Dossier : IMM-12031-23
Référence : 2025 CF 278
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 12 février 2025
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE : |
SARAVANAN AYYANATHAN |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 6 septembre 2023 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a refusé de faire droit à l’appel que le demandeur avait interjeté à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2] La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de rejeter la demande d’asile du demandeur parce que celui-ci disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] en Inde.
[3] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, car la SAR a commis une erreur dans son appréciation de la question de savoir s’il serait déraisonnable pour le demandeur de déménager dans la ville proposée comme PRI.
II. Contexte
[4] Le demandeur est un citoyen de l’Inde et membre de la caste des Agamudayars. Le demandeur craint de subir un préjudice en Inde de la part d’un particulier de son village [l’agent de persécution], que le demandeur a refusé d’appuyer sur le plan politique, et des alliés de l’agent de persécution, dont la police locale.
[5] En 2014, le demandeur a refusé d’appuyer la candidature de l’agent de persécution à la présidence du conseil du village. Après sa défaite, l’agent de persécution a attaqué le demandeur et d’autres personnes qui ont appuyé son rival.
[6] Lors des élections de décembre 2019, le demandeur a encore refusé d’appuyer la candidature de l’agent de persécution à la présidence et ce dernier a de nouveau tenté de faire pression sur le demandeur par l’intermédiaire de ses acolytes. La plainte contre l’agent de persécution que le demandeur a ensuite déposée auprès de la police a été rejetée en raison du pouvoir dont l’agent de persécution dispose au sein du parti politique All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam [AIADMK]. L’agent de persécution a perdu les élections et il a commencé à menacer le demandeur. Celui-ci a sollicité l’aide du président du conseil du village, mais il s’est fait dire qu’il ne pouvait rien faire en raison des liens de l’agent de persécution avec l’AIADMK.
[7] Craignant de subir un préjudice de la part de l’agent de persécution, le demandeur a quitté son village. Le demandeur a appris en janvier 2020, pendant son absence, que les acolytes de l’agent de persécution étaient allés à sa recherche dans son village.
[8] Le demandeur a fui l’Inde et est arrivé au Canada le 26 janvier 2020 et a revendiqué l’asile. Depuis l’arrivée du demandeur au Canada, l’agent de persécution continue de le chercher.
[9] Le 31 mars 2023, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il disposait de deux PRI valables en Inde. Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, qui a rendu, le 6 septembre 2023, la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[10] Dans sa décision, la SAR a refusé de faire droit à l’appel que le demandeur avait interjeté à l’encontre la décision de la SPR et elle a rejeté la demande d’asile du demandeur parce qu’il disposait de PRI valables en Inde.
[11] La SAR a appliqué le critère pertinent relatif à la validité d’une PRI et a tranché la question de savoir si le demandeur avait établi : a) qu’il serait exposé à un risque de persécution ou de préjudice dans les villes proposées comme PRI; ou b) qu’il serait déraisonnable pour lui de s’installer dans les villes désignées comme PRI. Étant donné que la SPR n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité du demandeur, la SAR a tenu pour acquis que le témoignage sous serment du demandeur était véridique.
[12] La SAR s’est d’abord penchée sur le risque de persécution ou de préjudice auquel le demandeur serait exposé dans les villes désignées comme PRI. Tout en admettant que l’agent de persécution fût vraisemblablement motivé à causer un préjudice au demandeur, la SAR a jugé que les arguments avancés par le demandeur à l’appui de son affirmation selon laquelle l’agent de persécution avait les moyens de le retrouver, et donc les moyens de lui causer un préjudice dans les villes proposées comme PRI, étaient de nature hypothétique ou n’étaient pas étayés par la preuve.
[13] La SAR a ensuite conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur de s’installer dans les villes proposées comme PRI. La SAR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel il serait incapable de trouver un emploi ou un logement dans les villes désignées comme PRI en raison de sa caste, et elle a jugé qu’il pouvait maintenir une présence en ligne sur les médias sociaux dans les villes désignées comme PRI en faisant preuve d’une prudence raisonnable, notamment en ne publiant pas son adresse. De même, la SAR a signalé que la séparation d’avec la famille et la perte de soutien affectif, bien que difficiles, ne rendent pas une ville désignée comme PRI déraisonnable.
