Date : 20250218
Dossier : T-1765-23
Référence : 2025 CF 311
Ottawa (Ontario), le 18 février 2025
En présence de l'honorable juge Régimbald
ENTRE :
|
RIO TINTO FER ET TITANE INC., JEAN-FRANÇOIS GAUTHIER, ANNIE BOURQUE, FRÉDÉRIC PINARD, JONATHAN FAUCHER et MAXIME DUFOUR |
Demandeurs |
et
|
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
Défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
Table des matières
A. La Directive du 24 juillet 2024
III. Question en litige et norme de contrôle
B. La conclusion de l’Agente sur l’« urgence » de la prise de mesures correctives est raisonnable
(1) La position des Demandeurs
C. Les mesures ordonnées sont des « mesures raisonnables » au sens du paragraphe 38(6) de la Loi
(1) La position des Demandeurs
(1) La position des Demandeurs
I. Contexte
[1] Le 24 juillet 2023, une inspectrice et agente [Agente] du ministère de l’Environnement et du Changement climatique [Ministère] a émis une directive [Directive] en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14 [Loi], visant un complexe métallurgique exploité par Rio Tinto Fer et Titane Inc. [RTFT], ainsi que certains de ses dirigeants [ensemble les « Demandeurs »
].
[2] La Loi interdit d’immerger ou de rejeter des substances nocives dans des eaux où vivent des poissons, sous réserve d’une catégorie de substances nocives qui peuvent être déversées en conformité avec le régime règlementaire prévu au Règlement sur les effluents des mines de métaux et des mines de diamants, DORS/2002-222 [REMMMD].
[3] La Directive ordonne aux Demandeurs, inter alia, de présenter au plus tard le 31 octobre 2023 un plan d’action détaillé avec des échéanciers précis afin d’assurer la « cessation définitive »
, avant le 31 décembre 2024, de tout rejet de substances nocives qui contreviendrait à la Loi et au REMMMD dans le fleuve Saint-Laurent provenant du complexe métallurgique.
[4] Les Demandeurs sollicitent l’intervention de la Cour, alléguant que la Directive est déraisonnable puisqu’elle ne respecte pas le cadre de la Loi. Selon eux, entre autres motifs, aucune « urgence »
n’existe en l’espèce permettant l’émission de la Directive. De plus, toujours selon les Demandeurs, les « mesures nécessaires »
imposées afin d’assurer la « cessation définitive »
des rejets de substances nocives dans le fleuve Saint-Laurent imposent une obligation de résultat qui contrevient à la Loi, en leur retirant d’emblée la défense de diligence raisonnable prévue par celle-ci.
[5] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le contexte existant et la collaboration entre le Ministère et les Demandeurs dans le cadre d’une activité fortement règlementée, ainsi que la preuve de nombreux événements de non-conformité notés au dossier au cours des dernières années, permettaient à l’Agente de tirer la conclusion que dans les circonstances, une « urgence »
existait au sens de la Loi afin de lui permettre d’émettre la Directive. De plus, la Directive ne représente pas un changement à une pratique de longue date du Ministère ni ne retire aux Demandeurs toute défense possible de diligence raisonnable.
II. Faits
[6] RTFT exploite depuis plus de cinquante ans un complexe métallurgique situé en bordure du fleuve Saint-Laurent. Il s’agit d’un site industriel où le charbon (anthracite) et le minerai (ilménite) sont traités et transformés pour produire, entre autres, du dioxyde de titane, des produits ferreux et des minéraux critiques.
[7] Les opérations de RTFT requièrent l’utilisation de grandes quantités d’eau qui proviennent du fleuve Saint-Laurent. Ces eaux sont nécessaires aux unités de production du complexe ainsi qu’au refroidissement des équipements. Cette utilisation contamine les eaux du fleuve et nécessite de les traiter avant de les rejeter au fleuve.
[8] Vu l’ampleur du complexe métallurgique, RTFT doit aussi gérer la qualité des eaux de ruissellement, qui sont principalement constituées de précipitations qui tombent sur le site du complexe métallurgique. Ces eaux de ruissellement peuvent aussi, lorsqu’elles s’écoulent naturellement vers le fleuve Saint-Laurent, amasser des substances nocives avant de s’y rendre.
[9] Toutes les eaux utilisées aux fins de production, ainsi qu’une portion des eaux de ruissellement, sont acheminées à une usine d’assainissement des eaux [UAE] sur le site du complexe métallurgique. Les eaux y sont alors traitées avant leur rejet au fleuve Saint-Laurent.
[10] Une autre portion des eaux de ruissellement est acheminée à des systèmes de traitement des eaux pluviales de type « Stormceptor »
sur l’ensemble du complexe métallurgique.
[11] Enfin, une partie du complexe métallurgique est desservie par un autre bassin nommé « TK-0100 »
, qui collecte les eaux utilisées aux fins de production et les eaux de ruissellement de la partie ouest du complexe. Ce bassin sert de point de rencontre d’une partie du réseau d’égout vers un point commun avant que les eaux y soient ensuite pompées vers l’UAE, pour y être traitées avant leur rejet au fleuve Saint-Laurent.
[12] En vertu du paragraphe 36(3) de la Loi, il est interdit d’immerger ou de rejeter une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons. Par contre, il est permis d’immerger ou de rejeter des substances nocives dans de telles eaux selon les modalités établies par le REMMMD.
[13] Par souci de clarté terminologique, il convient d’abord de noter qu’aux termes du REMMMD, les eaux comprenant une substance nocive sont définies par le terme « effluent ».
En vertu du paragraphe 1(1) du REMMMD, un « effluent »
s’entend comme incluant « des eaux d’exfiltration et des eaux de ruissellement qui contiennent une substance nocive et qui coulent sur le site d’une mine ou en proviennent ».
Aux termes de ce même paragraphe, un « point de rejet final »
se définit comme « [le] point de rejet de l’effluent d’une mine qui est repérable et au-delà duquel l’exploitant de la mine n’agit plus quant à la qualité de l’effluent ».
Un « rejet »
aux termes du REMMMD s’entend au sens du paragraphe 34(1) de la Loi comme étant « [le] versement, le déversement, l’écoulement, le suintement, l’arrosage, l’épandage, la vaporisation, l’évacuation, l’émission, le vidage, le jet, la décharge ou le dépôt ».
Ensemble, toutes ces dispositions font en sorte que pour être conforme à la Loi et au REMMMD, les eaux qui contiennent une substance nocive et qui coulent sur le site (l’effluent), et qui sont ensuite déversées (le rejet) dans des eaux où vivent des poissons, doivent provenir d’un « point de rejet final »
.
[14] Ensuite, l’article 9 du REMMMD exige que le propriétaire ou l’exploitant détermine chaque « point de rejet final »
d’un effluent (donc les eaux qui contiennent une substance nocive) et fournisse des renseignements au Ministre, notamment sur leur conception et leur entretien. En vertu de l’article 10 du REMMMD, si un propriétaire ou exploitant néglige de déterminer un « point de rejet final »
d’un effluent en vertu de l’article 9, un inspecteur peut désigner ce « point de rejet final »
d’un effluent additionnel, lequel sera aussi sujet aux autres dispositions du REMMMD. Tous les effluents doivent donc être associés à un « point de rejet final »
identifié (déterminé par le propriétaire ou l’exploitant ou désigné par un inspecteur) s’ils sont déversés dans des eaux où vivent des poissons, et aussi se conformer aux autres dispositions du REMMMD, afin que les rejets soient permissibles.
[15] En vertu du REMMMD, une fois que les « effluents »
et les « points de rejet finaux »
sont identifiés, les rejets dans des eaux où vivent des poissons provenant de ces « points de rejet finaux »
doivent respecter certaines concentrations maximales et ne pas présenter de létalité aigüe pour le poisson. Chaque « point de rejet final »
doit aussi faire l’objet d’une inspection régulière en conformité avec le REMMMD. Cependant, tout rejet qui ne tire pas sa source d’un « point de rejet final »
aux termes du REMMMD ne peut déroger à l’interdiction prévue au paragraphe 36(3) de la Loi. Dans le cas en l’espèce, seule la source des eaux traitées par l’UAE est un « point de rejet final »
déterminé par RTFT à titre d’effluent aux termes du REMMMD.
[16] Au cours des années 2022 et 2023, suite à ses inspections, l’Agente a noté le rejet de substances nocives du complexe métallurgique qui contrevenaient au REMMMD, ainsi que l’existence d’autres sources de rejets de substances nocives qui n’ont pas été déterminées à titre de « point de rejet final »
aux termes du REMMMD.
[17] RTFT explique que malgré toute sa diligence, il arrive que ses systèmes de traitement des eaux (notamment l’UAE) atteignent leur capacité de rétention maximale en raison de surcharges hydrauliques du réseau, de problèmes d’alimentation électrique, de problèmes d’opérations ou de pluies diluviennes. Lors de ces événements, et pour éviter des conséquences techniques importantes, RTFT doit diriger dans le fleuve Saint-Laurent le surplus d’eau collectée, laquelle est non traitée. Ces événements sont connus comme étant des « surverses »
qui permettent de déverser les eaux usées dans le fleuve Saint-Laurent, sans avoir été préalablement traitées. Dans la mesure où ces surverses, venant d’un « point de rejet final »
aux termes du REMMMD, contiennent des concentrations de substances nocives au-delà de celles prescrites, ou influencent le pH de l’eau d’une façon non permise au REMMMD, ou présentent une létalité aigüe chez des espèces prescrites, ces surverses constituent des événements de non-conformité à la Loi et au REMMMD.
[18] Depuis son assujettissement au REMMMD en 2008, RTFT reconnait avoir contrevenu régulièrement à la Loi et au REMMMD. Des lettres d’avertissement ont été émises, ainsi que deux directives (en 2010 et en 2013). Ceci dit, RTFT a toujours collaboré et visé l’amélioration constante du complexe métallurgique. Par conséquent, le Ministère a toujours privilégié l’accompagnement vers la conformité plutôt que d’imposer des mesures coercitives, à l’exception des directives de 2010 et de 2013.
[19] Notamment, les 25 août 2008, 20 septembre 2011 et 18 juillet 2013, des agents ont transmis des lettres d’avertissement à RTFT, au sujet de multiples infractions au paragraphe 36(3) de la Loi parce que des substances nocives, notamment des matières en suspension, ont été immergées ou rejetées, en raison de surverses ou autres événements, au-delà des limites permises par le REMMMD (Lettre d’avertissement du 25 août 2008, Dossier Certifié du Tribunal [DCT] onglet 13, Dossier des Demandeurs [DD] Vol 1 à la p 266; Lettre d’avertissement du 20 septembre 2011, DCT onglet 15, DD Vol 1 à la p 281; Lettre d’avertissement du 18 juillet 2013, DCT onglet 16, DD Vol 1 à la p 302).
[20] Le 5 février 2010, une agente a émis une directive parce qu’elle avait des motifs raisonnables de croire qu’entre juillet 2009 et janvier 2010, il y avait eu infractions après avoir constaté :
a)qu’il y avait eu rejet d’une substance nocive dont le pH de l’effluent de l’UAE était soit inférieur à 6,0, soit supérieur à 9,5, contrairement aux exigences du REMMMD;
b)que des tests de létalité aigüe chez la truite arc-en-ciel indiquaient que l’effluent avait été nocif pour le poisson en décembre 2009; et
c)que toutes les mesures nécessaires pour empêcher le rejet de substances nocives n’avaient pas été prises.
[21] L’agente a conclu qu’il fallait « immédiatement prendre toutes les mesures nécessaires […] pour empêcher que se produise un tel événement ou pour atténuer ou réparer les dommages […] »
. L’agente a sommé RTFT de fournir « un plan d’action détaillé et un échéancier précis de toutes les mesures mises en place et à mettre en place pour prévenir des rejets irréguliers de substances nocives »
et un rapport écrit « démontrant que les mesures permanentes ont été complétées […] à ce qu’advenant un déversement, la substance soit confinée dans le bassin de rétention extérieur »
[je souligne] (Directive du 5 février 2010, DCT onglet 14, DD Vol 1 à la p 278).
[22] Le 16 septembre 2013, une directive a été émise aux termes du paragraphe 38(7.1) de la Loi à RTFT. L’agente responsable note que des substances nocives, notamment des matières en suspension, ont été rejetées dans le fleuve Saint-Laurent au-delà des limites permises au REMMMD. Ces rejets ont eu lieu à partir du « point de rejet final »
de l’UAE, ainsi qu’à partir d’égouts pluviaux et autres sources d’effluents situés sur le site du complexe métallurgique. L’agente note que « [RTFT] éprouve, depuis son assujettissement au [REMMMD], une problématique récurrente de dépassement des limites permises par le règlement pour le total des solides en suspension »
(Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 à la p 316).
[23] L’agente rapporte qu’entre janvier 2012 et mars 2013, elle avait des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu des infractions au paragraphe 36(3) de la Loi et que « toutes les mesures nécessaires […] n’ont pas été prises tel que requis au paragraphe 38(6) de la Loi sur les pêches »
(Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 à la p 316) et conclut qu’il fallait « prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires pour prévenir l’événement […] ou pour neutraliser, atténuer ou réparer les dommages »
, « [p]rendre toutes les mesures nécessaires afin de se conformer au [REMMMD] »
, de fournir un « plan d’action expliquant en détail chacune des activités principales ainsi qu’un échéancier précis indiquant toutes les mesures qui seront mises en place afin d’éviter tout rejet non conforme au [REMMMD] »
et de fournir un rapport final « démontrant que les mesures ont été prises afin d’éviter tout rejet non conforme au [REMMMD] et à la [Loi] »
[je souligne] (Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 aux pp 318–319).
[24] Il est important de noter que lors d’une émission d’avertissements ou de directives, il est précisé que les circonstances justifiant leur émission feront partie des dossiers de l’entité, et seront prises en considération dans l’éventualité d’une récidive, d’une autre infraction et pour prendre des décisions internes notamment au sujet de la fréquence des inspections. De plus, le Ministère pourra prendre d’autres mesures si l’entité ne prend pas « tous les moyens nécessaires pour [se] conformer à la Loi »
(voir par exemple la Lettre d’avertissement du 25 août 2008, DCT onglet 13, DD Vol 1 aux pp 274–275; Directive du 5 février 2010, DCT onglet 14, DD Vol 1 aux pp 279–280; Lettre d’avertissement du 20 septembre 2011, DCT onglet 15, DD Vol 1 à la p 297; Lettre d’avertissement du 18 juillet 2013, DCT onglet 16, DD Vol 1 à la p 313; Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 à la p 321).
[25] Plusieurs autres non-conformités au REMMMD et à la Loi ont été notées entre 2016 et 2023 (Dossiers Excel Interne Résumé Dépassements rejet non autorisé RTFT 2016 à aujourd’hui, DCT onglet 107, DD Vol 4 à la p 83).
[26] En février 2022, l’Agente responsable de l’émission de la Directive sujette à cette demande de contrôle judiciaire a pris en charge le suivi de la conformité à la Loi et au REMMMD du complexe métallurgique de RTFT.
[27] Entre mai 2022 et mai 2023, l’Agente a effectué quatre inspections du complexe métallurgique, soit les 9 et 10 mai, 27 septembre et 16 novembre 2022, et le 8 mai 2023.
