonquine (représentant le point de vue de la Nation Algonquine dans son ensemble) a été présentée à la Commission. En fait, la PNAKZ et la PNAP ont toutes deux consenti au projet. Le dossier montre que les nations et les conseils de bande consultés ont fourni des renseignements importants dans le cadre du processus de consultation. Toutefois, le dossier montre aussi que les nations et les conseils de bande ont fourni de nombreux rapports et études individuels sur les conséquences du projet d’IGDPS et des effets cumulatifs du développement dans la région sur les peuples et les communautés autochtones. Il n’est pas clair si tous ces rapports et études étaient cohérents en ce qui concerne les conséquences possibles et les accommodements appropriés.
[159] Comme je le mentionne plus haut, l’obligation de consulter et d’accommoder, ainsi que la norme du CPLCC et les articles, ne garantissent pas un résultat donné. Ces devoirs et obligations existent plutôt dans le but d’assurer la rigueur et la transparence du processus et de garantir que les opinions de tous les détenteurs de droits soient bien prises en compte. Ainsi, à mon avis, le processus aurait dû préciser le rôle du Conseil tribal et des bandes au sens de la Loi sur les Indiens à titre individuel. Je reconnais que la Commission tentait d’être inclusive et de tenir compte des perspectives de toutes les nations autochtones susceptibles d’être touchées par le projet. Toutefois, les rôles respectifs n’ont pas été clarifiés, ce qui a entraîné une certaine confusion.
(4) Le processus de consultation et les conclusions pertinentes de la Commission
[160] À l’audience publique tenue le 30 mai 2022 et le 2 juin 2022, Énergie atomique a reconnu que le Canada avait adopté la DNUDPA sans réserve et qu’elle travaillerait à faire [traduction] « progresser les objectifs du Canada liés à la DNUDPA »
. Énergie atomique a mentionné qu’elle [traduction] « considérait le CPLCC comme le fondement de ce travail »
. Toutefois, Énergie atomique a précisé qu’elle voulait [traduction] « s’engager dans un réel dialogue »
avec les nations autochtones, mais qu’elle ne solliciterait pas de consentement parce que « la notion de CPLCC ne confère pas de droit de veto et n’exige pas l’unanimité »
.
[161] De même, dans les observations finales qu’elle a présentées par écrit le 10 août 2023, Laboratoires nucléaires a mentionné que la question de l’application et du respect de la DNUDPA et de la notion de CPLCC avait été soulevée par différents intervenants autochtones et non autochtones. Elle était incertaine quant à la manière dont la DNUDPA et la norme du CPLCC s’appliquaient en droit canadien, particulièrement du fait que la LDNU a été adoptée après le lancement du projet d’IGDPS et alors que la majorité des activités de consultation avaient déjà eu lieu. Laboratoires nucléaires a soutenu que ni l’une ni l’autre ne s’appliquait, mais qu’elle avait néanmoins [traduction] « tenté d’obtenir le soutien de toutes les nations, communautés et organisations autochtones intéressées par le projet d’IGDPS, que ce soutien ait été exprimé sous la forme d’un consentement préalable donné librement et en connaissance de cause ou sous une autre forme »
.
[162] La Commission a noté qu’un représentant d’EAC avait déclaré que la société s’était « engagée à atteindre les objectifs du gouvernement en ce qui concerne la DNUDPA et le CPLCC »
. En outre, l’EAC a précisé qu’elle croyait que « le CPLCC [était] une question d’écoute et d’apprentissage, en partenariat et dans le respect, et de travail en collaboration de bonne foi sur les décisions ayant une incidence sur les droits et les intérêts. […] le CPLCC […] ne signifie pas nécessairement avoir un droit de veto ou exiger l’unanimité dans la prise de décisions gouvernementales » (décision, au para 367).
[163] De plus, lors d’une rencontre tenue le 1er novembre 2023 après la conclusion des audiences publiques et avant que la Commission rende sa décision, le personnel de la CCSN a déclaré qu’il [traduction] « soutenait l’approche pangouvernementale du Canada dans la mise en œuvre de la [LDNU] »
et qu’il « s’assurait que [son] approche en matière de consultation et de participation reste conforme à la LDNU »
.
[164] La Commission a noté à juste titre que l’obligation de consulter et d’accommoder les nations autochtones intéressées était en jeu dans la présente demande et qu’elle « d[evait] être d’avis que cette obligation a[vait] été remplie avant de rendre les décisions pertinentes »
(décision, au para 323). La Commission a ensuite reconnu que la question de l’applicabilité et du respect de la DNUDPA et de la LDNU était soulevée devant elle par plusieurs nations autochtones, dont Kebaowek, et elle a reconnu l’engagement du Canada envers la DNUDPA (décision, au para 432). Toutefois, la Commission n’a pas tranché la question de l’application de la DNUDPA ou de la LDNU, indiquant qu’elle n’était « pas habilitée à déterminer comment mettre en œuvre la DNUDPA »
(décision, au para 432). Elle a ensuite déclaré que sa décision et son évaluation de la portée et du contenu de l’obligation de consulter et d’accommoder suivraient le droit « tel qu’[il] a été formul[é] dans la jurisprudence à ce jour »
(décision, au para 432). Hormis cela, la décision de la Commission est muette au sujet de la DNUDPA et de la LDNU.
(5) La nature des droits ancestraux revendiqués par la demanderesse
[165] Kebaowek revendique un titre ancestral, mais les terres visées par la revendication ne font pas partie du site ou du projet d’IGDPS (Timiskaming, Wolf Lake et Eagle Village, membres de la nation algonquine : Énoncé d’affirmation du titre et des droits autochtones (11 janvier 2013), en ligne : <https://new-wordpress.algonquinnation.ca/wp-content/uploads/2013/01/SAR-Overview-2012-01-14-final-Frs.pdf> (la « revendication territoriale »)). Selon la revendication territoriale, l’étendue de la zone géographique revendiquée est considérable. Elle couvre environ 34 000 kilomètres carrés de la vallée de l’Outaouais, à cheval sur la frontière de l’Ontario et du Québec. Sur la carte jointe à la revendication territoriale, la zone revendiquée s’étend au sud jusqu’à la ville de Deep River, en Ontario. Elle ne comprend pas le site, qui est situé au sud de la ville de Deep River. Toutefois, la demanderesse note que l’IGDPS envisagée est attenante à la zone visée par la revendication territoriale et se trouve à l’intérieur de son territoire traditionnel élargi.
[166] Il y a un chevauchement entre la zone visée par la revendication territoriale et celle visée par d’autres revendications territoriales présentées par d’autres collectivités algonquines, dont la PNAP et la PNAKZ. Les revendications territoriales de Kebaowek et de la PNAKZ ne sont pas résolues et n’ont pas été reconnues par les gouvernements fédéral et provincial. Le statut de la revendication territoriale en jeu en l’espèce est inconnu.
[167] Selon la jurisprudence invoquée plus haut, s’il peut être nécessaire de consulter afin d’obtenir le consentement lorsqu’un titre ancestral est reconnu et établi, dans le cas où le titre est toujours à l’état de revendication, la nature de l’obligation de consulter et d’accommoder est établie selon le continuum énoncé dans l’arrêt Nation haïda et est évaluée selon la solidité de la revendication fondée sur les droits garantis par l’article 35. De plus, la jurisprudence souligne que les droits ancestraux appartiennent à la nation dans son ensemble; autrement dit, la Nation Algonquine en général, et non une bande au sens de la Loi sur les Indiens à titre individuel. Dans la décision de première instance Tsilhqot’in Nation v British Columbia, 2007 BCSC 1700, la CSCB a conclu au paragraphe 470 que le détenteur des droits garantis par l’article 35 était la Nation :
[traduction]
Je conclus que le détenteur des droits, qu’il s’agisse d’un titre ancestral ou d’un droit ancestral, est la communauté des Tsilhqot’in. Au moment du premier contact et de l’affirmation de la souveraineté, les Tsilhqot’in constituaient une communauté historique de personnes partageant la langue, les coutumes, les traditions, l’expérience historique, le territoire et les ressources. Les droits ancestraux des Tsilhqot’in ou de tout autre sous-groupe de la Nation des Tsilhqot’in découlent des actions collectives, de la langue commune, des traditions et des expériences historiques communes que partagent les membres de la Nation des Tsilhqot’in.
[Je souligne.]
[168] En outre, la CACB a souligné que les difficultés pratiques à reconnaître le détenteur des droits ne peuvent [traduction] « empêcher la reconnaissance des droits ancestraux par ailleurs prouvés »
(William v British Columbia, 2012 BCCA 285 au para 151).
[169] En plus de la revendication territoriale, Kebaowek affirme que l’IGDPS envisagée se situe sur son territoire traditionnel. À ce titre, elle revendique également d’autres droits garantis par l’article 35, comme le droit de pêcher, de chasser, de piéger, de cueillir et d’utiliser les terres à des fins sociales et cérémonielles.
[170] La demanderesse affirme qu’elle a des responsabilités à titre de gardienne des terres de son territoire traditionnel, dont celles du site et de ses environs. Les communautés autochtones ont souvent déclaré qu’elles entretiennent une relation unique avec la terre. Toutefois, Kebaowek n’a pas fourni de renseignement spécifique au sujet de cette relation ou de son rôle particulier de gardienne au sein de la Nation Algonquine. Le dossier ne permet pas d’établir clairement comment les responsabilités de Kebaowek et celles des autres communautés algonquines se recoupent, ou si les responsabilités de Kebaowek à titre de gardienne diffèrent de celles des autres communautés ou lui sont propres.
[171] En ce qui concerne les revendications des droits garantis par l’article 35 et des titres ancestraux, il est important de reconnaître que les terres actuellement occupées par Laboratoires nucléaires sont interdites à tous, y compris aux collectivités détentrices des droits garantis par l’article 35, depuis les années 1940 pour des raisons de sécurité. Autrement dit, depuis les années 1940, ni Kebaowek ni les autres collectivités autochtones n’ont exercé leurs droits garantis par l’article 35 sur les terres du site, y compris celles de l’IGDPS envisagée. Le site est surveillé et certaines parties du terrain sont clôturées pour éviter toute utilisation fortuite.
[172] En plus des droits et titres ancestraux revendiqués, Kebaowek invoque des traités historiques conclus dans les années 1700 entre les Algonquins et les Britanniques et les droits qui en découlent. Il ne s’agit pas de traités portant sur la cession de terres. Ces traités visaient plutôt à confirmer l’alliance avec les Britanniques en échange du respect et de la protection de leurs droits ancestraux, y compris les droits issus de la Proclamation royale de 1763 qui protègent les terres de tout empiétement. Toutefois, Kebaowek ne renvoie à aucune clause précise dans ces traités ni à aucun droit issu de traités en particulier (Première Nation d’Eskasoni c Canada (Procureur général), 2024 CF 1856 au para 9).
[173] Vu les questions à trancher en l’espèce, je ne suis pas convaincue par l’argument de Kebaowek selon lequel les traités historiques lui confèrent les droits qu’elle revendique. Dans ses observations présentées à la Commission sur ce point, Kebaowek affirme plutôt que la Couronne n’a pas respecté le traité ou la Proclamation royale de 1763 lorsqu’elle a accordé des terres pour y construire des installations nucléaires sans consulter les peuples algonquins, sans obtenir leur consentement ni les indemniser. En toute déférence, je ne suis pas saisie de la question de l’appropriation originale des terres dans la présente demande. L’histoire permet de remettre les choses en contexte et nous renseigne sur les conséquences cumulatives du projet d’IGDPS, mais elle n’aide pas la Cour à juger si la Couronne s’est correctement acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder dans le contexte du projet d’IGDPS.
(6) La consultation du point de vue autochtone
[174] Nous savons que la Nation Algonquine, et particulièrement Kebaowek, n’a pas été consultée lorsque les terres destinées à accueillir le site ont été sélectionnées initialement dans les années 1940. Ces terres ont subi des dommages permanents irréparables. Le site est surveillé et est interdit au public et aux nations autochtones qui, autrefois, utilisaient et occupaient ces terres. Si j’ai bien compris, même si les installations actuelles étaient fermées et les matériaux enlevés, ce site ne pourrait pas être utilisé pendant plusieurs siècles. Essentiellement, l’appropriation des terres dans ce contexte équivaut à l’extinction implicite des intérêts ancestraux sur le site (voir Delgamuukw, au para 64). Pendant près de 70 ans, les détenteurs de droits autochtones n’ont pu utiliser les terres qui leur ont été prises et ils ne seront pas en mesure de les utiliser pendant plusieurs siècles.
[175] En effet, la défenderesse a mentionné dans ses observations que l’IGDPS est une installation de gestion des déchets qui se veut [traduction] « permanente »
. Cela dit, la défenderesse a fourni d’importants renseignements scientifiques qui établissent qu’il s’agit d’une option sécuritaire pour la gestion des déchets FA, car l’IGDPS envisagée est [traduction] « conçue selon les meilleures méthodes modernes »
pour protéger l’environnement et la rivière des Outaouais.
[176] Le processus qui découle de l’obligation de consulter et d’accommoder n’est pas destiné à remédier aux manquements et aux préjudices du passé (Chippewas of the Thames, au para 41). Toutefois, on ne peut ignorer cette toile de fond historique pendant que nous tentons d’aller de l’avant.
[177] Comme je le mentionne plus haut, l’obligation de consulter et d’accommoder est une obligation procédurale de nature tant juridique que constitutionnelle. De plus, l’obligation de consulter et d’accommoder doit être interprétée en fonction de la DNUDPA et du principe du CPLCC, lesquels exigent un processus de consultation approfondi qui tient compte des points de vue, du droit, du savoir et des pratiques autochtones.
[178] La Commission a fait valoir que la consultation menée auprès de Kebaowek se situait à l’extrémité la plus approfondie du continuum prévu dans l’arrêt Nation haïda, mais elle n’a pas tenu compte de la perspective de Kebaowek dans son examen de la consultation et a conclu que l’obligation de consulter et d’accommoder avait été remplie en l’espèce.
[179] En toute déférence, je ne suis pas d’accord.
[180] La Commission n’a pas examiné l’exécution de l’obligation de consulter et d’accommoder sous le prisme des articles et de la norme du CPLCC. Cette erreur a faussé son analyse de la question de savoir si l’obligation de consulter et d’accommoder avait été remplie.
[181] Les motifs de la décision ne satisfont pas à la norme établie dans l’arrêt Vavilov selon laquelle une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles »
(Vavilov, au para 85).
[182] La Commission a souligné les efforts déployés par le promoteur pour consulter les différentes nations autochtones et les conseils tribaux, ainsi que ses efforts pour gérer de manière sécuritaire les déchets dangereux.
[183] À mon avis, la Commission a commis une erreur dans sa façon d’examiner la consultation. Elle n’a pas pris en compte la DNUDPA en tant que facteur contextuel pour évaluer si la consultation menée par la Couronne était appropriée. L’omission de tenir compte de l’important facteur contextuel que constitue la DNUDPA est une erreur de droit. Le projet d’IGDPS entre manifestement dans le champ d’application de l’article 29(2) et fait jouer la norme du CPLCC. La norme du CPLCC n’est certes pas un droit de veto, mais elle exige un processus rigoureux qui tient compte du droit, du savoir et des pratiques des nations autochtones touchées et qui tend vers la conclusion d’un accord mutuel. En l’espèce, le dossier montre que la Commission et la CCSN n’étaient pas prêtes à modifier leurs processus pour répondre aux demandes d’accommodement de Kebaowek. Cette approche n’était pas raisonnable et ne tenait pas compte des importants facteurs contextuels qu’ajoute la DNUDPA, laquelle doit maintenant être prise en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si le processus de consultation mené par la Couronne était approprié.
D. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que l’IGDPS n’était pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs et importants?
(1) La sous-délégation des pouvoirs
[184] Kebaowek a fait valoir que la Commission avait délégué déraisonnablement et à tort l’examen et l’approbation des mesures d’atténuation prévues par le PGDF à venir en les repoussant à une étape ultérieure à l’approbation du projet.
[185] La défenderesse soutient que la LCEE 2012 permet à la Commission d’examiner les répercussions d’un projet, d’imposer d’éventuelles conditions pour parer à ces répercussions et de déléguer l’administration de ces conditions :
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[186] Comme je le mentionne plus haut, les parties s’entendent pour dire, et j’en conviens, que la question en litige est assujettie à la norme de la décision raisonnable.
[187] Je mentionne également plus haut que l’approche bien établie en matière d’interprétation des lois consiste à lire les mots de la loi suivant leur sens ordinaire et grammatical et en tenant compte du contexte dans lequel s’inscrit la loi. Le libellé de la LCEE 2012 étaye la conclusion selon laquelle, lorsqu’elle conclut que le projet n’est pas susceptible d’entraîner les effets environnementaux négatifs et importants énoncés à l’article 5 de la LCEE 2012, la Commission doit fixer les conditions relativement aux effets environnementaux susceptibles de se produire (LCEE 2012, art 53; voir aussi Première Nation de Prophet River c Canada (Procureur général), 2017 CAF 15 au para 167, et Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2018 CAF 153 [Tsleil-Waututh Nation] aux para 278–291, 322–351).
[188] Dans sa décision, la Commission a confirmé que : Laboratoires nucléaires s’est engagée à fournir un PGDF, qui est en cours d’élaboration et auquel Kebaowek a été invitée à collaborer; le personnel de la CCSN doit examiner le PGDF et fournir des commentaires; aucun déboisement n’aura lieu avant que le personnel de la CCSN ne soit convaincu que le PGDF permet d’accroître la qualité et la biodiversité du site; et le personnel de la CCSN s’est engagé à superviser la mise en œuvre du plan (décision, aux para 199–204).
[189] La Commission a noté que les effets sur la faune, en particulier sur l’ours noir et le loup de l’Est, signalés par Kebaowek pouvaient être atténués. La Commission a fait remarquer que la zone boisée à défricher pour le projet d’IGDPS représente environ 1 % du site et, selon les renseignements qui lui ont été présentés, ne représente pas un habitat unique pour les espèces dans la région. De plus, la Commission a indiqué que le déboisement était conditionnel à l’examen et à l’acceptation du PGDF (décision, aux para 204–205).
[190] La Commission a ensuite souligné que les mesures d’atténuation que le PGDF est censé contenir étaient importantes pour obtenir le consentement de la PNAP, lequel « repose sur la mise en œuvre de tous les engagements et de toutes les mesures d’atténuation [de Laboratoires nucléaires] relativement au projet d’IGDPS »
(décision, au para 368).
[191] Finalement, la Commission a conclu que l’IGDPS envisagée n’aurait pas d’effet négatif sur les droits garantis par l’article 35, qu’ils soient revendiqués ou établis, parce que l’accès au site est restreint depuis les années 1940. La chasse et la cueillette y sont interdites, et l’accès est interdit pour tout autre usage traditionnel par les nations autochtones.
[192] La Cour d’appel fédérale a confirmé que le décideur n’est pas tenu de fournir « tous les détails techniques. Ce qu[e le processus] exige, c’est qu’à la fin du processus d’audience, [le décideur] dispose de suffisamment de renseignements pour lui permettre de formuler sa recommandation »
(Tsleil-Waututh Nation, au para 346).
[193] La défenderesse soutient que la délégation de l’examen du PGDF au personnel de la CCSN n’était pas fautive et que ce dernier ne disposait pas d’un pouvoir discrétionnaire illimité. Comme il est énoncé au paragraphe 80 de la décision Morton c Canada (Pêches et Océans), 2015 CF 575 [Morton], la présomption réfutable contre la sous‑délégation s’applique uniquement aux décisions discrétionnaires, aux décisions législatives ou aux décisions qui statuent sur des droits ou des obligations lorsque le sous-délégataire dispose d’un « pouvoir discrétionnaire d’exercer un jugement indépendant »
. La Cour a indiqué que, lorsque la présomption de sous-délégation est réfutée, la question est alors la suivante : le tribunal dispose-t-il « d’une autorisation législative expresse ou implicite »
qui lui permette de sous-déléguer un pouvoir (Morton, aux para 80–81)?
[194] L’argument de la demanderesse ne me convainc pas.
[195] Dans sa décision, la Commission note qu’elle « a examiné attentivement les renseignements recueillis pour l’aider à déterminer si et comment les préoccupations soulevées ont été traitées au moyen des mesures d’atténuation proposées, et comment déterminer ce qu’elle doit faire pour s’acquitter de ses obligations dans le respect des paramètres établis par la loi »
(décision, au para 26).
[196] Les paragraphes 26(1) et 27(1) de la LCEE 2012 indiquent clairement que le pouvoir décisionnel ne peut être délégué. Toutefois, je ne suis pas convaincue que la Commission ait délégué son pouvoir décisionnel. Après un examen attentif du dossier, il ressort ce qui suit :
La Commission a assorti le permis modifié de conditions propres au projet d’IGDPS, recommandées par le personnel de la CCSN (décision, au para 29);
Les mesures réglementaires sont consignées dans le document Mesures réglementaires relatives à l’autorisation de l’IGDPS et les engagements réglementaires en matière d’évaluation environnementale sont documentés dans les Listes consolidées des engagements relatifs au projet d’IGDPS. Les deux documents établissent des critères de vérification de la conformité (décision, au para 29);
La Commission a délégué des pouvoirs en ce qui concerne les conditions de permis à des membres précis du personnel de la CCSN qui occupent un échelon élevé (décision, au para 30);
La Commission a demandé au personnel de la CCSN de suivre et de mettre en œuvre ses engagements, d’ajouter un engagement explicite dans le document Mesures réglementaires relatives à l’autorisation de l’IGDPS concernant la soumission du PGDF de Laboratoires nucléaires et de s’assurer que le PGDF permet d’accroître la qualité et la biodiversité de la forêt restante sur le site (décision, aux para 31–32);
La Commission a demandé au personnel de la CCSN de lui présenter des rapports sur l’état du projet d’IGDPS et de l’informer de toute question nécessitant son attention (décision, au para 35).
[197] Lues dans leur ensemble, ces instructions données au personnel de la CCSN indiquent clairement que la Commission ne lui a pas délégué son pouvoir de décision finale. Le personnel de la CCSN était plutôt tenu de demander l’avis de la Commission en cas de modifications imprévues du PGDF ou pour toute question allant au-delà de la surveillance, du suivi et de la mise en œuvre du PGDF.
[198] Les motifs de la décision satisfont à la norme établie dans l’arrêt Vavilov, car ils montrent que la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles »
(Vavilov, au para 85). La décision de la Commission et ses motifs sont justifiés, intelligibles et transparents (Vavilov, au para 95).
[199] À mon avis, compte tenu du dossier dont la Cour est saisie, qui comprend un grand nombre d’éléments de preuve recueillis dans le cadre du processus d’EE et d’éléments de preuve présentés par Kebaowek, et au regard de l’examen du pouvoir conféré par la loi à la Commission, la décision est raisonnable et le personnel de la CCSN ne s’est pas vu déléguer de pouvoirs à tort.
(2) L’exclusion permanente est déraisonnable
[200] Pour terminer, Kebaowek soutient que l’omission de la Commission de tenir compte des effets que l’exclusion permanente de Kebaowek a sur l’environnement et ses droits garantis par l’article 35 est déraisonnable. Elle fait remarquer que la Commission a deux obligations distinctes qui exigent chacune qu’elle tienne compte des effets environnementaux sur les droits garantis par l’article 35 : l’une au titre de la LCEE 2012 et l’autre au titre du cadre d’analyse de l’obligation de consulter et d’accommoder.
[201] Kebaowek affirme qu’elle n’a jamais été consultée au sujet des exclusions antérieures des terres sur lesquelles le site se trouve et que l’IGDPS envisagée est une nouvelle exclusion « permanente »
qui fait jouer l’obligation de consulter et d’accommoder. Selon elle, cette consultation devrait tenir compte des effets cumulatifs qu’a eus ce développement sur ses droits garantis par l’article 35.
[202] La défenderesse soutient que la décision de la Commission est raisonnable en ce qui a trait aux effets sur l’environnement terrestre, ainsi que sur l’utilisation des terres ancestrales et des ressources.
[203] La défenderesse affirme que Kebaowek a mal interprété les effets des activités actuelles de Laboratoires nucléaires sur le site. Elle souligne qu’il n’a jamais été question que les exclusions actuellement en vigueur sur le site soient temporaires ou levées dans un avenir rapproché ou prévisible.
[204] La défenderesse reconnaît que les effets des activités passées et actuelles ne sont pas « temporaires »
et ont entraîné des changements importants dans la région. En ce moment, des déchets FA sont entreposés sur le site, mais ne le sont pas conformément aux normes modernes de l’industrie. Les activités passées et actuelles de Laboratoires nucléaires ont causé des changements irréparables à l’environnement. L’accès au site est restreint depuis plus de 70 ans. Depuis les années 1940, Kebaowek et les autres peuples autochtones ne sont pas autorisés à accéder librement au site pour exercer leurs droits garantis pas l’article 35, dont faire la cueillette ou pratiquer des cérémonies spirituelles ou autres.
[205] La Commission a tenu compte du fait que Kebaowek était actuellement exclue du site et a conclu que l’IGDPS envisagée n’était pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux importants sur les terres, les eaux et les ressources (LCEE 2012, article 5). Par conséquent, elle a autorisé, en vertu de l’article 24 de la LSRN, la modification du permis délivré à Laboratoires nucléaires (décision, aux para 27–28).
[206] La Commission a délégué les responsabilités suivantes au personnel de la CCSN pour suivre et mettre en œuvre ses engagements consistant à accroître la transparence et à favoriser la confiance dans l’organisme de réglementation : mobiliser les nations autochtones lors de la mise en œuvre des futurs Programmes indépendants de surveillance environnementale liés à l’IGDPS et au site; établir des relations avec les nations autochtones et les faire participer à la surveillance continue du site et de l’IGDPS; ajouter un engagement explicite dans le document Mesures réglementaires relatives à l’autorisation de l’IGDPS concernant la soumission du PGDF par Laboratoires nucléaires; et s’assurer que le PGDF permet d’accroître la qualité et la biodiversité de la forêt restante afin de compenser la perte d’habitat forestier dans la zone d’implantation de l’IGDPS (décision, aux para 30–32).
La Commission reconnaît que le projet d’IGDPS aura sans doute plusieurs phases autres que cette demande de modification de permis afin d’autoriser la construction. La Commission s’attend à ce que le personnel de la CCSN et [Laboratoires nucléaires] poursuivent leurs activités respectives de consultation et de mobilisation au fil du cycle de vie de ce projet, et dans le cadre de toute demande subséquente présentée à la Commission, et ce, auprès de tous les détenteurs de droits autochtones et leurs représentants.
Avec cette décision, la Commission autorise uniquement la construction du projet d’IGDPS. La Commission n’autorise pas l’exploitation future de l’IGDPS. La Commission examinera la question de l’exploitation de l’IGDPS dans le cadre d’un futur processus d’autorisation […]
[Décision, aux para 33–34.]
[207] En l’espèce, la Commission a mentionné que le cycle de vie du projet d’IGDPS est de longue durée et que l’autorisation de la modification du permis n’est qu’un aspect de l’IGDPS envisagée (décision, au para 33). La Commission a souligné l’importance d’entretenir les relations et de continuer à mener les activités de consultation et de participation avec tous les détenteurs de droits autochtones concernés (décision, au para 33), ce qui, à mon avis, s’inscrit dans le droit fil des objectifs de réconciliation en général.
[208] Avec égard, l’obligation de consulter et d’accommoder n’est pas un moyen de régler les griefs historiques, mais se veut un outil tourné vers l’avenir. La Cour suprême a fait observer que la raison d’être de l’obligation de consulter et d’accommoder est d’évaluer l’effet de la mesure ou de la décision actuelle du gouvernement, et que « [l]’atteinte antérieure et continue, y compris l’omission de consulter, ne fait naître l’obligation de consulter que si la décision actuelle risque d’avoir un nouvel effet défavorable sur une revendication actuelle ou un droit existant. Il peut néanmoins y avoir recours pour une atteinte antérieure et continue, y compris l’omission de consulter »
(Rio Tinto Alcan, au para 49).
[209] Je ne fais pas abstraction du fait important que les Algonquins ont été privés d’une partie de leur territoire traditionnel pendant de nombreuses décennies et continueront de l’être pendant des siècles. Toutefois, Kebaowek n’a pas démontré l’existence de nouveaux effets négatifs qui ne découleraient pas de l’appropriation initiale des terres à des fins de développement nucléaire dans les années 1940.
[210] Ça ne diminue en rien les conséquences que pourrait avoir l’IGDPS envisagée sur les droits garantis par l’article 35 revendiqués par Kebaowek ou que l’utilisation du site a produites jusqu’à maintenant. Je constate que, dans ses observations à la Commission, Kebaowek a souligné l’importance de la région et de ses eaux, ainsi que son interconnexion avec le droit coutumier et la gouvernance des Algonquins, car ils sont [traduction] « basés sur les bassins hydrographiques qui servaient de corridors de transport et d’unités de gestion des terres familiales autour du bassin de la rivière des Outaouais »
.
[211] Selon le dossier de la présente demande, la Commission a tenu compte de ces observations, mais n’a pas souscrit aux affirmations de Kebaowek. Le fait qu’une partie ne soit pas satisfaite de la décision ne rend pas celle-ci déraisonnable en soi.
[212] Quand elle a examiné l’exécution de l’obligation de consulter et d’accommoder, elle n’a pas appliqué le prisme de la DNUDPA et de la norme du CPLCC. Il s’agit d’une erreur de droit qui a faussé son analyse de l’exécution de l’obligation de consulter et d’accommoder. Toutefois, la Commission semble avoir raisonnablement tenu compte de la preuve dont elle disposait, en fonction de ce que le dossier révélait de la consultation, et en être venue à une conclusion raisonnable et étayée par la preuve concernant les répercussions de l’IGDPS envisagée sur les droits garantis par l’article 35 revendiqués par Kebaowek.
E. Quelle est la mesure de réparation qui convient?
[213] La défenderesse a soutenu que l’affaire devrait être renvoyée à la Commission pour qu’elle mène d’autres consultations, tienne de nouvelles activités de participation ou entende de nouvelles observations concernant les aspects de la décision de la Commission qui ne satisfont pas à la norme de contrôle applicable.
[214] À l’inverse, la demanderesse a fait valoir que la seule réparation possible serait d’annuler la décision pour que Laboratoires nucléaires soit tenue de présenter une nouvelle demande de modification de permis, que la consultation soit recommencée et que la CCSN constitue une nouvelle formation chargée d’examiner la demande.
[215] Je conclus que la Commission a commis une erreur de droit en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour examiner ou appliquer la DNUDPA et la LDNU. Je conclus également que la Commission a déraisonnablement omis de tenir compte de la DNUDPA et de l’appliquer comme prisme d’interprétation lorsqu’elle a examiné si la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder envers Kebaowek dans la présente affaire.
[216] À mon avis, le législateur a clairement voulu que la Commission soit l’organisme compétent pour se prononcer sur ces questions. Par conséquent, l’affaire devrait être renvoyée à la Commission.
[217] La Commission a commis une erreur en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour tenir compte de la DNUDPA et de la LDNU dans son examen de l’exécution de l’obligation de consulter et d’accommoder.
[218] En outre, le processus de consultation en l’espèce n’était pas adéquat. La consultation menée par Laboratoires nucléaires ne tenait pas compte des nouvelles nuances apportées par la DNUDPA et à la norme du CPLCC.
[219] Il n’est pas réaliste à ce stade d’exiger que les promoteurs présentent une nouvelle demande et reprennent du début le processus de consultation. Il existe plutôt une possibilité de corriger le processus et, à mon avis, il est dans l’intérêt public d’accorder une mesure de réparation limitée.
[220] La commission qui a rendu la décision du 8 janvier 2024 n’existe plus. J’ordonne à la CCSN de reformer l’ancienne commission ou de former une nouvelle commission chargée d’examiner les lacunes de la décision exposées dans les présents motifs.
[221] J’ordonne à Laboratoires nucléaires et au personnel de la CCSN de poursuivre la consultation avec Kebaowek d’une manière qui favorise la réconciliation et qui est conforme aux principes énoncés dans la DNUDPA, dont la norme du CPLCC. Je comprends que le processus de consultation dans le cadre de ce projet a commencé il y a près de 10 ans, en 2016. Toutefois, le fait de ne pas avoir tenu compte des principes exposés dans la DNUDPA constituait une erreur. L’article 29(2) souligne que le CPLCC est nécessaire lorsque des matières dangereuses sont déchargées sur les terres ou territoires des peuples autochtones. L’IGDPS envisagée sera conçue pour contenir en permanence les déchets FA, qui mettront plusieurs siècles à se décomposer suffisamment pour être sécuritaires. Puisque des matières dangereuses sont en cause, la consultation doit tenir compte du contexte qu’ont ajouté la DNUDPA et la norme du CPLCC, et de la manière dont celles-ci éclairent l’examen de la question de savoir si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder.
[222] L’IGDPS envisagée servira à entreposer les matières dangereuses se trouvant déjà sur le site de manière conforme aux normes modernes de l’industrie. Pour autant, la Couronne n’est pas à l’abri de son obligation de mener la consultation concernant le projet d’IGDPS de façon à mieux concilier les intérêts des Autochtones. Plus haut sont présentés des principes renforcés qui appliquent les principes de la DNUDPA à la norme du CPLCC sans faire du CPLCC un droit de veto.
[223] Comme je le mentionne plus haut, Kebaowek a bénéficié d’un financement et d’activités de consultation à un stade avancé du processus, conformément à l’ordonnance procédurale. Pour cette raison, j’ordonne à Laboratoires nucléaires et au personnel de la CCSN de reprendre ces processus dans le but d’y intégrer le droit, le savoir et les pratiques de Kebaowek et de travailler à l’obtention d’un accord.
[224] Je comprends que, pendant que le temps passe et que le processus s’éternise, les déchets FA sont toujours entreposés d’une façon qui n’est pas conforme aux normes actuelles de l’industrie. J’ordonne que la date d’achèvement du nouveau processus de consultation soit fixée au 30 septembre 2026.
[225] Les parties ont demandé les dépens. Bien que chacune d’elles n’ait eu que partiellement gain de cause, la demanderesse a soulevé dans sa demande des questions juridiques fondamentales qui transcendent la présente affaire. Par conséquent, elle a droit à une indemnisation partielle. Je suis d’avis qu’il y a lieu de lui adjuger à la demanderesse des dépens fixés selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne V du tableau du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.
V. Conclusion
[226] En l’espèce, la Commission a conclu à tort qu’elle n’avait pas compétence pour se déterminer si la DNUDPA ou la LDNU s’appliquaient à l’obligation de consulter et d’accommoder.
[227] En outre, la Commission a commis une erreur dans son examen de l’exécution de l’obligation de consulter et d’accommoder en ne tenant pas compte de la DNUDPA et de la norme du CPLCC à titre d’importants facteurs contextuels ou de prisme d’interprétation.
[228] Cela dit, la décision de la Commission concernant les effets de l’IGDPS envisagée est raisonnable et tient compte des conséquences possibles sur les droits garantis par l’article 35 de Kebaowek.
[229] Par conséquent, la présente affaire est renvoyée à la Commission ou à une commission nouvellement formée pour qu’elle se penche sur la question de compétence et pour qu’elle réexamine la question de savoir si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder, compte tenu de l’application de la DNUDPA et de la norme du CPLCC.
JUGEMENT dans le dossier T-227-24
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.
Il est ordonné à Laboratoires nucléaires et à la CCSN de reprendre la consultation avec Kebaowek en appliquant rigoureusement la norme du CPLCC au sens de la DNUDPA, ainsi qu’en adaptant leurs procédés afin d’y intégrer le droit, le savoir et les pratiques autochtones et afin qu’il ait pour but de parvenir à un accord. Ce processus de consultation doit être terminé au plus tard le 30 septembre 2026.
À la suite de ce processus de consultation, la Commission devra réexaminer si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder en tenant compte des principes énoncés dans la DNUDPA et, en particulier, de la norme du CPLCC.
Les dépens, calculés selon la colonne V du tarif B, sont adjugés à la demanderesse.
« Julie Blackhawk »
Juge
ANNEXE A : GLOSSAIRE DES TERMES ET ABRÉVIATIONS
ACC
|
Accord-cadre de consultation
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Articles
|
Articles de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones
|
CACB
|
Cour d’appel de la Colombie-Britannique
|
CCSN
|
Commission canadienne de sûreté nucléaire, en sa capacité comme organisation
|
Charte
|
Charte canadienne des droits et libertés
|
CIDH
|
Commission interaméricaine des droits de l’homme
|
Commission
|
Commission canadienne de sûreté nucléaire, en sa capacité comme tribunal
|
Conseil tribal
|
Conseil tribal de la Nation Algonquine Anishinabeg
|
Convention de Vienne
|
Convention de Vienne sur le droit des traités
|
Cour suprême
|
Cour suprême du Canada
|
CPLCC
|
Consentement préalable – donné librement et en connaissance de cause
|
CSCB
|
Cour suprême de la Colombie-Britannique
|
Déchets FA
|
Déchets nucléaires de faible activité
|
Déchets hérités
|
Déchets produits et entreposés sur le site des Laboratoires nucléaires canadiens au cours des 75 dernières années
|
Décision
|
Décision de la Commission canadienne de sûreté nucléaire en date du 8 janvier 2024
|
Déclaration
|
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones
|
Défenderesse
|
Laboratoires nucléaires canadiens
|
Demanderesse
|
Première Nation de Kebaowek
|
Directeur
|
Directeur de la Division des relations avec les Autochtones et les parties intéressées
|
DNUDPA
|
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones
|
Droits garantis par l’article 35
|
Droits ancestraux et issus de traités garantis par l’article 35 de la Loi sur les Indiens
|
EAC
|
Énergie atomique du Canada limitée
|
Énergie atomique
|
Énergie atomique du Canada limitée
|
IGDPS
|
Installation de gestion des déchets près de la surface
|
Kebaowek
|
Première Nation de Kebaowek
|
Laboratoires nucléaires
|
Laboratoires nucléaires canadiens
|
LCEE 2012
|
Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012)
|
LDNU
|
Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones
|
Loi constitutionnelle de 1982
|
Loi constitutionnelle de 1982, art 35, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada
|
Loi d’interprétation
|
Loi d’interprétation
|
Loi sur la Déclaration des droits des peuples autochtones
|
Declaration on the Rights of Indigenous Peoples Act
|
Loi sur les Indiens
|
Loi sur les Indiens
|
LSRN
|
Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires
|
Permis
|
Permis d’exploitation d’un établissement de recherche et d’essais nucléaires
|
PGDF
|
Plan de gestion durable des forêts
|
Plan d’action
|
Plan d’action de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones
|
PNAKZ
|
Première Nation des Anishnabeg de Kitigan Zibi
|
PNAP
|
Première Nation des Algonquins de Pikwàkanagàn
|
Processus d’EE
|
Processus d’évaluation environnementale
|
Rapport d’EE
|
Rapport d’évaluation environnementale
|
Revendication territorial
|
Timiskaming, Wolf Lake et Eagle Village, membres de la nation algonquine : Énoncé d’affirmation du titre et des droits autochtones
|
Site
|
Site des Laboratoires de Chalk River
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-227-24
|
INTITULÉ :
|
PREMIÈRE NATION DE KEBAOWEK c LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LES 10 ET 11 JUILLET 2024
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE BLACKHAWK
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 19 FÉVRIER 2025
|
COMPARUTIONS :
Robert Janes
Lara Koerner-Yeo
Louise Kyle
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Jeremy Barretto
Arend J.A. Hoekstra
Dana Poscente
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JFK Law LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
|
pour la demanderesse
|
Cassels Brock & Blackwell LLP
Avocats
Calgary (Alberta)
|
pour la défenderesse
|