[14] En outre, la SAR a examiné l’argument du demandeur selon lequel la SPR n’avait pas pris en considération la question de savoir s’il avait été exposé à de la persécution en Inde en raison de sa caste et elle a conclu, à la lumière du dossier de preuve dont la SPR disposait, que cette dernière n’était pas tenue de tenir compte de ce motif. La SAR s’est néanmoins penchée sur la question de savoir si le demandeur serait exposé à un risque de persécution en Inde. La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que le public le reconnaîtrait comme membre de sa caste. Quoi qu’il en soit, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve, compte tenu à la fois de l’expérience personnelle du demandeur et de la preuve objective, qui démontrent que le demandeur serait victime de discrimination équivalant à de la persécution.
[15] Étant donné que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution en Inde, la SAR a conclu que le demandeur ne satisferait pas non plus à la norme de preuve plus élevée pour établir le préjudice prévu au paragraphe 97(1) de la LIPR. Qui plus est, la SAR a conclu qu’aucun élément de preuve ayant un lien unique avec la demande d’asile du demandeur au titre du paragraphe 97(1) ne devait être analysé séparément.
[16] Compte tenu de ce qui précède, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes de la LIPR et elle a rejeté l’appel du demandeur.
IV. Question en litige et norme de contrôle applicable
[17] Le demandeur fait valoir des arguments qui appellent la Cour à statuer sur le caractère raisonnable de la décision. Comme le laisse entendre la phrase précédente, la norme de la décision raisonnable s’applique à l’examen que fait la Cour du bien-fondé de la décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16–17).
V. Analyse
[18] La question déterminante dans la décision était celle de savoir si le demandeur disposait d’une PRI valable en Inde. Tel qu’il appert de la décision, pour pouvoir conclure à l’existence d’une PRI valable, le décideur doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités que a) le demandeur d’asile ne sera pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou à une menace probable à sa vie ou au risque probable de traitements ou peines cruels et inusités, ou à un risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture dans la ville proposée comme PRI; et b) la ville proposée comme la PRI est raisonnable dans la situation du demandeur d’asile (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 CF 589, 1993 CanLII 3011 (CAF) [Thirunavukkarasu]; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 496 [Ahmed] au para 25). Lorsque la question de l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur d’asile de démontrer que l’endroit proposé comme PRI n’est pas valable en réfutant au moins un volet du critère susmentionné (Thirunavukkarasu, aux pp 595-96; Ahmed, au para 26).
[19] Le demandeur a avancé des arguments selon lesquels la SAR avait commis une erreur dans l’analyse qu’elle a effectuée à l’égard des deux volets du critère relatif à la PRI. Toutefois, ma décision de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire repose sur un argument lié au deuxième volet du critère, notamment sur la question de savoir si la caste du demandeur l’empêcherait d’obtenir un logement dans les villes proposées comme PRI.
[20] Outre ses autres arguments, le demandeur soutient que sa caste l’empêcherait de trouver un emploi ou un logement dans une ville proposée comme PRI. En ce qui concerne l’emploi, la SAR a pris connaissance du témoignage du demandeur selon lequel, bien qu’il ait suivi une formation de mécanicien de moteurs diesel, il avait dû devenir cuisinier en raison de sa caste. Le demandeur avait expliqué que comme la cuisine est faite par des personnes de castes inférieures, il est facile d’obtenir un emploi (et un emploi stable) de cette nature. À la lumière de ce témoignage, la SAR a conclu que le demandeur serait en mesure de trouver un emploi stable dans la ville désignée comme PRI. Bien que la SAR ait reconnu qu’il ne s’agissait pas de l’emploi voulu du demandeur, elle a dit que le critère du caractère déraisonnable n’est pas rempli lorsqu’un demandeur d’asile affirme qu’il n’est pas en mesure de trouver un emploi qui lui convient dans l’endroit désigné comme PRI (faisant référence à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Thirunavukkarasu).
[21] Cette partie de l’analyse de la SAR est étayée par la preuve et la jurisprudence pertinente et elle résiste au contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
[22] Cependant, le demandeur a aussi affirmé que sa caste l’empêcherait de se trouver un logement dans l’une ou l’autre des villes proposées comme PRI. Une fois de plus, la SAR a fait référence au témoignage du demandeur, notamment quand il a déclaré que lorsqu’il s’inscrirait comme nouveau locataire, la police se pencherait sur la question, découvrirait à quelle caste il appartient et en informerait le propriétaire. La SAR a conclu que la conviction du demandeur concernant la façon dont la police agirait était conjecturale.