[28] Entre avril 2022 et juin 2023, l’Agente a fait parvenir quatre lettres d’avertissement, soient les 25 avril, 16 mai, 14 juillet 2022 et le 14 juin 2023. Ces lettres allèguent des motifs raisonnables de croire que des substances nocives et présentant à certaines occasions une létalité aigüe pour la truite arc-en-ciel et la Daphnia magna ont été rejetées dans le fleuve Saint-Laurent en contravention de la Loi et du REMMMD, notamment en raison de surverses (Lettre d’avertissement du 25 avril 2022, DCT onglet 19.1, DD Vol 1 à la p 330; Lettre d’avertissement du 16 mai 2022, DCT onglet 31.1, DD Vol 1 à la p 353; Lettre d’avertissement du 14 juillet 2022, DCT onglet 33.1, DD Vol 1 à la p 373; Lettre d’avertissement du 14 juin 2023, DCT onglet 97.1, DD Vol 3 à la p 76).
[29] Par exemple, le 27 septembre 2022, l’Agente a procédé à une inspection des effluents provenant du complexe métallurgique afin de vérifier les « points de rejet finaux »
déterminés et les points de rejet qui ne sont pas déterminés aux termes du REMMMD, incluant les Stormceptors, et échantillonner les effluents pour analyser si des substances nocives ont été déversées dans le fleuve Saint-Laurent. L’inspection a révélé que plusieurs effluents provenant des Stormceptors avaient des concentrations élevées de substances nocives déversées au fleuve (à noter que les Stormceptors ne sont pas déterminés à titre de « point de rejet final »
et donc aucune substance nocive ne peut être déversée à partir de leurs sources) (DCT onglet 80, DD Vol 2 à la p 313).
[30] Entre la première lettre d’avertissement en avril 2022 et la Directive, RTFT et ses dirigeants ont participé à quatre rencontres de suivi avec l’Agente, soient le 16 novembre 2022, les 27 janvier, 13 avril et 21 juin 2023, en plus de collaborer pleinement à toutes les inspections.
[31] Le 27 janvier 2023, lors d’une rencontre, l’Agente a notifié les Demandeurs de son intention d’émettre une directive en raison des non-conformités notées lors de ses inspections et notées dans le cadre des avertissements. Elle explique qu’une directive « permet de suivre la mise en place des mesures présentées dans le plan d’action […] qu’elle est en inspection et qu’elle vise le retour à la conformité dans les meilleurs délais possibles en utilisant les mesures d’application de la loi à sa disposition »
(Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 352). RTFT a affirmé lors de la rencontre que « la quantité de non-conformité de l’année passée était inacceptable »
(Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 353).
[32] Suite à des échanges additionnels entre l’Agente et RTFT les 24 mars, 13 avril et 12 juin 2023, l’Agente a transmis aux Demandeurs un avis d’intention d’émettre une directive accompagnée d’une ébauche de ladite Directive.
[33] RTFT a fourni ses observations au sujet du projet de Directive lors d’une rencontre orale par l’entremise de Teams le 21 juin 2023. Lors de cette rencontre, RTFT a mentionné que les délais prévus au projet de Directive étaient trop courts, que RTFT préférait ne pas être sujet à des délais stricts, mais de plutôt proposer des avancements par trimestre. L’Agente a demandé à RTFT de proposer un échéancier selon lequel il serait possible de régler les non-conformités, ce à quoi RTFT n’était pas en mesure de prévoir, mais a tout de même précisé « que ce n’est pas une question d’années, mais de mois »
. L’Agente a affirmé que la problématique « doit être réglé
[e] dans les meilleurs délais possibles, car entre temps, [RTFT] demeure en situation de non-conformité »
, et qu’au sujet de l’échéancier, « une directive peut aussi être amendée »
(Rapport Gavia, DCT onglet 87, DD Vol 2 à la p 379).
[34] RTFT a aussi déposé des représentations écrites le 7 juillet 2023. Dans celles-ci, les Demandeurs indiquent que les « mesures nécessaires pour assurer la conformité des effluents […] ont été prises »
. De plus, les Demandeurs affirment que puisque les éléments sujets à la Directive proposée font déjà l’objet d’évaluations et d’études afin de poursuivre leurs efforts d’amélioration de la gestion environnementale, « l’émission d’une directive n’est pas nécessaire, encore moins une urgence »
(Représentations écrites de RTFT du 7 juillet 2023, DCT onglet 100.1, DD Vol 3 à la p 117). Enfin, les Demandeurs ont requis, notamment, de retirer les dates d’échéances prévues pour atteindre la conformité avec la Loi et de retirer les faits allégués pour justifier l’émission de la Directive.
A. La Directive du 24 juillet 2024
[35] Le 24 juillet 2023, l’Agente a émis la Directive, en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi. L’Agente exprime qu’elle a des motifs raisonnables de croire qu’il y a infractions aux paragraphes 36(3) et 38(6) de la Loi, ce qui l’a amené à conclure qu’il y a urgence de prendre des mesures correctives. En particulier, l’Agente retient qu’il y a eu des surverses et rejets de substances nocives dans le fleuve Saint-Laurent à partir de l’UAE en 2022 et 2023, qui contrevenaient au REMMMD. Aussi, il y a eu rejet d’eaux à partir d’autres effluents, notamment les Stormceptors qui ne sont pas déterminés en vertu du REMMMD, ainsi que du quai de chargement et de déchargement de RTFT.
[36] Suivant cette conclusion, l’Agente conclut qu’elle peut ordonner certaines mesures correctives visant la « cessation définitive »
des rejets de substances nocives dans le fleuve Saint-Laurent, y compris :
La présentation d’un plan d’action détaillé ainsi qu’un échéancier précis, au plus tard le 31 octobre 2023, permettant de s’assurer de la
« cessation définitive »
de rejet d’effluents provenant des Stormceptors ou de toute conduite pluviale; ou d’assurer leur suivi permanent, en conformité avec le REMMMD, dès que possible, mais au plus tard le 31 décembre 2023;La présentation d’un plan d’action détaillé ainsi qu’un échéancier précis, au plus tard le 31 octobre 2023, permettant la cessation de rejets dans le fleuve, ou en tout autre lieu s’il y a un risque de pénétration dans le fleuve, d’ilménite, de charbon ou de toutes autres substances lors de chargements ou de déchargements au quai, au plus tard le 31 décembre 2024. Tout rejet dans le fleuve de matières en suspension ou de toutes autres substances nocives provenant du quai doit être effectué à partir d’un
« point de rejet final »
respectant les exigences du REMMMD;La présentation d’un plan d’action détaillé ainsi qu’un échéancier précis, au plus tard le 31 octobre 2023, permettant la
« cessation définitive »
de rejets d’eaux de ruissellement contenant des substances nocives vers le fleuve Saint-Laurent, ou autrement qu’à partir d’un« point de rejet final »
désigné et selon les modalités permises aux termes du REMMMD;Au plus tard, le 31 octobre 2023, présenter à l’Agente une analyse des surverses des quatre dernières années ainsi qu’un plan d’action détaillé ainsi qu’un échéancier précis, permettant de s’assurer de la
« cessation définitive »
des surverses d’effluents non traités au fleuve d’ici le 31 décembre 2024.Fournir à l’Agente des rapports d’étapes par écrit sur la mise en place des mesures, et que ces rapports soient signés par le directeur exécutif de RTFT.
(Directive du 24 juillet 2023, DCT onglet 2, DD Vol 1 à la p 26).
[37] En réponse aux représentations orales et écrites des Demandeurs, l’Agente a modifié son ébauche de Directive en accordant des délais supplémentaires aux Demandeurs. Ainsi, les plans d’action doivent être déposés au plus tard le 31 octobre 2023 (au lieu du 15 août 2023), et la « cessation définitive »
des rejets de substances nocives est repoussée d’un an, soit du 31 décembre 2023 au 31 décembre 2024.
III. Question en litige et norme de contrôle
[38] La seule question en litige est à savoir si la Directive émise par l’Agente est raisonnable. Dans la détermination du caractère raisonnable de la Directive, les Demandeurs proposent l’analyse des sous-questions suivantes :
Y avait-il
« urgence »
d’émettre la Directive et est-ce que l’Agente a suffisamment motivé sa décision à cet égard;Est-ce que les mesures ordonnées sont des
« mesures raisonnables »
au sens du paragraphe 38(7.1) de la Loi;Est-ce que l’Agente s’est écartée des pratiques de longue date du Ministère.
[39] Les parties s’entendent que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’instance (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 7 [Mason]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 115 [Vavilov].
[40] Suivant cette norme, l’arrêt Mason, s’appuyant sur l’arrêt Vavilov, nous enseigne que la cour de révision doit d’abord s’intéresser aux motifs du décideur administratif afin d’évaluer la justification de sa décision (Mason aux para 8, 58–60, 63; Vavilov aux para 14, 81, 84–86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 41 [Société canadienne des postes]).
[41] Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême du Canada [CSC] enseigne comment une cour de révision doit procéder au contrôle judiciaire d’une décision. Ainsi, une décision peut être déraisonnable si la cour de révision identifie une lacune fondamentale, soit en raison du manque de logique interne du raisonnement, soit en raison du manque de justification compte tenu des contraintes factuelles et juridiques ayant une incidence sur la décision (Mason au para 64; Vavilov au para 100).
[42] La CSC identifie une série de contraintes factuelles et juridiques que le décideur doit examiner et justifier, selon le contexte applicable, afin que sa décision soit suffisamment justifiée au sens de l’arrêt Vavilov. Le fardeau de justification est variable, mais le décideur doit se montrer « conscient »
des éléments essentiels, « sensible à la question qui lui [est] soumise »
et « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties »
(Mason aux para 69, 74; Vavilov aux para 79, 120, 128). Le décideur se doit de considérer les arguments principaux et la preuve des parties et motiver sa décision quant à l’impact de ces éléments sur sa décision (Mason aux para 73–74; Vavilov aux para 126–128).
[43] Notamment, le décideur doit s’assurer de considérer les principes d’interprétation législatifs, les règles législatives, de common law ou de droit international applicables, la preuve et les arguments principaux des parties, les pratiques et décisions antérieures du tribunal administratif, et les conséquences potentielles et possiblement sévères de la décision sur la partie visée ou sur une vaste catégorie de personnes, ainsi que les enjeux globaux. L’omission de bien considérer un de ces éléments, ou de ne pas suffisamment motiver sa décision, peut constituer une lacune grave qui amène une cour de révision à « perdre confiance »
en la décision contestée (Mason aux para 64, 66–76).
[44] Lorsque le décideur expose ses motifs, il ne suffit pas que la décision soit justifiable, mais qu’elle soit justifiée au moyen de motifs qui établissent la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Mason aux para 59–60; Vavilov aux para 81, 84, 86). La Cour doit déterminer si, en examinant le raisonnement suivi et le résultat obtenu, la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et peut être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Mason aux para 8, 58–61; Vavilov, aux para 12, 15, 24, 85–86). La décision ne sera pas raisonnable si elle manque de logique interne ou que la cour de révision n’est pas en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans se buter sur « une faille décisive dans la logique globale »
(Mason au para 65, citant Vavilov aux para 102–103).
[45] Par contre, la cour de révision ne doit pas établir son propre critère [«
yardstick »]
pour ensuite jauger ce qu’a fait le décideur (Mason au para 62; Vavilov au para 83). Néanmoins, l’évaluation de la Cour est sensible et respectueuse, mais elle n’est pas une formalité : le contrôle judiciaire demeure un exercice rigoureux (Mason aux para 8, 63; Vavilov au para 12).
[46] Par conséquent, lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit évaluer les motifs de la décision « de façon globale et contextuelle »
en fonction de l’historique de l’instance, de la preuve soumise et des arguments principaux des parties (Mason au para 61; Vavilov aux para 91, 94, 97). Le rôle de la Cour n’est pas de soupeser à nouveau les éléments de preuve qui ont été présentés au Ministère, ni de mettre en doute l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, ni de faire sa propre interprétation de la loi. Il incombe au décideur de remplir ces rôles. Tant que l’interprétation faite de la loi par le décideur est raisonnable, et que les motifs de sa décision sont justifiables, précis et intelligibles, la cour doit faire preuve de retenue (Vavilov, aux para 75, 83, 85–86, 115–124).
[47] Quelle que soit l’approche adoptée par le décideur, la tâche de la cour de révision est de veiller à ce que l’interprétation de la disposition législative soit conforme au « principe moderne »
d’interprétation des lois qui est axée sur le contexte global de la loi, suivant le sens ordinaire et grammatical des mots choisis par le législateur, et qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet, le contexte et l’intention du législateur (Mason aux para 67, 69–70, 83; Vavilov aux para 110, 115–124; Société canadienne des postes au para 42; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Attorney General), 2021 CAF 157 aux para 20, 36 [Alexion]; Le-Vel Brands, LLC c Canada (Procureur général), 2023 CAF 66 au para 16 [Le-Vel]; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 RCS 27 au para 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 RCS 559 au para 26; Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd, Toronto, Butterworths, 1983 à la p 87). De même, une interprétation qui comporte une « analyse axée sur les résultats »
et qui est faite de manière expéditive ou non authentique est déraisonnable (Alexion au para 37, citant Vavilov aux para 120–121; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 au para 42). Le texte de la loi « demeure le point d’ancrage de l’opération d’interprétation »
, en ce qu’il révèle « notamment les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs »
(Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43 au para 24, citant Mark Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation »
(2022) 59 Alta L Rev 919 aux pp 927, 930–931).
[48] Ainsi, la norme de contrôle judiciaire tient compte du contexte de la décision rendue, et l’interprétation du décideur peut s’appuyer sur son expertise spécialisée et institutionnelle en la matière (Vavilov aux para 92–93, 119; Mason au para 70). Par ailleurs, le recours à « des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs »
dans la loi habilitante peut accorder une plus grande souplesse au décideur (Mason au para 67).
[49] Aussi, les motifs portant sur les éléments clés ne doivent pas toujours être explicites. Ils peuvent être implicites ou sous-entendus. Le décideur n’a donc pas une obligation absolue de répondre à tous les arguments présentés par les parties (Vavilov au para 128). Comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Zeifmans LLP c Canada, 2022 CAF 160, au paragraphe 10 [Zeifmans], « en examinant l’ensemble du dossier, la cour de révision doit avoir la certitude que le décideur administratif était bien au fait des questions litigieuses importantes, notamment des questions d’interprétation législative, pour en arriver à ses décisions, en vérifiant ce qui est explicite dans les motifs ou ce qui est implicite ou sous-entendu dans le dossier »
(voir aussi Vavilov aux para 94, 128).
[50] Ensuite, comme le rappelle la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rameau c Canada (Procureur général), 2024 CAF 40 [Rameau]:
[101] La Cour suprême prévient que le fait qu’un décideur administratif ne mentionne pas explicitement quelque chose dans ses motifs ne mène pas nécessairement à la conclusion qu’ils sont insuffisants et que sa décision est déraisonnable. Une cour de révision doit lire ses motifs de façon globale et contextuelle, eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés : Alexion au para. 15, citant Vavilov aux para. 97, 103. Donc, le silence dans les motifs explicites sur un point précis ne constitue pas nécessairement une « lacune fondamentale » justifiant l’intervention de la cour de révision :
Les motifs du décideur administratif, lus séparément ou au regard du dossier de façon globale et sensible, peuvent conduire légitimement la cour de révision à conclure que le décideur administratif a tiré une conclusion implicite. Le dossier de la preuve, les observations présentées, les points compris par le décideur administratif compte tenu des précédents auxquels il renvoie ou qu’il doit connaître, la nature de la question que le décideur administratif doit trancher et les autres affaires connues du décideur administratif peuvent également alimenter le fondement permettant à la cour de révision de conclure que le décideur administratif a tiré des conclusions implicites.
[Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Attorney General), 2021 CAF 157 [Alexion] au para. 16; citations omises; par le juge Heckman]
[…]
[158] Comme le dit notre collègue au paragraphe 101 de ses motifs, une cour de révision doit lire les motifs d’un décideur administratif de façon globale et contextuelle, eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés: Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para. 15 [Alexion], citant Vavilov aux para. 97, 103. Elle doit aussi s’assurer que le décideur administratif donne suffisamment d’éléments pour assurer que les préoccupations sur un point central ont été prises en considération : Alexion, aux para. 13, 19–20. En l’espèce, l’allégation de non-respect du protocole était une des préoccupations centrales de la plainte. Nous sommes d’avis qu’un examen du dossier démontre que cette préoccupation a été considérée par la Commission. […]
[motifs concordants du Juge en Chef de Montigny et de la juge Goyette]
[51] Cependant, bien que la cour de révision puisse examiner « l’ensemble du dossier »
en l’absence de motifs précis sur une question importante, elle ne peut que « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent peuvent être facilement discernées »
(Vavilov au para 97). La cour de révision ne peut pas déduire du dossier ou voir dans les motifs du décideur une justification « implicite »
dans l’abstrait, pour justifier le résultat que le décideur n’a pas lui-même donné (Mason aux para 96–97, 101).
[52] En l’espèce, il revient à l’Agente, et non à la Cour fédérale, d’interpréter l’étendue de l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère une loi habilitante, ici le paragraphe 38(7.1) de la Loi (voir Safe Food Matters Inc c Canada (Procureur général), 2022 CAF 19 au para 37 [Safe Food]). L’Agente n’était pas tenue d’imiter la façon dont les tribunaux le font—la norme de perfection ne s’applique pas. L’Agente n’avait pas non plus à exprimer des motifs sur tous les arguments, dispositions législatives ou détails soulevés par les parties (Mason aux para 61, 69–70; Vavilov aux para 119 et 120).
[53] En fin de compte, les motifs, lus dans le contexte complet du dossier, doivent être suffisants pour que les Demandeurs puissent comprendre pourquoi l’Agente n’a pas accepté leurs représentations, et expliquer le fondement factuel et juridique justifiant pourquoi elle a pris la décision sujette au contrôle judiciaire (Vavilov aux para 79, 81, 128; Mason au para 74).
A. Le régime législatif
[54] Les objets de la Loi et du REMMMD visent entre autres à encadrer la gestion des pêches et la conservation et la protection du poisson et de son habitat, incluant la prévention de la pollution (art. 2.1 de la Loi).
[55] Parmi les dispositions de la Loi, le paragraphe 36(3) interdit le rejet ou l’immersion de substances nocives dans des eaux où vivent des poissons.
[56] Le paragraphe 38(6) de la Loi prévoit que les personnes visées au paragraphe 38(5) (en cas de rejet ou d’immersion d’une substance nocive) sont tenues de prendre, le plus tôt possible dans les circonstances, toutes les « mesures nécessaires »
[« reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] pour prévenir l’événement, ou neutraliser, atténuer ou réparer les dommages qui en résultent ou pourraient normalement résulter du rejet ou de l’immersion de la substance nocive.
[57] L’alinéa 36(4)b) et le paragraphe 36(5) de la Loi donnent le pouvoir au Gouverneur en conseil d’adopter des règlements permettant de déroger à l’interdiction générale prévue au paragraphe 36(3) de la Loi d’immerger ou de rejeter une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons. Ainsi, le REMMMD autorise le rejet de certaines catégories de substances nocives, selon certaines modalités et conditions précises prévues au REMMMD.
[58] Particulièrement, tout rejet d’effluent doit provenir d’un « point de rejet final »
déterminé au sens du REMMMD, et ces rejets doivent respecter les limites de concentration prévues pour l’arsenic, le cuivre, le cyanure, le plomb, le nickel, le zinc, les matières en suspension, le radium 226 et l’ammoniac non ionisé. Les effluents doivent également avoir un pH se situant entre un niveau minimal et un niveau maximal et ne pas présenter une létalité aigüe pour les truites arc-en-ciel et pour la Daphnia magna.
[59] Pour se prévaloir de l’autorisation de rejeter un effluent contenant une substance nocive selon les modalités prévues au REMMMD, le propriétaire ou l’exploitant doit se conformer aux obligations prévues aux articles 6 à 27 du REMMMD.
[60] Par conséquent, lorsqu’un propriétaire ou un exploitant rejette ou permet le rejet de substances nocives, il contrevient au paragraphe 36(3) de la Loi, à moins que ce rejet soit en conformité avec le REMMMD (et par conséquent que le rejet tire son origine d’un « point de rejet final »
déterminé en vertu du REMMMD et respecte les autres conditions afférentes) (ArcelorMittal Canada inc c R, 2023 QCCA 1564 au para 79 [ArcelorMittal (CA)], demande d’autorisation d’appel rejetée, voir ArcelorMittal Canada inc, et al c Sa Majesté le Roi, 2024 CanLII 88319 (CSC) [ArcelorMittal (CSC)]).
[61] Les inspecteurs et les agents des pêches nommés par le ministre de l’Environnement sont chargés de faire respecter les dispositions de la Loi et du REMMMD au moyen de diverses mesures. Les mesures d’application de la Loi visent à garantir le respect de la Loi dans les plus brefs délais possibles et que les infractions à la Loi ne se répètent plus (Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 aux pp 42, 56–58 [Politique]). L’application de la Loi se fait, notamment, par des inspections visant à contrôler ou à vérifier la conformité, des enquêtes sur les infractions présumées, la transmission d’avertissements, l’émission de directives par les inspecteurs et/ou agents et des poursuites judiciaires.
[62] Parmi les moyens disponibles aux inspecteurs et agents afin de faire respecter la Loi et le REMMMD, les directives émises en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi visent à assurer que les personnes respectent leurs obligations aux termes du paragraphe 38(6), lorsqu’elles ne l’ont pas fait d’elles-mêmes. Aux termes du paragraphe 38(7.1) de la Loi, les agents des pêches ont le pouvoir discrétionnaire de prendre ou faire prendre les mesures prévues au paragraphe 38(6), soit toutes les « mesures nécessaires »
[« reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] pour prévenir un événement mentionné notamment au paragraphe 38(5) (dans le cas présent un rejet ou une immersion non autorisée d’une substance nocive), ou pour neutraliser, atténuer ou réparer les dommages qui en résultent ou pourraient normalement en résulter. Par contre, l’agent ne peut exercer ce pouvoir et imposer la prise de mesures que lorsque l’agent est convaincu, pour des motifs raisonnables, de « l’urgence de ces mesures »
correctives [«
immediate action is necessary »
dans la version anglaise de la disposition].
B. La conclusion de l’Agente sur l’« urgence »
de la prise de mesures correctives est raisonnable
(1) La position des Demandeurs
[63] Les Demandeurs soutiennent que l’interprétation faite par l’Agente de son pouvoir d’émettre une directive est déraisonnable, puisqu’il est conditionnel à l’« urgence »
d’une situation [le terme « urgence »
est utilisé dans la version française de la disposition alors que l’expression «
immediate action is necessary »
est utilisée dans la version anglaise de la disposition], laquelle doit se comprendre comme une « urgence »
qui serait imminente. Ils allèguent ainsi qu’il n’y avait pas d’imminence en l’instance. Le paragraphe 38(7.1) prévoit :
|
|
[64] Les Demandeurs plaident que compte tenu de la nuance entre les versions anglaise et française du paragraphe 38(7.1) de la Loi, il est nécessaire de privilégier une interprétation de ce paragraphe qui favorise un sens commun aux deux versions. Ainsi, selon les Demandeurs, la notion d’« urgence »
doit ici se comprendre comme étant la nécessité d’entreprendre des actions immédiates [«
immediate action is necessary »
] comme le prévoit la version anglaise de la disposition.
[65] S’appuyant sur la décision Saint-Brieux (Ville) c Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 427 au paragraphe 55 [Saint-Brieux], les Demandeurs soutiennent que l’inspecteur ou l’agent des pêches est libre d’exercer ce pouvoir, mais qu’il « ne s’agit pas d’une liberté absolue, car elle se limite très clairement aux cas précis décrits dans le paragraphe 38(4) de la Loi et aux cas où une mesure immédiate est requise »
. Les Demandeurs allèguent que cette interprétation est cohérente avec la manière dont les tribunaux ont interprété des pouvoirs similaires en cas d’urgence, notamment en matière d’injonctions provisoires.
[66] Selon les Demandeurs, cette interprétation du pouvoir d’ordonner la prise de mesures prévues au paragraphe 38(6) en présence d’une situation d’urgence imminente est d’ailleurs privilégiée par le Ministère. Dans sa Politique, le Ministère écrit :
Il peut y avoir une immersion d’une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons en dehors du cours normal des activités, ou un danger sérieux et imminent d’un tel incident. Dans de tels cas, lorsqu’une intervention immédiate est nécessaire, le personnel chargé d’appliquer la loi qui est nommé à titre d’inspecteur en vertu de la Loi sur les pêches peut donner des directives quant aux mesures correctives ou préventives.
(Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 à la p 58.)
[67] Ainsi, ils font valoir que l’allégation vague, générale et non justifiée à l’effet que l’Agente a des « motifs raisonnables de croire […] qu’il faut immédiatement prendre toutes les mesures nécessaires »
n’est pas à elle seule suffisante pour respecter les exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence d’une décision administrative. L’utilisation de « formules types »
[«
boilerplate language »
] ne peut à elle seule garantir le caractère raisonnable de la décision administrative.
[68] Surtout, les Demandeurs affirment que l’Agente a omis, dans ses motifs, d’expliquer pourquoi elle rejetait leur argument à l’effet qu’il n’y avait aucune urgence au sens du paragraphe 38(7.1) en raison des nombreux efforts de RTFT afin de se conformer à la Loi :
Tous les éléments soulevés dans le projet de directive font déjà l’objet d’évaluations et d’études afin de poursuivre nos efforts d’amélioration de la gestion environnementale de notre site et de nos activités. C’est pourquoi, à notre avis, l’émission d’une directive n’est pas nécessaire, encore moins une urgence qui justifierait son émission en vertu de l’article 38(7.1) de la Loi.
(Représentations écrites de RTFT du 7 juillet 2023, DCT onglet 100.1, DD Vol 3 à la p 117.)
[69] Ensuite, les faits en l’instance ne justifient pas, selon les Demandeurs, de conclure qu’il y a « urgence »
d’ordonner des mesures correctives et ne donnent pas ouverture à l’exercice du pouvoir d’émettre de telles mesures. Plutôt, les problématiques ciblées n’ont eu lieu qu’occasionnellement au cours de nombreuses années et ont fait l’objet de discussions et de collaboration avec le Ministère ainsi que d’un processus continu dans le cadre de plusieurs projets d’amélioration, dont certains ont déjà été complétés alors que d’autres sont toujours en cours. Enfin, les événements de surverses surviennent presque exclusivement en raison d’événements exceptionnels tels que des pluies abondantes, des pannes électriques et des bris mécaniques.
[70] Afin d’illustrer qu’il n’y avait pas urgence en l’instance, les Demandeurs notent que l’Agente est responsable de leur dossier depuis février 2022 et connaissait les faits sous-jacents depuis au moins cette période. Néanmoins, elle n’a donné avis qu’elle émettrait une Directive qu’en juin 2023, et a émis la Directive en juillet 2023. S’il y avait eu urgence, notent les Demandeurs, l’Agente aurait agi plus tôt.
[71] Enfin, les Demandeurs font valoir que l’Agente a erré, dans ses motifs pour émettre la Directive, en affirmant que la directive de 2013 n’a pas été mise en œuvre. Au contraire, les Demandeurs ont exécuté les travaux demandés et le Ministère n’a jamais répondu à leur dernière mise à jour.
(2) La position du Défendeur
[72] Le Défendeur soutient que dès que l’Agente a des motifs raisonnables de croire qu’il y a infraction aux paragraphes 36(3) et 38(6) de la Loi, elle peut émettre une directive qui ordonne les mesures correctives qu’elle juge nécessaires pour mener le contrevenant au respect de la Loi.
[73] En l’instance, l’Agente a conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que les Demandeurs n’avaient pas pris « le plus tôt possible dans les circonstances, toutes les mesures nécessaires »
(le critère du paragraphe 38(6)) pour prévenir le rejet de substances nocives. À la lumière d’événements historiques de non-conformités et des résultats de ses inspections, elle pouvait conclure qu’il y avait urgence de prendre des mesures correctives puisque les conditions pour qu’elle exerce sa discrétion d’émettre une directive étaient remplies. Suivant ce constat, elle a exercé son pouvoir discrétionnaire d’émettre la Directive qui ordonne des mesures à prendre pour se conformer au paragraphe 38(6) de la Loi (Saint-Brieux au para 66). Cette interprétation est selon le Défendeur justifiée au regard du droit et des faits dans ce dossier.
[74] Le Défendeur affirme que la cour de révision doit garder à l’esprit (i) que le décideur administratif peut avoir à sa disposition plusieurs options d’interprétation, (ii) que celui-ci peut être mieux placé que la cour pour interpréter sa loi ou son règlement en raison de son expertise, et (iii) que le législateur a conféré à ce décideur, plutôt qu’à la cour de révision, la tâche d’interpréter les lois et règlements qu’il applique (Vavilov aux para 83, 116, 119, 124; Mason aux para 62, 70–71, 78).
[75] Selon le Défendeur, le contexte et les faits justifient aussi la Directive. Il n’est pas contesté que la conclusion de l’Agente à savoir qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu des infractions au paragraphe 36(3) est bien fondée. La preuve au dossier démontre aussi que RTFT a contrevenu régulièrement au paragraphe 38(6) de la Loi depuis 2008. RTFT a reçu sept (7) lettres d’avertissement et deux (2) autres directives pendant cette période. Les lettres d’avertissement et les directives indiquent clairement qu’elles font partie du dossier de RTFT et qu’elles seront prises en considération à l’avenir par le Ministère pour l’application de la Loi et la détermination de mesures futures. Les représentants de RTFT ont eux-mêmes reconnu que durant la période précédant l’émission de la Directive, il y a eu un nombre de rejets de substances nocives qui excédaient les normes établies au REMMMD (Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 352–353; Rapport de rencontre Teams 2023-04-13, DCT onglet 88, DD Vol 2 à la p 391).
[76] Le Défendeur plaide aussi que la Directive met en relief la gravité de la situation en soulignant qu’il existe plusieurs effluents provenant du complexe métallurgique qui ne sont pas déterminés comme étant un « point de rejet final »
aux termes du REMMMD. Puisque ceux-ci ne sont pas assujettis aux règles prévues par le REMMMD, aucun rejet de substances nocives n’est permis de ces effluents (Directive du 24 juillet 2023, DCT onglet 2, DD Vol 1 aux para 14–16; Rapport d’inspection du 27 septembre 2022, DCT onglet 70, DD Vol 2 à la p 243; Courriel – Résultats d’analyse de l’inspection du 27 septembre 2022, DCT onglet 78, DD Vol 2 à la p 304; Rapport d’inspection du 16 novembre 2022, DCT onglet 80, DD Vol 2 à la p 314; R c ArcelorMittal Canada Inc, 2021 QCCQ 10578 aux para 75–76 [ArcelorMittal (CQ)]).
[77] En ce qui a trait à l’interprétation du terme « urgence »
[«
immediate action is necessary »
dans la version anglaise de la disposition], le Défendeur fait valoir que ce qui constitue une « urgence »
doit s’interpréter en fonction du contexte. Il s’agit d’un terme général, non limitatif et qualificatif qui accorde de la souplesse au décideur sur l’interprétation de sa loi habilitante au moment de prendre une décision (Mason au para 67; Vavilov aux para 68, 110; Mikisew Cree First Nation v Canadian Environmental Assessment Agency, 2023 FCA 191 aux para 112–117 [Mikisew Cree First Nation]). Le terme « urgence »
ne doit pas être interprété isolément, mais en corrélation avec l’existence de motifs raisonnables de croire qu’il y a une infraction au paragraphe 38(6) de la Loi. Le terme « urgence »
doit aussi être interprété (a) à la lumière de l’interdiction complète de rejeter des substances nocives ou d’en permettre le rejet (paragraphe 36(3) de la Loi); (b) de l’obligation en cas de rejet ou d’immersion—effectif ou fort probable et imminent—d’aviser sans délai un inspecteur (paragraphe 38(5)); (c) de l’obligation de prendre le plus tôt possible les mesures pour prévenir les rejets de substances nocives (paragraphe 38(6)); (d) mais aussi en prenant en considération l’objectif plus général de la Loi de conserver et protéger le poisson et son habitat, notamment par la prévention de la pollution (alinéa 2.1(b) de la Loi).
(3) Analyse
[78] Les Demandeurs soutiennent essentiellement que puisque le Ministère était informé des travaux prévus par RTFT, que RTFT a toujours collaboré avec le Ministère, a investi des sommes colossales au cours des dernières années et fait plusieurs travaux, et que le nombre de surverses a diminué substantiellement, il n’y avait aucune « urgence »
à émettre une directive imposant la prise de mesures correctives, incluant un délai strict pour prévenir des rejets futurs. Puisqu’il n’y a aucune « urgence »
de prendre des mesures correctives, l’Agente n’avait pas le pouvoir d’émettre la Directive en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi. Les Demandeurs affirment aussi que l’Agente n’a pas motivé sa décision quant à son interprétation du terme « urgence »
[terme utilisé dans la version française, l’expression « immediate action »
est utilisée dans la version anglaise de la disposition], ni considéré les nombreux efforts de RTFT au cours des années afin de se conformer à la Loi et au REMMMD.
[79] La question est donc à déterminer si l’interprétation de l’Agente de la portée du terme « urgence »
[dans la version française de la disposition] est raisonnable.
[80] Comme discuté plus haut, il revient à l’Agente d’interpréter l’étendue de son pouvoir discrétionnaire et en l’espèce, la portée du terme « urgence »
en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi (Safe Food au para 37). Ses motifs à ce sujet n’ont pas nécessairement à être explicites, mais ceux-ci, avec l’ensemble du dossier, doivent permettre à la Cour de déterminer si l’Agente était consciente des questions clés et a pris une décision à leur sujet (Vavilov aux para 94, 119, 128; Zeifmans, au para 10).
[81] Il est important de noter qu’en l’espèce, et contrairement à un contexte adjudicatif dans le cadre d’un processus où le décideur est indépendant et sans possibilité de communiquer autrement avec les parties, il s’agit d’un contexte règlementaire où l’Agente et RTFT collaborent étroitement afin de s’assurer de la conformité du complexe métallurgique à la Loi et au REMMMD. Les communications entre les parties, dans le cadre de l’adoption de la Directive, sont donc pertinentes dans l’interprétation des motifs de l’Agente, eu égard au contexte et au dossier dans son ensemble (Vavilov aux para 94, 119, 128).
[82] Comme l’explique la CSC dans Vavilov au paragraphe 90, la norme de contrôle doit tenir « compte de la diversité des décisions administratives en reconnaissant que ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous contrôle. Ces contraintes d’ordre contextuel cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir »
. La CSC poursuit au paragraphe 91 en statuant que « [u]ne cour de révision doit se rappeler que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection. Le fait que les motifs de la décision
« ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » ne constituent pas un fondement justifiant à lui seul d’infirmer la décision »
.
[83] Par ailleurs, la tâche de la cour de révision est de veiller à ce que l’interprétation de la disposition législative soit conforme au « principe moderne »
d’interprétation des lois qui est axée sur le contexte global de la Loi, suivant le sens ordinaire et grammatical des mots choisis par le législateur, et qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet, le contexte et l’intention du législateur (Mason aux para 67, 69–70, 83; Vavilov aux para 110, 115–124; Société canadienne des postes au para 42; Alexion aux para 20, 36; Le-Vel au para 16).
[84] Il est vrai que l’Agente, dans ses motifs, ne traite pas spécifiquement de la question de l’interprétation du terme « urgence »
, ni ne discute des efforts passés de RTFT afin de se conformer.
[85] Par contre, tel que discuté plus haut, les motifs, lus dans le contexte du dossier de façon globale, peuvent démontrer une conclusion implicite ou sous-entendue sur un élément clé (Vavilov au para 128; Alexion au para 16; Zeifmans au para 10; Rameau aux para 101, 158). Pris dans l’ensemble du dossier, je conclus que les motifs de l’Agente sont suffisants pour démontrer une interprétation raisonnable du terme « urgence »
au sens du paragraphe 38(7.1) de la Loi.
[86] Il est clair à la lumière des motifs que l’Agente a considéré le dossier complet de RTFT et son historique de non-conformité depuis au moins 2013. L’Agente a aussi considéré ses propres inspections, et en tire la conclusion qu’elle a des motifs raisonnables de croire que RTFT est en situation de non-conformité, et ce à plusieurs égards. Notamment, il y a eu des surverses en 2022 et en 2023, ainsi que plusieurs dans les années précédentes, provenant de l’UAE qui est un « point de rejet final »
déterminé en vertu du REMMMD. Ces surverses, dans plusieurs cas, ont permis le rejet de substances nocives en contravention du REMMMD. De plus, il y a eu des rejets de substances nocives provenant des Stormceptors ainsi que des eaux de ruissellement, qui ne sont pas des « points de rejet finaux »
déterminés au sens du REMMMD. Aucun rejet de substances nocives n’est permis dans ces circonstances. Enfin, le quai de chargement et de déchargement a été à l’origine d’autres rejets de substances nocives.
[87] Les motifs de l’Agente, sur la base d’une preuve de plusieurs non-conformités durant plusieurs années et dans un contexte règlementaire où plusieurs interactions ont eu lieu entre les parties depuis 2008, a conclu avoir des motifs raisonnables de croire que la situation nécessitait une intervention « urgente »
afin de s’assurer de la conformité de RTFT à la Loi et au REMMMD. Surtout, en juin 2023, l’Agente a clairement expliqué, lors des représentations orales des Demandeurs en réponse à la transmission de l’avis d’intention et de l’ébauche de la Directive, que la situation « doit être réglé dans les meilleurs délais possible, car entre temps, [RTFT] demeure en situation de non-conformité »
(Rapport Gavia, DCT onglet 87, DD Vol 2 à la p 379). Préalablement, le 27 janvier 2023, lors d’une rencontre durant laquelle l’Agente a exprimé avoir l’intention d’émettre une directive, elle a expliqué qu’une directive « permet de suivre la mise en place des mesures présentées dans le plan d’action […] qu’elle est en inspection et qu’elle vise le retour à la conformité dans les meilleurs délais possibles en utilisant les mesures d’application de la loi à sa disposition »
(Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 352). D’ailleurs, le fait que RTFT est en non-conformité n’est pas contesté. Le 27 janvier 2023, RTFT a admis que « la quantité de non-conformité de l’année passée était inacceptable »
(Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 353).
[88] Les motifs de l’Agente font donc état du fondement factuel et juridique sur lesquels elle fonde sa décision d’émettre une directive. Elle explique qu’une directive a été émise en vertu du paragraphe 38(7.1) en 2013, sur la base de motifs raisonnables de croire que des substances nocives avaient été rejetées contrairement au REMMMD. Ayant été émise en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi, soit la même disposition que la Directive en l’instance, la directive de 2013 reposait donc aussi sur des motifs raisonnables de croire qu’une « urgence »
existait afin d’ordonner la prise de mesures correctives, et aucune demande de contrôle judiciaire n’a été déposée pour contester cette décision, incluant la portée de la définition du terme « urgence »
proposée par le Ministère dans cette décision (Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 à la p 319). Ce fondement factuel et juridique n’est pas contesté et tel que l’explique la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Alexion au paragraphe 16 (voir aussi Rameau au para 101), une cour de révision peut conclure que le décideur a tiré une conclusion implicite « compte tenu des précédents auxquels [elle] renvoie ou qu’[elle] doit connaître […] et les autres affaires connues du décideur administratif »
. L’Agente constate donc que les infractions de 2013 sont similaires aux non-conformités qu’elle a observées durant ses inspections en 2022 et 2023. Il est clair à la lumière des motifs lus dans leur ensemble, ainsi que du dossier, que l’Agente a conclu qu’une « urgence »
de prendre des mesures correctives existe toujours (elle existait déjà en 2013—ce qui ne fut jamais contesté) puisque RTFT demeurait en situation de non-conformité, et ce malgré les nombreux efforts et les améliorations apportées par RTFT au cours des années pour limiter le nombre de rejets, notamment des surverses.
[89] Les motifs de l’Agente, ainsi que le dossier dans son ensemble, permettent amplement de comprendre le fondement sur lequel repose sa conclusion qu’il y a « urgence »
de prendre des mesures correctives et d’émettre la Directive. Bien que les motifs de la Directive ne contiennent pas une analyse complète de la question d’interprétation du terme « urgence »
, comme une cour de justice le ferait, il est facile de discerner ses conclusions à l’aide du dossier dans son ensemble, mais particulièrement des commentaires oraux que l’Agente a elle-même donnés aux Demandeurs (Vavilov au para 98). Selon moi, ces commentaires constituent en soi des « motifs »
partiels oraux qui peuvent être considérés dans le cadre du contrôle judiciaire, à l’instar des notes du Système mondial de gestion des cas utilisés par les agents d’immigration (Ezou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 251 au para 17) ou des rapports de révision et les notes au dossier interne de l’Agence du revenu du Canada dans le cadre du contrôle judiciaire de demande de prestations au titre de la Prestation canadienne de la relance économique en vertu de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12 (Kleiman c Canada (Procureur général), 2022 CF 762 au para 9; Vavilov aux para 94–98). Comme l’explique la CSC dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 119 « il n’est pas toujours nécessaire de motiver formellement une décision [et d]ans les cas où il faut en fournir, les motifs peuvent revêtir diverses formes »
[je souligne].
[90] Il ne s’agit donc pas en l’espèce d’une situation où la cour de révision « élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative »
(Vavilov au para 96). Au contraire, en l’espèce, les motifs de l’Agente se retrouvent tant dans sans ses motifs écrits, que ses rétroactions en réponse aux représentations orales des Demandeurs lors de la rencontre du 21 juin 2023, mais aussi dès janvier 2023 lorsque l’Agente a pour la première fois indiqué son intention d’adopter une directive. En bout de piste, par les motifs, mais aussi les autres interactions avec l’Agente, les Demandeurs sont informés de ses appréhensions, de sa compréhension des faits et de ses pouvoirs, et de sa motivation qui la mène à intervenir maintenant.
[91] Ainsi, selon les motifs écrits et les explications orales de l’Agente, toute non-conformité à la Loi et au REMMMD est problématique et doit être remédié immédiatement. La Loi ne permet aucun écart, ne serait-ce que temporaire (sujet à une défense de diligence raisonnable suite à une infraction). Il y a selon l’Agente toujours « urgence »
de se conformer à la Loi et au REMMMD (Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 352; Rapport Gavia, DCT onglet 87, DD Vol 2 à la p 379; Rapport de rencontre Teams 2023-04-13, DCT onglet 88, DD Vol 2 à la p 391). Le paragraphe 38(7.1) permet donc à un agent d’ordonner des mesures correctives en cas de violation, mais ne l’oblige pas. Bien que le Ministère ait historiquement décidé de n’imposer que deux directives, ceci n’empêchait pas l’Agente de procéder par avertissement, comme elle l’a aussi fait, ou par directive.
[92] Cette interprétation n’est pas déraisonnable. Elle est conforme à l’interprétation du terme « urgence »
faite par le Ministère tel que démontré par les directives de 2010 et de 2013 imposées à RTFT, laquelle n’a pas été contestée auparavant. L’interprétation de l’Agente correspond donc aux précédents du Ministère en la matière dans ses interactions avec RTFT. Le complexe métallurgique a été assujetti au REMMMD en avril 2008. Dès août 2008, il y avait un avertissement, qui fut suivi d’une directive en février 2010, soit moins de deux ans plus tard. Bien que la directive de 2010 reposait sur le paragraphe 38(6) tel qu’il existait alors, ce paragraphe exigeait aussi une « urgence »
afin qu’une directive puisse être émise (Directive du 5 février 2010, DCT onglet 14, DD Vol 1 à la p 279). Suite à l’adoption du paragraphe 38(7.1) de la Loi en 2012, soit la même disposition qu’en l’instance, un agent a émis une seconde directive dès septembre 2013 en raison de l’« urgence »
d’ordonner des mesures correctives (Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 à la p 319). Les directives précédentes témoignent donc de l’importance de toute entité de se conformer à la Loi et au REMMMD en tout temps, et de l’« urgence »
[«
immediate action is necessary »
dans la version anglaise de la disposition] de prendre des mesures correctives pour s’y conformer si ce n’est pas le cas. Aucun contrôle judiciaire ne fut déposé pour contester ces deux directives, ni de l’« urgence »
d’imposer des mesures correctives pour corriger ces situations de non-conformité.
[93] L’interprétation de l’Agente, et de ses prédécesseurs en 2010 et 2013, est aussi conforme à la jurisprudence qui s’est développée sur le sujet par la suite. Dans la décision Conesa c Canada (Procureur général), 2021 CF 632 [Conesa], une directive a été émise en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi ordonnant à la partie demanderesse de corriger des digues et des îlots construits afin de protéger un habitat de poisson (et qui avaient été autorisés) dans le cadre du projet de prolongement de l’autoroute 30 dans le sud de Montréal. Un agent du Ministère a émis une directive ordonnant la correction de ces constructions sur la base d’une preuve d’érosion et de dégradation prématurée, qui causait un risque de détérioration, de destruction ou de perturbation à l’habitat du poisson. Malgré que la directive avait été émise à titre préventif (la détérioration, destruction ou perturbation ne demeurait que théorique à cette étape), le juge Shore confirme sa validité. D’emblée, au paragraphe 1 de ses motifs, il exprime :
[1] Est-ce qu’il faut démontrer qu’une menace latente se concrétise par la situation détruisant à un point tel l’environnement avant d’agir d’urgence? Alors que les variables sont grandement instables et les conséquences graves, a-t-on l’obligation de la prévenir ou doit-on en faire fi sachant qu’elle peut se produire aujourd’hui, tout comme hier ou même demain?
(Conesa au para 1)
[94] Ensuite, le juge Shore rejette un argument similaire à celui des Demandeurs en l’espèce à savoir que le Ministère, plutôt que d’émettre une directive en raison de l’« urgence »
de la situation, devait plutôt poursuivre la collaboration avec les Demandeurs. Le juge Shore rejette cet argument en ces mots, qui s’appliquent aussi en l’instance vu l’historique des non-conformités notées par l’Agente:
[14] Même en l’absence de l’obtention de renseignements au préalable et nonobstant des conditions de l’autorisation, un agent peut ordonner des mesures correctives pour prévenir, neutraliser, atténuer ou réparer les dommages qui résultent de la détérioration, la destruction ou la perturbation non autorisée de l’habitat du poisson – ou de la forte probabilité et l’imminence de cet événement – ou pourraient normalement en résulter. L’agent doit être convaincu, pour des motifs raisonnables, de l’urgence des mesures.
[15] En l’espèce, l’ordonnance a été émise postérieurement à un avertissement, des rapports d’enquête et de près de deux ans et demi d’échanges portant sur les affouillements significatifs des structures, leur instabilité et les conséquences actuelles et envisagées qui en découlent, et ce, contrairement à l’autorisation. Le procédé paraît hautement discrétionnaire.
[…]
[18] Il y a une attente légitime que le [Ministère des Pêches et Océans] soit habilité et soit en mesure d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’urgence de manière autonome lorsque les circonstances le demandent, tel que suggéré par une balise relative à l’urgence des mesures ordonnées. Sans quoi, la Loi est dépourvue de contenu. La partie demanderesse, pour sa part, s’attendait à poursuivre dans la trame des dernières interactions, c’est-à-dire prolonger les discussions à l’horizontale.
[19] Cela dit, l’agent a choisi d’émettre l’ordonnance, pour des mesures correctives, laquelle requiert que l’agent soit convaincu, pour des motifs raisonnables, de l’urgence de ces mesures.
[…]
[22] De surcroît, l’ordonnance fait suite à un avertissement non contrôlé judiciairement, à plusieurs rappels informels – le plus récent en juillet 2020 – et à nombre d’échanges documentaires, d’études de cas et des soumissions respectives axés sur les affouillements et l’instabilité croissante des structures non conformes à la documentation selon l’autorisation, nécessitant des travaux correctifs dans les plus brefs délais afin d’effectivement s’y conformer.
[23] Les comptes rendus des interactions entre les parties ne peuvent être considérés en silos à cet égard, étant toutes relatives à un même enjeu constaté en 2017, avec la même solution déterminée dès 2018 – celle-ci de plus grande envergure avec le passage du temps et la gravité de la situation – dont toute non-conformité entraîne des conséquences sous la [Loi sur les pêches].
[…]
[25] Le [Ministère des Pêches et Océans] n’était pas contraint de repousser davantage son devoir de diligence qui lui incombe sujet à la rétroaction supplémentaire de la partie demanderesse, au vu des échanges antérieurs, de l’historique de non-conformité, du préjudice à l’habitat du poisson et du fait que les travaux correctifs requis à cet égard sont à apporter sans délai, et ce, depuis l’avertissement sous la [Loi sur les pêches] en 2018 (British Columbia Hydro and Power Authority c Canada (Procureur Général) (1998), 1998 CanLII 7998 (CF), 149 FTR 161 au para 74 […]).
[…]
[28] Selon les termes de la Loi par rapport au présent cas, l’agent doit être convaincu, pour des motifs raisonnables, de l’urgence des travaux correctifs ordonnés pour prévenir, neutraliser, atténuer ou réparer les dommages qui résultent ou peuvent normalement résulter de la perturbation non autorisée de l’habitat du poisson. L’agent a ainsi « le pouvoir d’apprécier les circonstances, mais encore il lui appartient de décider laquelle des mesures […] il prendra[.] Il ne s’agit [toutefois] pas d’une liberté absolue, car elle se limite très clairement aux cas précis décrits dans le paragraphe 38(4[.1]) de la Loi et aux cas où une mesure immédiate est requise » (Saint-Brieux (Ville) c Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 427 aux para 54–55 […]).
[…]
[31] L’agent avait pleinement droit d’intervenir dans l’optique de prévenir des dommages qui résulteront normalement de la perturbation non autorisée de l’habitat du poisson, comme établi par la preuve à l’égard des risques en jeu. Qui plus est, selon le dossier dont il était saisi, il était raisonnable de croire que l’élément temporel de cette intervention est urgent, selon les motifs exposés ci-haut et par son devoir de diligence.
(Conesa aux para 14–15, 18–19, 22–23, 25, 28, 31 [le juge Shore souligne])
[95] Les Demandeurs soutiennent que le terme « urgence »
au paragraphe 38(7.1) doit s’interpréter comme étant une urgence qui serait imminente, puisque la version anglaise de la disposition utilise le terme «
immediate action is necessary »
. Les Demandeurs affirment que la jurisprudence appuie cette interprétation puisque dans la décision Saint-Brieux au paragraphe 55, la juge Gauthier a statué que « l’inspecteur est libre de décider s’il exercera les pouvoirs que lui donne le paragraphe 38(4). Il ne s’agit pas d’une liberté absolue, car elle se limite très clairement aux cas précis décrits dans le paragraphe 38(4) de la Loi et aux cas où une mesure immédiate est requise »
[les Demandeurs soulignent]. Les Demandeurs ajoutent qu’une interprétation restrictive voulant qu’il y ait tant une « urgence »
que la nécessité de prendre des « mesures immédiates »
est cohérente avec la manière dont les tribunaux exercent des pouvoirs similaires, notamment dans le cadre d’injonctions provisoires. Cette interprétation est aussi selon eux compatible avec la Politique adoptée par le Ministère lui-même.
[96] Je rejette ces arguments. D’abord, dans la décision Saint-Brieux, il n’y a eu aucune discussion au sujet d’une distinction potentielle entre les versions française et anglaise de la disposition. Les motifs de la juge Gauthier furent rédigés en anglais, et c’est la raison pour laquelle elle a utilisé le terme «
and when immediate action is necessary »
au paragraphe 55 de ses motifs, étant le critère juridique requis par la version anglaise de la disposition. La traduction littérale de ces mots par l’expression « et aux cas où une mesure immédiate est requise »
, au lieu de « et de l’urgence de ces mesures »
[qui est le critère juridique équivalent dans la disposition française] alors que la traduction française des motifs n’a pas été révisée, ne saurait être concluant en soi quant à la portée de la disposition.
[97] Ensuite, l’arrêt R c Daoust, 2004 CSC 6 aux paragraphes 26–31 [Daoust] prévoit les règles applicables lorsqu’il y a divergence entre les deux versions d’un même texte. Il faut d’abord déterminer s’il y a antinomie et si c’est le cas, il faut alors concilier les textes. S’il y a ambiguïté dans une version alors que l’autre est claire et sans équivoque, le sens commun favorisera la version qui est claire; et lorsqu’une des deux versions possède un sens plus large que l’autre, le sens commun aux deux favorise le sens le plus restreint ou limité (voir aussi Schreiber c Canada (Procureur général), 2002 CSC 62 au para 56; Michel Bastarache et al, Le droit de l’interprétation bilingue, Montréal, LexisNexis, 2009 aux pp 46–52 [Bastarache et al]; Pierre-André Côté et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 5e éd, Montréal, Éditions Thémis, 2021, n°1123, 1125–1128, 1135–1137, 1141 [Côté et Devinat]).
[98] En l’espèce, malgré une distinction entre les termes choisis, la portée du terme « l’urgence de ces mesures »
[dans la version française de la disposition] et de «
immediate action is necessary »
[dans la version anglaise de la disposition] est équivalente dans le contexte de l’objet de la Loi : une directive ne peut être émise que lorsque l’agent est « convaincu, pour des motifs raisonnables »
de l’« urgence de ces mesures »
dans la version française (que l’agent va ordonner par l’entremise de la directive)—ce qui est conforme à sa version anglaise, laquelle précise que l’agent doit être «
satisfied on reasonable grounds
[that]
immediate action is necessary »
(soit les mesures que l’agent va ordonner dans la directive). Il s’agit dans les deux cas de l’imposition de mesures immédiates puisque nécessaires afin de remédier ou prévenir une infraction à la Loi ou au REMMMD. Le fait que ces mesures doivent être prises « immédiatement »
[dans sa version anglaise] a la même portée que l’« urgence »
de prendre ces mêmes mesures [dans sa version française]. D’ailleurs, dans le dictionnaire de droit québécois et canadien, le terme « urgence »
est défini comme étant la « nécessité d’agir sans délai »
(Hubert Reid et Simon Reid, dir, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 6e éd, Chambly, Wilson & Lafleur, 2023, sub verbo « urgence »
). Le terme « urgence »
en français et «
immediate »
en anglais ont donc la même portée.
[99] Ensuite, selon moi, les décisions en matière d’injonction ne sont pas persuasives. Il s’agit dans ces cas d’un contexte tout autre où, par exemple, il faut démontrer, selon la prépondérance des probabilités et sur la base d’une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures ou hypothèses, qu’un préjudice sérieux ou irréparable va se produire (voir par exemple R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 au para 12; United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7; Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 au para 25). Dans le contexte de la Loi, au contraire, son objet vise la conservation et la protection des ressources halieutiques, incluant la prévention de la pollution (alinéa 2.1)b) de la Loi; Saint-Brieux au para 43). Pour ce faire, la Loi confère un pouvoir discrétionnaire à un agent et lui laisse le soin d’évaluer les circonstances de chaque cas et de déterminer les mesures à prendre s’il y a lieu (Saint-Brieux aux para 54–55). Il s’agit en l’espèce d’un vaste pouvoir discrétionnaire établi en termes généraux, non limitatifs et qualitatifs, permettant au décideur de jouir d’une souplesse accrue dans l’interprétation du libellé (Mason au para 67; Vavilov aux para 108, 110; Mikisew Cree First Nation au para 116).
[100] De plus, l’agent ne doit qu’être « convaincu, pour des motifs raisonnables »
[«
satisfied on reasonable grounds »
dans la version anglaise]
qu’il y ait « urgence »
de prendre des mesures correctives [«
immediate action is necessary »
dans la version anglaise]—sans nécessairement établir selon la prépondérance des probabilités que l’événement va se produire faute de la prise de mesures correctives, soit le fardeau normalement applicable en matière civile et en matière d’injonction (qui requiert par exemple une preuve prépondérante que le préjudice irréparable va se produire) (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40 aux para 114–116; voir aussi 1704604 Ontario Ltd c Pointes Protection Association, 2020 CSC 22 aux para 34–41; Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 112; Lapaix c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CF 111 aux para 42–44); surtout qu’en l’espèce, la preuve démontre qu’il y avait non-conformité à la Loi et au REMMMD depuis plusieurs années et il n’est pas nié que des infractions surviendront dans l’avenir. Le terme « urgence »
[«
immediate action »
]
ne doit donc pas être interprétée isolément, mais en corrélation avec l’existence de motifs raisonnables de croire qu’il y a une infraction à la Loi ou au REMMMD, ou qu’une telle infraction est susceptible de se produire dans l’avenir. La notion d’« urgence »
dans le contexte d’une injonction est donc trop restrictive et non conforme à l’objet de la Loi.
[101] Les Demandeurs soutiennent ensuite au paragraphe 46 de leur mémoire que la Politique appuie leur prétention que le terme « urgence »
s’apparente à une situation d’urgence « imminente »
. Le Défendeur répond au contraire que la Politique indique clairement qu’« il est obligatoire de respecter les dispositions de la Loi pour la protection de l’habitat du poisson et la prévention de la pollution et des règlements qui s’y rattachent »,
et donc que respect de la Loi et du REMMMD est requis en tout temps (Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 à la p 42). Je suis d’accord avec le Défendeur. Si en effet, comme le cite les Demandeurs au paragraphe 46 de leur mémoire, une directive peut être émise « lorsqu’une intervention immédiate est nécessaire […] quant aux mesures correctives ou préventives »
, ce qui pourrait ajouter du poids à leur argument, la phrase citée qualifie la phrase précédente de la Politique qui précise que « [i]l peut y avoir immersion d’une substance nocive dans des eaux où vivent des poissons en dehors du cours normal des activités, ou un danger sérieux et imminent d’un tel incident »
(Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 à la p 58). Par conséquent, une « intervention immédiate »
peut être nécessaire afin de remédier à « une immersion d’une substance nocive […], ou un danger sérieux et imminent d’un tel incident »
. Il peut donc y avoir « urgence »
d’agir, même à titre préventif, et ce même si l’immersion de la substance nocive est minime ou seulement légèrement supérieure aux limites de concentration prescrites par le REMMMD. En l’espèce, non seulement la preuve démontre qu’il y a bel et bien immersion de substances nocives (qui ne proviennent pas d’un « point de rejet final »
ou qui sont supérieures aux limites de concentration prescrites par le REMMMD), mais la preuve démontre aussi que faute d’intervention, il y en aura d’autres. La conclusion que la situation nécessite une « intervention immédiate […] quant aux mesures correctives ou préventives »
, ou qu’il y a « urgence »
vu le contexte, n’est donc pas déraisonnable.
[102] Ensuite, les Demandeurs affirment que la preuve qu’il n’y avait pas « urgence »
en l’espèce se démontre par le fait que l’Agente avait connaissance des faits depuis mai 2022, mais elle n’a émis la Directive qu’en juillet 2023. Le fait d’attendre 14 mois entre la première inspection et la Directive démontre en soi qu’il n’y a pas « urgence »
. Les Demandeurs citent à l’appui la décision Piatka-Wasty c Canada (Procureur général), 2023 CF 1042 [Piatka-Wasty] où la juge Heneghan, selon eux, a conclu qu’il y avait absence d’« urgence »
lorsqu’un agent a été avisé d’une plainte en mai 2020, mais n’a émis la directive qu’en octobre 2021, soit 17 mois plus tard. Or, la décision Piatka-Wasty n’est pas persuasive sur ce point, puisque la directive fut invalidée pour des raisons de violation à l’équité procédurale. Bien que la juge Heneghan ait mentionné, au paragraphe 145, que les demandeurs pouvaient contester « avec raison »
la conclusion d’« urgence »
, elle a spécifiquement refusé de traiter du caractère raisonnable ou non de la directive elle-même puisque la directive fut invalidée pour d’autres motifs. Par ailleurs, dans la décision Conesa, la directive n’a pas été invalidée malgré que dans ce cas, le Ministère connaissait les risques depuis novembre 2017, mais la directive n’a été émise qu’en juillet 2020 (après la transmission d’un avertissement).
[103] Enfin, au sujet de la directive de 2013, bien qu’il soit vrai que RTFT ait envoyé une lettre au Ministère disant avoir complété les actions nécessaires notées et que le Ministère n’ait pas contesté cette affirmation, force est de constater que celle-ci visait le rejet ou l’immersion de substances nocives contrairement au REMMMD et à la Loi, provenant notamment de points de rejet déterminés au sens du REMMMD, mais aussi des égouts pluviaux. Or, l’Agente note que les rejets notés dans la directive de 2013 sont similaires aux non-conformités qu’elle a identifiées dans ses inspections de 2022, notamment les surverses. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable pour l’Agente de conclure avoir des motifs raisonnables de croire que RTFT avait omis de mettre en place des mesures suffisantes suite à la directive de 2013 afin de cesser tout rejet non conforme, puisque ses inspections démontrent que des rejets surviennent encore. À noter que l’Agente n’a en aucun cas suggéré que RTFT et ses dirigeants avaient enfreint leurs obligations en vertu de la directive de 2013.
[104] Pour conclure, selon moi, même si l’Agente n’a pas explicitement répudié les arguments des Demandeurs sur la question de l’« urgence »
afin de pouvoir ordonner la prise de mesures correctives, et sur les efforts et progrès accomplis depuis 2008, les motifs fournis ne sont pas de « formule type »
[ou «
boilerplate »
] contrairement aux arguments des Demandeurs (voir Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1236 au para 29; Khosravi v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 805 au para 7). L’Agente n’avait pas à répondre à tous les arguments présentés et ses motifs portant sur ces arguments, quoiqu’implicites ou sous-entendus dans certains cas, sont à mon avis adéquats pour que les Demandeurs comprennent pourquoi, selon l’Agente, une Directive devait être émise en raison de l’« urgence »
de la situation (Vavilov aux para 94, 128; Zeifmans au para 10). Les communications orales du 21 juin 2023 portant sur l’ébauche de la Directive, mais aussi celles de janvier 2023 annonçant son intention de l’émettre, doivent être considérées. Durant ces communications, non seulement l’Agente a dit que la situation « doit être réglée dans les meilleurs délais possible, car entre temps, [RTFT] demeure en situation de non-conformité »
(Rapport Gavia, DCT onglet 87, DD Vol 2 à la p 379), mais préalablement, elle a précisé que la raison pour laquelle elle formait son intention était qu’une directive « permet de suivre la mise en place des mesures présentées dans le plan d’action […] qu’elle est en inspection et qu’elle vise le retour à la conformité dans les meilleurs délais possibles en utilisant les mesures d’application de la loi à sa disposition »
(Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 352). Ajoutons à cela que les conclusions de l’Agente d’avoir des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu infraction au paragraphe 36(3) ne sont pas contestées; les Demandeurs admettent que « la quantité de non-conformité de [2022] était inacceptable »
(Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 353).
[105] L’interprétation de l’Agente du terme « urgence »
de prendre des mesures correctives était donc une interprétation parmi d’autres interprétations possibles et ses motifs, interprétés en contexte, sont raisonnables. Comme l’explique la CSC dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 123 : « il se peut que le décideur administratif n’examine pas expressément dans ses motifs le sens d’une disposition pertinente, mais que la cour de révision soit en mesure de discerner l’interprétation adoptée à la lumière du dossier et de se prononcer sur le caractère raisonnable de cette interprétation »
.
[106] C’est le cas en l’espèce. Les motifs de l’Agente, combinés aux représentations de RTFT auprès de l’Agente et aux autres communications entre RTFT et l’Agente, permettent à la Cour d’évaluer l’interprétation adoptée et de déterminer que cette interprétation, dans le contexte hautement règlementé de l’exploitation industrielle et de la protection de l’environnement, est raisonnable. La Cour ne peut déceler aucune lacune suffisamment capitale ou importante l’amenant à perdre confiance dans le résultat obtenu puisque la Cour peut discerner l’interprétation adoptée à la lumière du dossier (Vavilov aux para 100, 106, 122–123; Mason aux para 64, 69). Selon moi, le raisonnement en question n’est pas opaque, l’examen de l’ensemble du dossier permet de découvrir une justification claire pour l’interprétation du terme « urgence »
de prendre des mesures correctives faite par l’Agente (Vavilov au para 137).
[107] Les faits notés aux motifs, lesquels démontrent que RTFT est en situation de non-conformité depuis plusieurs années, ainsi que les obligations statutaires et règlementaires qui sont obligatoires, démontrent amplement l’urgence de prendre maintenant des mesures correctives afin que la Loi et le REMMMD puissent être respectés dans les plus brefs délais. Les motifs inclus dans la Directive, en sus des explications lors des rencontres entre les Demandeurs et l’Agente et dans un contexte où des directives furent émises en 2010 et en 2013 qui aussi nécessitaient une « urgence »
afin d’être émise, permettent amplement aux Demandeurs, et à la Cour, de comprendre pourquoi l’Agente a déterminé qu’il y avait « urgence »
de prendre des mesures correctives en l’espèce [ou «
immediate action is necessary »
dans la version anglaise de la disposition] et pourquoi l’Agente a rejeté les arguments des Demandeurs au sujet des actions prises par le passé—et qui se sont avérés insuffisantes. Ses motifs sont donc cohérents, transparents, intelligibles et justifiés (Vavilov aux para 15, 95–98).
[108] Les Demandeurs exigent en réalité que la Cour pondère à nouveau la preuve et y substitue son opinion. Faire droit aux arguments des Demandeurs reviendrait à la Cour d’établir son propre critère et ensuite jauger ce qu’a fait l’Agente (Vavilov au para 83). Ceci n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable.
C. Les mesures ordonnées sont des « mesures raisonnables »
au sens du paragraphe 38(6) de la Loi
(1) La position des Demandeurs
[109] Les Demandeurs soutiennent que l’interprétation du terme « mesures nécessaires »
au paragraphe 38(6) s’entend plutôt de l’imposition de « mesures raisonnables »
dans les circonstances, puisque le terme «
reasonable measures »
est utilisé dans la version anglaise de la disposition. Puisque les mesures ordonnées par l’Agente sont impossibles à mettre en œuvre et imposent une obligation de résultat ayant pour effet de retirer aux Demandeurs leur défense potentielle de diligence raisonnable prévue à la Loi, la Directive est déraisonnable.
[110] Le paragraphe 38(7.1) de la Loi permet à un agent d’ordonner que soient entreprises les mesures visées au paragraphe 38(6) de la Loi, lequel prévoit :
|
|
[111] Selon les Demandeurs, les termes des versions française et anglaise du texte font ressortir une antinomie parce que l’expression «
all reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition est différente de celle de l’expression française « toutes les mesures nécessaires »
. Ainsi, puisque l’expression «
all reasonable measures »
a une portée plus restreinte ou limitée que l’expression « toutes les mesures nécessaires »
, il faut privilégier le sens commun atténué qui devrait s’exprimer en français comme « toutes mesures raisonnables »
.
[112] Les Demandeurs soutiennent donc que l’agent des pêches ne peut qu’ordonner la prise de « mesures raisonnables »
pouvant assurer la conservation de l’habitat du poisson. Ils prétendent que cette interprétation est retenue par le Ministère lui-même dans ses communications (voir Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 à la p 58); et est la seule qui soit cohérente avec la défense dite « de diligence raisonnable »
(art 78.6 de la Loi; R c Sault Ste-Marie, 1978 CanLII 11 (CSC), [1978] 2 RCS 1299).
[113] Selon les Demandeurs, en ordonnant de mettre en place des mesures visant à obtenir la « cessation définitive »
de rejet ou d’immersion non autorisés, incluant toute surverse ou tout rejet d’eaux de ruissellement, la Directive ordonne des mesures qui sont à toutes fins pratiques impossibles à réaliser et crée une obligation de résultat—transformant ainsi des non-conformités en des infractions dites « de responsabilité absolue »
, pour lesquelles la défense de diligence raisonnable prévue à l’article 78.6 de la Loi n’est pas possible.
[114] Par exemple, malgré toute la diligence dont fait preuve RTFT, il arrive que le complexe métallurgique atteigne sa capacité maximale de rétention des eaux en raison de surcharges hydrauliques du réseau ou de problèmes d’opérations, ou que l’eau de ruissellement se rende au fleuve Saint-Laurent. Toutefois, en raison de la nature et de la complexité des activités du complexe métallurgique, il n’existe aucune « mesure raisonnable »
permettant d’assurer une cessation définitive de tout rejet ou de ruissellement de substance nocive dans le fleuve Saint-Laurent avant le 31 décembre 2024 (Mémoire des Demandeurs au para 94).
[115] Enfin, selon les Demandeurs, la Directive a l’effet concret de transformer une possible violation de la Loi par RTFT en une infraction pénale par ses dirigeants d’un ordre donné par un agent des pêches en vertu de l’alinéa 40(3)g) de la Loi, punissable par procédure sommaire ou mise en accusation. Ainsi, dans le cadre d’une éventuelle poursuite pénale, il ne serait plus nécessaire de prouver que les actions des Demandeurs contreviennent à l’article 36 de la Loi; le fardeau allégé de la poursuite serait limité à prouver que les Demandeurs contreviennent à la Directive. Pour les Dirigeants, l’incapacité de RTFT de se conformer à la Directive aura un impact significatif en ce qu’ils seront visés personnellement par des poursuites pénales pouvant donner lieu à une amende maximale de 200 000$ lors d’une première infraction ou, en cas de récidive, une amende maximale de 200 000$ et un emprisonnement maximal de six mois.
(2) La position du Défendeur
[116] Le Défendeur soutient que l’Agente a simplement ordonné la prise de mesures qui étaient déjà requises aux termes du paragraphe 38(6) de la Loi, qui exige en tout temps de prendre les « mesures nécessaires »
[dans la version française, «
reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] pour prévenir un rejet. Dans sa Directive, l’Agente ne pouvait pas ordonner autrement et consentir à des mesures moins exigeantes que ce qui est requis par la Loi—la conformité à la Loi n’est pas optionnelle. Les défis opérationnels auxquels font face les Demandeurs pour se conformer à la Loi et au REMMMD ne permettent pas à l’Agente d’exiger moins que la conformité aux obligations prévues au paragraphe 38(6) de la Loi.
[117] En demandant la « cessation définitive »
des rejets de substances nocives à l’extérieur du cadre du REMMMD, l’Agente demande essentiellement aux Demandeurs de se conformer à la Loi; et la Directive n’est pas déraisonnable simplement parce qu’il est impossible pour les Demandeurs de le faire.
[118] De plus, selon le Défendeur, il n’y a pas de contradiction entre la version française et la version anglaise du paragraphe 38(6) de la Loi. En français, le paragraphe 38(6) indique qu’il faut prendre « le plus tôt possible dans les circonstances, toutes les mesures nécessaires »
. En anglais, il prévoit qu’il faut prendre «
as soon as feasible
[…]
all reasonable measures »
. Selon le Défendeur, des mesures « raisonnables »
sont celles « nécessaires »
pour assurer la conformité à la Loi et pour permettre de prévenir les contraventions au paragraphe 36(3) de la Loi. Ces mesures sont « nécessaires »,
car si elles ne sont pas prises, l’activité contreviendra à la Loi. Retenir une interprétation de « mesures raisonnables »
ou « mesures nécessaires »
qui requiert moins que ce qui est exigé pour se conformer à la Loi irait à l’encontre de son objectif.
[119] En l’espèce, selon le Défendeur, la Directive de cesser définitivement des rejets et des immersions non autorisées en vertu du REMMMD est raisonnable, parce qu’une Directive ne peut pas servir à permettre que des infractions à la Loi se poursuivent. Le Défendeur soutient que la Directive en l’espèce n’est pas plus exigeante que les directives émises en 2010 et en 2013, lesquelles ont ordonné de produire « un plan d’action détaillé et un échéancier précis de toutes les mesures mises en place et à mettre en place pour prévenir des rejets irréguliers de substances nocives »
(Directive du 5 février 2010, DCT onglet 14, DD Vol 1 à la p 278) et « un plan d’action […] ainsi qu’un échéancier précis indiquant toutes les mesures qui seront mises en place afin d’éviter tout rejet non conforme au [REMMMD] »
(Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 aux pp 318–319). Dans tous les cas, les directives ont toutes requis la prise de mesures afin de se conformer complètement à la Loi et au REMMMD.
[120] En réponse à l’argument voulant que la Directive transforme toute non-conformité en une infraction à responsabilité absolue pour laquelle la défense de diligence raisonnable n’est pas disponible, le Défendeur indique que ce n’est pas le cas. La défense de diligence raisonnable peut être présentée pour toute poursuite sanctionnant des infractions aux paragraphes 36(3), 38(6) et 38(7.1) de la Loi. Aussi, même en l’absence d’une directive en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi, les dirigeants demeurent susceptibles d’être assujettis à des poursuites pénales s’ils ne prennent pas le plus tôt possible toutes les « mesures nécessaires »
[«
reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] pour prévenir le rejet de substances nocives, en vertu de l’article 78.2 de la Loi. La Directive n’impose donc pas un risque de procédure pénale additionnel envers les dirigeants. Enfin, puisque la Directive ne peut imposer des obligations qui vont au-delà de ce qui est déjà requis au paragraphe 38(6) de la Loi, elle ne vient donc pas limiter la défense de diligence raisonnable des Demandeurs telle que codifiée à l’article 78.6 de la Loi.
(3) Analyse
[121] Il ne fait aucun doute que les versions française et anglaise des lois fédérales ont la même autorité. La Cour doit donc tenter de dégager un sens commun aux deux versions qui rencontre l’objet de la Loi, comme discuté plus haut (Daoust aux para 26–31; Bastarache et al aux pp 46–52; Côté et Devinat aux n° 1123, 1125–1128, 1135–1137, 1141).
[122] En l’espèce, les interprétations proposées par les parties sont réconciliables. À mon avis, l’utilisation des termes « mesures nécessaires »
en français et «
reasonable measures »
est équivalente. Je suis d’accord avec les Demandeurs que le terme « raisonnable »
est indiqué et dégage un sens commun, et que le Ministère utilise d’ailleurs lui-même ce terme dans ses communications en français au public (Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 à la p 58). Par contre, comme le propose le Défendeur, les mesures « raisonnables »
que les personnes visées par la Loi peuvent prendre afin de respecter leurs obligations, doivent permettre de s’y conformer. Cette interprétation est appuyée par la définition du terme «
reasonable »
qui est défini dans son sens juridique comme étant «
fair and proper under the circumstances; rational, sound, and sensible »
(Bryan A Garner, dir, Black’s Law Dictionary, 12e éd, Toronto, Thomson Reuters, 2024, sub verbo «
reasonable
»
). En l’espèce, les mesures raisonnables dans les circonstances sont celles qui permettent de se conformer à la Loi.
[123] Par conséquent, lorsque plus d’une mesure est possible pour se conformer à l’objet de la Loi, une personne pourrait préférer une mesure plutôt qu’une autre parce qu’elle est plus « raisonnable »
[terme utilisé dans la version anglaise de la disposition] pour des raisons de coûts ou de faisabilité, par exemple. Par contre, la mesure choisie doit permettre à la personne de se conformer à la Loi et est donc aussi « nécessaire »
au sens de la Loi [terme utilisé dans la version française de la disposition]. Les termes sont donc équivalents.
[124] La prise de « mesures nécessaires »
en français ou de «
reasonable measures »
en anglais permet à une personne de se disculper de toute infraction en établissant leur diligence raisonnable. Par conséquent, le paragraphe 78.6a) de la Loi, donnant ouverture à la défense de diligence raisonnable, reprend le terme « mesures nécessaires »
en français et tire son origine du paragraphe 38(6), lequel dans sa version anglaise utilise le terme «
reasonable measures »
. Ceci dit, le terme « mesures nécessaires »
n’apparaît que deux fois dans la version française de la Loi : au paragraphe 38(6) et au paragraphe 78.6a), qui sont liés entre eux. En revanche, l’expression «
reasonable measures »
y apparaît trois fois dans la version anglaise de la Loi : au paragraphe
38(6), au paragraphe 38(8) et à l’alinéa 40(3)e). Au niveau de l’alinéa 40(3)e), la version française de la Loi fait référence aux « mesures auxquelles l’oblige le paragraphe 38(6) »
, ce qui implique à son tour les « mesures nécessaires »
en question; voilà pourquoi le terme « mesures nécessaires »
n’apparaît pas à la version française, mais le terme «
reasonable measures »
est présent dans la version anglaise de l’alinéa 40(3)(e). Il n’y a donc aucune incompatibilité à ce niveau entre les termes français et anglais. Quant au paragraphe 38(8), où la version anglaise utilise aussi le terme «
reasonable measures »
, la version française de la Loi fait référence à des « mesures utiles »
. Pourtant, il s’agit là d’un contexte complètement différent, soit celui de l’ « accès »
à un lieu en vue de l’application des paragraphes 38(4) à 38(7.1) de la Loi. Il n’est pas question de « mesures »
au sens de « mesures correctives »
[«
corrective measures »
dans la version anglaise de la note marginale de la disposition] en vertu du paragraphe 38(6), et l’utilisation du qualificatif « utile »
en français n’affecte donc pas la portée du terme «
reasonable
»
en anglais utilisé au paragraphe 38(6) et à l’alinéa 40(3)e) de la Loi. Ceci démontre d’autant plus que le législateur entendait que les termes « mesures nécessaires »
et «
reasonable measures »
soient équivalents. En bref, je ne vois aucune raison de m’écarter de la présomption d’uniformité d’expression, selon laquelle le législateur est présumé dans une même loi employer des mots de telle sorte que les mêmes termes ont le même sens (R c Basque, 2023 CSC 18 au para 59; Vavilov au para 44, 117–118; Côté et Devinat aux n°1142–1143).
[125] Au sujet de la « raisonnabilité »
des mesures imposées par l’Agente, les Demandeurs soutiennent que la « cessation définitive »
des rejets est impossible à réaliser, ce qui crée une obligation de résultat éliminant toute possibilité de défense de diligence raisonnable en vertu de l’article 78.6 de la Loi. Les mesures ordonnées sont donc déraisonnables.
[126] À mon avis, l’interprétation proposée par les Demandeurs de la portée de la Directive, et des mesures imposées, est trop large. L’utilisation du terme « cessation définitive »
par l’Agente ne comporte pas un critère plus élevé que ce qui fut imposé dans le cadre des directives de 2010 et de 2013. Les événements notés par l’Agente dans ses motifs démontrent clairement, et cela n’est pas contesté, que RTFT est en situation de non-conformité depuis plusieurs années. Bien que l’opération du complexe métallurgique soit compliquée, ceci n’exempte pas RTFT de son obligation de respecter les dispositions de la Loi et du REMMMD.
[127] À cet effet, les Demandeurs ont choisi de se livrer à une activité économique fortement règlementée et sont rigoureusement tenus de respecter le cadre législatif strict prévu, sous peine de sanctions. Il leur revient de démontrer le niveau de diligence attendu des personnes assujetties à la Loi et au REMMMD (R c Wholesale Travel Group Inc, 1991 CanLII 39 (CSC), [1991] 3 RCS 154 aux pp 239–240; R c Fitzpatrick, [1995] 4 SCR 154 aux para 29–30; La Souveraine, Compagnie d'assurance générale c Autorité des marchés financiers, 2013 CSC 63 au para 49; ArcelorMittal (CQ) au para 74 conf par ArcelorMittal (CA) au para 28; ArcelorMittal (CSC)).
[128] Par conséquent, comme le soutient le Défendeur, dans sa Directive et l’utilisation du terme « cessation définitive »
, l’Agente a simplement ordonné la prise des mesures requises aux termes du paragraphe 38(6) de la Loi, ce qui était déjà obligatoire, et afin de se conformer notamment au paragraphe 36(3) de la Loi. À cet effet, notons que la Politique est claire à savoir qu’« il est obligatoire de respecter les dispositions de la Loi […] et des règlements qui s’y rattachent »
, que « [l]es mesures d’application de la loi [incluant spécifiquement les avertissements et les directives] visent à garantir que les contrevenants se conforment à la Loi sur les pêches dans les plus brefs délais possibles et que les contraventions ne se répètent plus »
et que « [l]e résultat recherché est la conformité à la Loi dans les plus brefs délais possibles et sans récidive des contraventions »
[je souligne] (Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 aux pp 42, 56–58). Le terme « cessation définitive »
utilisé par l’Agente est à mon avis compatible avec l’objet clairement exprimé dans la Loi (et expliqué dans la Politique), qui vise non seulement la conformité, mais l’absence de récidive (sujet à une défense de diligence raisonnable tel que discuté plus bas).
[129] Malgré que les termes utilisés dans la Directive soient différents des termes utilisés dans les directives de 2010 et de 2013, leur portée est la même et est conforme à la Loi et la Politique, qui visent à obtenir la conformité dans les plus brefs délais, sans récidive. La directive de 2010 a ordonné de produire « un plan d’action détaillé et un échéancier précis de toutes les mesures mises en place et à mettre en place pour prévenir des rejets irréguliers de substances nocives [… et fournir un rapport écrit] démontrant que les mesures permanentes ont été complétées afin […] qu’advenant un déversement, la substance soit confinée dans le bassin de rétention extérieur »
[je souligne] (Directive du 5 février 2010, DCT onglet 14, DD Vol 1 à la p 278). Quant à elle, la directive de 2013 impose de « [p]rendre les mesures nécessaires afin de se conformer au [REMMMD]; [… de fournir] un plan d’action […] ainsi qu’un échéancier précis indiquant toutes les mesures qui seront mises en place afin d’éviter tout rejet non conforme au [REMMMD] [… et fournir un rapport écrit] démontrant que les mesures ont été prises afin d’éviter tout rejet non conforme au [REMMMD] »
[je souligne] (Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 aux pp 318–319).
[130] La Directive en l’espèce n’exige pas plus ni moins de la part des Demandeurs. En ordonnant la « cessation définitive »
des rejets, l’Agente impose la prise de mesures qui permettra à RTFT de se conformer à la Loi et, dans la mesure où des « points de rejet finaux »
sont déterminés en vertu du REMMMD, permettra des rejets qui seront conformes aux concentrations et autres conditions imposées par le REMMMD. La Directive vise donc la prévention des « rejets irréguliers »
et les « rejets non-conformes »
, tout comme les directives de 2010 et 2013. La portée de la Directive est donc tout aussi obligatoire que les directives de 2010 et 2013, et non pas plus coercitives.
[131] Bien qu’imposant une date limite au 31 décembre 2024, force est de constater que la Directive de l’Agente ne fait que refléter les obligations prévues aux paragraphes 36(3) et 38(6) de la Loi, lesquelles prévoient qu’il est « interdit d’immerger ou de rejeter une substance nocive—ou d’en permettre l’immersion ou le rejet »
(en vertu du paragraphe 36(3), autre que selon le régime prévu au REMMMD tel que permis au paragraphe 36(4)) et que, en cas de rejet ou d’immersion, toute personne responsable « est tenue de prendre, le plus tôt possible dans les circonstances, toutes les mesures nécessaires »
[«
reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] afin de prévenir, neutraliser, atténuer ou réparer les dommages. La Directive ne fait donc qu’imposer à RTFT de faire ce qu’elle doit déjà faire en vertu du paragraphe 38(6) de la Loi en tout temps. Ayant rejeté des substances nocives dans le fleuve Saint-Laurent, les Demandeurs doivent prendre des « mesures »
pour « prévenir »
toute non-conformité dans le futur. La Directive n’impose aucun moyen particulier. Elle n’impose que le respect de la Loi et du REMMMD.
[132] Quant aux surverses, qui semblent particulièrement problématiques pour les Demandeurs, la Directive impose de présenter une analyse des surverses des quatre dernières années et un « plan d’action détaillé ainsi qu’un échéancier permettant de s’assurer de la cessation définitive des surverses [provenant de l’UAE ou du TK-0100] »
.
[133] Là encore, la Directive ne fait qu’imposer à RTFT de se conformer à la Loi et au REMMMD, sans pour autant imposer quelque moyen afin d’y parvenir.
[134] Bien qu’il soit loisible à l’Agente d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 38(7.1) comme elle le croit avisé, et qu’elle puisse procéder par avertissement plutôt que par Directive, le fait qu’il soit difficile, voire impossible, pour les Demandeurs d’opérer le complexe métallurgique de façon conforme à la Loi et au REMMMD n’est pas un critère pertinent dans la Loi ou le REMMMD qui limite la portée du pouvoir discrétionnaire de l’Agente. Après avoir constaté de multiples rejets de substances nocives contrairement à la Loi et au REMMMD, l’Agente pouvait imposer la prise de mesures correctives afin que RTFT se conforme, incluant un échéancier précis. Par conséquent, je rejette l’argument des Demandeurs à savoir qu’en adoptant la Directive, l’Agente s’est arrogé un pouvoir que la Loi ne lui donne pas.
[135] En procédant de cette façon, l’Agente s’est comportée d’une façon compatible avec ses prédécesseurs. Malgré qu’elle ait utilisé le terme « cessation définitive »
dans ses motifs de Directive, ce terme trouve son équivalence dans les termes « prévenir des rejets irréguliers »
à la directive de 2010 et les termes « se conformer […et] éviter tout rejet non conforme au [REMMMD] »
à la directive de 2013 [je souligne]. Ces termes, comme pour la Directive en l’espèce, visaient aussi la « cessation définitive »
de tout rejet de substances nocives qui seraient en contravention de la Loi et du REMMMD.
[136] Par conséquent, je rejette l’argument des Demandeurs à savoir que les directives de 2010 et de 2013 prévoyaient une souplesse en privilégiant un cadre d’amélioration constant plutôt qu’une date limite. Bien qu’il soit vrai que les directives de 2010 et de 2013 ne prévoyaient pas de date limite précise, ces directives n’en étaient pas moins contraignantes et nécessitaient la communication d’échéanciers. Constatant que plus de 10 ans plus tard RTFT ne se conformait toujours pas à la Loi et au REMMMD, il était loisible à l’Agente, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, de prévoir un cadre plus strict.
[137] Malgré cela, tel que le démontrent les communications entre les parties, l’Agente a néanmoins été réceptive aux représentations des Demandeurs, à savoir que l’échéancier proposé jusqu’au 31 décembre 2023 était trop court, en octroyant une année supplémentaire afin de permettre à RTFT de se conformer à la Loi et au REMMMD. Les Demandeurs ayant eux-mêmes indiqué lors de leurs représentations orales ne pas avoir d’échéancier à proposer, mais que « ce n’est pas une question d’années, mais de mois »
, il n’était pas déraisonnable pour l’Agente de repousser sa date limite initiale proposée du 31 décembre 2023 au 31 décembre 2024, surtout que l’Agente a elle-même indiqué que la Directive pouvait être amendée in the future (Rapport Gavia, DCT onglet 87, DD Vol 2 à la p 379).
[138] Il est aussi important de noter que les Demandeurs ne semblent pas seulement contester la date du 31 décembre 2024 comme étant déraisonnable en soi, mais de façon plus générale, à savoir qu’il leur est impossible de garantir la « cessation définitive »
, et donc à tout jamais, de tout rejet non-conforme, puisque ceux-ci sont inévitables. Ils contestent donc l’imposition d’un échéancier avec une date limite stricte (Affidavit d’Annie Bourque aux para 40–42, 91, DD Vol 1 à la p 55; Rapport Gavia, DCT onglet 87, DD Vol 2 à la p 379; Représentations écrites de RTFT du 7 juillet 2023, DCT onglet 100.1, DD Vol 3 aux pp 117–118; Mémoire des Demandeurs aux para 16–18, 90–92, 94). Quoi qu’il en soit, malgré l’imposition d’une date, la norme de conformité n’est pas imposée uniquement par la Directive, mais bien par la Loi. La Loi et le REMMMD interdisent tout rejet de substances nocives qui ne respecte pas les conditions prévues. Le Ministère peut entamer des poursuites pénales en tout temps, sans avoir préalablement émis de directive ni avoir imposé un échéancier afin de parvenir à la conformité (voir paragraphes 40(2), 40(3), article 78; Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 à la p 60; dans la décision ArcelorMittal (CQ) au paragraphe 309, il est mentionné qu’un avertissement a été émis, mais il n’y a aucune discussion quant à l’émission d’une directive en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi).
[139] Enfin, la Loi reconnait spécifiquement que des rejets non conformes (incluant les surverses) surviendront, en permettant une défense de diligence raisonnable afin de les justifier. L’imposition d’un échéancier par l’Agente ne saurait donc en soi être déraisonnable dans le contexte de la Loi, puisque l’échéancier protège implicitement RTFT d’une poursuite pénale durant sa durée et accorde dans les faits un délai afin de parvenir à la conformité, alors que RTFT pourrait autrement faire l’objet de poursuites pénales immédiatement.
[140] Au sujet de la défense de diligence raisonnable, les Demandeurs soutiennent que la Directive contrevient à leurs droits et transforme toute non-conformité en une infraction à responsabilité absolue pour laquelle la défense de diligence raisonnable prévue à l’article 78.6 de la Loi n’est pas possible. De plus, ils affirment qu’advenant une poursuite pénale, le fardeau de preuve du Défendeur serait allégé puisque le poursuivant n’aurait qu’à prouver une contravention à la Directive, et non au paragraphe 36(3) de la Loi. Enfin, ils plaident que dans la mesure où la Directive impose aux responsables de RTFT de prendre les « mesures nécessaires »
[dans la version française, «
reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] et de faire « cesser définitivement »
les rejets non conformes, dès un rejet futur, ces responsables pourraient être sujets à une infraction pénale en vertu de l’alinéa 40(3)g) de la Loi et punissable par procédure sommaire ou mise en accusation. Qui plus est, dans la mesure où RTFT ne pourrait établir sa défense de diligence raisonnable à une procédure pénale en vertu du paragraphe 36(3), par ricochet, ses dirigeants ne pourraient pas non plus l’établir puisque la Directive exige la prise de « mesures nécessaires »
, lesquelles n’auraient pas été jugées suffisantes afin de disculper RTFT. Les dirigeants se voient donc dépouillés de leur moyen de défense de diligence raisonnable.
[141] Avec égard, ces arguments doivent aussi être rejetés. Les Demandeurs accordent une portée trop limitée au moyen de défense codifié à l’article 78.6 de la Loi. Dans un premier temps, advenant un rejet de substances nocives qui contrevient à la Loi ou au REMMMD, tant RTFT que ses dirigeants (s’ils font l’objet d’une poursuite en vertu de l’article 78.2 ou de l’alinéa 40(3)g) de la Loi) pourront, advenant une poursuite pour une infraction au paragraphe 36(3) de la Loi, plaider la diligence raisonnable en défense. Dans la mesure où RTFT réussissait à établir son moyen de défense, l’infraction tombe et ses dirigeants ne sauraient non plus être coupables d’une infraction. Ce principe s’applique aussi à une infraction à l’alinéa 40(3)g). Dans la mesure où la Directive exige de RTFT et de ses dirigeants de prendre des « mesures nécessaires »
[dans la version française, «
reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] pour se conformer à la Loi, et qu’il y avait rejet ultérieur, les Demandeurs pourraient tenter d’établir leur diligence raisonnable. Par exemple, RTFT et ses dirigeants pourraient plaider que la surverse est le résultat de pluies diluviennes sans précédent depuis 50 ans, ou encore d’un bris mécanique imprévisible dont la réparation n’était pas possible avant qu’un rejet n’en résulte. Si la diligence raisonnable est établie quant au rejet, ni RTFT ni ses dirigeants ne pourront avoir commis une infraction puisque la défense aura été établie, disculpant RTFT et ses dirigeants du rejet survenu.
[142] En somme, contrairement aux arguments des Demandeurs, la défense de diligence raisonnable s’applique en tout temps et tant RTFT que ses dirigeants pourront tenter de l’établir en défense de tout rejet futur. Dans la mesure où cette diligence n’est pas établie, et que RTFT et/ou ses dirigeants sont coupables d’infractions, par exemple, aux paragraphes 36(3), 36(4), 38(6) et 38(7.1) de la Loi et en vertu des articles 78, 78.2 et l’alinéa 40(3)g), le cumul des infractions est simplement un effet de l’application de la Loi. L’alinéa 40(3)g) prévoit spécifiquement une infraction pour la contravention d’un ordre donné en vertu du paragraphe 38(7.1). Mais cet alinéa n’est pas le seul. L’alinéa 40(3)e) prévoit aussi une infraction pour avoir omis de prendre les « mesures nécessaires »
[«
reasonable measures »
dans la version anglaise de la disposition] pour prévenir un rejet aux termes du paragraphe 38(6). À cela s’ajoute l’article 78.2 de la Loi qui, comme discuté plus haut, prévoit que les dirigeants d’une personne morale telle RTFT qui a commis une infraction à la Loi peuvent dans certains cas être considérés comme coauteurs de l’infraction. La décision Saint-Brieux au paragraphe 51 est éloquente à l’effet que de multiples infractions existent dans la Loi, où la juge Gauthier note que :
[51] Toutes les autres dispositions de cette section de la Loi prévoient divers moyens d’assurer le respect des principes susmentionnés. Il s’agit notamment de ce qui suit :
1. le pouvoir de prélever des échantillons et de perquisitionner, notamment le droit d’obtenir des mandats;
2. le pouvoir de prendre directement des mesures pour prévenir ou réparer un préjudice ou un fait de pollution dans certaines circonstances précises, et de recouvrer les frais réellement entraînés;
3. le pouvoir d’émettre des directives dans certains cas précis.
Même si ces pouvoirs conférés au le [Ministère des Pêches et Océans] ne sont pas exercés, toute personne qui contrevient aux articles 35, 36 ou 38 de la Loi peut être poursuivie en vertu de l’article 40, et celles qui ont manqué à leur obligation de prendre des mesures en application du paragraphe 38(5) sont responsables des frais réellement supportés en l’occurrence par Sa Majesté, conformément aux paragraphes 42(1) et (2) de la Loi.
[143] Conséquemment, la Directive n’allège pas le fardeau de preuve que le poursuivant doit établir afin de prouver les éléments constitutifs de l’infraction au paragraphe 36(3) en permettant au poursuivant de se limiter à prouver une infraction à la Directive, et ne dépouille RTFT ni ses dirigeants de leur moyen de défense de diligence raisonnable, et ce pour tous les types d’infractions prévues à la Loi. Si un rejet est justifié par la défense de diligence raisonnable, il y a disculpation complète des événements ayant mené au rejet. Ainsi, malgré que la Directive vise la « cessation définitive »
de rejet de substances nocives non conforme à la Loi et au REMMMD, la Loi reconnait que des rejets demeurent possibles, voire probables, et permet aux Demandeurs de se décharger de leur fardeau et établir leur diligence raisonnable en démontrant, par exemple et sans limiter toute défense possible, que RTFT respecte les normes de l’industrie, a pris toutes les mesures et précautions raisonnables, et que le rejet est le résultat d’un événement fortuit exceptionnel, imprévisible, inévitable ou hors de son contrôle.
[144] Les « mesures nécessaires »
[dans la version française, «
reasonable measures »
dans la version anglaise] imposées par l’Agente sont donc raisonnables dans les circonstances, et conformes avec l’objet de la Loi de prévoir la prise des mesures correctives afin de prévenir le rejet de substances nocives vers le fleuve Saint-Laurent qui contreviendraient à la Loi et au REMMMD. Ces mesures ne retirent pas la défense de diligence raisonnable à RTFT et ses dirigeants.
D. La Directive ne constitue pas un changement de position du Ministère à une pratique de longue date
(1) La position des Demandeurs
[145] Les Demandeurs soutiennent que la Directive s’écarte des pratiques de longue date du Ministère. Selon eux, les différents avertissements et directives reçus par le passé visaient à assurer un suivi ponctuel, la mise en place de mesures afin d’éviter que l’incident identifié ne se reproduise, et afin d’assurer l’amélioration constante des équipements et des procédés du complexe métallurgique.
[146] Or, en sus de demander des plans d’action détaillés et d’en faire le suivi à l’aide d’échéanciers, la Directive ordonne maintenant l’élaboration et la mise en œuvre de mesures visant la « cessation définitive »
de rejet ou d’immersion non conforme, incluant toutes surverses et le rejet des eaux ruissellement, qui peuvent notamment se produire lors d’événements exceptionnels ou hors du contrôle de RTFT.
[147] Selon les Demandeurs, les directives émises en 2010 et 2013 reconnaissent la réalité opérationnelle d’un établissement industriel comme le complexe métallurgique. Plutôt que d’ordonner la cessation définitive d’une problématique, ces directives privilégient un cadre d’amélioration constante en ordonnant « un plan d’action détaillé et un échéancier précis de toutes mesures mises en place et à mettre en place pour prévenir des rejets irréguliers de substances nocives »
et « un plan d’action expliquant en détail chacune des activités principales ainsi qu’un échéancier précis indiquant toutes les mesures qui seront mises en place afin d’éviter tout rejet non-conforme »
(Directive du 5 février 2010, DCT onglet 14, DD Vol 1 à la p 276; Directive du 16 septembre 2013, DCT onglet 17, DD Vol 1 à la p 315).
[148] Les directives précédentes visaient donc une collaboration entre RTFT et le Ministère qui s’inscrit sur plusieurs décennies. Ces directives prenaient en compte que les surverses et les eaux de ruissellement ne sont pas de nouveaux faits et sont bien connues du Ministère. C’est la raison pour laquelle, selon les Demandeurs, malgré que le nombre de surverses était bien supérieur dans le passé, le Ministère n’a jamais émis une directive similaire à celle imposée par l’Agente.
[149] Enfin, les Demandeurs plaident qu’en s’écartant des pratiques de collaboration de longue date du Ministère, l’Agente avait l’obligation de justifier pourquoi. Or, les faits en l’instance ne le permettaient pas et l’Agente n’a pas tenté de le démontrer dans ses motifs (Vavilov au para 131; Canada (Procureur général) c Honey Fashions Ltd, 2020 CAF 64 au para 40).
(2) La position du Défendeur
[150] Selon le Défendeur, il n’existe pas de pratique existante qui tolère une non-conformité à la Loi ou qui prévoit l’émission de directives qui exigent moins que la conformité avec les obligations dans la Loi. Le fait de ne pas avoir envoyé de lettre d’avertissement ou de directive pour des situations similaires dans le passé ne peut être un précédent qui limite le pouvoir discrétionnaire d’un agent de prendre les mesures nécessaires afin de faire respecter la Loi. Non seulement une telle conclusion irait à l’encontre de l’objet de la Loi, mais il s’agirait d’une limite indue au pouvoir discrétionnaire d’un agent d’émettre une directive en vertu du paragraphe 38(7.1) de la Loi.
[151] Aussi, les quelques décisions antérieures se limitant au dossier des Demandeurs ne sauraient se qualifier de « pratique de longue date »
ou de « jurisprudence interne constante »
(Vavilov au para 131).
(3) Analyse
[152] La preuve en l’espèce démontre une collaboration entre les Demandeurs et le Ministère depuis 2008, ce qui doit être encouragé. Par contre, comme discuté plus haut, la preuve ne soutient pas la prétention des Demandeurs que la Directive s’écarte des pratiques de longue date du Ministère. Au contraire, le complexe métallurgique a été soumis au REMMMD en 2008 et dès 2010, une directive était émise. Il n’y a donc pas de pratique de longue date qui démontre qu’avant l’émission d’une directive, une collaboration longue et étroite est nécessaire. De plus, une seconde directive a été émise en 2013; et les deux directives furent émises après la transmission d’avertissements, et plusieurs autres avertissements ont été transmis par la suite. Notons encore que ces directives furent émises après que l’agent ait conclu qu’il y avait « urgence »
d’imposer des mesures correctives afin d’assurer le retour à la conformité, et que ces directives n’ont pas fait l’objet de demandes de contrôle judiciaire.
[153] La collaboration que notent les Demandeurs se faisait donc dans le contexte règlementaire, où le Ministère désirait amener RTFT vers la conformité à la Loi. Les avertissements et les directives, durant toute la période, notaient à cet effet que les circonstances justifiant leur émission font partie du dossier de RTFT et seront pris en considération par le Ministère dans ses décisions internes au sujet des prochaines démarches qui pourraient s’avérer nécessaires afin de s’assurer que RTFT se conforme à la Loi.
[154] La démarche entreprise par l’Agente ne s’est donc pas écartée des pratiques précédentes, et même si c’était le cas, l’écart n’est certainement pas suffisamment important pour permettre à la Cour d’intervenir. La preuve démontre, comme pour les directives de 2010 et de 2013, que l’Agente a rencontré à plusieurs reprises RTFT en plus d’émettre des avertissements, avant de procéder avec l’émission de la Directive. En plaidoirie orale, les Demandeurs ont affirmé que pour trois des quatre aspects de la Directive, soient les Stormceptors, la gestion du quai de chargement et de déchargement et les eaux de ruissellement, l’Agente a émis la Directive sans jamais avoir émis d’avertissement au préalable, ce qui constitue aussi un écart par rapport aux pratiques précédentes du Ministère. Bien qu’il soit vrai que les avertissements antérieurs ne visaient pas les Stormceptors, ni le quai, ni l’écoulement des eaux de ruissellement directement, les communications orales entre l’Agente et RTFT comprenaient aussi ces éléments problématiques des pratiques de RTFT et l’Agente a notifié dès janvier 2023 qu’elle entendait émettre une directive sur les non-conformités de RTFT en général (voir Rapport d’inspection du 16 novembre 2022, DCT onglet 80, DD Vol 2 à la p 312; Rapport de rencontre Teams 2023-01-27, DCT onglet 84, DD Vol 2 à la p 351; Rapport Gavia, DCT onglet 87, DD Vol 2 aux pp 373–375; Rapport de rencontre Teams 2023-04-13, DCT onglet 88, DD Vol 2 aux pp 391–392). Ainsi, selon moi, et malgré qu’il n’y ait pas eu d’avertissement spécifique au sujet des Stormceptors, du quai et des eaux de ruissellement, la Directive poursuit adéquatement la pratique existante d’inspections et de rencontres avec les Demandeurs à propos de nombreuses non-conformités, suivi le cas échéant d’avertissements et/ou de l’émission d’une directive.
[155] De plus, ni la Loi ni la Politique ne requiert la transmission d’un avertissement avant d’émettre une directive ou d’entamer des poursuites judiciaires—chacune des mesures est indépendante l’une de l’autre (Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 aux pp 56–61). Il était donc loisible et raisonnable pour l’Agente de procéder par directive au sujet des non-conformités dans leur ensemble, plutôt que d’attendre encore plus longtemps, vu le contexte historique du complexe métallurgique et des non-conformités notées sur une période de plusieurs années.
[156] Ensuite, comme discuté plus haut, malgré l’utilisation du terme « cessation définitive »
, la portée de la Directive est équivalente aux directives de 2010 et de 2013. L’Agente ne s’est donc pas écartée des pratiques de longue date en exigeant des mesures plus coercitives ni en exigeant la mise-en-œuvre de mesures plus musclées. Dans les trois cas, les directives visaient toutes la « cessation définitive »
(c’est-à-dire sans récidive) de tout rejet de substances nocives qui seraient en contravention de la Loi et du REMMMD, et étaient compatibles avec la Politique précisant que « [l]es mesures d’application de la loi [incluant spécifiquement les avertissements et les directives] visent à garantir que les contrevenants se conforment à la Loi sur les pêches dans les plus brefs délais possibles et que les contraventions ne se répètent plus »
et que « [l]e résultat recherché est la conformité à la Loi dans les plus brefs délais possibles et sans récidive des contraventions »
[je souligne] (Politique de conformité et d’application de la Loi, DCT onglet 106, DD Vol 4 aux pp 42, 56–58).
[157] Enfin, dans leurs représentations orales et écrites fournies à l’Agente, les Demandeurs n’ont pas soulevé un argument que la Directive représentait un écart relatif à la pratique de longue date du Ministère. Le fait de ne pas avoir soulevé cet aspect dans leurs représentations en réponse à l’ébauche de la Directive explique pourquoi les motifs de l’Agente justifiant la Directive n’adressent pas cet aspect soulevé pour la première fois en contrôle judiciaire. Ce qui semble être une lacune potentielle dans les motifs ne constitue donc pas un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence en l’espèce, vu que la question n’a jamais été soumise à l’Agente pour sa considération et qu’il s’agit donc d’une question soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire (Vavilov aux para 94, 128; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 22).
IV. Conclusion
[158] Dans le contexte factuel évalué par l’Agente, l’émission de la Directive et son contenu est raisonnable. Les motifs de l’Agente expliquent d’une façon cohérente, transparente et intelligible, le fondement de sa décision. Selon elle, le dossier historique et récent de RTFT présentait de nombreux événements de non-conformité à la Loi et au REMMMD et par conséquent, il y avait urgence d’agir et d’émettre une directive afin de permettre de suivre la mise en place des mesures correctives et de régler la problématique dans les meilleurs délais possibles. Les moyens imposés sont aussi raisonnables parce que la Directive accorde un délai à RTFT pour se conformer à la Loi. Enfin, contrairement aux arguments des Demandeurs, la Directive ne s’écarte pas des pratiques de longue date du Ministère, ni ne retire aux Demandeurs leur défense de diligence raisonnable ou tout autre droit.
[159] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée avec dépens, au montant de 6,000 $ en faveur du Défendeur, selon l’entente conclue entre les parties.
[160] Pour conclure, j’aimerais remercier les procureurs des parties pour leurs représentations étoffées.
JUGEMENT dans le dossier T-1765-23
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Des dépens au montant de 6,000 $ sont accordés en faveur du Défendeur, selon l’entente conclue entre les parties.
« Guy Régimbald »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-1765-23 |
|
INTITULÉ :
|
RIO TINTO FER ET TITANE INC., ET AL. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 29 OCTOBRE 2024 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS |
LE JUGE RÉGIMBALD |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 18 FÉVRIER 2025 |
|
COMPARUTIONS :
Pierre D. Grenier, Vikki-Ann Flansberry, Benjamin Dionne et Abbie Buckman |
Pour leS demandeurS |
Dominique Guimond, Meriem Barhoumi et Andréane Joanette-Laflamme |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dentons Canada s.e.n.c.r.l. Avocats Montréal (Québec) |
Pour leS demandeurS |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |