Date : 20250214
Dossier : IMM-5006-23
Référence : 2025 CF 287
Ottawa (Ontario), le 14 février 2025
En présence de l'honorable madame la juge Ngo
ENTRE :
|
ALPHONSE KOBENAN N’GROUMA ET AL. |
Demandeurs |
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
Défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Les demandeurs, Alphonse Kobenan N’Grouma [demandeur principal] et les membres de sa famille sollicitent le contrôle judiciaire de la décision d’un agent [Agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] rejetant sa demande de résidence permanente au titre de Travail qualifié – Québec au motif qu’ils ont fait de fausses déclarations [Décision]. Par conséquent, les demandeurs sont interdits de territoire en vertu des alinéas 40(1)a) et 40(2)a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les demandeurs ont démontré que la Décision était déraisonnable.
II. Faits
[3] La question devant la Cour est centrée sur le fait que le demandeur principal est identifié comme le père biologique de l’enfant aîné [enfant] sur tous les formulaires et documents soumis à l’appui de la demande et dans tous les extraits du registre des actes de l’État Civil. Le demandeur principal et sa conjointe sont mariés depuis le 21 juillet 2017 et ont trois enfants.
[4] Les notes Système mondial de gestion des cas [SMGC] dans le dossier certifié identifient une préoccupation entre l’enfant et ses deux parents, car l’Agent note qu’il a été déclaré trois ans après sa naissance. Le 16 décembre 2022, l’Agent a demandé un test ADN. Les résultats du test d’ADN ont révélé que la probabilité que le demandeur principal soit le père biologique de l’enfant est de 0%. Le 13 janvier 2023, suite à la réception des résultats du test ADN, le demandeur principal a communiqué avec l’Agent demandant un autre test ADN dans un autre laboratoire pour confronter le résultat de paternité reçu. Il dit qu’en effet il est « convaincu »
que l’enfant est son fils.
[5] Le 20 janvier 2023, l’Agent a transmis au demandeur principal une lettre d’équité procédurale [LEP]. La LEP explique que l’Agent a des préoccupations et a « des raisons de croire que les informations soumises »
à propos de l’enfant « sont erronées »
. La LEP identifie le résultat nul du test ADN. L’Agent souligne que le demandeur principal est désigné comme père biologique dans ses déclarations, les formulaires et l’extrait des actes de l’État Civil de l’enfant. L’Agent lui demande de « faire parvenir toutes informations et/ou documents qui selon vous sont aptes à enrayer nos préoccupations »
. Cette lettre avertit également que « la présentation de faux renseignements constitue une infraction grave »
. S’il ne pouvait infirmer les préoccupations de l’Agent, le demandeur pourrait être reconnu coupable de fausses déclarations et par conséquent, les membres de sa famille seraient interdits de territoire pendant 5 ans.
[6] Le 7 février 2023, en réponse à la LEP, le demandeur principal a expliqué qu’il était dans une autre région de la Côte d’Ivoire quand son fils est né et que sa conjointe n’était pas au courant qu’il fallait enregistrer la naissance auprès de l’État dans le délai légal de trois mois. Ainsi, il explique les circonstances financières et personnelles menant à l’inscription hors délai. Par la suite, il présente les démarches qu’il a dû entreprendre afin d’établir l’acte de naissance. Le demandeur soutient qu’ils sont passés devant un juge lors d’une audience publique le 22 décembre 2016 (soit trois ans plus tard) qui leur a donné l’acte de naissance de leur fils. Il joint cette décision de la cour à sa réponse. Il fait valoir que sa déclaration concernant son fils n’est pas fausse et que l’acte de naissance a été obtenu légalement. Il souligne que lui et son épouse sont très surpris du résultat du test ADN. Il mentionne également qu’ils ont refait un autre test ADN avec le même résultat. Le demandeur soutient qu’il n’aurait jamais accepté de se soumettre à un test ADN s’il y avait un doute sur la paternité de l’enfant. Il confirme avoir toujours pris soin de l’enfant et décrit son sens de responsabilité envers son fils. Il affirme également que « nous sommes tout pour cet enfant et cet enfant est tout pour nous »
.
[7] Dans une lettre datée du 17 février 2023, l’Agent a conclu que les demandeurs ont fait « une présentation erronée qui aurait pu entrainer une erreur dans l’application de la LIPR »
. La Décision inclut une liste de faits et un résumé de la réponse du demandeur principal suite à la LEP. L’Agent conclut que le demandeur a fait une fausse déclaration et ainsi le demandeur et les membres de sa famille sont interdits de territoire en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. De plus, l’Agent le refuse « selon le paragraphe L16 de la Loi [LIPR] pour manque de véracité »
. Cette Décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire.
III. Questions en litige et norme de contrôle
[8] La question en litige est celle de savoir si la Décision est déraisonnable quant aux conclusions de l’Agent sur les fausses déclarations des demandeurs.
[9] Les parties s’entendent que la Cour doit réviser le bien-fondé de la Décision en appliquant la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17, 25 [Vavilov]). Je suis aussi d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique quant aux motifs de la Décision.
[10] En contrôle judiciaire, la Cour doit faire l’analyse et déterminer si une décision fait preuve des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). Une décision raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision faisant l'objet du contrôle (Vavilov au para 90). Une décision pourrait se qualifier de déraisonnable, si le décideur administratif a mal interprété la preuve au dossier (Vavilov aux para 125, 126). La partie qui conteste la décision a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).
IV. Analyse
A. Question d’ordre préliminaire : Admissibilité de nouvelle preuve
[11] Le défendeur s’oppose à l’admission en preuve d’arguments dans certains paragraphes du mémoire des demandeurs et certaines pièces telles que l’affidavit du demandeur principal, l’affidavit de la mère de l’enfant ainsi que les pièces A-4 à A-6 jointes à ce dernier affidavit [Nouvelle preuve]. Selon lui, les demandeurs ont tenté de bonifier leur preuve en soulevant des arguments et de nouveaux documents qui n’étaient pas devant l’Agent.
[12] Le rôle de la Cour en contrôle judiciaire est d’examiner la décision du décideur administratif dans le contexte juridique et factuel présenté au décideur lorsqu’il a pris sa décision. Le dossier de preuve devant la Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite généralement à la preuve dont disposait le décideur administratif. Donc, en règle générale, les documents et les informations dont ne disposait pas le décideur ne sont pas admissibles lors du contrôle judiciaire devant la Cour (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20 [Access Copyright]).
[13] Les affidavits attestent, entre autres, du choc des demandeurs lorsqu’ils ont reçu les résultats des tests d’ADN. Ils expliquent aussi que la mère de l’enfant avait eu des relations sexuelles non protégées avec un autre homme et dit avoir été sincèrement convaincue que le demandeur principal était le père de l’enfant. Elle explique être très jeune à l’époque, qu’il s’agissait de sa première grossesse et qu’elle n’avait pas reçu d’éducation sexuelle. Les demandeurs soulignent, dans leurs affidavits, qu’il est fréquent pour les Cote-Ivoriens de ne pas procéder à la déclaration d’un nouveau-né auprès de l’État à l’intérieur des trois premiers mois.
[14] À l’audience et dans leur mémoire supplémentaire, les demandeurs concèdent que la Nouvelle preuve ne faisait pas l’objet de la preuve soumis devant l’Agent. Par contre, les demandeurs tenaient toutefois à la mentionner puisque, selon eux, la Nouvelle preuve est pertinente.
[15] Le défendeur a raison de s’opposer à la Nouvelle preuve qui n’était pas devant le décideur. En effet, la réponse à la LEP n’a fait aucune mention de ces explications supplémentaires à l’exception de la déclaration du demandeur principal qu’il avait toujours pris soin de son fils depuis sa naissance. Je ne peux non plus conclure que ces nouvelles informations rencontrent les exceptions dans l’affaire Access Copyright. Par conséquent, je ne considérerai pas la Nouvelle preuve pour les fins du contrôle judiciaire des motifs de la Décision.
B. Raisonnabilité de la Décision
[16] L’objectif de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR est de veiller à ce que les demandeurs fournissent des renseignements complets, fidèles et véridiques lorsqu’ils présentent une demande d’entrée au Canada (Bodine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 848, au para 44). Le fardeau quant à l’exactitude des déclarations repose sur le demandeur (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 747 au para 28). Il faut donner à l’article 40 de la LIPR l’interprétation large que son libellé exige. Ce dernier emporte l’interdiction de territoire du fait de « directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important »
(Zolfagharian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1455 [Zolfagharian] au para 20).
[17] Les demandeurs allèguent que la Décision n’est pas raisonnable. Ils soumettent qu’il n’y a aucun cheminement logique dans la Décision justifiant la conclusion que le demandeur aurait menti ni qu'il aurait pu ou dû savoir qu’il ne serait pas le père biologique de l’enfant lorsqu’il avait déposé sa demande. Ils font valoir qu’ils n’avaient aucune intention de fournir de fausses déclarations, soit aucun mens rea en l’espèce. Il n’y a aucune preuve qui montre l’intention du demandeur de vouloir cacher un fait matériel ou important ni de faire une présentation erronée dans sa demande. La preuve étaye le fait que le demandeur a toujours cru être le père biologique de son enfant et qu'il avait informé l’Agent d’avoir pris soin de l’enfant depuis sa naissance. La preuve soutient que l’acte de naissance était un document obtenu légalement.
[18] D’autre part, le défendeur fait valoir que la conclusion d’une fausse déclaration est un résultat raisonnable découlant du fait que les tests ADN confirment que le demandeur principal n’est pas le père biologique de l’enfant. Le demandeur ne peut reprocher à l’Agent ses conclusions alors qu’il a eu une opportunité de réfuter les doutes de l’agent quant à la filiation de l’enfant à la suite de la LEP. En conséquence, l’Agent pouvait raisonnablement conclure que le demandeur principal a fait une fausse déclaration et que sa conclusion est une issue possible ou fait partie de l’éventail des possibilités. Le simple désaccord avec la conclusion de l’Agent ne rend pas la Décision déraisonnable. Le défendeur a cité l’arrêt Zolfagharian pour étayer sa position qu’une fausse déclaration peut se faire sans que le demandeur en ait eu connaissance (Zolfagharian au para 21).
[19] Afin d’analyser la raisonnabilité de la Décision, je dois aborder la question en litige à savoir si la conclusion de fausses déclarations et le manque de véracité étaient raisonnables en appliquant la norme de la décision raisonnable. En d’autres mots, je dois considérer le raisonnement de l’Agent lorsqu’il a conclu à la fausse déclaration du demandeur et à son manque de véracité et ainsi déterminer si cette conclusion est étayée par la preuve au dossier.
[20] Une Cour, en contrôle judiciaire, commence son analyse à partir des motifs de la Décision (Vavilov au para 84). Dans les cas d’immigration, les notes SMGC font aussi partie des motifs de la Décision que la Cour doive considérer en contrôle judiciaire (Hungbeke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 955 au para 51).
[21] En l’espèce, la Décision cite les faits que l’Agent a considérés et arrive ensuite à une conclusion de fausse déclaration et de manque de véracité. L’Agent déclare « vous n’avez pourtant fourni aucune explication sur qui est le père biologique de cet enfant et mentionne simplement qu’il a toujours pris soin de l’enfant »
. Elle conclut que : « suite aux explications, je recommande une décision L40. Il n’est toujours pas clair qui est le père biologique de cet enfant. Comme agent mandaté, je suis satisfaite que vous avez fait une présentation erronée […] »
et le prochain paragraphe commence : « J’en conclus que vous avez fait une fausse déclaration […] »
et conclut à un manque de véracité.
[22] Je souscris aux arguments des demandeurs que la conclusion de fausse déclaration et de manque de véracité tirée par l’Agent était déraisonnable. Je note également que les demandeurs soulignent avec justesse que la preuve au dossier incluait plusieurs communications que le demandeur principal avait eues avec l’Agent et que l’ensemble de la preuve démontre qu’il ne savait pas qu’il n’était pas le père biologique lorsqu’il a complété sa demande. La Décision liste, mais ne tranche aucunement ces déclarations.
[23] Le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise (Vavilov aux para 127-128). Je suis d’avis qu’il n’y a pas suffisamment de motifs qui me permettent de lier la conclusion aux faits listés dans la Décision. De plus, le langage dans la Décision est presqu’identique aux notes SMGC de l’Agent sur la réponse du demandeur à la LEP. Les notes de l’Agent ne fournissent donc pas plus d’analyse ou de contexte qui pourrait justifier la Décision.
[24] En considérant la jurisprudence citée par le défendeur, je conclus que les circonstances spécifiques du cas en l’espèce sont éloignées des faits qui font l’objet de cette jurisprudence. La situation des demandeurs n’est pas analogue à celle où un demandeur n’a pas révisé sa demande pour s’assurer de son exactitude avant de la déposer et par la suite il tente d’invoquer une défense qu’il ignorait les actes de tiers ou un demandeur a caché un antécédent ou a omis d’inclure des renseignements matériaux.
[25] Une décision raisonnable se justifie au regard des faits (Vavilov au para 126). Sans analyse qui lie la conclusion aux faits et à la preuve au dossier, et en considérant l’ensemble du dossier devant l’Agent, je ne peux conclure que la Décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov au para 85).
[26] De plus, même si les agents des visas sont généralement tenus de fournir qu’un minimum de motifs, ils doivent fournir des motifs plus détaillés lorsqu’ils tirent des conclusions de fausses déclarations (Vargas Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 66 au para 18 [Vargas Villanueva], autres citations omises). Il en est ainsi parce que les conséquences de telles conclusions sont plus graves qu’un simple refus de visa (Vargas Villanueva au para 18 citant Vavilov au para 133).
[27] Je reconnais le volume important du travail des agents en immigration. Par contre, un refus sur les motifs d’une fausse déclaration ou une présentation erronée et de manque de véracité mène à des conséquences graves. Une conclusion déterminante à cet égard doit donc être expliquée et étayée par la preuve au dossier (Vavilov au para 98).
[28] L’Agent devait ainsi expliquer pourquoi les explications du demandeur n’étaient pas suffisantes (ou étaient rejetées) et pourquoi l’Agent a conclu que le demandeur avait menti lorsqu’il avait déposé sa demande. La Décision ne présente pas cette analyse. Nous ne sommes même pas à l’étape de la considération de l’erreur innocente ou de bonne foi puisqu’une analyse n’a pas été démontrée de façon suffisante. La Cour ne peut donc confirmer le caractère raisonnable de la Décision.
V. Conclusion
[29] En appliquant la norme de la décision raisonnable, la Décision ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.
[30] La décision de rejeter la demande de résidence permanente et la conclusion selon laquelle les demandeurs ont contrevenu à la LIPR sont annulées. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen sur la base des motifs du présent jugement.
[31] Les parties ont confirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5006-23
LA COUR STATUE que :
1)La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2)La décision de rejeter la demande de résidence permanente et la conclusion selon laquelle les demandeurs ont contrevenu à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont annulées.
3)L’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen sur la base des motifs du présent jugement.
4)Il n’y a pas de questions à certifier.
« Phuong T.V. Ngo »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5006-23 |
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INTITULÉ :
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ALPHONSE KOBENAN N’GROUMA, ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 5 FÉVRIER 2025 |
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JUGEMENT ET MOTIFS
|
LA JUGE NGO |
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 14 FÉVRIER 2025 |
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COMPARUTIONS :
Me Barbara Brizuela |
Pour lES DEMANDEURS
|
Me Sherry Rafai |
Pour LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sala Légal Inc. Avocats Montréal (Québec) |
Pour lES DEMANDEURS
|
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour LE DÉFENDEUR
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