[23] Pendant son analyse, la SAR a affirmé que rien ne la portait à croire que la caste du demandeur serait évidente pour les propriétaires ou les employeurs dans l’une ou l’autre des villes proposées comme PRI. La SAR a toutefois fait remarquer que selon un document du Cartable national de documentation [le CND], le nom de famille indique presque toujours la caste à laquelle appartient une personne. Il appert de la décision que la SAR a conclu que la preuve sur les conditions dans le pays ne s’appliquait pas au demandeur en raison de son témoignage selon lequel la police devrait se pencher sur la question pour découvrir à quelle caste il appartient. La SAR a déduit du témoignage du demandeur que sa caste ne serait pas évidente si la police ne se penchait pas sur cette question.
[24] Je souscris à l’argument du demandeur selon lequel cette analyse démontre que la SAR n’a pas véritablement tenu compte de la preuve pertinente sur les conditions dans le pays qui se trouvait dans le CND. La Cour n’exprime aucune opinion quant à la question de savoir si la preuve dans le CND dont il est question s’applique au nom de famille et à la caste du demandeur. Il n’était toutefois pas raisonnable de la part de la SAR de conclure que cette preuve ne s’appliquait pas tout simplement parce que le demandeur a soulevé un autre moyen grâce auquel un propriétaire pourrait prendre connaissance de sa caste.
[25] Je constate qu’à l’audition de la présente demande, l’avocat du demandeur (qui le représentait aussi devant la SAR) a reconnu qu’il n’avait pas invoqué cette preuve particulière du CND dans ses arguments devant la SAR. Cependant, je conviens avec lui que dès que la SAR a mentionné cette preuve et sa pertinence éventuelle, elle était tenue de l’examiner, et elle ne l’a pas fait d’une manière suffisamment logique pour que ce volet de son analyse résiste au contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
[26] Pour trancher la question de savoir si cette lacune particulière est suffisamment importante dans la décision pour constituer une erreur susceptible de contrôle, j’ai tenu compte du fait que la SAR a aussi conclu que, même si la caste du demandeur était évidente pour un propriétaire ou un employeur éventuels, le fait qu’il était probable qu’il trouve du travail donnait à penser qu’il ne ferait pas partie de la classe socioéconomique inférieure. La SAR a ensuite déclaré que ce fait doit être mis en balance avec sa caste pour décider s’il serait en mesure de trouver un logement. La décision ne montre toutefois pas que la SAR s’est effectivement livrée à cet exercice de mise en balance. Dans la mesure donc où ce volet de la décision s’interprète comme une analyse subsidiaire de la disponibilité de logements, il est incomplet et ne contribue donc pas à justifier le caractère raisonnable de la décision.
[27] L’avocat du défendeur met en évidence le seuil élevé qui doit être atteint selon le deuxième volet du critère relatif à la PRI pour qu’une ville proposée comme PRI soit considérée comme déraisonnable. Comme il a été énoncé dans l’arrêt Thirunavukkarasu à la p 598 :
La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s’offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S’il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n’est pas un réfugié.
[28] Ces principes ne sont pas contestés. Je souscris toutefois à la thèse du demandeur selon laquelle l’incapacité de trouver un logement pourrait rendre une PRI déraisonnable. En effet, la SAR n’a pas tiré de conclusion différente.
[29] Comme l’analyse quant à la disponibilité de logements dans la décision ne résiste pas au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la présente demande sera accueillie, la décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour une nouvelle décision. Il n’est donc pas nécessaire que la Cour se penche sur les autres arguments avancés par le demandeur.
VI. Question à certifier
[30] Le demandeur a proposé des questions à certifier relativement à la norme de preuve que la SAR a utilisée dans le cadre du premier volet du critère relatif à la PRI. Le défendeur s’oppose à la certification.
[31] Étant donné que la question déterminante dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire ne se rapporte pas au sujet visé par les questions proposées, les réponses à ces questions ne seraient pas déterminantes quant à l’issue de l’appel et la certification n’est pas appropriée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-12031-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
La présente demande est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.
-
Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.
« Richard F. Southcott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-12031-23 |
INTITULÉ : |
SARAVANAN AYYANATHAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 5 février 2025 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE SOUTHCOTT |
DATE DES MOTIFS : |
Le 12 février 2025 |
COMPARUTIONS :
Michael Crane |
POUR LE DEMANDEUR |
Antonietta F. Raviele |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocat Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |